Paysages d’Amérique

Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 49-87).




PAYSAGES D’AMÉRIQUE



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23 avril. — Promptement, la mer a été mauvaise. Toute la nuit, le vent a poussé contre nous, droit sur l’avant, les longues barres de la houle. J’entendais comme des cloches qui appelaient. Étaient-ce les lames faisant sonner les tôles ? Je disais : « Pas tout de suite, cloches de l’office dernier ! Vous ne détruirez ni nous, ni cette France magnifique à son premier voyage et que toutes les nations regardent. » Je crois bien que chacun a pensé à la mort, chacun selon son âge, son éducation et l’habitude de son cœur. Non qu’il y eût danger : mais nous nous sommes embarqués au lendemain du désastre du Titanic, et le plus durable écho de ces pauvres appels, il est là, chez nous, qui succédons aux victimes sur la route.

Cependant, aux flancs du bateau, ce matin, dans la poussière qui vole au-dessus des collines d’eau éventrées, un arc-en-ciel nous suit. Des nuages passent et l’effacent. Il renaît avec le soleil, et je regarde ce petit arc, où vivent et voyagent les couleurs des jardins, dans l’immensité bleue, d’un bleu de métal, bleu terni par le vent. Le chef télégraphiste frappe à la porte de ma cabine. Il me tend une enveloppe que je déchire. Je retire un papier plié en carré, je l’ouvre, je lis d’abord les mots qui sont là pour moi seul, et, avant de remercier, afin de cacher peut-être mon émotion, je continue de lire, je parcours les lignes imprimées en tête de la feuille. Il y a ceci : « Radiotélégramme en provenance de Paris, reçu du poste extra-puissant de Poldhu (Angleterre), le 12 avril 1912, à 11 heures du soir, France étant à 1000 milles de ce poste. » Je venais d’apprendre, par les deux mots qui suivaient, que tout allait bien dans ma maison de Paris. O merveille ! Visite de la pensée maîtresse de sa route ! On l’a jetée en l’air, cette pensée ; elle a pris son chemin, non le long d’un fil, mais comme elle a voulu, libre à travers les espaces, et, comme elle passait, les antennes du bateau l’ont saisie au vol, et on me l’amène, vivante. Je vois, dans les mains de l’employé, un paquet d’enveloppes grises, pareilles. J’étudie ce travailleur d’un nouveau métier. Il est Anglais, long, mélancolique, de visage creusé, de regard planant. Écouteur d’océan ! Il a si bien l’habitude d’écouter, là-haut, près de la passerelle, coiffé du casque et toute l’attention tournée en dedans, qu’il a l’air d’un contemplatif. Je lui demande :

— Vous avez des navires en vue ?

— En vue, non, mais dans le voisinage : à moins de cent milles, dans le Nord-Ouest, un pêcheur qui se rend sur les bancs. Nous causons.

Il « avait, » au delà de l’horizon désert, dans le champ d’action de son appareil, un petit vapeur terreneuvas, et, invisibles l’un pour l’autre, les deux bateaux s’étaient dit leur nom, et ils causaient.

Quelques heures plus tard, je rencontre ce même chef télégraphiste auquel j’avais remis le texte d’une réponse. Avec sa gravité et sa déférence coutumières, il s’approche. Je comprends qu’il a une communication d’ordre professionnel à me faire. Nous nous retirons à l’écart, et nous échangeons ces phrases :

— Monsieur, j’ai préféré, à cause de la distance, ne pas expédier à terre votre radiotélégramme.

— Ah ! tant pis !

— Mais je l’ai confié à un bateau qui est derrière nous.

— Et qui le transmettra ?

— Qui l’a déjà transmis.

— Comment le savez-vous ?

— Monsieur, j’ai entendu le bateau qui relançait vos mots.

Mercredi 24 avril. — Je suis réveillé par la sirène, mais non celle des anciens qui chantait. La nôtre meugle. Nous sommes dans la brume. Il fait chaud et blanc. Je cherche et ne trouve plus la douceur de respirer, la bouche ouverte au vent du matin. Car le vent, dans ces fourrures mouillées, perd sa force et son goût. Je fais tout le tour du navire, par le pont couvert. Quelques passagères, étendues sur leurs fauteuils de toile, enveloppées dans des manteaux et des châles, lèvent la tête, et cherchent à voir si le jour a grandi. Mais le jour n’a pas grandi. Il n’est aucune heure. Une toute jeune femme, malade, énervée par ce crépuscule, et par le meuglement de la sirène, murmure :

— Ce Christophe Colomb ! Quel besoin avait-il d’aller découvrir l’Amérique ?

Je me penche au-dessus de la mer. Quelle redoutable puissance, cette poussière d’eau à qui le ciel appartient en ce moment ! Comme elle pèse ! Comme elle nous enserre et comme elle change toute chose ! L’énorme voix de la vapeur est prisonnière, elle aussi, elle ne va pas loin, on le devine, elle reste autour du bateau. Je me rappelle des brumes pareilles, sur les côtes de Norvège. Mais des voix nombreuses répondaient à notre appel. Nous étions entre les îles. On apercevait tout à coup, dans les déchirures que les grandes meules de brouillard ont entre elles, des profils d’iles, la cime d’une forêt, le sommet d’une roche plate et un chien courant dessus. Ici, nous sommes dans le désert, ou à peu près ; rien ne répond, pas même la petite corne, manœuvrée au pied, d’une goélette de pêche, partie de Perros ou de Saint-Servan. La mer, — l’étroite mer visible, sur qui le brouillard s’appuie et glisse, — n’a plus de crête, ni d’aigrette d’écume ; elle est d’un vert pâle, et sans cesse traversée, à toutes les profondeurs, par de longs rubans d’eau jaunâtre, qui vont plus vite que les houles, et qui sont pareilles à des algues fuyant le long du navire, et pareilles à des bêtes. Je suis le manège inquiétant de ces lames-chattes, si longues, si souples. Souvent elles montrent la tête, leurs yeux s’épanouissent, leurs yeux qui sont tout, elles rient et elles plongent aussitôt. Je les ai vues aussi dans les nuits calmes, mais en nombre moins grand. Ce sont les mêmes. L’abîme en est plein. Nul ne peut dessiner la forme de ces yeux, mais leur regard va au cœur, parce qu’il est chargé de vie, et cruel affreusement. Comme tout cela nous guette, nous cherche, nous menace et nous revient après avoir fait un tour dans les grands fonds ! Ces formes enlacées montent de l’abîme, éclairent la mer de ce regard qui ne s’est pas trompé, et qui nous a tous vus, et elles s’enfoncent un peu au delà, comme si elles se perdaient dans l’ombre blanche qui arrête tout, la lumière et le son, tout ce qui nous ferait communiquer avec le monde. Vers neuf heures, je fais une seconde ronde. Toute la mer est dépolie, et l’air aussi, le blanc jaune de la brume, d’où filtrent un peu plus de rayons non brisés. Quand apercevrai-je la première moucheture du soleil ? À force de guetter, j’ai vu mon gibier d’or. Ç’a été d’abord à la pointe d’un mât. Vous n’étiez donc pas hautes, brumes qui nous teniez en prison ! Peu à peu, l’or du ciel, par des chemins secrets, a glissé dans le brouillard. J’ai vu des sentiers de joie descendre dans le gris. Ah ! printemps de la mer, vous aussi, vous avez votre heure. Sur les labours de l’Océan mes yeux ont retrouvé le vert des jeunes blés. Et je n’ai plus peur d’apercevoir, devant l’étrave, là, porté sur nous, flottant, perdu, le long corps vêtu de noir et la tête coiffée de blanc d’une goélette bretonne.

