Paysages des Tropiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 637-659).
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PAYSAGES DES TROPIQUES

LE RAVIN DE NITLA.


I.

Mornes, silencieux, nous avancions avec lenteur dans le labyrinthe de la forêt de Métlac, contournant ses arbres séculaires aux feuilles en ce moment pendantes, plissées, flétries. Haletans, nous respirions avec effort un air sec, surchauffé, qui nous arrivait en ligne directe des plaines sablonneuses de la Mistèque, le pays des cactus, de la cochenille, des grands troupeaux de chèvres. Cet air brûlant nous étreignait les tempes, nous fendillait les lèvres, nous les rendait saignantes. J’ouvrais la marche, l’Indien de race totonaque Désidério me suivait immédiatement, et, derrière lui, marchait son fils Dizio. Je ne sais quelle était ma mine ; quant à celle de mes compagnons, elle m’attendrissait. Ils cheminaient la tête basse, très basse, plus courbés que de coutume sous le poids relativement léger de notre attirail de campement, équilibré sur leur dos. Nous approchions des montagnes qui, vers le couchant, séparent la province mexicaine de Vera-Cruz de celle d’Oajaca ; nous étions en plein désert.

Donc le vent du sud, violent, intermittent, embrasé, desséchant, soufflait depuis quarante-huit heures, et, en vérité, il nous fallait une force d’âme peu commune pour résister à la continuelle et impérieuse tentation d’avoir recours à nos gourdes. Mais l’eau tiède qu’elles contenaient, laborieusement recueillie la veille entre les feuilles épineuses de broméliacées rencontrées à propos, valait en ce moment plus que son pesant d’or. Elle était peut-être la vie, cette eau, et nous ne la buvions qu’avec la même parcimonie avec laquelle nous avions pu la récolter, c’est à-dire goutte à goutte, en nous surveillant pour nous empêcher de l’épuiser d’un trait.

De temps à autre énervé, affaibli par l’action débilitante du vent, je m’arrêtais et me laissais choir sur le sol, aussitôt imité par mes deux compagnons. Là les paupières ardentes, presque aussi sèches que les lèvres, nous nous regardions sans échanger un seul mot, tandis qu’au-dessus de nos têtes les cimes des arbres, fouettées, ébranlées, nous assourdissaient du vacarme de leurs tourbillons. Ces remous de feuilles nous rappelaient, au point de nous taire illusion, les clameurs de la mer à l’heure de son flux, lorsqu’elle se lance, écumeuse et mugissante, entre des roches resserrées.

Des ramilles brisées, des nids d’antan, des noix d’acajou, des plantes parasites tombaient autour de nous, voire sur nous. Parfois c’était une énorme branche morte qui craquait et nous menaçait de sa chute, des atteintes de laquelle il fallait nous garer. La température était celle de la bouche d’un four, même par instant celle de son intérieur. « Il pleuvait du feu et faisait soif, » comme le déclarait volontiers Désidério, assertion que je ne démentais pas et que son fils, Dizio, soulignait d’un sifflement approbateur.

Dizio était un jeune hercule d’une vingtaine d’années, beau comme un dieu antique sous sa couleur de cuivre rouge, et dont j’admirais, outre le corps vigoureux, les grands yeux noirs, l’épaisse chevelure, la bouche souriante meublée de dents dont la blancheur valait la solidité. Dizio, en dépit de notre surveillance, avait plus souvent que nous recours à sa gourde. Il « s’altérait en se désaltérant, » comme le lui disait son père avec gravité, paradoxe qui cesse d’en être un au Mexique, au moins dans celles de ses provinces où règne en temps voulu le vent du sud, vent qui, le fait est indubitable, donne à ceux qu’il atteint un avant-goût des peines de l’enfer

Pendant une de nos haltes, un véritable coup de théâtre se produit, met brusquement fin à notre désastreuse situation. Le vent, comme épuisé par ses efforts, comme si l’haleine lui faisait subitement défaut, cesse de souffler. Aussitôt un calme, un silence profond, règnent autour de nous. Je lève la tête : le pan de ciel bleu que j’ai aperçu au moment où je me suis assis a pris une teinte plombée, et la forêt s’assombrit à ce point que je croirais à la venue de la nuit s’il n’était quatre heures de l’après-midi, à peine. J’attends une reprise du vent pour me remettre en route, elle ne vient pas. L’air a perdu de sa ténuité, semble moins ardent, plus respirable ; une humidité bienfaisante le sature, humecte nos lèvres, détend nos nerfs, dégage nos fronts du cercle de fer qui les serrait.

Tchipi-tchipi dit Désidério, en se couvrant les épaules de sa couverture de laine, en respirant à longues gorgées.

Tchipi-tchipi répète avec satisfaction Dizio.

Je prononce à mon tour l’étrange mot d’une façon interrogative.

— Vent du nord et brouillard, dit mon guide, et si vous ne tenez pas à gagner les fièvres des terres chaudes, nous ferons bien, señor, de chercher un abri.

— Va-t-il pleuvoir ?

— Pas précisément ; toutefois durant trois jours, peut-être huit, nous allons vivre dans les nuages.

Vivre dans les nuages alors que nous sommes à peine à neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer, l’assertion me paraît hasardée, hardie même. Je reprends ma marche, mes compagnons me suivent, dociles.

Le ciel est de couleur grise, il ne pleut pas, et cependant, au bout d’une demi-heure, je remarque que les feuilles se redressent, qu’à l’extrémité des branches elles sont luisantes, humides. Il ne pleut pas ; néanmoins, mes cheveux, mon visage, mes vêtemens sont mouillés. Je sens des frissons ; peu s’en faut que je grelotte, et je comprends l’utilité de la couverture que mes guides se sont hâtés de jeter sur leurs épaules. C’est que, de trente-quatre degrés à l’ombre, la température s’est subitement abaissée à vingt-deux, et je ne suis pas éloigné de croire que la buée qui me mouille soit de la neige fondue. Je crois sage de suivre enfin le conseil qui m’a été donné, de chercher un abri. Comme nous côtoyons une savane, que nous nous sommes enfoncés dans la forêt pour fuir les morsures du soleil, je fais un crochet qui, en moins d’un quart d’heure, doit nous ramener dans l’immense plaine que nous avons abandonnée. Bientôt les arbres s’espacent, des arbrisseaux, puis des buissons paraissent, reliés ensemble par des lianes sous les guirlandes desquelles nous cheminons. En même temps nos pieds s’embarrassent dans les longues tiges de plantes rampantes, il faut couper, trancher, arracher pour nous frayer un passage. Nous voici en face de la savane délaissée deux jours auparavant qui, depuis lors, s’est transformée.

Dans la matinée de cette avant-veille, l’air surchauffé vibrait à la surface de l’immense plaine, et le bleu du ciel se montrait à une hauteur inaccoutumée. Toutes les plantes, vêtues d’un gris uniforme dû à la poussière, semblaient desséchées, mortes. En revanche, la vie animale se manifestait active, intense, bruyante. De la terre s’élevaient des bruissemens de cigales ; des vols de papillons traversaient l’air ; des chants d’oiseaux s’entendaient dans tous les buissons. Maintenant, refroidie, sans soleil, elle est silencieuse, la grande plaine, et ni chants, ni couleurs n’égaient plus la lisière de la forêt. En face de moi, l’horizon est borné ; du reste, il s’élargit ou se rétrécit à chaque minute, selon l’épaisseur des nuages qui le traversent, qui passent, qui roulent, c’est bien le mot, lents, compacts, comme endormis. Désidério a dit la vérité, nous sommes au milieu de nuages venus de l’Océan, à peine distant de quarante lieues. Ils marchent, défilent, s’abaissent, touchent le sol, ces nuages, puis rebondissent, repartent en avant pour aller se heurter contre la Cordillère, qu’ils ne pourront franchir. Là, épaissis, tassés, chargés d’électricité, ils s’effondreront à grand bruit en pluies copieuses dans les vallées ; puis, sous forme de torrens, de ruisseaux, de rivières, de fleuves, retourneront à leur lieu de naissance. Redevenus flots, entraînés par le tourbillon sans fin du gulf-stream, ils repasseront à une heure donnée par les mêmes lieux sans revoir les mêmes hommes, depuis longtemps emportés, eux aussi, mais sans espoir de retour, par un éternel tourbillon.

