Paysages d’Ukraine

Paysages d’Ukraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 788-798).
PAYSAGES D’UKRAINE

On a retrouvé dans les papiers inédits du vicomte E.-M. de Vogüé ces notes sur l’Ukraine, premier contact de l’écrivain avec la campagne petite-russienne qu’il a décrite, dans plusieurs de ses ouvrages, avec non moins de précision que d’éclat. D’une plume pittoresque, l’auteur du Roman russe a retracé ici quelques figures, rendu à merveille la poésie des grandes steppes de blé, la paix profonde des mystérieuses forêts d’Ukraine. Ces pages, où la beauté du style se joint à l’originalité des aperçus, ne manqueront pas d’intéresser nos lecteurs.


Le jour où j’ai pu lire dans l’original les Récits d’un Chasseur de Tourguénef, je suis parti pour l’Ukraine.

La seulement j’ai compris ce livre de poésie et de vérité.

Vous qui le lisez au loin, vous croyez peut-être qu’il est fait, comme les autres livres, de mots sortis de l’invention d’un cerveau humain : non pas ; il est fait des rumeurs sourdes qui passent le soir dans les champs ; les pages ont poussé du sol natal, naïvement, sans effort, comme des fleurs des marais, toutes trempées des vapeurs matinales, de la sève des forêts ; elles sentent la forte odeur de la terre aimée.

Seule George Sand a surpris à ce degré le parfum et la couleur de la nature, dans quelques peintures de son Berry. De plus, pour nous étrangers, la nature qui palpite dans les récits du Chasseur petit-russien est vierge et neuve, toute de mystère : l’attrait du livre, ce sont les horizons vagues et inconnus qui fuient entre les lignes ; il a cette fascination que vous avez ressentie peut-être en déroulant les nouvelles cartes d’Afrique. Notre pensée exacte, façonnée au moule occidental, hésite d’abord au seuil de ce monde étranger, — autre monde, autres terres, autres âmes, — puis elle s’y plonge, la devine et s’en rend maîtresse. Dieu ayant promis à l’homme qu’il serait le roi de l’Univers, c’est-à-dire qu’il le comprendrait tout entier, pour peu qu’il sût le voir et l’aimer.

J’ai donc couru l’Ukraine, le pays du Dnieper, et ce qui demeure des grandes forêts à la lisière des steppes. Ce furent au début de tels étonnemens, de telles nouveautés, que je désespérai de pouvoir jamais les traduire. Je me serais écrié volontiers comme Quintilien : « Nous n’avons pas trouvé les mots avec lesquels nous pourrions parler de ceci. « Je m’étais flatté à la légère que la pratique du vieil Orient m’aiderait à comprendre la nature et le monde slaves : non, c’est autre chose. Là-bas, les lignes étaient simples et immobiles, les hommes endormis sur un fond de civilisation que notre éducation première nous a fait connaître ; une lumière radieuse mettait tout en plein relief ; on pouvait sans trop de peine saisir et rendre les contours. — Ici, les lignes sont ondoyantes et fugitives, la clarté douteuse, toute de reflets changeans : mirages des marais, mirages des steppes, mirages des neiges. — Et puis toujours ce double et difficile caractère d’un monde très vieux ou très jeune, suivant qu’on le regarde ; rien de précis et d’arrêté, tout en formation ; des plaines et des âmes qui échappent, à perte de vue, sans repère fixe. — Je ne rapportai de ma première tournée d’Ukraine que des impressions confuses, le sentiment d’avoir mal vu.

J’y revins à d’autres reprises, je laissai agir le temps, le bon maître. Il n’est rien de tel que d’user les choses et de s’y accoutumer : à mesure que la nouveauté s’émousse, on se fait aux aspects, on les voit plus réels, aux dépens peut-être de la couleur ; ce qui est entré dans notre vie quotidienne nous devient simple ; l’imagination se refroidit, mais le jugement s’affine, les notions se classent ; les grands traits se dégagent, le relief de la contrée indécise émerge de la brume, incomplet sans doute, mais fixé sur quelques points : telle la carte qu’on imagine, quand on rêve d’une planète qui se condense au sortir du chaos liquide.