Jeudi 25 avril. — Voici la terre d’Amérique. Le beau bateau tout neuf a bien marché. À midi et demi, en avant et à tribord, une terre s’élève au-dessus des eaux limoneuses. Elle est plate et pareille à un banc de sable où des enfans auraient bâti des tours carrées, une ici, l’autre là, toutes sans toit. C’est Long Island. Nous suivons un chenal que des dragues à vapeur ne cessent de dégager, rejetant en dehors la boue de l’Hudson. Une caille, effarée, rasant l’eau, file vers la terre où je suis sur maintenant, que toute la moisson est drue et le nid des pies en échafaudage. Au loin déjà, très loin, dans la brume fine, j’aperçois le dessin de la baie de New-York, et les bateaux nombreux, qui viennent de toute la terre et vont à toute la terre. Ils sont presque tous dans la demi-lumière, gris sur l’eau jaune ; leurs fumées, toutes ensemble, allongées dans le ciel, forment un nuage pas plus gros qu’un trait de crayon. Un rayon de soleil tombe sur une voile petite, qui devient comme un phare. L’étendue magnifique est mesurée par des points colorés. Devant nous la côte grandit. La couleur des rives commence à nous venir, traversant le brouillard ; je vois le vert des pentes gazonnées, des bois dont la ramille est encore mal vêtue, des villas en ligne sur les falaises. La France incline enfin pour entrer dans l’Hudson ; nous doublons une pointe qui nous cachait la ville, et, à grande distance dans la brume, mais de face, nous voyons New-York. J’avais redouté ce moment. Eh bien ! non. Je suis séduit. La brume nous favorise. À travers ce voile lumineux, les maisons à vingt et trente étages, coupées ras au sommet, les campaniles, les clochers et les toits ordinaires de la pointe de Brooklyn semblent plus étroitement soudés les uns aux autres ; la base est presque cachée ; les plans s’effacent ; il reste une dentelure irrégulière, une bâtisse très haute, d’une richesse inusitée de mouvement, hérissée de minarets et d’aiguilles, et toute cette industrie a l’air d’une cathédrale maigre et qu’on n’aurait pas faite exprès. Le voile de brume se déchire, et ce ne sont plus que des maisons de rapport, bâties sur le modèle des piles de planches, auxquelles il faut laisser des jours, afin que l’air circule et que le bois ne pourrisse pas. Mais tout le charme ne s’en va pas, parce qu’il y a la couleur variée de ces façades, et leurs diverses lumières. Quelques-unes sont d’un grenat foncé, d’autres jaunes. J’observe à gauche la fusée magnifique d’un toit vert d’eau. La plus haute bâtisse est blanche, d’un blanc de nacre avec campanile rose ; elle mène le regard jusqu’aux nuages étendus sur la ville. Nous nous arrêtons, pendant que « la santé » monte à bord. Des journalistes croisent à tribord, sur un remorqueur, attendant l’autorisation d’embarquer sur la France. Le fort qui commande la rade a le pavillon à mi-mât, en signe de deuil, car les journaux, — déjà nous les lisons, — annoncent que plus de deux cents cadavres de passagers du Titanic viennent d’être retrouvés, flottant sur la mer. « La santé » apportait aussi les lettres. Parmi celles que je n’attendais pas, et qui m’émeuvent par leur âme vivante, l’une dit : « Cher monsieur René Bazin, nous avons appris que vous étiez à bord de la France, et cette nouvelle nous a comblées de joie. Nous sommes des religieuses chassées de France par la persécution ; nous aimons par devoir notre patrie d’adoption, mais nous ne pouvons oublier l’autre ! Tout ce qui nous vient d’elle nous fait l’effet d’un rayon de soleil. Vous nous trouverez peut-être indiscrètes, d’oser vous écrire ; cependant, si vous deviniez le plaisir que nous y trouvons, vous nous pardonneriez tout de suite. Nous n’osons pas vous demander de nous faire une petite visite, bien que nous ne soyons qu’à quelques heures de New-York. Acceptez du moins nos souhaits de bienvenue en Amérique… Vos compatriotes et vos bien respectueusement dévouées in Xto. » Hélas ! j’ai reçu plusieurs invitations de cette sorte, toutes signées de noms français, en diverses villes des États-Unis ou du Canada. Et je n’ai pas osé compter, de peur d’être trop triste.

Que cette apparition est loin de répondre aux descriptions qu’on m’avait faites des « gratte-ciel, » et mon émotion de ressembler à tous les rires que j’ai entendus ! J’ai voulu renouveler l’expérience, et étudier, non plus de la mer, mais du milieu de ses rues, le paysage de la grande ville. Avant le coucher du soleil, j’ai ouvert la fenêtre de ma chambre, située au 11e étage de l’hôtel Vanderbilt. Me suis-je trompé ? Mais non. Je domine toutes les terrasses de l’autre côté de l’avenue, toutes les maisons qui s’élèvent au delà jusqu’à l’East River. Et je vois une étonnante, une superbe mosaïque décorative. Évidemment, chacun des élémens disparates dont elle est formée peut être discuté. Mais ce champ de couleurs a une beauté grande. Je suis sûr que New-York est affreux sous la pluie. Mais le soleil du soir, celui des rayons plus dorés et des ombres plus longues, peintre, sculpteur et grand costumier du monde, rajeunit les lignes des toitures, les arêtes des balustrades et des cheminées, et met en magnificence tout ce qui a un éclat, toute pierre et toute poussière. Les premiers plans, jusqu’au bras de mer qui coupe en deux le paysage, ont une violence de ton méridionale. Le grenat des briques et des enduits domine. Au delà de l’immense berge bâtie que j’aperçois de ma fenêtre, l’East River flambe d’un feu gris d’argent ; elle est large, moirée, couturée de rides brillantes par le passage des bateaux de toute espèce. Au delà encore, la plaine bâtie s’enfonce dans d’incroyables douceurs de mauve et d’or. Deux ponts géans limitent à droite et à gauche ce vaste fragment de New-York qui appartient à nos yeux. Et tout cela n’est pas remarquable par le dessin. Il y a peu de formes belles, mais il y a une beauté singulière de couleur, dans ces zones successives de lumière, éclatantes d’abord, et peu à peu atténuées par les brumes du couchant.

La nuit est venue. Un autre décor succède à celui du jour. Toutes les rues, des milliers de rues que je ne soupçonnais pas, divisent en se croisant le double espace des ombres d’avant la rivière et des ombres d’après. Ni la tristesse, ni avec elle la grande paix des ténèbres n’ont pu s’emparer de la ville. La joie des grands feux de bois, l’étincelle, est partout. Les deux ponts mirent leurs puissantes lanternes dans les eaux sur lesquelles mille fanaux de barques et de navires tremblent et s’avancent. A l’extrême horizon, sur la terre, dans la nuit, je découvre des lueurs minuscules qui sont des groupes de lampes électriques, comme dans le ciel des étoiles toutes menues. Et le nombre est si prodigieux de ces lumières, l’illumination est si puissante que le grand voile, toujours flottant sur les villes, est clair au-dessus de l’East River, clair au-dessus des quartiers qui sont au delà, mais non d’une seule teinte, comme est la vapeur rouge au-dessus de notre Paris. Par endroits, en beaucoup de ces avenues, de ces rues et de ces carrefours étendus devant moi, les lampes sont bleues, ou orangées, ou d’un or très pâle, et je ne puis dire la douceur de ces ilots d’une clarté de jour, d’une clarté matinale, dans la nappe couleur de nacre étendue entre la ville et la nuit.