Dans leur course présente, les nues, je le remarque, rafraîchissent et fécondent. En rasant le sol, elles caressent les plantes, les raniment, font leur toilette, leur rendent leur verdure. J’admire ces résultats rapides ; j’assiste émerveillé à un brusque changement de saison, à un renouveau presque instantané.

En face du lieu où nous venons de déboucher, sentinelle avancée de la forêt, se dresse un acajou colossal. Nous allons le reconnaître ; son tronc, large de plus de cinq mètres, nous abritera du côté du nord, d’où vient en ce moment l’humidité. La sécheresse, l’aridité du sol aux pieds du centenaire, sont pour nous des garanties de bien-être relatif. Nous nous débarrassons de nos fardeaux, et nous voilà en quête de bois mort. La provision de combustible jugée suffisante, Désidério allume un feu, dispose le bivouac, s’occupe du souper. Dizio et moi avons aperçu au loin des cactus, et nous espérons recueillir là des fruits à la pulpe sucrée, sains pour nos bouches saignantes. Notre attente n’est pas trompée, et notre récolte est copieuse. Une exclamation du jeune Indien m’amène près de lui, il est accroupi sur le sol sablonneux. A-t-il vu un de ces dragons minuscules nommés iguanes ? Ils s’établissent volontiers dans de pareils lieux, ces sauriens à la chair délicate, blanche. Non, Dizio ne fouille pas la terre, ce qu’il regarde souriant, épanoui, c’est l’empreinte très nette d’un pied nu, d’un petit pied de femme. Il semble tout ému de sa découverte, Dizio ; au fait, je le suis moi-même. Une femme dans cette solitude, et qui doit habiter dans les environs du lieu où nous nous trouvons ! Nous en croyons à peine nos yeux.

Nous ne continuons pas notre récolte, nous marchons la tête baissée, cherchant une nouvelle trace. Nous faisons une découverte, celle d’un buisson à l’ombre duquel la jeune femme s’est assise, a mangé quelques-uns des fruits qu’elle a récoltés ; un amas d’écorces, encore fraîches, nous le révèle. Dans quelle direction a marché la jeune femme ? — C’est Dizio qui veut absolument qu’elle soit jeune, — nous le cherchons en vain. La nuit vient, Désidério nous appelle. C’est guidés par la lueur du foyer devant lequel l’Indien se tient accroupi, que nous regagnons notre asile de nuit.

Instruit de notre découverte, Désidério s’en montre inquiet.

— Là où il y a une femme il y a un homme, dit-il sentencieusement, et, à ma connaissance, nous sommes à cinq jours de marche, au moins, de toute habitation. Méfions-nous d’une surprise : nos armes sont une tentation.

Dizio a raidi ses bras musculeux, souri avec dédain, pu, mieux dit, avec la confiance que donnent la jeunesse et la force. Néanmoins Désidério laisse s’éteindre les flammes du foyer, déclare que la prudence exige que nous veillions à tour de rôle, attendu qu’être surpris ne laisse de place qu’au repentir. Je me range à son avis ; toutefois, ne sachant pas comme mes deux compagnons dormir à l’heure où il me plaît, je choisis la première veille.

Une heure plus tard je suis en fonction, déjà inquiet et le fusil en arrêt. Deux prunelles jaunes, phosphorescentes, brillent à vingt pas de moi, du côté de la forêt. Ai-je pour vis-à-vis un chacal, un chat sauvage, un puma ou un tigre ? Soudain les prunelles s’éteignent pour reparaître, sans que le moindre bruit ait frappé mon oreille, cinq ou six mètres plus haut. Je replace mon fusil entre mes jambes ; son ascension silencieuse m’a éclairé sur la personnalité de mon voisin : un magnifique chat-huant.

Vers onze heures, je secoue Dizio qui, engourdi, se plaint du froid et s’accroupit près du foyer dont il remue les braises, les tisons fumeux. Je m’enveloppe frileusement dans ma couverture, et je ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’à l’heure où le jour naît. Nous grelottons, nous ranimons le feu, qui bientôt crépite et flambe, et nous voilà nous chauffant par dix-huit degrés de chaleur. Quelques cris d’oiseaux se font entendre sur la lisière de la forêt, et, de même que la veille, des nuages roulent dans la savane. Nous sommes à sec sous notre acajou, mais il nous faut songer à notre déjeuner ; or la faim, qui dans notre Europe chasse les loups hors des bois, nous force ici à y rentrer.

Dizio insiste pour que son père examine l’empreinte du petit pied, nous retournons vers les cactus. Armé de ma lunette, je scrute, surtout vers ma gauche, la lisière de la forêt. Je pousse une exclamation ; là-bas, tourné vers moi comme s’il me regardait, je viens d’apercevoir un homme coiffé d’un chapeau de paille, vêtu de la longue robe de laine bleue dont les métis de la Terre Chaude s’affublent lorsque souffle le vent du nord. Me voit-il ? je puis le supposer, étant donnée l’excellence des vues indiennes. Il se met en marche, semble se diriger vers nous, puis disparaît ; il a dû pénétrer dans la forêt.

Nous tenons rapidement conseil, nous nous rapprochons des grands arbres, et chacun de nous choisit un tronc pour s’abriter. Désidério occupe le poste le plus avancé, c’est lui qui, au besoin, doit se montrer en parlementaire. Son costume, un simple caleçon retroussé, représente le vêtement national de la contrée, tandis que le mien, chemise en cotonnade bleue, veste et pantalon en peau de daim, représente celui des habitans du plateau de la Cordillère, d’ennemis naturels et méprisés. Grâce à ma mise, la conversation pourrait débuter par un coup de fusil, ce que je veux éviter à tout prix. Mes intentions pacifiques bien expliquées, bien comprises, nous nous tenons cois, écoutant le silence.

Il y a plus d’une heure que nous sommes à l’affût, c’est-à-dire trois fois plus de temps qu’il n’en fallait à notre visiteur supposé pour nous rejoindre, et l’impatience commence à me tourmenter. Est-il là, dans le fouillis de plantes qui s’entrelacent en face de nous, épiant ? Il a dû voir, la veille, les reflets de notre foyer, et lui aussi doit être curieux, anxieux de savoir qui nous sommes, de connaître nos intentions ; la montagne ne paraissant pas venir à nous, je propose d’aller à la montagne. Le statu quo n’est pas possible, nous avons besoin de reprendre nos libres allées et venues, de ne pas rester à la merci du caprice de notre voisin.

Puisqu’il possède une compagne, il doit être sédentaire, avoir une cabane. Devons-nous, pour chercher cette demeure, rentrer dans la forêt ou cheminer à découvert dans la savane ? Cette allure me paraît plus franche, et de nature à rassurer plus vite celui dont je désire nous faire un ami. Nous marchons, tournant le dos à la forêt, puis nous rabattons vers le point où nous avons aperçu l’inconnu. Il y a une trouée dans les broussailles, un défrichement. Ma lunette me permet de découvrir un terrain semé die cotonniers, une rangée de bananiers. Nous sommes aussitôt à demi rassurés, nous allons avoir affaire à un cultivateur et non à un chasseur, à un partisan de la paix.

Nous approchons de la plantation, et Désidério lance un retentissant : Ohé ! Nos armes sont en bandoulière, je suis à trente pas de mon guide, et Dizio se tient à ma droite, séparé de moi par une égale distance. Cette dissémination de nos forces est une tactique, elle nous garantit contre le salut possible d’un coup de fusil, et, d’autre part, montre que nos intentions sont pacifiques. Un second ohé ! fait paraître l’homme que nous avons aperçu.

