Paysages introspectifs/Deux peintures murales

Deux peintures murales.

I

POETA PAX ET POESIS

Revenant des labours ingrats de gerbes drues,
Las et fléchi, portant la herse aux fers rouillés,
Voilà que j’ai passé par les seuils verrouillés
Du labyrinthe antique où serpentent les rues,
Et la ronce, et l’ortie, et les nards embrouillés.


Dans ce makis épais, aux onduleuses fronces,
J’ai taillé mon chemin, hardi, le front sanglant,
Tel le fauve bison qui s’avance en beuglant
À travers un fourré vierge et penné de ronces,
Et fend les épiniers dans un ébrouement lent.



Et les buissons en rut des affres d’un long jeûne
Couvraient mes blanches mains de baisers douloureux,
Et ma robe en lambeaux, comme un fruit savoureux,
Se pendait rouge au bout de leurs dents, et moi, jeune,
Je marchais vers l’enclos des lauriers vigoureux.


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Palmes qui rutilez sous les rayons solaires,
Dans la cité des arts chère au cœur de Pallas,
Myrthes qui côtoyez la couronne d’Hellas
Dans les frissonnements des gloires séculaires
Ne bruirez-vous plus au front du guerrier las !


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Enfin j’ai débouché dans les pâles clairières,
À l’heure où les élans broutent les arbrisseaux ;
J’ai franchi sans rançon le fronton des barrières,
Et j’ai posé ma tente au bord des frais ruisseaux,
Sous l’entrelac des chants éternels des oiseaux.



Des chênes étalaient leur vétusté d’ombrage,
Et des flocons de gui neigeaient sur les gazons ;
Les aromes tiédis sous l’haleine de rage,
Des zéphirs aspirant l’âme des floraisons,
Versaient le flot troublant des longues pâmoisons.


Dans les cimaises d’or de ce grand tabernacle
Filtraient les liserés purpurins des couchants,
Des torsades de bois rubanaient le pinacle
En rustiques arceaux aux triglyphes tranchants ;
Et l’obscur conviait aux tendresses des chants.


Seules, sous le parvis ondoyant d’un grand hêtre,
Deux femmes se trouvaient, belles de la vigueur
De celles dont la chair n’a point connu de maître :
Le lacis des rameaux tamisait la rigueur
Des ondes de clarté, dans un flot de langueur.


Et l’une assise avait la robe d’immortelles,
Pleine de majesté sublime et de douceur ;
Sa main tenait la palme aux fronces de dentelles ;
L’autre, nue et sans fard, au visage penseur.
Sommeillait nonchalante aux genoux de sa sœur.



Et la première avait la natte aux tresses blanches,
Vénérable du temps des siècles écoulés ;
L’autre étalait aux yeux la nacre de ses hanches,
Et sur sa lèvre rouge aux plissages moulés,
Voltigeaient les souris des songes déroulés.


Et celle-ci gonflait ses beaux seins en cadence ;
À chaque exhalaison de son souffle divin,
De son être effluait le parfum d’abondance
Par la stillation d’un fluctueux levain.
Qui féconde les sens du mage et du devin.


Et celle-là veillait, ceinte de l’auréole
Prise au feuillage d’or du laurier flamboyant ;
Immensément, avec un méplat de créole,
Son visage s’abstrayait dans l’infini, croyant
Voir monter sur l’azur un été verdoyant.


Alors, râlant d’amour, prostré dans mon extase,
Voilà qu’elle a plongé ses doux yeux dans les miens,
Et j’ai cru percevoir au loin hennir Pégase.
Et l’autre revenant des symboles païens,
Tendit ses bras et dit : « Jette ta herse et viens »…

II

POESIS ET SCIENTIA

Couché sur le récif embrumé de la Vie,
Et léché du baiser amer,
J’ai vu dans le lointain d’une rade suivie
S’étaler, comme un nuage épandu dans l’air,
La nappe immense d’une mer.


C’était avant les feux des clartés aurorales,
Avant la fonte des vapeurs,
Qui montaient des flots verts en opaques spirales ;
Et l’Océan drapé dans ces voiles trompeurs,
Bâillait le calme des stupeurs.