Mais que d’hommes doivent souffrir et mourir pour que New-York soit ainsi parée !

Washington, 29 avril. — Un de ces hommes qui excellent à tout mettre en formules, et qui se donnent à bon compte une réputation d’originalité, m’avait dit : « Ils gâchent tout, la campagne d’abord ; elle est cultivée quelquefois. » J’allais avoir l’occasion de juger ce jugement. Nous partions, hier, de New-York pour Washington, où la Délégation doit être reçue par le Président. Le pays est d’abord marécageux. La ligne des rails passe au milieu de bois inondés, futaies abandonnées, où la gelée et le vent bûcheronne seuls, cassant par la moitié des baliveaux de chêne qui tendent leur perchoir mort aux aigles de passage. Beaucoup de bouleaux, signes d’un sol médiocre, quelques hêtres, et des pâtures sauvages, où les plantes à larges feuilles, les roseaux et des buissons crépus font des îles nombreuses et d’un sombre vert parmi l’herbe nouvelle. Le vent était brutal, le vent de fin d’hiver qui secoue et déroule les bourgeons. Çà et là, des essais, non pas de culture, mais de villégiature : deux, quatre, dix villas posées dans une clairière sèche, et qui ne diminuaient point l’impression de solitude, et n’éveillaient pas même dans l’esprit le désir prompt à s’échapper, prompt à revenir : « Si j’habitais ici ! » Non, pas même un dimanche. J’étais las de regarder ces étendues sans mouvement, qui n’ont ni passé, ni avenir, semble-t-il, et qui ne sont que des déserts, et des filtres pour l’air et pour l’eau. Mais, à une heure environ de New- York, voici que la terre se met à onduler, d’un beau mouvement de houle atlantique, régulier et large d’épaule. Les forêts s’éloignent jusqu’à ressembler à de l’herbe au sommet des dernières collines. Partout des pentes labourées, des fromens jeunes, des avoines, champs que rien ne sépare l’un de l’autre, ni haie, ni barricade, et que dessinent seulement la couleur et l’humeur des épis. Au milieu, bien situées, de grandes maisons de ferme, bâties en planches, peintes en clair, et tout près, des granges goudronnées comme une coque de navire. Autant qu’il est possible de juger, quand on passe à quatre-vingts kilomètres à l’heure, les paysans ou plus exactement les entrepreneurs de ces vastes cultures sont des gens entendus. Puis la forêt reparaît, le train traverse un pont au-dessus d’une rivière ; une ville toute en usines, en fumée, en tapage, enlaidit la rive droite d’un estuaire vaseux. Elle est déjà oubliée. Toutes les fenêtres du wagon reçoivent une lumière plus ardente. A gauche, aussi loin que les yeux peuvent voir, il y a des eaux qui emplissent l’horizon.

Ce n’est pas la mer, et, si je ne le savais pas, je le devinerais aux rides du courant, aux sables qu’il entraîne et aux moires épanouies. Le vent non plus n’est pas marin. Il n’a pas le goût du sel, ni la jeunesse de ce qui n’a pas touché la terre. Mais ces larges eaux ne ressemblent point à celles d’Europe, à celles du moins qui me sont familières. Elles me rappellent seulement les fleuves débordés. On ne les voit point dominées par des caps, ou des collines, et les courbes des terres qui limitent leur cours, et les pointes de forêts qui s’y enfoncent, n’étant point d’un sol élevé au-dessus des eaux, semblent nager sur elles, et y mirer leurs arbres sans racine et sans herbe à leurs pieds. Ces grands fleuves enflés de lacs sont répandus encore sur des terres qu’ils abandonneront un jour, ils vivent leur période d’inondation permanente. Si vite que passe le train, j’ai le temps d’éprouver l’impression de solitude magnifique de celui qui s’avancerait ici, dans un canot, dans la pleine lumière. Aucun bateau visible. Ces eaux inhabitées, immenses, venues à travers toutes les Amériques, les terres à blé et les bois, font des clairières de soleil, et les nuages au-dessus luisent. Déjà la terre monotone, des fermes, des bois, des herbages, a repris sa course aux deux vitres du wagon.