Désidério a soulevé son chapeau, l’agite, marche en avant. Les deux Indiens s’abordent, se prennent la main droite et, par un mutuel mouvement de va-et-vient, se l’appuient sur le front, puis sur le cœur. Ils causent, et semblent ignorer que nous existons, Dizio et moi. Enfin Désidério, qui a dû fournir sur nous de favorables renseignemens, élève sa coiffure en signe d’appel. Dizio, qui m’a rejoint en trois bonds, me dit aussitôt l’œil brillant, en me montrant sa merveilleuse denture :

— Nous allons voir la cihuatl !

Il veut dire la femme ; ô jeunesse !


II.

J’ai, en l’abordant, tendu la main à celui dont je me tiens déjà pour l’hôte, qui, respectueusement, n’a fait que toucher mes doigts. C’est un Indien mistèque d’une quarantaine d’années, d’assez haute taille, maigre, sec même, dont les cheveux, véritable phénomène chez un homme de sa race, sont déjà tout blancs. Ses traits sont graves, doux, tristes, comme ceux de tous les hommes qui vivent dans les solitudes, et c’est d’une voix basse, terne, qu’il me souhaite la bienvenue. Désidério l’a déjà instruit que je recueille des plantes, des insectes, des oiseaux, que je suis un Ticitl, c’est-à-dire un médecin ou un sorcier, au choix. Dizio n’a pas tendu la main à Mécatl, — c’est le nom de notre voisin, — il s’est incliné en se déclarant son serviteur et celui de Dieu. Mécatl, comme troublé par la déférence du jeune homme, a murmuré quelques mots que je n’ai pas compris.

La langue que parlent Désidério et Dizio n’a aucune ressemblance avec le mistèque, c’est donc en espagnol que mes guides et notre hôte doivent échanger leurs idées, à ma grande satisfaction.

Nous traversons le champ de cotonniers à la gauche duquel se trouve une plantation de maïs, puis une de cannes à sucre. Le terrain se relève, et nous apercevons une vaste cabane qu’un gigantesque cèdre couvre de son ombre. Sous les longues branches de l’arbre flambe un feu clair, autour duquel nous prenons place. Dizio, qui sait quel supplice est pour moi la position accroupie, m’offre pour siège un billot. Je cause avec Mécatl ; il y a quinze ans qu’il est venu s’établir dans ce désert, et, depuis lors, nous sommes les seuls hommes qu’il ait vus. Ce détail est suivi d’un long silence ; le vieillard, — ses cheveux d’argent me portent à lui donner cette qualification, — demeure absorbé. Il semble avoir perdu l’habitude de parler, et son regard est comme intérieur.

— Où vous approvisionnez-vous d’eau ? a demandé mon guide.

— Dans la forêt, à deux cents pas d’ici.

— Une mare ?

— Non, une source.

J’interroge Mécatl sur les gros animaux qui peuplent la savane et la forêt, et il me nomme, pêle-mêle, les tigres, les taureaux, les pumas, les fourmiliers, les cerfs, les singes, les sangliers, les iguanes, les écureuils, les dindons sauvages. Dizio, qui toujours avant de parler demande la permission de le faire, en sa qualité de jeune homme, s’informe si les tigres sont communs, et n’apprend pas sans déplaisir que notre hôte en voit à peine un par an. En revanche, les ours, — les Indiens donnent ce nom au fourmilier, — sont, paraît-il, assez faciles à trouver.

Je rappelle à Désidério, en me levant, que notre déjeuner n’est pas encore conquis, et je demande à Mécatl si nous avons plus de chances de rencontrer un gibier en côtoyant la savane qu’en rentrant dans la forêt.

— On nous prépare à manger, dit-il, en se tournant vers la cabane, et je vous prie d’accepter votre part de mon modeste repas.

C’est avec anxiété que Dizio me regarde pour écouter ma réponse, et il se rassied souriant en m’entendant accepter.

Nous sommes plus que jamais dans les nuages, dans un brouillard qui se résout en pluie fine, le véritable tchipi-tchipi, La prudence, l’hygiène, nous imposent la station près du foyer, que notre hôte alimente sans cesse. La source dont a parlé Mécatl naît, paraît-il, sur le bord d’un ravin au fond duquel elle va rejoindre un ruisseau. Je pressens de curieuses découvertes, et manifeste mon désir de visiter ce lieu.

— Je vous y conduirai dans l’après-dîner, me dit mon hôte, le sol sera moins mouillé qu’à présent et moins dangereux.

— Combien de jours durera ce vent du nord, le savez-vous ?

— Il est sans force, et j’espère que nous reverrons le soleil après-demain.

En ce moment, sur le seuil de la cabane, se montre une longue femme au visage ridé, bien qu’encadré de cheveux noirs et luisans. Elle est vêtue d’une sorte de tunique de coton écru pourvue de larges manches, ornée de dessins bizarres tracés à l’aide de fils rouges. Ce vêtement national, nommé huépil s’arrête à la hauteur où commence la broderie à jour d’un jupon. La matrone nous sa- lue d’un ave Maria, parle en langue mistèque à notre hôte qui se lève et se découvre pour lui répondre. Un mot, que je saisis, m’apprend qu’elle est sa mère. Elle rentre dans la cabane, et je lance à Dizio un regard moqueur. Il ferme les yeux pour ne plus voir l’ombre, ou, mieux dit, la réalité de son rêve.

Chargée d’un plat de terre plein jusqu’aux bords d’une sauce écarlate, couleur due à l’abondance des pimens qui ont servi à la préparer, et dans laquelle nagent les membres déchiquetés d’une dinde sauvage, la matrone reparaît et pose près de nous ce mets national des grands jours. Elle fait un second voyage et apporte des épis de maïs frais et bouillis, dont les grains, encore laiteux, vont nous tenir lieu de pain. Seulement, cette fois, marche derrière elle une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, la tête surmontée d’une énorme gourde pleine d’eau, tenue là en équilibre. Elle appuie sur sa hanche et maintient de sa main gauche une corbeille pleine de fruits tropicaux : bananes, mangues, sapotilles et sapotés. Grande, svelte, gracieuse, vêtue du même pittoresque costume que son aïeule, la belle enfant nous a rapidement enveloppés d’un regard curieux, puis s’avance les yeux baissés, ce qui me permet d’admirer la longueur démesurée de ses cils recourbés. Une légère rougeur teinte sa peau dorée, je la sens troublée, gênée sans gaucherie, tant les mouvemens de son corps souple sont naturels, aisés. Elle approche de son père, met un genou en terre, et le vieillard la délivre de son fardeau. Elle se relève, nous regarde souriante, puis retourne vers la cabane d’un pas lent, moelleux, cadencé. O la charmante, la délicieuse apparition que celle-là ! Je regarde de nouveau Dizio, son visage est épanoui, il y a du feu dans le regard triomphant qu’il me lance. Nous n’échangeons pas un mot, mais nous sommes du même avis sur la beauté de Nitla, dont nous entendons prononcer le nom.

Le repas est terminé ; nous avons prosaïquement mangé à la gamelle, sans autres ustensiles que nos doigts, et quelques crêpes de maïs. La bruine est moins abondante, et, sur ma demande, Mécatl veut bien nous conduire à la source, au ravin dont il m’a parlé. Nous passons derrière la cabane ; là, au pied d’une croix dont les bras sont une branche liée à un poteau à l’aide de lianes, je remarque une couche au fond tapissé de feuilles de maïs. C’est le lit, la chambre à coucher de notre hôte, qui se découvre, se signe, s’incline en passant devant la croix. Au fait, il a d’un ascète, notre hôte, la maigreur, les traits sévères, la gravité, le regard à la fois vague, inquiet, fiévreux. Je ne l’ai pas encore vu sourire et, s’il répond à toutes mes questions, il semble ne parler qu’avec effort, comme à regret. En ce moment résonne au-dessus de nos têtes un : « Seigneur, ayez pitié de moi ! » si plaintif, si douloureux, en dépit de la voix nasillarde qui l’a prononcé et le répète, que nous avons tressailli.