Comme de longs hoquets d’ivrogne au coin des bornes,
Son ventre avait des soubresauts,
Partis des horizons aux tavelures mornes,
Qui, venus en chargeant à de secrets assauts,
Craintifs, fuyaient à petits sauts.


Et les varechs, et les fucus, et les sargasses
Se tordaient autour de l’écueil,
Dans des reptations de scythales voraces,
Telle une chevelure au-dessus d’un cercueil,
Qui danse épouvantable à l’œil.


Et mon âme voguant vers les plages du rêve,
Tandis que de grands plis pourprés
Se fronçaient par instant sur les bords de la grève,
Vit, aux extrémités des confins diaprés,
Monter l’ombre de deux beauprés.


Enfin je distinguai l’ancre et les alumelles,
Et les pontons, et les agrès,
Et tous les apparaux de galères jumelles,
Qui fendaient lentement les nuages de grès,
Dans leur marche vers le Progrès.



Fatidique mouette à l’immense envergure,
La première semblait planer,
Majestueuse, dans son mystère d’augure,
Et des hublots béants on sentait émaner
Un songe lent à se faner.


Sur les champs onduleux, sans timon ni pilote,
Elle cinglait vers les hauteurs,
Sans qu’aucun vent la fît craquer ni la ballotte ;
Poussée aux grands séjours par des dieux protecteurs,
Et laissant fluer des senteurs.


Les rostres aiguisés par un long effilage
Écorchant les glauques guérets,
Dévoilaient à travers l’écume du sillage
Des temples enchanteurs, fatals aux indiscrets,
Jaloux de garder leurs secrets.


Devant ces horizons se dressait une femme
Au manteau radié d’azur ;
Son front était perdu dans un halo de flammes
Phare éternel qui marche au milieu de l’obscur,
Et découvre un monde futur.



Ses doigts faisaient vibrer l’âme d’une cithare ;
Son chant montait comme un encens.
Et le vaisseau du Rêve affranchi de l’amarre,
Comme si quelque amour fît palpiter ses flancs,
Répandait l’ivresse des sens.
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La seconde volait sur l’onde à grands coups d’ailes,
Sous l’ahan de trente rameurs
Penchés, ayant en main leurs avirons fidèles,
Et graves, soulevant de profondes rumeurs,
Au sein large des flots dormeurs.


Une femme était droite au banc du capitaine,
Forte, servant de nautonnier.
Qui regardait venir la frégate lointaine :
Un compas retenu dans sa main, prisonnier.
Mesurait l’arc du grand hunier.


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Et le double avenir qui s’avance en dérive
S’élargit et devient plus clair.
Le pilote croyant découvrir une rive
Fabuleuse, s’émeut et songe qui dans l’air
Prend ainsi des clartés de chair.



La mer a le frisson des volontés suprêmes,
Et sa lame chante avec bruit
Le trajet solennel des deux jeunes emblèmes,
Dont la devise éclaire et la légende luit,
Cependant que baisse la nuit.


Le grand pavillon flotte et la voile est tendue
Par l’espérance du Matin,
Et d’étranges lueurs glissent sur l’étendue,
Qui couronnent l’élan du flot le plus lointain
D’une auréole de satin.


La vigie a crié : Navire ! et les phalènes
Ont dissous leur ombre aux rubis
Du Levant radieux sur la mer. Mille haleines
Soufflent aux conques des Tritons et leurs brebis
Bondissent aux champs de tabis.


Navire ! ô très chaste effaçure et baptistère
Des amoureux de l’Idéal !
Navire ! ô niveleur des gouffres du mystère !
Fraternisez amé, fraternisez féal,
Sous un arc-en-ciel boréal.



L’abordage s’est fait, sublime apothéose
D’une commune royauté,
Et par delà l’essor exubérant de l’Aube éclose,
Entre les deux vaisseaux rangés sur le côté,
Un pont d’amitié fut jeté.


Alors je vous ai vues, reines de la Pensée,
L’une vers l’autre, en ce décor,
Vous avancer, et sur l’alliance enlacée
De vos mains, rayonnait aux feux de Messidor,
Un lourd carcan de chaînes d’or.