Ce soir, un long soir d’hiver qui m’a fait rechercher l’illusion des courses de mai, j’ai pris courage en ruminant mes notes des étés passés ; j’y ramasse au hasard une brassée de souvenirs. C’est peu de chose, des crayons, des silhouettes, les points d’attaque de ce qu’on devait écrire et de ce qu’on n’écrira jamais, les propos interrompus du carnet de voyage. Celui qui les a jetés là y retrouve seul une longue série d’images et de pensées ; à ceux qui ont traversé les mêmes chemins, ces esquisses rappelleront du moins des impressions plus complètes et des tableaux oubliés ; au plus grand nombre, elles parleront de choses inconnues, mais en donnant peut-être à quelques-uns le désir de venir connaître. Bonne curiosité du voyage, vertu salutaire, comme on serait heureux de croire qu’on a pu t’aviver ! Connaître, c’est comprendre ; comprendre, c’est excuser : et tout le secret de la vie n’est-il pas l’indulgence ?

Voilà pourquoi, au retour des pays lointains, j’en par le volontiers aux gens de mon pays.


Le chemin de fer a couru durant une heure en pleine forêt. Il nous a laissés près de Briansk, dans les grands bois qui couvraient jadis tout le Nord de la Petite-Russie. Un tarantass[1] attelé de six chevaux doit nous faire franchir les 80 verstes qui nous séparent de W... De mon premier contact avec la terre d’Ukraine, dont nous venons d’atteindre la limite septentrionale, j’ai gardé une impression très vive. Les petits chevaux du Dnieper emportent au galop notre lourde machine par un chemin à peine indiqué, qui s’évanouit souvent dans les prés ou dans les friches. Le postillon harcèle ses bêtes du fouet et de la voix ; il semble, comme elles, se griser de mouvement et d’espace dévoré. Je ne répondrais pas que quelques verres de vodka ne l’aient pas préparé à cette ivresse plus noble : mais l’explication n’est pas nécessaire. L’amour de la vitesse est une des passions caractéristiques du Russe ; ce n’est pas qu’il attache au temps un prix particulier, loin de là : mais il s’abandonne délicieusement à la volupté d’une course folle, en traîneau, sur le tapis de neige déroulé à l’infini. On dirait que l’immensité de sa patrie l’oppresse et l’excite, que ses mornes horizons le sollicitent à fuir plus vite leur ennui, à chercher on ne sait quoi au delà d’eux. C’est la hâte fiévreuse du marin sur le monotone Océan.

Gogol, ce profond connaisseur du cœur russe, a décrit dans une page classique cette ivresse de la troïka, « l’oiseau troïka, » et comparé sa patrie au rapide équipage.

« Ainsi tu te précipites, ô Russie, brave troïka. Nul ne t’atteindra ; sous ta course la route poudroie, les ponts tremblent, tu passes, tout reste loin derrière toi. Le spectateur s’arrête stupéfait du prodige. Est-ce un éclair qui fond de la nue ? Pourquoi cette allure qui donne le vertige ? Quelle force inconnue respire dans ces chevaux surnaturels ?... Russie, à quel but cours-tu ainsi ? réponds. — Pas de réponse. Rien que le bruit étourdissant des clochettes. L’air vibre et gémit, le vent de la course le déchire en lambeaux ; elle vole, dépassant tout ce qui est sur terre, et peuples et empires s’écartent pour lui livrer passage. »

Comme la Russie du poète, notre attelage se précipite en ligne droite, sans souci des ornières, des pentes ou des labours, laissant à Dieu le soin de mesurer les obstacles à la force de résistance de l’équipage. Sa seule sagesse est d’éviter les ponts ; les ponts de province sont mal famés ; quand on en rencontre, on prend à droite ou à gauche par le lit de la rivière ; si fortes que soient les eaux, il vaut mieux s’y confier que braver les planches trompeuses qui les dominent.

Nous avons couru ainsi plusieurs heures, au travers de plaines silencieuses et vides, aux lignes incertaines, aux horizons perdus, qui reculaient devant nous sans changer d’aspect, comme les flots en haute mer. C’était bien une mer, la mer des blés, avec ses houles d’épis verts, moutonnant à perte de vue. Les frissonnemens du vent sur leurs cimes promenaient à la surface de l’immense tapis des moires changeantes, celles qu’on voit courir sur les vagues quand la brise les route dans les clartés du matin. Pour compléter l’illusion, un pin ébranché émergeait parfois dans les lointains avec un vague aspect de mât désemparé dans ces solitudes mouvantes. Après ces champs de blé de plusieurs verstes de profondeur, venaient des pâturages, des landes nues. Celles-ci me rappelaient un peu le désert de Damas au printemps, avant la pousse des grandes herbes ; pourtant tout autre est l’impression qui se dégage du désert de Syrie ou des sables d’Egypte : dure, mais éclatante, solennelle plutôt que triste ; rien n’y vit, partant, rien n’y souffre, l’espace vide n’y parle que de liberté et de repos. Plus triste est la steppe russe, touchée par la charrue, accusant la misère de l’effort humain. trahissant le petit bruit et la lutte inégale des pauvres hommes perdus dans ses plis. La majesté de la lumière lui manque également ; une clarté terne tombait, avec une pluie fine, de nuages très bas. Avant de disparaître sous l’horizon, le soleil les perce un moment ; une tramée de lumière verdâtre court sur les derniers blés avec des irisations d’arc-en-ciel et allume comme des torches les fûts blancs d’une lisière de bouleaux. Nous rentrons dans la forêt qui couvre encore un tiers de cette province et la couvrait tout entière il n’y a pas un demi-siècle. Les taches sombres des sapins y alternent avec les raies argentées des trembles et des bouleaux.