La cause de notre émoi est un perroquet qui, fier sans doute de parler la langue des hommes, veut, comme eux, montrer son savoir. Désidério et Dizio se sont mis à rire. Moi, je me suis tourné vers Mécatl ; il redit d’une voix si morne la phrase que l’oiseau babillard lui renvoie, que Désidério et son fils ne rient plus.

Nous suivons, entre des ronces aux fleurs roses, près desquelles viennent s’épanouir des clochettes multicolores de Userons, un sentier étroit bordé de salsepareilles. À l’improviste nous nous trouvons devant un large et profond ravin aux pentes tapissées d’arbustes, de fougères géantes, d’orchidées. Un filet d’eau court au fond de cet abîme d’une profondeur de 400 mètres au moins, et nous entendons à peine son murmure. Tout un peuple d’oiseaux divers est établi en ce lieu qui, aux heures où le soleil brille, doit être plein de cris, de chants, de rumeurs, de bourdonnemens. Je côtoie le précipice, j’admire. Que de récoltes, que de trouvailles probables de plantes, de reptiles, d’insectes et d’oiseaux dans ce coin merveilleux, inattendu ! Mais le sentier que nous suivons fait un coude, descend oblique sur la paroi de l’énorme coupure. Bientôt, en face de moi, se montre une plate-forme bordée de rochers, sur l’un desquels est appuyée notre jeune hôtesse, Nitla. Autour d’elle voltigent de minuscules colombes, à peine grosses comme des moineaux, auxquelles elle distribue des graines.

Elle nous a entendus, disparaît un instant pour reparaître bientôt sur le sentier que nous suivons. Sur sa tête, autour de laquelle ses longues nattes enroulées forment une couronne, est placé en équilibre un grand vase de terre rouge. Mécatl et Désidério s’accrochent à un arbrisseau et se tiennent à demi suspendus au-dessus du ravin pour laisser passer la pourvoyeuse d’eau, car le sentier est étroit. J’imite la manœuvre et suis imité par Dizio. Droite, les yeux à demi clos, souriante et de nouveau rougissante, Nitla monte vers nous. Elle a relevé un de ses bras pour soutenir ce que je nommerai poétiquement son amphore, et sa large manche, retombée, laisse voir son bras nu, rond, d’une perfection classique. Elle passe, elle nous frôle, lente, d’un pas cadencé, hiératique. Mécatl et Désidério ont repris leur marche en avant, Dizio et moi, moins pressés, nous sommes restés sur le sentier, tournés vers la belle fille. Le devine-t-elle ? Je le crois, car elle fait volte-face. Ses paupières, relevées cette fois, nous permettent de voir le regard velouté de ses longs yeux, la ligne parfaite de ses sourcils, l’harmonie de ses traits fins. O la belle, la belle fille ! Elle a disparu que Dizio et moi regardons encore ; elle nous a laissé son image dans les yeux.

Je suis sur la plate-forme d’où les colombes se sont envolées, devant un bassin d’eau claire qui suinte d’une voûte de pierre, bassin naturel dont le trop-plein déborde sur la pente et va, sans bruit, porter son faible tribut au ruisseau. C’est là que se termine le sentier taillé par notre hôte ; or, si impatient que je sois d’explorer le ravin, je dois renoncer à cette dangereuse descente sur un sol détrempé qui cède sous les pieds, sur des roches glissantes. Nous remontons ; à mi-chemin je retrouve Dizio là où je l’ai laissé. Il nous précède pour nous livrer passage, pensif. Je longe, j’explore la rive gauche du ravin. Un emplacement, d’où je le découvre tout entier, large espace ombragé par un acajou rouge, sous lequel le sol est sec, me tente. Je demande à Mécatl s’il m’autorise à transporter là mon bivouac, à y séjourner quinze jours peut-être.

— Ce sol n’est pas à moi, me répond-il, il appartient à Dieu, et vous avez le droit d’en occuper tout l’espace dont vous avez besoin. Toutefois, ne serez-vous pas mieux près de la cabane, où nous avons des vivres et quelques-unes des commodités de la vie à votre disposition ?

Je remercie ; mais le lieu où je suis me plaît. J’aurai les objets de mon travail sous la main ; puis, la distance qui me séparera de la cabane est si courte que j’en serai à demi l’hôte ; les choses restent ainsi amicalement réglées.

Nous revenons sur nos pas, et nous partons à la recherche de nos bagages. Notre hôte nous accompagne pour nous guider dans un labyrinthe qui lui est familier. Il nous révèle qu’il a vu notre feu la veille, qu’il s’est suffisamment approché de nous pour nous entendre causer, qu’il a compris qu’il n’avait rien à redouter de nous, sans deviner pourtant ce qui nous amenait dans ce désert. Il a eu l’intention de nous interpeller, de nous offrir l’hospitalité ; il a craint de nous alarmer. Il a remis à Dieu le soin de nous conduire à la cabane, si telle était sa volonté.

Nous voilà équipés, prêts à gagner notre nouveau campement. Mais Dizio a regardé du côté des cactus, s’est arrêté en voyant Nitla récolter les bienfaisantes figues qui nous ont attirés la veille.

Son père appelle la jeune fille ; elle accourt vers nous, la tête surmontée d’une corbeille pleine de fruits épineux. Elle est chaussée de sandales dont la double courroie s’enroule autour de la naissance de ses jambes, prend rang derrière son père et Désidério, lequel, de temps à autre, cause avec elle. La voix de la belle fille est harmonieuse, il n’en pouvait être autrement, à mon avis. Je marche sur les talons roses de la jeune sauvage, et son léger vêtement me révèle la perfection de son corps. Je l’interroge sans relâche, elle se tourne à demi pour me répondre, et c’est une joie pour moi de voir ce délicieux visage aux yeux sonrians. Il forme un contraste, ce visage à l’expression candide, avec le port, la taille, la démarche de la belle jeune fille ; j’allais dire classiquement, pour mieux peindre, de la jeune déesse.

S’ennuie-t-elle dans la solitude où elle vit ? Je le lui ai demandé. Non, elle ne s’ennuie pas. Elle a les soins du ménage, c’est elle qui tisse les étoffes dont sa grand’mère, son père et elle-même sont vêtus. Elle récolte le coton, le file, le teint. Elle accompagne souvent son père dans la forêt, l’aide à tendre des filets aux gros oiseaux, des pièges aux écureuils et aux tatous. Oui, son père a un fusil, seulement il y a longtemps qu’il n’a plus de poudre. Son aïeule lui raconte des « choses » du village où tous sont nés, où il y a des cabanes en pierre. Ce qu’on lui raconte, elle le verra, on le lui a promis. Elle a des amis et des amies : les papillons, les fleurs, les étoiles, les colibris, ses dindes domestiquées qui lui donnent des œufs. Triste ? non, elle n’est jamais triste que lorsqu’elle pense à la nuit pendant laquelle sa mère est morte, ou quand son père est plus sombre. Les jours ? nul ne les mesure autour d’elle ; on parle de la saison des vents, de celle de la sécheresse, de celle où fleurissent certaines plantes, certains arbres. Elle ne sait pas au juste le chiffre de l’année courante, ne sait pas que là-bas, parmi les hommes, on compte avec exactitude les heures, les mois, les années, pour classer les événemens, les deuils, les souvenirs. En somme, elle trouve qu’il est doux de vivre, de voir le soleil rayonner, d’entendre les oiseaux gazouiller. Et Dizio qui l’écoute, qui boit ses paroles, qui était de son avis la veille, devient sérieux chaque fois que la belle fille se tourne pour me répondre, me regarde ou me sourit.