Cette impression des eaux jaunes, prodigieuses, à la mesure de ces continens nouveaux, je l’ai éprouvée ce matin comme hier. A onze heures, la « Délégation Champlain » était réunie sur le quai du Potomac, Nous avions avec nous le ministre de la Guerre, le chef de l’État-major général de l’armée américaine, l’ambassadeur de France, plusieurs autres personnages officiels. Un piquet de soldats rendait les honneurs ; dix-neuf coups de canon saluaient les couleurs françaises que venait de hisser la canonnière Dolfin, et la musique du bord jouait la Marseillaise. Nous allions visiter Mount Vernon, l’ancienne demeure de Washington. En peu de temps, nous perdons de vue les quelques usines à haute cheminée, que cette ville des avenues, des jardins et des parcs a laissé bâtir sur la rive du fleuve, et nous nous avançons, toutes les fumées et les maisons étant restées en arrière, au milieu de ces grands espaces d’eau qui, n’ayant pas de montagnes pour les contenir, n’ont pas d’ombre sur eux et ne reflètent que du ciel. Le Dolfin suit un chenal à distance à peu près égale des deux rives. Celle de droite est relevée en talus. Tout est boisé, cette pente, l’autre bord qui est plat, les anses qui s’ouvrent et éclatent tout à coup, comme des bulles de lumière, et les petits caps de lagunes, très lointains, qui n’ont point de relief, et qui portent sans se montrer, aussi avant qu’ils peuvent dans le courant, la découpure nette d’une ligne d’arbres. Lorsque nous nous approchons un peu plus des rives, les différentes et jeunes frondaisons apparaissent, et parmi elles, des fleurs blanches. Je crois d’abord que ce sont des aubépines. J’ai vu de si beaux aubépins, à Regent’s park, et, qui feraient, dans une futaie, des taches pareilles à celles-ci. Mais non, pas pareilles, car l’aubépine est un buisson, un fouillis de bouquets d’étoiles, et fleuri jusqu’en dedans : ce que j’aperçois, sous les futaies, parmi les hampes jeunes, les baliveaux et les végétations protégées, c’est un arbuste dont les branches en éventail, comme celles d’un hêtre, portent de larges fleurs, d’un blanc soyeux, un arbre qui a ses fleurs avant ses feuilles, il me semble, ce qui est une permission donnée à quelques-uns, pour notre joie. Je demande à une Américaine. « Nous l’appelons Dogwood, » me dit-elle. Et je crois voir que les Dogwood se multiplient, à mesure que nous avançons vers Mount-Vernon. Ils blanchissent l’ombre bleue, quand la futaie se creuse, s’enfonce dans une faille, et fait un pli comme un livre entr’ouvert. Des mains se tendent vers cette pente forestière ininterrompue, fuyante, et désignent un point blanc, tout en haut. La canonnière ralentit sa marche, des fusiliers de marine, en armes, se rangent sur le pont, face à la terre. Les conversations cessent. Nous allons passer devant le tombeau de Washington, qui est là-bas, entre les arbres du parc. L’officier qui commande le piquet d’honneur tient son sabre levé. Tous les invités du Président et les marins de l’équipage sont debout et découverts. La musique, à l’avant du bateau, joue l’hymne américain. A peine la dernière phrase musicale a-t-elle commencé de courir sur les eaux, qu’un clairon, du milieu du bateau, derrière le piquet des fusiliers, salue à son tour le héros. Il l’appelle. Il jette aux collines d’en face, par deux fois, une plainte déchirante, et ces notes prolongées, d’une tristesse inattendue, m’émeuvent. J’admire ce peuple où se fait passionnément, en toute occasion, l’éducation du patriotisme. Je sais qu’il a une marine redoutable, dont les équipages, autrefois très mêlés d’étrangers, sont aujourd’hui presque entièrement américains. Je pense que ce salut au fondateur des États-Unis, il n’y a pas un grand ou un petit bateau passant en vue de Mount-Vernon, qui ne l’adresse à sa manière, chacun ayant à bord une sirène, un sifflet, un drapeau étoilé, ou un marin levant son bonnet. C’est une chose émouvante de voir grandir un pays. Et nous qui avons tant d’ancêtres, tant de héros tombés pour la patrie ! Chaque colline et chaque plaine de France abrite un mort glorieux ou plusieurs inconnus qui ont peiné et mérité. Nous pourrions aller tête nue par nos chemins, et le clairon pourrait tourner dans tous les sens son pavillon. Tant d’amour qui servirait encore ! Passé précieux et gaspillé ! L’Amérique ne laisse pas perdre une parcelle du sien. Nous descendons dans des canots automobiles qui nous mènent à terre. Les groupes s’engagent dans les allées d’un parc en pente rapide, les unes décrivant des lacets à travers les bouquets d’arbres, et la plus grande, carrossable, montant presque droit, avec sa large banquette de briques posées sur champ. J’imagine les attelages et les lourdes berlines du seigneur qui habitait là-haut. A présent, cette avenue ne connaît plus le poids des roues, à moins que ce ne soit d’une charrette de feuilles mortes ou de foin ; le tombeau du maître est à mi-colline, chapelle rouge dans la verdure ; il ne vient plus que des visiteurs, par la voie du fleuve, et la maison est à jamais inhabitée. La maison, longue, plate et blanche, posée à la crête du plateau, regarde, par-dessus les pelouses, tout un pays, les eaux coudées du Potomac, et les forêts qu’en s’écartant elles enveloppent et limitent de leur lumière. En arrière, elle a son accompagnement obligé de dépendances et de communs, son village, ainsi qu’on peut le voir, aujourd’hui encore, dans les domaines seigneuriaux d’Angleterre, cuisines, maisons du jardinier, boulangerie, et dix autres pavillons, y compris celui qui servait à fumer les jambons. Devant la demeure du jardinier, — quel poste enviable ! — des bordures de buis d’une authenticité certaine, des buis taillés en murets, en corbeilles, en pétales de lys, des buis dont on aperçoit la membrure tordue et dégarnie à moitié, vestiges encore somptueux, abritent des fleurs dont un curé du village ne voudrait plus, primevères, oreilles d’ours et pensées. Je n’ai pas vu le jardinier. Il n’est pas fonctionnaire. Il dépend de la « Mount-Vernon ladies association, » qui conserve à l’admiration de l’Amérique le domaine du grand homme ; et je le crois assuré de ne point déplaire, s’il remplit bien son rôle de retardeur de la mort et de défenseur des bosquets. Quels beaux momens il doit connaître ! Lorsque la nuit d’été va commencer, — tous les visiteurs partis, et le petit pavillon d’accostage n’étant visé par aucune proue, — quelle splendeur pour lui ! La ville, au loin, mijote dans la chaleur humide de l’été. Les habitans riches ont tous quitté la capitale politique ; les mouches à feu traversent les avenues. Le jardinier de Mount-Vernon, debout au-dessus d’une contrée assoupie, regarde d’en haut les bateaux qui passent, et le premier souffle de vent est pour lui, que la brise se lève du fleuve, ou de l’océan invisible, ou des forêts qui l’ont gardée fraîche, tout le jour, parmi les mousses, et capable seulement d’un vol court.

Washington, après une soirée. — Parmi les gloires américaines, il faut célébrer l’œillet rose et la rose qui a nom, équitablement, « american beauty. » Ce sont des fleurs de grande santé, d’une richesse de ton qui ne heurte pas et ne fatigue pas ; elles ont le parfum non pas subtil, mais d’une fraîcheur vive et durable ; elles coûtent cher ; elles meurent à profusion sur les tables et dans les salons ; on m’a dit qu’elles vivaient en serre, — du moins les premières de la saison, — et si j’en préfère d’autres, je ne veux pas le savoir, mais elles ont le droit d’être aimées.

A la fin d’un de ces diners d’apparat qui ont groupé, chaque soir, les membres de la Délégation Champlain, j’ai posé cette question à mes voisins américains : « Ne pensez-vous pas que l’Amérique, qui a eu un bel éveil littéraire, avec Longfellow, Edgar Poë, Thoreau, Hawthorn, aura un jour sa grande période de littérature et d’art ? » Un citoyen considérable des États-Unis a répondu fermement :

— Non.

— Parce que ?

— Nous ne faisons rien pour cela. Nous ne le désirons pas.

— Les Barbares ont dû dire comme vous.

— Pas tout à fait. Ils brisaient les œuvres d’art : nous les achetons.

— Comment pouvez-vous admettre que votre patrie pourra manquer, toujours, de génies créateurs ? Vous acceptez qu’elle n’ait qu’une civilisation moindre ? Toute matérielle ?

— Oui, surtout matérielle, nos profits nous permettant de jouir, comme d’un luxe, des arts qui n’auront pas fleuri chez nous. Nous buvons votre Champagne : c’est la même chose. J’accepte très bien l’idée d’une Amérique tributaire de quelques nations anciennes, pour les jeux de l’esprit.

— Ce que vous appelez jeu, c’est la vie même. Je vais vous dire le rêve que j’ai fait. Je suis, pour vous, plus ambitieux que vous.

Ma voisine, Américaine, écoutait de ses deux yeux où il y avait une mine d’or et une forêt mêlées ; tandis que mon interlocuteur, comme un taureau qui va charger, baissant un peu sa face carrée, coiffée d’une lamelle de cheveux noirs, fixait sur moi des prunelles non habituées aux nuances, et qui ne cessaient de dire : « Non, non, non. »

— Pourquoi pas ? Vous dites que l’éducation, l’exemple, la lecture des journaux, le besoin de luxe, développent jusqu’à la folie l’ambition de la richesse, et que toute la puissance des esprits américains est captée par les affaires. Vous faites de l’hyperbole, tout simplement, comme les poètes. Vous oubliez de quels élémens votre peuple est fabriqué. C’est un alliage où il entre de tout. Il n’est pas possible que, de tant de races qui se rencontrent ici, et se fondent, quelques hommes ne naissent pas, doués du génie qui fait les grands poètes ou les grands peintres. Je suppose qu’ils naissent. Que leur faut-il pour devenir illustres ? L’admiration ? Ils auront celle des femmes américaines qui ont cent fois plus de culture que leurs maris. Elles proclameront que ce livre est très beau et que ce panneau décoratif est une merveille. Elles y mettront la passion de la découverte, et la ténacité de l’amour-propre. Et les hommes ne tarderont pas à les croire, et à répéter : « Nous avons de grands artistes, » non parce qu’ils goûteront le livre ou la peinture, mais par patriotisme, et parce que les Américaines l’auront dit. Alors, le monde sera averti et sommé de ne pas marchander son admiration à l’Amérique pensante, versifiante, romanisante, à l’Amérique décoratrice ou musicienne. Vous élèverez un palais à l’Art américain ; vous ferez faire, en or, la statue de vos poètes vivans, et vous mettrez un droit ad valorem, prohibitif, sur tout exemplaire importé d’Homère, de Dante ou de Shakspeare. Vous pouvez rire de mon rêve. Il est pour le bel honneur de l’Amérique.