Dans l’eau dormante des marécages qui croupissent sous bois, les vieux arbres écroulés de vétusté, les branches reverdies dans les plaques humides, les roseaux et les herbes folles couvrent partout le sol ; une flore éblouissante, églantines, acacias, anémones aux teintes douces, foisonne au bord des eaux où flottent les nénuphars et les iris ; c’est la fermentation puissante d’une nature vierge, d’une nature aqueuse qui vous enveloppe de bouffées de vie et fait battre le sang plus ardent au cœur du passant.

La nuit vient bientôt nous en priver ; ils nous sont rendus plus loin par de grands feux de bûcherons dans une coupe ; les pyramides de bûches d’argent et les troncs encore debout apparaissent éclatans dans les flammes rouges et dans le miroir embrasé des marais.

Avant ces hommes, nous n’avions rencontré que de rares êtres vivans durant ces six heures de route : un colporteur juif pliant sous sa balle, quelques paysans accroupis dans leurs télègues ou à califourchon sur leurs droghis, chariot primitif fait d’une poutre jetée sur deux essieux. Pelotonnés sous la pluie dans leur touloupe de laine brune, ils nous saluent au passage et suivent nos figures étrangères d’un regard placide et vague. A l’entrée des bois, un tabor de bohémiens campe dans la prairie ; les petits enfans tsiganes sortent tout nus des tentes et courent après notre voiture en mendiant quelque monnaie. Une superbe fille sauvage, à peine couverte d’une loque, nous aperçoit et bondit jusqu’à nous en tendant la main : elle danse sur un rythme endiablé, avec un frissonnement de tous ses nerfs et de furieux sourires ; une vraie statue de la jeunesse asiatique, quelque bacchante suivant Dionysos, aux jarrets de bronze, au sang brûlé, aux yeux noirs comme ses cheveux, des yeux profonds de trente siècles de vie endormie. Un vieillard s’approche aussi et, sur ma demande, compte jusqu’à dix dans sa langue ; il emploie, à de très faibles variantes près, les termes de la numération en sanscrit. Pauvre épave aryenne, ancêtre arrêté si loin derrière nous, que de chemin nous avons fait depuis toi ! Nous ne pouvons te renier, vieux père, tes mots sont nos mots, tes traits sont nos traits ; cependant tu erres dans notre monde comme un étranger, portant partout avec toi ton Inde fabuleuse.

Un peu plus loin nous relayons dans un hameau ; les chaumières basses, en troncs de sapins ou en clayonnages, ont encore l’humble apparence des villages russes ; à mesure qu’on avance en Ukraine, la maison petite-russienne prend un air plus aisé sous son blanc crépi de chaux. Le maître de l’auberge est un ancien serf des hôtes chez qui je me rends ; il a été libéré avant l’émancipation, a gagné une petite fortune ; maintenant ses deux fils commencent le latin, pour aller achever leurs études classiques et conquérir leurs diplômes au gymnase de Moscou.

Voilà une belle évolution, dira-t-on, en moins de vingt ans, du servage à l’étude du latin ; sans doute c’est très séduisant : est-ce aussi pratique ? D’abord, je voudrais bien que ces jeunes gens m’expliquassent ce qui peut les rattacher à notre vieux tronc latin ; pour nous qui sommes nés de ce tronc, ce serait un suicide intellectuel que de l’abandonner ; mais eux, les Russes orthodoxes, ces Gréco-Slaves, qu’ont-ils de commun avec lui ? Ni la langue, ni la religion, ni le droit, ni le génie national.