Il est vaguement jaloux, Dizio, et, je le devine, déjà presque amoureux. Après tout, il est beau, elle est belle, il a vingt ans et elle vient de dépasser sa dix-septième année ; la nature les attire, les pousse l’un vers l’autre. Je me propose, charitablement, d’occuper le plus possible mon jeune compagnon durant notre séjour près de la cabane où Nitla, par son charme inné, pourrait bien, inconsciente et naïve, achever l’œuvre que sa vue a commencée.


III.

Il y a près de trois semaines que nous sommes campés sur le bord du pittoresque ravin, et nous en connaissons toutes les particularités, toutes les beautés sur un parcours de trois à quatre lieues tant en amont qu’en aval. Tout d’abord, chaque pas en avant a été pour moi l’occasion d’une découverte soit botanique, soit entomologique ou ornithologique, et mon insatiable curiosité a surmené mes deux compagnons. Il nous faudrait maintenant le secours d’une mule de charge, au moins, pour emporter les trésors recueillis, et je suis préoccupé de la solution de cet insoluble problème.

Nous avons peu fréquenté nos voisins durant cette période de labeurs ; mais à présent que je m’occupe de classer mes récoltes, que je me contente de rôder au fond du ravin, Dizio a des loisirs. Il se montre absorbé, rêveur, indolent, taciturne, Dizio, et son appétit se ressent de ses préoccupations, de ses peines secrètes. Il a découvert, lui aussi, des « choses » qui volent, qui brillent, qui parfument, des sentimens et des sensations qu’il ignorait. Il souffre, sans le dire, d’un mal facile à deviner. Sa curiosité ne le tient plus cloué à mon côté, il ne s’intéresse plus aux ruses des insectes, à aucun de mes travaux. Il a de continuels prétextes à mettre en avant pour se rendre à la cabane, pour aller aider Mécatl dans sa plantation de cotonniers ou prêter ses services à doña Maria, la mère de notre hôte.

D’un autre côté, Nitla qui chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, nous apporte notre pain quotidien, c’est-à-dire de jeunes épis de maïs, a de moins libres, de moins familières allures avec nous qu’au lendemain de notre arrivée. Le plus souvent son aïeule l’accompagne, ou la remplace. Les beaux traits de la jeune fille, j’ai remarqué et j’admire cette rapide transformation, ont maintenant une expression moins enfantine et répondent mieux à la gravité de sa démarche, à l’harmonie de son corps parfait. Elle a certainement gagné en grâce, en séduction ; ses yeux ont des flammes, des éclairs, des langueurs, des caresses, des profondeurs qu’ils n’avaient pas. S’il n’existait là-bas, sur les rives du grand fleuve Papaloapam, un doux être auquel je songe sans cesse, mon cœur ne serait pas en sûreté devant la troublante charmeresse.

Désidério est soucieux, tourmenté d’un importun désir de me voir me remettre en marche. Soir et matin il me sonde, m’interroge même sur mes intentions, et je comprends les raisons de sa hâte à s’éloigner. Je le vois surveiller les agissemens de son fils, et je l’ai entendu, un soir qu’il me croyait endormi, prévenir le jeune homme du danger qui menace l’amadou lorsqu’il s’approche plus qu’il convient des étincelles du briquet. D’autre part, doña Maria a dû parler dans le même sens à sa petite-fille, car les deux jeunes gens se tiennent à distance l’un de l’autre. Toutefois, lorsqu’en voulant se fuir, leurs regards se rencontrent, il en jaillit des effluves qui les troublent, qui les font rougir.

Pour moi, témoin désintéressé, impartial, expert sur ces symptômes dont je connais toutes les angoisses, il y a douze jours que l’étincelle Nitla a embrasé l’amadou Dizio, et dix au moins que l’étincelle Dizio a mis le feu à l’amadou Nitla. Il couve, ce double incendie, et, scène captivante, vieille comme la terre et toujours (neuve comme elle, il m’est donné de le voir éclater, de voir en pleine nature tropicale, c’est-à-dire dans un grandiose paysage, reste du paradis terrestre, deux beaux êtres céder à l’invincible force qui les attire l’un vers l’autre, balbutier, puis chanter leur premier hymne à l’amour.

Las d’une longue matinée de travail, je me suis étendu sur le bord du ravin pour observer les gentilles manœuvres de deux colibris occupés à édifier une de ces merveilles de duvet, de mousse et de lichen qui sera leur nid. Il est quatre heures de l’après-midi, le soleil n’éclaire déjà plus le fond de l’abîme au-dessus duquel les mignons amoureux suspendent leur couche aérienne. En revanche, la paroi du ravin, opposée à celle où je repose, est noyée dans une lumière vermeille. Là, des oiseaux voltigent, gazouillent, chantent ; des essaims de papillons se poursuivent, se croisent, sèment l’air de leurs couleurs vives, où se voient toutes les nuances imaginables. Les capricieux insectes montent, descendent, se groupent, puis s’éparpillent ; on dirait alors des fleurs tombant du ciel. Les minuscules colombes, à demi domestiquées par Nitla, tourbillonnent, roucoulent, attendent, réclament leur pâture accoutumée. C’est l’heure, en effet, à laquelle la jeune fille vient remplir à la source sa cruche de grès rouge, et les petites colombes, à en juger par leur émoi, doivent la voir venir. Je me penche vers la plate-forme : Nitla n’a plus à venir ; elle est là.

Elle est là, appuyée contre une roche qui surplombe. Distraite, elle regarde au fond du gouffre, et sa silhouette élégante se détache nette, lumineuse, sur un fond de mousse brune. Que regarde-t-elle ? Les papillons ? Les oiseaux ? ou les fleurs de velours fauve et blanc qui croissent au-dessous d’elle, riches parures qui doivent la tenter ? Non ; immobile, elle semble ne rien regarder, ne rien entendre, pas même la plainte mélancolique de ses oiseaux favoris. Sa main s’appuie sur sa poitrine qui soulève le fin tissu qui la moule ; elle s’étonne, je suppose, de la sentir palpiter.

Quelqu’un descend le long du sentier, avance, hésite, s’arrête, avance encore, c’est Dizio. On dirait qu’il a peur, lui que tente le haut fait de saisir un fourmilier entre ses bras, de l’étouffer. Un bruit ! Le jeune homme rétrograde avec rapidité, écoute. Il respire rassuré, repart en avant résolu, puis s’arrête encore. D’hésitation en hésitation, il gagne du terrain, je suis bien placé pour le constater.

Nitla a tressailli, s’est réveillée, écoute à son tour. Elle saisit son urne, la remplit, la soulève de ses bras arrondis pour la placer sur sa tête. Elle se ravise, pose le vase avec lenteur sur le sol, recule, un peu effarée, jusqu’à rencontrer le mur de granit contre lequel elle se plaque. Dizio est à quatre pas d’elle, parle. Elle se tourne vers la muraille, semble vouloir s’y incruster.