Ma voisine approuvait, et disait :

— Oui, les femmes inventeront les génies.

L’homme politique riposta, rudement :

— Qu’elles les fassent donc : c’est beaucoup mieux leur rôle.

Une grande dame, anglaise, resta droite, et dit :

— Parce qu’ils commencent, ils s’imaginent que les autres finissent. La vérité est qu’ils commencent, et que les autres ne finissent pas.

Je me souvenais de ce fragment de conversation, en recevant, à l’hôtel, et au moment où j’allais quitter Washington, la visite d’un Français. C’était un religieux, jeune encore, et que j’avais connu en France. Nous avions, à nous retrouver, cette joie et cette peine qu’on imaginera. La joie cependant dominait. Nous ne pouvions nous faire qu’un petit nombre de questions, car le temps pressait. Les premières furent : « Vous souvenez-vous ? » La seconde : « Parlez-moi de la France. » Et, en finissant, mon ami me racontait sa vie en exil. Il professe à l’Université catholique de Washington. Je demandai :

— Vos étudians ont-ils le goût de la philosophie et de la théologie ?

— Remarquablement, me répondit-il. J’avais été l’objet de grandes commisérations, le jour où l’on avait appris que je devais enseigner en Amérique. « Les Américains, me disait-on, ne vous suivront pas ; ils ne sont pas doués pour d’autres sciences que les mécaniques et les mathématiques. » Or, cela n’est pas vrai. Vous pouvez le dire hardiment. L’esprit philosophique est répandu en Amérique ; je suis frappé du progrès rapide, de l’aptitude, de la vigueur et de la bonne volonté intellectuelle que je rencontre parmi mes auditeurs. Vous ne sauriez croire, au surplus, l’admiration de l’Américain, en général, pour toute intellectualité.

3 mai. Lac Champlain. — Nous avons, ces jours derniers, assisté à un bal donné par la « Société des Cincinnati. » Les descendans de ceux qui ont combattu, dans la guerre de l’Indépendance, portaient, hommes et femmes, un bijou qui rappelle cette noblesse. A Philadelphie, on nous a montré la maison de l’Indépendance, la cloche, aujourd’hui fêlée, qui sonna la liberté de l’Amérique, et, dans des salles du premier étage, les portraits des Américains et des gentilshommes français qui se battirent pour la même cause. Il y a partout, ici, un respect du passé, une recherche des moindres bribes d’histoire et de tradition. Les Américains réussissent, à force d’amour, à faire une grande histoire avec un court passé. Et nous ? Quels mauvais trésoriers de l’histoire de France nous avons eus ! Dix peuples pourraient se faire des ancêtres avec ceux que nous avons vu calomnier, oublier, effacer. La joie est vive, même si un peu de rougeur nous en vient ensuite, lorsque des étrangers célèbrent quelqu’un de ces Français d’autrefois, et nous rappellent la parenté. Nous avons eu cette joie, aujourd’hui, de l’aube à la nuit.

Depuis hier soir, nous voyagions en train spécial, afin de gagner les rives du lac Champlain. Ce matin, à la première heure, la sensation d’immobilité m’éveille. J’ouvre la fenêtre du Pullman, et je reconnais qu’en effet nous sommes arrêtés, sur une voie de garage, en rase campagne. Le jour est levé, le soleil ne l’est pas, mais va paraître. J’ai devant moi, à droite de la ligne du chemin de fer, des terres baissantes, herbues, sauvages à la manière des pâtures délaissées ; au delà une maison grande, sous des ormes, et au delà encore les eaux du lac, dont le luisant ne m’arrive que par lames, entre les brouillards blancs qui voyagent et qui montent. Le silence est admirable. C’est la saison, — déjà passée chez nous, — où les merles, à l’aube, se posent sur la pointe des arbres. Ils n’y manquent point. La dentelure des collines, au delà du lac et au-dessus des brouillards, devient d’un bleu vif, et soudain le globe du soleil dépasse le bord de l’écran. Aussitôt, un gros héron butor, qui regagne les bois, arrive au vol, les pattes en gouvernail et franchit le remblai. J’entends le bruit de rames de ses ailes courtes. J’entends venir un train, de l’extrême horizon, et le bruit est si menu qu’il rend présente l’immensité du paysage où il se dilue. La paix primitive est encore ici. Je sors, je vois, sur la gauche de la ligne, des plans successifs de collines boisées, dont les dernières ont un air de montagnes. Ce sont les monts Adirondackse. On les appelle montagnes vertes, dans le pays, mais elles regardent le matin, et des milliards de bourgeons, tout empâtés, les habillent de pourpre. Chênes peut-être, érables probablement : ce bel érable qui a deux saisons rouges.

Vers huit heures, des automobiles viennent nous chercher. Je monte dans la première, avec Hanotaux et deux autres de nos compagnons. Nous n’avons pas un long chemin à faire : une côte entre des futaies claires, un palier de peu d’étendue, un tournant à gauche, une belle courbe descendante, jalonnée d’arbres verts, et nous voici devant le perron d’une grande villa, au bord de l’eau. Nos hôtes pour la matinée, Mr et Mrs S. H. P. Pell, s’avancent sous la véranda. L’automobile s’arrête, et, à ce moment, un petit coup de canon retentit en avant. Nous regardons dans la direction d’où le coup est parti, et nous voyons l’herbe de la prairie toute constellée de drapeaux tricolores. Une seconde automobile arrive ; elle est saluée comme la nôtre. Dans la belle maison très claire, très blanche, ornée de portraits de famille, et de gravures anciennes représentant les aspects d’autrefois de ce lieu tout ennobli d’histoire, nous sommes accueillis avec une grâce intelligente, et une science du monde qui laisse transparaître un cœur attentif et vrai. Il y a des minutes où de simples particuliers et de simples actions deviennent des argumens en faveur d’un pays. Et je ne pourrai plus entendre médire de l’esprit américain, sans me souvenir de l’hospitalité des Américains de Ticonderoga. Le nom est le nom indien de la forteresse qui fut confiée par Louis XV au marquis de Montcalm. Les Français disaient, disent et diront encore « Carillon. » A Carillon, le 8 juillet 1758, le marquis de Montcalm n’avait que 3 570 réguliers, 87 marins, 85 Canadiens et 16 sauvages sous ses ordres, c’est-à-dire 3758 soldats ; mais il était retranché dans les bois, et il avait un refuge, en cas de besoin. Abercromby commandait une armée de 16 500 hommes, et il s’avançait pour vaincre cet ennemi faible et pour établir définitivement la domination anglaise sur le Canada. L’heure n’était pas venue. Une fois de plus, bien que l’ennemi fût vaillant et obstiné, la France, à armes inégales, fut victorieuse. En entrant dans la maison de Mr Pell, nous nous rappelons cette date, ces chiffres, et tout leur bel honneur. Nous nous souvenons que le matin, dans cette forêt où nous allons entrer tout à l’heure, Montcalm, enlevant sa veste et l’accrochant à une branche d’arbre, dit à ses hommes, qui achevaient de garnir de pieux les retranchemens : « Enfans, la journée sera chaude. » Nous nous rappelons que, le soir, à cette même place, à la lueur longue du jour allongée par le reflet du lac, il écrivait : « Quelle journée pour la France ! La trop petite armée du Roi vient de battre ses ennemis… Ah ! quelles troupes que les nôtres ! Je n’en ai jamais vu de pareilles. »