Toutes leurs racines sont ailleurs ; pourquoi bâtir leur monde moral sur cette base artificielle ? Et puis je demande à Ivan ce qu’il fera de ses fils diplômés ; il ne sait pas trop ; je crois bien qu’il se répond tout bas à lui-même : des fonctionnaires.

Mais enfin peu importe, on verra après ; le principal est d’avoir le diplôme. — Oui, le diplôme des ambitions déçues. — Songez donc, Ivan, qu’il y a dans la sainte Russie des milliers de braves gens comme vous, qui ont des milliers de fils, lesquels auront des milliers de diplômes et feront des milliers de fonctionnaires : sur qui fonctionneront-ils ? Ah ! si vous aviez envoyé vos gars à l’école professionnelle pour recruter d’abord cette armée de l’industrie qui vous manque, pour former une bourgeoisie indépendante, je vous applaudirais des deux mains. Eux, les fils du serf, deviendraient des artisans, des contremaîtres, des usiniers, des ingénieurs ; ce serait déjà un joli échelon de franchi ; et leurs fils, à eux, auraient le droit de vouloir plus et de briguer l’administration de la grande machine sociale créée par leurs pères. — Aujourd’hui, Ivan, entre ce peuple que vous avez laissé à la glèbe et les capacités héréditaires qui l’administrent, où trouvez-vous l’élément moyen sur lequel vos fils doivent s’appuyer et expérimenter leurs diplômes ? Votre travail les a tirés du servage : pourquoi les replonger dans cet autre servage du bureau d’Etat sans horizon ?

Mais s’ils ne peuvent être fonctionnaires, me direz-vous, le bienheureux diplôme leur ouvrira les professions libérales, ils seront avocats, médecins... Mon ami, pensez que chez vous on retarde tellement sur son siècle, que les avocats y sont institués pour plaider des procès et les médecins pour soigner des malades ; quand vous aurez plus d’avocats que de procès et plus de médecins que de malades, de quoi vivront vos fils ? Ne vous reprocheront-ils pas l’arme inutile que vous leur aurez donnée, à moins qu’ils ne préfèrent, ce qui s’est vu, la tourner contre une société mal faite à leur gré ? Vous êtes à terre et vous voudriez monter au ciel, ce qui est le vœu de tout être humain, vœu très légitime et très raisonnable : seulement, on y arrive en bâtissant de bonnes et solides assises, reliant peu à peu la terre au ciel : quand la bâtisse est achevée, tout le monde grimpe aux degrés, et escalade le ciel sans défense : c’est parfait. Ce vieux procédé vous paraît trop lent, et vous imaginez de donner à vos enfans des ailes de papier, pour s’élever, tout d’un coup, dans le vide. Prenez garde, Ivan, les ailes se déchirent, on n’arrive pas au ciel, bien défendu, et on retombe de tout son poids sur les pauvres hères qui grattent la terre... Mais je vous prêcherais en vain, Ivan Ivanovitch : vous êtes de ceux qu’enivre la troïka à l’allure vertigineuse, qui brûlent la route et courent aux extrêmes, quitte à tomber épuisés en y touchant. Vous avez le mépris du relais, vous qui en tenez un, du moyen terme de la sage lenteur. Suivez votre nature, Ivan Ivanovitch ; après tout, c’est peut-être ainsi qu’on fait les grandes choses inconnues ; les Mille et une Nuits ont été écrites par un fou de génie, les maisons de banque ont été fondées par des sages, et j’aime mieux celles-là que celles-ci. C’est égal, entre le tabor des tsiganes qui chantent demi-nus à la lisière du bois et ces fils de serfs qui apprennent le latin, j’ai déjà parcouru toutes les distances de la vaste Russie, monde à l’usage duquel notre vieille mathématique n’a ni mètre ni balancier.