Dizio parle, parle à mi-voix, et je n’entends rien de ce qu’il dit. il Ses gestes sont sobres, mais ses paroles doivent être éloquentes, douces. Ce qu’il dit, j’en devine l’essence. Il s’excuse, avoue son mal, le raconte, supplie, implore. Il tremble, les mots ne lui viennent que par saccades, il ne les prononce que tout bas. Sa voix, étranglée, n’a plus de sonorités. Il tremble, je le vois, j’ai passé par là. Nitla, troublée, tremblante, elle aussi, promène son doigt menu sur la roche, y trace des lignes bizarres, l’égratigne de son ongle. Répondre à ce qu’elle entend ? Elle le voudrait, ne l’ose, ne le peut. Elle frissonne, tourne un peu la tête, un peu. Dizio a joint ses mains, prie, implore de nouveau, montre l’abîme dont rien ne le sépare, s’en rapproche, touche son front, sa poitrine. II est beau, magnifique, le jeune hercule dans sa nudité sereine de bronze, avec ses grands yeux noirs, sa tête énergique qu’encadrent ses longs cheveux bouclés, avec ses membres musculeux. Nitla, de plus en plus se retourne, lente, automatique, attirée, fascinée. Ce que dit le jeune homme la caresse, la charme, l’enivre, c’est certain. Ils sont face à face, maintenant, la tête basse, les yeux clos, savourant cette heure suprême, comme s’ils savaient, comme s’ils devinaient qu’elle n’aura jamais sa pareille. Ils osent enfin se redresser, se regarder. Oh ! comme il dure, ce regard ! Comme ils sont troublés, enivrés ! comme…

Dizio a fait un pas et rompu le charme ; car Nitla est de nouveau tournée vers la muraille, tournée à demi, à demi seulement. Dizio a repris son attitude suppliante, soumise. Que veut-il ? Il a vu qu’il est aimé, il veut, l’ambitieux, se l’entendre dire. Les papillons, les colombes, vont, viennent, tourbillonnent autour des beaux amoureux, ce qui me paraît charmant. Nitla, le visage couvert de ses mains, a enfin murmuré la petite phrase que réclamait Dizio ; car il a poussé un cri retentissant, un cri de victoire. Il a ouvert ses bras, il avance, il… Nitla se redresse, alarmée. Droite, fière, impérieuse, la main tendue, elle commande, ordonne. Dizio s’arrête, recule ; il est esclave, se courbe, et Nitla sourit.

Mais le jeune Indien, ivre de la plus capiteuse des ivresses, lève ses bras vers le ciel. Il a besoin d’agir, de vaincre son sang qui bout. Il saisit un arbuste, le courbe, le brise comme un fétu. Il se rapproche de l’abîme, se cramponne, descend. Où va-t-il ? Cueillir, sans nul doute, une des fleurs rares qu’il aperçoit. Non, il s’arrête près d’une roche qui surplombe, se campe en face de la pierre, l’étreint, la secoue, veut l’ébranler. Je souris de sa présomption et j’ai tort, car la pierre remue, se déchausse, obéit à l’impulsion puissante des bras noueux qui la sollicitent, qui veulent la déplacer. Nitla, captivée, regarde. Un effort suprême ! le bloc s’incline, penche se détache, perd l’équilibre, roule, bondit, rebondit, roule encore avec un bruit de tonnerre, d’arbrisseaux broyés, et réveille des échos qui ajoutent au fracas de sa chute. Il n’a duré que quelques secondes, ce grondement ; mais les colombes ont fui, les papillons ont disparu. Dizio est déjà de retour sur la plate-forme, et, lion qui vient de prouver sa force, il s’étend humble, dompté, haletant, aux pieds de Nitla.

Haletante, elle aussi, par suite de sa respiration contenue, des émotions, des sensations inconnues qui la troublent, Nitla, néanmoins, sourit. Elle soulève son urne, la pose sur sa tête, fait un geste impérieux. Dizio s’écarte, elle passe. Elle passe, les yeux baissés, sous l’ardent regard qui l’enveloppe, la caresse, la brûle. Le faîte du sentier atteint, elle se tourne, envoie un baiser au ciel, un autre vers Dizio, puis disparaît. Le jeune homme retourne près du bassin, s’assied, se couvre le visage de ses mains comme un enfant qui pleure, et il pleure, en effet.

cette scène de jeunesse, d’amour, d’aveu, de premier réveil de deux âmes dans ce cadre sauvage, en face de cette nature harmonieuse, luxuriante et féconde, comme elle m’a ému ! force de la femme et faiblesse de l’homme éternel vainqueur, le fait est certain, mais, aussi, éternel vaincu.


IV.

Tandis que Dizio rêve sur la plate-forme, je rêve de mon côté. Le ciel pâlit, la nuit s’annonce. Des rumeurs s’entendent dans la forêt, et aussi dans les profondeurs du ravin, lequel s’emplit d’ombre. Au-dessus de la béante coupure, passent des oiseaux qui, attardés, pressés, regagnent à tire-d’ailes leurs mystérieux asiles de nuit. Rapaces, passereaux, ramiers, flamans roses, aras, se croisent au-dessus de ma tête sans montre d’hostilité. Quelques cris, pourtant ; de vaines menaces et de vaines terreurs ; toutefois il n’est plus l’heure des agressions scélérates, des fuites éperdues, ceci dit seulement pour les oiseaux de haut vol ; car de la nuit du ravin surgissent des effraies, des chauves-souris, des hiboux. La guerre, l’éternelle guerre des affamés va se poursuivre avec de nouveaux lutteurs et de nouvelles victimes, j’y songe au moment où l’oiseau familier de Mécatl me crie en passant, comme s’il partageait mon avis, sa douloureuse exclamation.

Dois-je l’avouer ? cette phrase que j’entends répéter depuis quinze jours à l’improviste, même loin de la cabane, car l’oiseau qui la redit vit en liberté et nous suit volontiers, me rend toujours soucieux. Elle impressionne aussi Désidério et Dizio, qui, chaque fois qu’ils l’entendent, se hâtent de marmotter un ave Maria, c’est que Mécatl, d’ordinaire silencieux, que nul de nous n’a encore vu sourire et qui inspire à mes guides un respect superstitieux, la murmure souvent, cette invocation.

Il fait noir, une flamme brille, et je remonte vers le grand arbre au pied duquel nous sommes établis. C’est Dizio qui, il faut lui en savoir gré, a songé à notre souper et s’en occupe avec son zèle accoutumé. Il est, par saccades, rayonnant, causeur, rieur, exubérant, Dizio ; puis grave, absorbé, pensif ; je sais le pourquoi de ses brusques changemens d’humeur, et j’en souris en connaisseur expérimenté. Quant à son père, accroupi devant le feu, le menton sur les genoux, les mains croisées autour de ses jambes, il regarde les flammes comme s’il les consultait, ou cherchait la cause de leur danse incessante.

Le repas a été silencieux, vite achevé par conséquent. Nous nous sommes interrogés sans écouter nos réponses. Dizio pensait à Nitla, Désidério à Dizio, et moi aux deux amoureux. Il n’est pas huit heures, et mes compagnons sont déjà roulés dans leurs couvertures, étendus. Dorment-ils ? j’en doute ; car, de temps à autre, ils changent de position. Soudain Dizio redresse la tête, me voit éveillé. Doucement il se lève et vient s’asseoir près de moi, tout près. Il me confie, d’une voix très sourde, qu’il est agité comme s’il y avait de l’orage dans l’air, que pourtant ce n’est pas la saison des orages. Non, ce n’est pas la saison des orages, mais je sais la cause de son insomnie, elle me tient moi-même éveillé. Il songe à Nitla qui songe à lui ; pour la revoir, il voudrait avancer l’aurore, être à demain.

L’heure de notre retour vers le Papaloapam, vers la vie semi-civilisée, approche, et que va-t-il advenir ? Dizio est une honnête, très honnête nature ; toutefois comment douter qu’il sera désormais plus souvent sur la route de Nitla qu’à mes côtés ? Nitla aussi est honnête, candide, possède comme Dizio une foi religieuse peu éclairée, mais profonde. Néanmoins, Désidério, homme d’expérience, l’a sagement dit : double étincelle, double amadou, double incendie. La nature, la solitude, les ardeurs de la jeunesse et celles du climat vont conspirer de compagnie et peuvent amener !.. Ce vulgaire, ce désastreux dénoûment m’importune, je voudrais le conjurer, y mettre obstacle.

— Tu aimes Nitla ? ai-je brusquement dit au jeune homme. Il me regarde, son visage s’assombrit et il me répond :

— Oui, je connais l’enfer.

— Et aussi le paradis, je suppose, car elle t’aime.

Dizio me regarde surpris, interrogateur.

— Elle t’aime ! ai-je repris. Tantôt, sans le vouloir, tandis que vous étiez à la fontaine, je vous ai vus vous le dire.

— Je venais vous confier mon secret, me répond le jeune Indien, vous demander un conseil, et votre aide.

— Quelles sont tes intentions ?