En combien de lieux de la terre, chez les autres, notre mémoire ne pourrait-elle pas nous parler ainsi, tout bas, de la gloire de nos armes ? Mais ce qui est délicieux, c’est que la famille étrangère qui nous reçoit se souvient aussi, et qu’elle comprend, et qu’elle sait encore autre chose que de l’histoire. Tandis qu’on nous sert un premier déjeuner d’une ordonnance jolie et méditée, — il y avait jusqu’à des fruits de Californie ou de Floride jetés dans du vin aromatisé, — nos hôtes et les parens de nos hôtes nous parlent de cette France qu’ils connaissent, et qu’ils aiment, de Jacques Cartier, de Roberval, de Champlain « père des sauvages, » des missionnaires, de Frontenac, de Vaudreuil, de Montcalm. Ces noms revivent, et ceux des adversaires. Nous apprenons que M. Pell a voulu acheter tout le territoire où se battirent, autour de Carillon, les Français et les Anglais, afin qu’on ne puisse y bâtir d’hôtel, et diminuer le caractère sacré de ce paysage. N’est-ce pas un joli trait, et appartient-il, par hasard, à cette « civilisation matérielle » dont on fait aux Américains, tantôt un reproche, tantôt un si lourd compliment ? Nous sortons de la villa ; nous traversons la prairie, et, le terrain se relevant un peu, nous sommes devant un fortin carré, en pierre, protégé par des fossés. Les propriétaires l’ont restauré, mais la plus grande partie de ces moellons sont véritablement des pierres de guerre, et les poutrelles noires des chambres ont bruni à la fumée des pipes que fumaient, dans l’hiver dur de ces climats, les enfans perdus et presque abandonnés des régimens de France. On pense à ces reproches qu’ils devaient faire, aux nouvelles apportées par les sauvages, au vent qui soufflait, à la tempête de neige, et au « quand même » qu’ils disaient tous, après avoir grogné. Le fort est pavoisé en notre honneur. Sur la façade, une plaque de bronze porte cette inscription : Germain redoubt, constructed by captain Germain, régiment des Gardes de la Reine, in 1758, by order of the marquis de Montcalm, in command of the forteress of Carillon. Le long de l’ancien chemin couvert, tranchée aujourd’hui, nous montons vers l’intérieur des terres. Devant nous, à 500 mètres, de hauts glacis couronnent la colline, et cachent, jusqu’à la toiture, une construction qui devait servir de logement aux officiers. J’aperçois deux drapeaux claquant à la pointe de deux perches immenses, et plus bas, comme une corbeille de fleurs violettes, — mouvantes, car le vent est vif, — où ils auraient été plantés. Mais personne ne m’explique encore ce que nous allons voir. Et M. Pell, qui marche près de moi, se baissant, cueille la feuille laineuse d’une plante sauvage et me dit : « Gardez-la, en souvenir. Ici même, voilà quelques années, nous avons voulu faire une tranchée. Aux premiers coups de pioche, les ouvriers ont découvert des corps couchés, revêtus d’uniformes galonnés. L’ordre a été donné aussitôt de reniveler et de n’y plus toucher. » L’émotion nous gagne. Je continue de gravir la colline. Il faut tourner un peu pour trouver l’entrée de la forteresse de Carillon. Une douzaine de canons, en dehors, sont encore braqués sur le lac et sur la petite montagne voisine, « le mont de France, » d’où tirait l’artillerie anglaise. J’entre dans l’enceinte de la forteresse. Elle est en atours de fête. Elle attendait la France. Ah ! la voici qui est venue, la France. Et elle voit, devant la façade du vieux logement de Montcalm, dix étendards de soie que le vent déplie et qui retombent, pesans, sur la hampe, carrés violets bordés de blanc, panneaux bleus barrés de rouge, panneaux multicolores, tous les étendards des régimens de France qui furent représentés à la bataille de Carillon. Les couleurs victorieuses revivent dans la lumière. Et, bien au-dessus, dominant les talus et les toits, deux grands drapeaux protègent les autres, les commandent et les expliquent : le drapeau étoile de la jeune Amérique, et le drapeau de l’ancienne France, tout blanc, fleurdelisé. Mes yeux se sont emplis de larmes, et je crois bien que deux larmes ont coulé. Je suis sûr qu’elles disaient : « Vive cette Amérique-là, qui a le cœur profond ! » Elles disaient autre chose encore, et je me sentais vivre dans la France d’autrefois, unanime.

La maison du fort est devenue un musée. Des épées, des fusils, des balles, des lettres, des clés, des bêches qui se sont battues, elles aussi, en élevant des retranchemens, des gravures de plusieurs époques sont là, pendus aux murailles ou serrés dans des vitrines, jusqu’à une vieille montre que le journal de la forteresse, — conservé également, — disait avoir été perdue parmi les ruines. Nous nous attardons là, et je vois que nos compagnons de voyage parlent moins que tout à l’heure. Mais, lorsque nous faisons le tour des talus de Carillon, et que nous observons, dans la pleine clarté de dix heures du matin, toute la contrée que commande le vieux fort, les paroles reviennent, la joie aussi. Au delà des terres descendantes, au delà du lac, étroit en ce point, les collines s’étagent, et le bleu des lointains s’affermit jusqu’à dessiner des lignes nettes sur l’azur pâle de l’horizon. Quelqu’un dit :

— N’êtes-vous pas d’avis que cela ressemble à la plaine de Pau, vue de la terrasse ?

En effet, si j’efface de mon souvenir l’image des eaux bleues, que ne rappellent en aucune façon les eaux du lac Champlain, troublées par la fonte des neiges, et qui refusent le ciel, les deux paysages ont une parenté de mouvement. L’atmosphère même est transparente ici, et favorable aux architectures étagées des lointains.

Un autre de nos compagnons, qui observe plutôt la forme longue du lac, et la couleur des arbres de premier plan, dit, presque au même moment :

— Je crois voir les Vosges, avec Retournemer et Longemer.

Tous d’ailleurs, nous reconnaissons ici des harmonies françaises.


