Lorsque Gœthe parle poésie, il inspire tout de suite confiance, comme un praticien éprouvé qui explique les secrets de son art. Pouvons-nous être à notre aise de la même manière avec Nietzsche ! A-t-il senti, a-t-il goûté tout d’abord ? Ah ! si ce n’était qu’un jeu de passe-passe, une attrape ! Vous connaissez ces habiles critiques qui cherchent des exemples pour étayer leurs théories bâties d’avance, et qui les trouvent. Mais Nietzsche se passionne réellement, il est substantiel et posé ; en un mot, il a un bon air d’empirique. Oui vraiment, accordons-lui notre confiance.
Dans Humain trop humain, il fait un magnifique éloge du théâtre classique français, il remet Lessing à sa place, il rend à Voltaire la justice qui lui est due, il prend en pitié notre moderne barbarie et ses vaines expériences. Enfin il trace une éclatante image de la maturité de Gœthe, et il nous le montre repentant d’avoir travaillé avec les destructeurs, tout occupé à renouer la tradition rompue et tendant ses lèvres avides à la perfection et à l’intégrité antiques.
Il est agréable d’entendre Nietzsche disserter sur l’admirable architecture de la Tragédie française. Certes, il ne faut pas dédaigner la couleur et la vivacité du drame espagnol ; il faut toujours adorer Shakespeare, qui est la poésie même. Celui, cependant, qui ne sait pas discerner que Corneille, malgré ses lacunes, et Racine, tout parfait, possèdent le seul art véritable, depuis l’antiquité, mérite qu’on lui adresse l’apostrophe du chœur d’Œdipe à Colone : Hélas ! ô malheureux, serais-tu né avec des yeux aveugles ?
Ce que Nietzsche dit du saut en arrière dans le naturalisme, dans les commencement de l’art, est excellent, et les poètes ne nous manquent pas qui devraient en prendre note. Lessing a peut-être rendu des services à la langue allemande, mais sa Dramaturgie n’est pleine que de froides et rebutantes plaisanteries. C’était un balourd, assez instruit, qui vivait au milieu d’une société sans grandeur. Il s’était mis dans la tête de bâtir sa réputation sur les ruines de l’influence française… Lessing faisait montre d’un grand dégoût pour Corneille. Il l’appelle bousilleur et l’accuse d’avoir mal interprété Aristote. La belle affaire, quand on a écrit Horace et Rodogune ! Lessing avait composé des pièces fort ridicules, et il se flattait de refaire les tragédies de Corneille mieux que lui.
Lord Byron disait : Je regarde Shakespeare comme le pire des modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes.
Il est certain que Byron a cherché constamment l’expression capable de limiter l’extravagance de ses sentiments, et qu’il avait le sens et le regret de l’ordre classique. Quant à ses paroles sur Shakespeare, il faut s’entendre : la poésie qui coule, je dirai paisiblement, dans l’œuvre du grand tragique est de la meilleure qualité, mais la forme dramatique qu’il a subie donne le plus mauvais exemple. Le tourneur et ses acolytes, les romantiques français et allemands, passèrent à côté de la poésie shakespearienne et ne s’engouèrent que de la forme.
Nous trouvons aujourd’hui les tragédies de Voltaire dénuées de saveur et de force, semblables à un vin plat. Nous n’avons pas tout à fait tort ; mais Nietzsche a raison d’appeler Voltaire le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme… Il fut, sans contredit, le premier de son temps dans l’art de Corneille et de Racine, et malgré le ton languissant de ses pièces, il conserve encore beaucoup d’intérêt, du moins au point de vue historique. Dans ses préfaces, si curieuses, il ne manque pas d’écrire sur les tragiques athéniens plus d’une sottise, mais il est clair qu’il a le sentiment et le goût de leur art. Certes, il est plus près des Grecs que son détracteur l’Allemand Lessing, et même que son compatriote Diderot. La plus fine remarque de Nietzsche sur Voltaire est celle-ci : il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument non-révolutionnaire. Oui, Voltaire était un esprit libre, et il n’était pas libertaire. Je vois à présent pourquoi, malgré mille répugnances, j’ai toujours été attiré par lui.
La vie artistique de Gœthe, telle que Nietzsche la dépeint, est un exemple, une raison de désespérer, et une consolation à la fois. Sa fameuse sérénité a quelque rapport avec le prétendu égoïsme de La Fontaine. Les conclusions morales, si dures parfois, du fabuliste ne sont qu’une sensibilité violente, mais éclairée, qui se tourne en dérision elle-même et se met à philosopher. Quant à Gœthe, faites attention que s’il fixe sur le monde un regard calme, c’est avec l’expression la plus triste et la plus passionnée.
Malheur au poète qui naît dans un de ces moments équivoques où la tradition de l’art est devenue caduque, où il est nécessaire de renverser l’ordre pour chercher ensuite à le rétablir sur une base plus solide. Il est possible que la gloire de ce poète devienne enviable, mais sa vie est empoisonnée a jamais.
L’auteur de Faust naquit dans un de ces moments misérables où le vrai talent, pour être fécond, est condamné à se livrer à mille folies. Il en fut comme ébloui tout d’abord, et prit, sans songer, toutes les mauvaises occurrences du destin, pour un présent du ciel. Il lui était d’autant plus facile de s’abuser que l’odieuse ivraie montait sous ses pas pareille au blé mûrissant. Il alla ainsi tout le long de ses jeunes ans jusqu’au seuil de la vieillesse. Là, un soupçon le saisit et il jeta ses regards douloureux sur les belles ruines qu’il avait aidé à faire autour de lui. Alors il mit à les réédifier tout son amour, et ses dernières forces, encore très nerveuses. De sveltes colonnes se dressèrent bientôt dans l’azur de l’art, mais le temple demeura mutilé et ses débris continuent à écraser le chœur des Muses.