— D’emmener Nitla dans mon village, de me marier avec elle, de vivre heureux.

— Crois-tu qu’elle abandonnera ainsi les siens ? Penses-tu que son père, que sa grand’mère consentiront à se séparer d’elle ?

— s’ils n’y consentent pas, s’ils ne veulent pas venir dans mon village, j’y conduirai Nitla. Mon curé nous mariera et je la ramènerai ici, ne pouvant plus vivre que là où elle vit.

— Ton père connaît-il ce beau projet ?

— Non, pas encore. Mais il est bon, il trouve Nitla « bien élevée, » et, si vous voulez prendre la peine de lui expliquer qu’elle et moi nous nous aimons, il fera ce que vous voudrez.

— Tu exagères mon pouvoir.

Dizio ne répond que par un signe négatif.

Nous causons longuement et, à dessein, je multiplie les objections. Parfois le jeune Indien baisse la tête, paraît consterné. En somme, il a vite fait de reprendre espoir et m’oppose invariablement cette raison suprême :

— J’aime Nitla !

— Ce n’est pas seulement ton père qu’il faut gagner et convaincre, lui ai-je dit en terminant mon dernier discours ; c’est le père de Nitla et doña Maria.

— Vous pouvez le faire, me répond-il, car, eux aussi, ils vous écoutent.

— Nous allons partir demain ou après ; dans huit jours, tu auras oublié ton rêve.

Dizio secoue la tête.

— S’il faut partir sans Nitla, je reste, dit-il résolu.

Il était tard lorsque j’envoyai Dizio se reposer. Je n’avais rien gagné sur lui ; en revanche, il m’avait ébranlé, voire presque conquis à sa cause plus par sa résignation et sa confiance que par ses raisonnemens, lesquels consistaient à répéter :

— J’aime Nitla et elle m’aime ; je serai sien et elle sera mienne ou nous mourrons ; vous pouvez le dire à son père et au mien, nous mourrons.

Le lendemain, réveillé un peu avant l’aube, je vis Désidério assis devant le foyer qu’il avait ranimé. Tourné de mon côté, l’Indien semblait épier mon réveil. Je me levai et je pris place près de lui. De même que le soir il se tenait immobile, absorbé.

— Tu as un souci ? Lui dis-je.

— Oui, celui de partir, de retourner dans mon village. Voulez-vous m’accorder cette grâce, señor, de vous mettre en route ce soir ?

— D’où vient ta hâte ?

— Dizio aime Nitla.

— Et Nitla aime Dizio, répondis-je.

— Qui vous l’a dit ?

— Eux-mêmes ; et je suis chargé, par ton fils, de t’en prévenir. Pourquoi prends-tu cette mine contristée ? Tu auras une bru charmante, déjà pleine de prévenances pour toi.

— Oui, Nitla est bonne, est belle. Seulement, qu’est-ce que son père ? pourquoi est-il venu demeurer ici ? pourquoi a-t-il abandonné son village ?

— Par amour de la solitude, et ce cas est commun dans ton pays.

— Voulez-vous me rendre le service, señor, de vous mettre en route ce soir ?

— Tu sais que, si nous partons, Dizio ne nous suivra pas.

— Il ne m’a jamais désobéi, répond l’Indien avec autorité.

— Mais aujourd’hui il est homme et le sait, car l’amour le tient.

Nitla, par sa beauté, a fait de lui son prisonnier.

— Vous a-t-il dit qu’il ne partira pas ?

— Il m’a dit qu’il veut épouser Nitla, ou mourir.

— On ne meurt pas d’amour.

— Tu te trompes ; on meurt de la langueur qu’il amène. Voyons, ils sont si beaux, ces deux jeunes gens, que je voudrais les voir heureux. Tu crois à la Providence ; n’est-ce pas elle qui nous a conduits ici, puisque, raisonnablement, nous devions passer près de ce lieu sans nous douter de ce qu’il cachait. Veux-tu que je cause avec Mécatl, que je l’avise de ce qui se passe, que je lui demande des explications ?

— Prenez garde ; j’ai le pressentiment…

— Parle donc !

— J’ai le pressentiment qu’il est un criminel, qu’il cache ici une « honte. »

— D’où te vient ce soupçon ? me suis-je écrié.

— De ses façons d’être.

— C’est juger à faux et aller un peu loin. En tout cas, Nitla n’est pas une criminelle.

— Vous êtes contre moi ? me demande mon guide d’un ton découragé.

— Jusqu’à nouvel ordre, oui. Dizio et Nitla m’intéressent. Attends, je vais aller causer avec Mécatl, lui apprendre la vérité, car il faut qu’il la connaisse. Après cet entretien, je reviendrai te dire partons, ou restons.

— Faites, vous n’êtes pas un enfant.

En cet instant Dizio se lève, et, selon sa coutume, vient s’incliner devant son père, réclamer sa bénédiction. Comme de coutume aussi, Désidério trace une croix dans l’air et dit :

— Fils, que Dieu fasse de toi un saint.

Le jeune homme, tout en me saluant, cherche à lire sur mon visage ; je lui adresse un sourire destiné à le rassurer. Il s’occupe aussitôt de préparer le café que nous devons à la générosité de Mécatl : puis, le chaud breuvage dégusté, après avoir échangé des regards d’intelligence avec chacun de mes deux compagnons, je me dirige vers la cabane.


V.

Je me dirige vers la cabane, réfléchissant. Ce que m’a dit Désidério m’a frappé, me tourmente. Mécatl un criminel ! un criminel fuyant la justice des hommes ! Mécatl, fils exemplaire par son respect pour sa mère ; père si doux, homme si sensé, un… je n’y puis croire. Et cependant sa gravité, sa tristesse morne, cette couche placée au pied d’une croix, sont choses étranges. Est-ce là un excès de dévotion ou une expiation ? Je penche pour la première de ces causes. Au moment où je contourne la cabane, le fameux : « Seigneur, ayez pitié de moi ! » du vigilant perroquet retentit ; fait naître en moi un doute. Songeant à Dizio et à Nitla, je murmure : « Seigneur, ayez pitié d’eux ! »

Je suis sur le seuil de la rustique demeure et je lance, en signe de salut et d’appel, un sonore ave Maria. Ce n’est pas Mécatl qui parait, c’est sa mère. Elle m’annonce que son fils travaille dans les plantations, qu’elle va me conduire près de lui. Je remarque que les paupières de la digne matrone sont rouges, gonflées, qu’elle a dû longtemps pleurer. Elle a pris les devans, me guide ; toutefois, au lieu de se diriger vers les champs, elle rentre dans la forêt, y pénètre. Bien que surpris, je la suis sans mot dire. Elle décrit un demi-cercle, me ramène dans la savane, s’éloigne des arbres. Plus rien autour de nous que l’herbe haute. Elle s’arrête enfin et se tourne vers moi : son visage est en pleurs.

— Qu’avez-vous, bonne mère ? ai-je crié.

— Pare bas, Ticitl me répond-elle, il ne faut pas que les oiseaux du ciel eux-mêmes entendent ce que je veux te dire, ce que je veux te confier, et c’est pourquoi je t’ai conduit ici. Écoute ; seulement, avant tout, dis-moi si tu es chrétien ?

— Je le suis, femme.

— As-tu souffert ?

— j’ai souffert.

— Jure-moi par celle-ci, reprend-elle en ramenant en dehors de son vêtement le chapelet qui lui sert de collier, et en me montrant une médaille sur laquelle sa patronne est représentée les mains pleines de rayons, jure-moi d’oublier ce que tu vas entendre, je veux dire de ne le révéler que sur mon ordre.

Je fais un signe de croix, et j’étends ma main au-dessus de la médaille.

— Ma tête est perdue, reprend la mère de Mécatl, et j’ai besoin d’un conseil. Puisque tu as souffert, tu comprendras mes douleurs et tu me parleras avec ta raison, avec ton cœur.

— Expliquez-vous, bonne mère ; mon cœur vous comprendra, il est anxieux de soulager votre peine.