Après le hameau du relais, nous ne rencontrons plus une habitation. Les grelots de nos chevaux ébranlent à peine le silence écrasant, le calme morne de ces solitudes. Rien, dans nos campagnes si peuplées, ne saurait donner une idée de la paix profonde des steppes et des bois russes : grâce à elle, sans doute, de toutes ces choses assez tristes il se dégage une harmonie qui gagne insensiblement l’âme. Je ne trouve rien d’analogue à cette sensation pénétrante, dans mes souvenirs de voyage plus colorés : si je l’ai connue avant, c’est peut-être durant les quelques instans passés dans nos musées devant un Ruysdaël ; tenez, quand l’âme est grise à Paris par un jour d’automne, et qu’on va retrouver, au fond des salles muettes du Louvre, cette toile vide, brune et mystérieuse, où un groupe d’arbres plies sous la rafale habite seul la plaine détrempée ; le génie sombre du premier des paysagistes a écrit là dans chaque brin d’herbe, dans chaque nuage, les deux mots de cette terre du Nord : solitude et peine. On y devine sans la voir la fatigue du piéton attardé dans les boues et, dans l’infini où se prolonge cette toile, les mornes et puissantes énergies de la nature. Cette fatalité que le maître a peinte avec les élémens modérés d’un paysage flamand, la campagne russe la dit en grandes phrases simples et douloureuses. Voilà pourquoi nous rêvions d’un Ruysdaël slave, quand les chevaux franchirent une haie de clayonnages et s’arrêtèrent en plein bois, devant une grande maison de briques dans le style des dernières années de Catherine : nos hôtes nous attendaient sur le perron, entre deux tilleuls en fleurs où pendaient des lanternes de fer.


Je veux faire connaître la bonne grâce patriarcale d’un de ces intérieurs d’autrefois, comme il y en a encore tant en Ukraine. J’en choisis un au hasard, ils sont beaucoup qui se ressemblent. Une grande salle seigneuriale, servant tout à la fois de vestibule, de salon et de salle à manger ; dans l’angle, un vieux clavecin, relique de l’autre siècle ; aux murailles blanchies, pendent d’anciens portraits. Là grimacent, sur un voile épais de suie et de bitume, les profils naïvement terribles des hetmans zaporogues auxquels la terre a appartenu jadis. Les guerriers kosaks, serrant leur cimeterre sur leur riche pelisse, dardant un regard fixe sous leur grand bonnet de fourrure, justifient par leur haute mine les exploits que leur prêtent les légendes slavonnes, inscrites en lettres d’or au bas de leurs portraits. C’est Stenko Dimitritch, un lieutenant dé Bogdan Chmelnitzki, vainqueur des Polonais à Pilava, pris dans une embuscade et emporté par ordre du féroce Jérémie Vichnevski ; puis Siméon Dorochensko, tué aux côtés de Mazeppa durant la fuite à Bender ; d’autres encore, et après eux leurs épouses ; celles-ci ne sont guère plus avenantes, malgré leurs chemises petites-russiennes aux broderies de couleurs vives ; le peintre a flatté leur piété en leur donnant une vague ressemblance avec les maigres saintes des icônes domestiques.

Ces vénérables images sont dues au pinceau des compagnons valaques qui parcouraient autrefois le Sud de la Russie et payaient ainsi l’hospitalité des boiars. Sous les yeux des bons ancêtres, la longue table est dressée pour le souper et la veillée qui suivra : à l’un de ses bouts trône le samovar. On pourrait traduire en Russie par ce mot essentiellement national notre expression de foyer, avec toutes les idées qu’elle symbolise. L’homme du Nord, obligé de cacher le foyer derrière les cloisons maussades d’un poêle, ne trouve pas comme nous son centre domestique sous le manteau de la cheminée ; le dieu pénate de sa maison, c’est la machine toujours brûlante et chantante, source de chaleur et de vie, qui verse sans relâche, durant les longs mois d’hiver, la boisson réconfortante ; comme chez nous le tison entre les chenets, le samovar attire et retient les heures oisives, les longs propos, les visiteurs amis ou les rêveries solitaires. Notre enfance, grandie dans l’âtre de quelque vieille maison provinciale, a confié ses imaginations folies aux flammes jaunes et bleues qui sifflent entre les bûches de chêne ; le Russe, lui, a un autre confident pour ces choses intérieures ; le samovar est là, avec sa panse de cuivre poli qui reflète les chimères évoquées, son chant monotone qui les berce, sa spirale de fumée qui les emporte et les disperse. Atre ou samovar, amis différens donnés à l’homme pour partager son épargne de pensées, miroirs divers qui lui renvoient, au Sud comme au Nord, des joies, des tristesses et des espérances communes à l’humanité sous tous les cieux.