Quelques heures plus tard, nous sommes sur une pointe de terre, loin déjà du fort de Carillon, au pied d’un phare de pierre blanche. Le phare domine un meulon de mauvaise rocaille, unique, debout parmi des lieux bas et des prairies, qui s’étendent en arrière. Quel désert ce doit être, et depuis l’origine du monde, cet éperon que bat la vague courte du lac Champlain ! Mais aujourd’hui les gens des villages américains, ceux qui habitent dans les monts Adirondacks, ceux de l’autre côté de l’eau, mineurs, fermiers, et quelques industriels, ou des pêcheurs de truites venus pour préparer la campagne prochaine, sont accourus à Crown point. Des chevaux, au piquet, broutent dans les prairies ; d’autres sont attachés aux branches d’un fragment de haie, reste peut-être d’une plantation faite par la main d’un vieux Français jalonneur et jaloux ; des carrioles américaines, — un petit siège sur quatre roues légérissimes, — des chariots, vingt automobiles sont épars dans les herbes, tandis qu’autour du phare, à tous les degrés du raidillon de pierre, assise sur des planches ou sur la terre, la population mélangée, familière, contenant mal les enfans qui trottent comme des cailleteaux, écoute, comprend ou fait semblant de comprendre les discours qui glorifient Champlain. Le médaillon de bronze qui représente la France, l’œuvre de Rodin, apportée par nous, est déjà posée dans sa niche, face au large. Le vent souffle. Il fait vibrer les dix cordes tendues depuis la lanterne du phare jusqu’à terre, en couronne, et claquer le grand pavois, tous les drapeaux qui les ornent. Et, comme j’ai de longues distractions lorsque le discours est en anglais, j’entends ce que disent les drapeaux :

— Les voyez-vous, ces hommes assis au premier rang ? Ils ne sont pas d’ici.

— C’est évident qu’ils ne sont pas d’ici ! Vous parlez pour dire peu de chose : sont-ils tannés par le grand air ? Ont-ils l’honnête laisser aller du citoyen américain ?

— Je suppose qu’ils sont de Paris ?

— Vous avez un moyen bien simple de le savoir, mon cher. Ne faites pas tant de bruit ! Écoutez ! Quand ils sont de Paris, ils ne manquent jamais de le dire !

— … Justement, l’orateur vient de le proclamer : ils viennent de Paris.

— Pas très étendue, la France ?

— Pas très redoutable ?

Un drapeau où il y avait de la fumée noire dit :

— Pas très sérieuse ?

Alors, le drapeau anglais, qui n’avait rien dit, claqua d’un coup si sec qu’un fouet n’aurait pas mieux fait.

— Très sérieuse, mon cher. J’ai connu les Français à une époque où vous n’étiez pas grand’chose, soit dit sans vous offenser. J’ai connu Champlain. Il avait l’air jovial. Il plaisantait volontiers. Les sauvages lui disaient : « Nous aimons que tu nous parles. Tu as toujours quelque chose de joyeux à dire. » Mais, croyez-moi, je m’y entends : c’était un colonial, et un rude adversaire. Je dis adversaire, parce que c’est le nom qu’on donne à ses anciens ennemis quand ils sont devenus nos amis, vous comprenez ?

— A peu près.

Je laisse les drapeaux s’agiter. Je pense à ce brave dont c’est la fête, en ce moment, à sa petite ville de Brouage, endormie et ruinée dans les herbes, aux rêves de gloire qu’il y fit, tout jeune, semblable en cela à beaucoup d’hommes de son temps, et qu’il accomplit parce qu’il avait un cœur capable de souffrir pour son amour. Or il aimait la France ; il la quitta pour la mieux servir ; il emporta d’elle, aux Indes Occidentales et plus tard au Canada, pauvre compagnon, une image parfaite et toute sainte. Presque seul parmi les sauvages, ayant chargé sur ses fortes épaules des rames, des provisions et la couverture où il se coucherait pour la nuit, éprouvé par le chaud, le froid, les moustiques, la longueur des exils et l’incessante trahison des hommes, il allait, sur les terres mêmes où nous sommes, à la découverte, voyant un monde nouveau se lever autour de lui, et le donnant à son maître du ciel en même temps qu’il le donnait au Roi, secrètement, à chaque heure, à chaque regard par quoi il prenait possession de ce monde inconnu. Car il disait : « Les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays infidèles, que pour y faire régner Jésus-Christ. » Le commerce n’était pas oublié. Mais quelle humanité supérieure ! Elle est encore vivante, méconnue seulement. Champlain a passé ici. Je songe que ce paysage a été reflété dans ses yeux comme il l’est dans les miens. Ce paysage ? Est-ce bien sûr ? Où sont les témoins certains ? Ce n’est pas la prairie, qui est neuve. Ce ne sont ni les arbres, trop jeunes pour l’avoir pu connaître, ni les eaux qui ont changé, ni les nuages, ni les ancêtres même des spectateurs rassemblés sur cette grève : à peine peut-on dire que le mouvement du sol chantait comme aujourd’hui, le même vers dans l’hymne universel.


… 8 heures du soir. — Nous avons repris notre train spécial, et longé, aux dernières heures du jour, le lac Champlain. Il n’y a pas deux semaines que la débâcle des glaces a donné le signal du printemps. Déjà les bouleaux, au bout de leurs branches d’acier menu, ont des pendentifs d’un vert pâle. Les eaux sont devenues, vers le Nord, extrêmement larges. Nous cherchons, dans la campagne où la lumière s’éteint, les clochers de chez nous. Les villages, à présent, sont presque entièrement habités par des Canadiens émigrés. Nous approchons de la frontière. Voici deux grandes fermes bâties sur le dos d’une longue et large vague de terre parallèle au remblai. Elles doivent voir, dans les demi-ténèbres, la fumée, qui est rouge en dessous, de la machine, et les panneaux de lumière entraînés sur les « lisses. » Nous, le front appuyé aux vitres, nous voyons, car la distance ne doit pas être de trois cents mètres, des constructions nombreuses, trapues, faites en planches et qui ont l’air d’être posées sur le sol nu ; puis des champs qui attendent la charrue. Un peu de neige dort et meurt en dormant dans le creux d’un sillon. « Ne trouvez-vous pas que les clôtures sont plus rapprochées ? — Oui, besoin d’intimité : la famille et les champs sont comme chez nous, serrés autour des chefs. Voyez cette palissade qui clôt la jachère ? — Et la ligne de poteaux autour du pré ! — Et la haie ! Oui, une haie ! une clôture vivante ! Ah ! monsieur, qu’elle fleurisse seulement, et je me croirai à cinquante lieues de Paris ! — Regardez l’homme, à présent ! » Il rentrait, le dernier, lent, balancé sur ses jambes, un peu courbé en avant et les bras dépassant la ligne du corps, comme s’il tenait la charrue. Mais je voyais bien qu’il causait avec sa terre, en marchant, et qu’il avait si profond dans l’esprit l’espérance et le souci du printemps, que le passage du train n’interrompit pas le songe. Il revenait. Il était une ombre dont la forme s’est promptement fondue avec les mottes et couchée dans l’universelle ténèbre, et il n’y eut plus, pour nous déjà bien loin, qu’une fenêtre éclairée, un point lumineux, dominateur et doux, sur la courbe invisible, et vers lequel le fermier s’avançait.