— Ma petite-fille, reprend l’Indienne, ce joyau de mon âme, cette perle de mes yeux, ma Nitla, aime le plus jeune de tes compagnons, elle me l’a révélé cette nuit. Je le pressentais, ce malheur, et j’avais hâte de te voir partir. Hier Nitla a rencontré Dizio à la fontaine ; Dizio l’aime, elle l’aime et pleure.

— Je connais ce secret, bonne mère, il m’a été confié par Dizio, par son père, et je suis venu pour en causer avec ton fils, car Dizio veut épouser Nitla.

— Est-ce Dieu, ou le démon qui a noué ce nœud ? murmure la matrone ; est-ce le pardon ou une nouvelle épreuve, un nouveau chagrin ? Je ne suis qu’une femme, Ticitl ; toi, tu es un homme, conseille-moi. Il n’y a pas, sous les regards du grand soleil de Dieu, une âme plus pure que celle de Nitla ; le sais-tu ?

— Oui, j’ai déjà pu la juger sur mille petits faits, et ce qu’elle t’a révélé me prouve que j’ai bien jugé ; son âme est transparente.

— Suis-je condamnée, s’écrie l’Indienne en levant ses bras vers le ciel, à voir souffrir cette enfant ? Est-ce sur sa tête que va retomber…

Dona Maria s’arrête, me regarde, presse sa bouche de ses mains comme pour s’empêcher de parler.

— Dizio est digne de Nitla, dis-je, et le cœur de Désidério est loyal et bon.

— Je le sais, répond doña Maria ; je les vois chaque jour en face l’un de l’autre, et ma Nitla serait bien entre eux, seulement…

Je remarque cette seconde réticence, et, inquiet, je pense aux soupçons de mon guide.

— Mécatl, ai-je demandé, sait-il que Nitla et Dizio s’aiment ?

— Il ne fait que le craindre. Mais dis vite : toi, tes compagnons, que savez-vous de… de notre passé ?

— Rien, ai-je répondu un peu alarmé.

— Alors, je dois parler. Prête l’oreille, Ticitl, et ne sois pas prompt à maudire. Mécatl, mon fils, l’enfant de mes entrailles, a…

L’Indienne suffoque, étouffe.

— Il faut pourtant que je parle, que tu saches, reprend-elle avec énergie.

Puis, se penchant vers moi, elle murmure :

— Mécatl a tué son père !

Doña Maria s’est affaissée, a courbé son front comme si le crime qu’elle venait de me révéler était sien, et ses larmes coulent. Terrifié, je me tais. Comment, à l’aide de quels mots consoler cette douleur ? Il faudrait ici un prêtre, un homme parlant au nom d’un maître suprême, de Dieu. Je bégaie une phrase.

— Oui ; tu as besoin de savoir, reprend l’Indienne ; eh bien, sache que Mécatl a été un enfant soumis, un adolescent irréprochable. Un jour, le seul de sa vie, il a bu avec excès de ce poison qu’on tire de la canne à sucre, il s’est enivré. Son père, qu’il aimait comme il m’aimait, a oublié qu’il n’avait plus devant lui un enfant, mais un homme, et l’a frappé. Il a riposté par un coup, un seul, et n’a connu « le malheur qu’il avait fait » que le lendemain, en retrouvant sa raison.

— J’ai dû m’attacher à ses pas, reprend doña Maria après un long silence, pour sauver mon fils de sa propre justice, pour l’obliger à vivre. Il a eu mon pardon, celui d’un prêtre, lui seul ne s’est pas encore absous. Partout, toujours, il voit du sang sur ses mains, et quel sang ! Nous avons tous quitté notre village, marché droit devant nous, trouvé le ravin près duquel nous sommes établis. Ma bru est morte il y a deux saisons. Depuis que nous sommes ici, Ticitl, la vie de Mécatl est celle d’un de ces saints dont j’ai entendu lire l’histoire dans un livre, et moi qui « sais » son cœur, qu’il a faite veuve, je le vénère. Hélas ! Dieu n’a pas pardonné ; la mère de Nitla est morte, et Nitla aussi va mourir, mourra.

Je demeurai longtemps pensif.

— Femme, dis-je enfin à doña Maria, il ne faut pas que Nitla meure, il ne faut pas que vous mourriez, votre fils a besoin de vous. Ce que vous venez de me révéler, je l’ai oublié, je vous rends votre terrible secret. Conduisez-moi vers la tombe de votre bru, j’ai besoin de savoir où elle se trouve. mère infortunée, vaillante, reprenez un peu de calme ; je crois que Dieu ne m’a pas amené ici en vain, qu’il a pardonné.

L’Indienne s’agenouille, prend ma main, l’appuie sur son front en signe de remercîment. Elle se relève, se dirige vers la forêt en me parlant de sa bru dont la disparition a ravivé tous les remords, toutes les douleurs de Mécatl. Je suis bientôt devant un tertre gazonné, couvert de plantes aux fleurs jaunes, fleurs de deuil. Doña Maria s’est assise et, à mi-voix, se met à parler à la morte dans sa langue. Je comprends à peine ce qu’elle dit, mais je suis ému, tant la douleur, surtout chez les simples, est éloquente et poignante.

— Écoutez, dis-je enfin à la veuve en l’obligeant à se relever, écoutez parler mon cœur. Vous, Mécatl, pouvez aussi mourir, et, seule dans ce désert, que deviendra Nitla ? C’est Dieu qui a conduit ici Dizio, et l’amour de ce jeune homme pour votre enfant est un ordre de sa volonté. Je vais amener en ce lieu Désidério, lui montrer cette tombe comme la cause, l’unique cause de la sombre humeur de votre fils, de son inconsolable douleur, et, son esprit rassuré, il ira aussitôt, je l’espère, vous demander votre fille pour son fils. Alors Nitla et vous, bonne mère, m’accompagnerez au village de Dizio, et un prêtre unira les deux amoureux. Dizio, lui aussi, a été élevé dans les solitudes et s’y plaît. Il ramènera ici sa femme, s’établira près de vous et, j’ai des raisons pour le croire, son père et sa mère le suivront.

— Mécatl s’accusera, dit l’Indienne.

— Non ; car vous allez lui faire comprendre qu’il se doit au bonheur de sa fille, que son silence sera une expiation, une expiation que Dieu ordonne, veut.


En évoquant ce passé lointain, ce passé si doux comparé à l’heure présente, je me revois traversant la forêt qui, comme le ravin, porte pour moi le nom de « Nitla, » escortant la jeune fille et son aïeule. Il fut long, ce voyage, car nous dûmes cheminer à petites journées, et Nitla, dont Dizio surveillait tous les pas, s’étonnait, s’inquiétait de voir la terre si grande.

Toujours en regardant vers ce passé, qui fut ma jeunesse, je me revois à quatre heures du matin dans l’église au toit de feuilles de palmiers où Dizio avait été baptisé. Il était près de Nitla et un vieux prêtre étendait sur eux ses mains tremblantes. Huit jours plus tard, j’accompagnais Désidério, sa femme, doña Maria et les nouveaux époux, qui, emmenant une mule chargée de semences, de poudre, de balles, d’ustensiles de ménage, retournaient vers Mécatl. Lorsque je dus rétrograder, regagner seul le village, quelques larmes furent versées. Nous ne devions plus nous revoir, ne plus jamais entendre parler les uns des autres, nous le savions, et…

Que se passe-t-il en ce moment là-bas, tout là-bas, sur les bords du ravin où, de temps à autre, retourne mon esprit ? Je revois mes jeunes amis à la fontaine, Nitla soutenant son amphore, Dizio arrachant un rocher. Et souvent il m’arrive de répéter, comme Mécatl, comme l’oiseau vert qui, vu la longévité de ses pareils, le dit peut-être maintenant à de nouvelles générations ou à des tombes : « Seigneur, ayez pitié de nous ! »


LUCIEN BIART.