Autour de la large table où ronfle la bouilloire se groupe une nombreuse famille. Autre mot qu’il faut prendre, dans la province russe, au sens vieilli et étendu qu’il comportait autrefois chez nous. Après les enfans et les petits-enfans, échelonnés aux côtés de l’aïeule qui préside le haut bout de cette table, vient tout un clan patriarcal de demi-serviteurs, sorte de parenté d’adoption sur les confins de la domesticité. Il y a là de vieilles filles nobles sans fortune, orphelines d’officiers tombés dans quelque bataille sous les ordres du maître de céans, et qui payent le gîte et le couvert par une légère surveillance dans une des branches du ménage ; des gouvernantes affranchies au temps du servage par l’affection de la maîtresse ; le vieil intendant en retraite et l’intendant en activité ; le médecin du district, parfois un gros fermier, qui sais-je encore ? Tout un petit monde familier et cordial, où ne se remarque aucune dissonance servile ; braves gens qui seraient également surpris, bienfaiteurs et obligés, si on leur demandait à quel degré de la table commune le lien du sang finit, le lien du bienfait commence.

A ce propos, on étonnerait plus d’un Français en lui disant que cette Russie, qu’il se figurait volontiers partagée en deux castes tranchées, les esclaves et les maîtres, est en réalité le pays où l’égalité sociale existe le plus naturellement dans les mœurs. L’histoire nous en donne la raison : en ce pays, la constitution de la noblesse n’a pas été le fait d’une conquête militaire ; elle est sortie peu à peu du sein du peuple, par les hasards des siècles, et plus tard par le service de l’Etat ; la misère, la décadence des familles la font rentrer parfois dans ce même peuple, insensiblement et sans secousse trop marquée. La race est profondément une et homogène. Les usages de la langue traduisent cet état social d’une façon frappante. Chez nous, l’homme en blouse qui aborde l’homme en habit lui dit invariablement « Monsieur ; » il lui a dit jadis « Monseigneur, » il dira parfois « citoyen, » mais sous l’empire d’une colère sociale. L’homme en habit a appelé longtemps l’homme en blouse « vilain, » puis « mon ami ; » aujourd’hui, devant les progrès constans du sentiment égalitaire, il cherche parfois avec une gêne visible le terme qui lui manque ; qu’au lieu de blouse il voie des haillons, il dira sans hésitation « mon bravo homme. » En Russie, la langue usuelle n’a pas d’équivalent à ces mots de « Monsieur, » « Madame, » qui classent et divisent ; le dernier moujik en touloupe graisseuse aborde le plus grand seigneur ou le plus haut fonctionnaire de l’Empire, parfois le Tsar lui-même, avec la dignité et l’aisance de l’Oriental ; il les interpelle tout naturellement par le nom de baptême uni au nom du père : Piotre Nikolaiévitch, Véra Nikolaiévna, si c’est une femme ; le boiar répond de même au moujik : Ivan Ivanovitch ou tout autre. — Petite remarque, dira-t-on. Ceux qui ont réfléchi à la puissance du langage, traduisant les mœurs d’un peuple et les maintenant tout à la fois, ceux-là seront frappés de cet indice sûr et croiront sans peine que l’égalité sociale, avec l’égalité des droits qui en découle, autrement dit la démocratie, est plus facile à instituer en Russie que partout ailleurs. Pourvu toutefois qu’on ne touche pas à la forte constitution de la famille ; comme toutes les sociétés primitives, la société russe est bâtie de toutes pièces sur le type primordial de la famille ; le pouvoir paternel y est la source de l’autorité. Quand les paysans du village, aujourd’hui complètement indépendans, viennent chez leur ancien seigneur pour une requête ou une contestation, l’orateur s’exprime toujours ainsi : « Notre père N.N. » ou « Notre mère N.N. » c’est que, dans la conscience confuse du serf russe, le seigneur n’était le maître que parce qu’il était le père commun ; investi à ce titre du pouvoir absolu que le chef de famille s’arroge dans toute maison de paysan.

La féodalité occidentale a été organisée sur le modèle d’une armée ; la féodalité russe sur celui d’une famille. Au moyen âge le grand boïar menait à la guerre des « enfans-boïars, » non des vassaux. En Ukraine surtout, l’organisation kosake du clan, de la tribu, a laissé des traces profondes.

Ainsi s’expliquent les habitudes patriarcales qui donnent aux maisons de mes hôtes un bon parfum du vieux temps. Tandis que je les observe, l’interminable souper campagnard s’achève : tout ce monde se lève et vient respectueusement baiser la main de l’aïeule, en la remerciant pour le pain et le sel. Les enfans se dispersent bruyamment, les vieilles filles noires du bas bout de la table s’évanouissent comme des ombres, avec cette démarche impersonnelle, effacée et discrète, spéciale aux humbles et muettes existences d’arrière-plan.


E.-M. DE VOGÜÉ.

  1. Longue calèche sans ressorts.