La nuit est venue. Le sommeil commence à nous prendre. Tout à coup je sursaute. Le train s’arrête. Nous sommes enveloppés d’une foule qui crie. Le nègre se précipite pour empêcher ces voyageurs d’envahir les wagons. Le bruit augmente. Hanotaux parait à l’extrémité de la voiture, et appelle à haute voix : « M. de Rochambeau ? Général Lebon ? Barthou ? Lamy ? René Bazin ? Blériot ?… » et tous les autres noms successivement. Il nous presse : « Dépêchez-vous ! On veut vous voir ! Le train ne s’arrête que cinq minutes ! » Nous accourons. L’un après l’autre, nous apparaissons sur les marches du petit escalier du Pullman : mille, deux mille personnes peut-être se pressent sur le quai de la gare ; hommes, femmes, enfans, tous nous tendent les mains ; tous essayent d’approcher ; tous crient : « Vive la France ! Vivent les Français ! Parlez-nous ! Parlez-nous ! Vive la France ! » Je ne sais plus ce que j’ai dit. J’ai crié : « Vive le Canada ! » Je crois que j’ai promis de revenir ! Déjà ! Les visages étaient de ceux que j’ai toujours connus. Les yeux brillaient d’une amitié sans étonnement, qui est celle de la race. Quand j’ai demandé :

— Où sommes-nous ?

— Saint-Jean ! Et vive la France ! m’ont-ils répondu.

… Le train s’est remis en marche. Les lumières de la gare de Saint-Jean sont menues comme un grain de poudre qui flamberait dans la nuit. Nous serons bientôt à Montréal.


Dimanche 5 mai. Montréal. — Hier soir, les Montréaliens nous ont reçus d’une façon magnifique, dans la grande salle de l’hôtel Windsor. Et, quand mon tour a été venu, à la fin du diner, de saluer le Canada, je n’ai eu qu’à raconter mon émotion de l’après-midi et de la nuit d’avant-hier, de ce que je puis appeler « la nuit de Saint-Jean : »

« La courtoisie traditionnelle et si haute de l’Angleterre ne sera pas surprise si, venant pour la première fois dans ce pays, et y rencontrant de lointains et chers parens, c’est à eux que j’adresse mon salut.

« Canadiens-Français, j’ai deviné à plus d’un signe, et longtemps d’avance, hier, que nous approchions de votre pays.

« Dès le Sud du lac Champlain, j’ai commencé d’observer que les labours étaient bien soignés. Les mottes s’alignaient droit, sans faire un coude, tout le long des guérets. A peine la neige avait fondu, que déjà de grands amis de la terre, de fins laboureurs ouvraient les sillons pour la semence. Et j’ai pensé : C’est comme chez nous ; quand les hargnes de mars sont passées, la charrue mord les jachères.

« Un peu plus loin, j’ai vu des haies, des palissades plus multipliées qu’en pays de New- York. L’espace était immense, mais il était clos. Et j’ai pensé : Ce sont bien sur nos gens, qui aiment à être chez eux !

« En même temps, le caractère des paysages, par la culture qui fait une physionomie plus souple et plus vivante au sol, le caractère des paysages changeait. Quelques-uns de nous disaient : « N’est-ce pas notre plaine ? N’est-ce pas nos montagnes ? N’est-ce pas la claire lumière ? »

« Dans un chemin, j’ai vu beaucoup d’enfans. Ils ont levé les yeux, et ils riaient à la vie nouvelle. Et j’ai dit : Nombreux, mutins, bien allans, ce sont leurs fils !

« J’ai aperçu, enveloppé d’ormeaux, un clocher fin, tout blanc, d’où partait l’Angelus du soir, et j’ai dit : Puisque mon Dieu est là présent, les Canadiens sont tout autour !

« Et, en effet, dès que le train se fut arrêté, nous vîmes une grande foule qui nous attendait, et des visages heureux, et tout à fait de la parenté. On se reconnaissait. On se disait : « Ah ! les braves gens ! Les gens de chez nous ! » Le bruit des acclamations renaissait comme la houle.

« Alors, chacun de nous a senti les larmes lui monter aux yeux, celles qui sont toutes nobles, celles qui effacent peut-être les fautes du passé.

« Et j’ai résolu de saluer, ce soir, les Canadiens-Français, qui ont fait pleurer les Français de France. »

Aujourd’hui dimanche, nous allons voir le parc de Montréal. Il est au milieu et au-dessus de la ville, montagne boisée d’assez bonne hauteur. Les premières pentes sont couvertes de belles villas et de jardins, puis les routes montent en lacet parmi des futaies. Nos chevaux tirent à plein collier. Nous rencontrons des groupes de cavaliers qui sont, certainement, des Anglo-Canadiens, car cette ville est mixte, partagée inégalement entre des races différentes. J’ai même traversé plusieurs fois un quartier où abondent les enseignes et les affiches en hébreu. Il y a peu de monde au parc ce matin, et, par momens, lorsque les érables, les chênes, les hêtres, forment muraille et font l’ogive, ou qu’une avenue transversale ouvre sur un petit plateau gazonné, mouillé et tournant, on se croirait loin d’une ville. Cependant, la ville nous enveloppe. Un caillou bien lancé retomberait sur une maison. Nous arrivons sur une vaste terrasse sablée, ménagée au sommet du parc, et protégée par une balustrade. De là, le jour étant limpide, et le paysage très plat, on a une vue géographique, étendue et précise. En bas, à une belle profondeur, apparait très net et presque sans relief le dessin de la ville, avec les rues, les avenues, les places, quelques clochers, quelques tours, et, à la périphérie, des cheminées d’usines. Elle s’infléchit à l’Ouest et à l’Est ; elle fera bientôt, nous disent nos amis Canadiens, le tour de la montagne, et elle sera une cité immense comparable aux plus grandes des États-Unis, dominée par une gerbe de futaies. Déjà son étendue et sa puissance me surprennent. Elle occupe tout l’espace entre la montagne et le Saint-Laurent, qu’on voit venir des brumes de l’extrême Ouest et se perdre dans les brumes de l’Est. Elle a ses manufactures au bord du fleuve, et un voile de fumée, qui parait mince parce que tout est grand ici, flotte sur les eaux jaunes. Au delà du fleuve, s’étend une plaine et, si je ne savais où je suis, je dirais le royaume des plaines. Il n’a point de limite discernable. Les plus voisines de ces étendues sont à cette distance où déjà les couleurs des choses se fondent et renaissent en harmonie. A l’heure où nous sommes, le ton commun est un roux ardent, qui se mélange peu à peu de violet, et se perd dans cette pourpre qui unit le bas du ciel à la ligne invisible de l’horizon. Des montagnes pareilles à celle qui nous sert d’observatoire, des Laurentides isolées, se lèvent au Sud-Est ; elles ont la forme des meules de paille, les premières presque nettes, les autres, deux, trois, je ne saurais donner un nombre, si transparentes et d’un contour si léger qu’elle semblent des nuages pour un moment posés.


Les campagnes autour de Montréal. — Je n’ai pas entrepris de raconter le voyage de la Délégation Champlain, ni de nommer tous ceux que je me félicite d’avoir connus ou retrouvés, ni de décrire les réceptions qui nous furent faites, à Étienne Lamy et à moi, après le départ de la Délégation, par les principales œuvres de charité ou d’enseignement chrétien de Montréal. Je recevrai, bien sûr, à Québec, dans les grandes salles des maisons d’éducation, ce même accueil, délicieux et ancien, composé d’amitié, de menuet et d’éternité. Que de fois, en France, j’ai été ému par ces visages mêmes, cette politesse, cette révérence, cette grandeur et cette jeunesse ! Je n’écris pas un livre, mais des notes où le paysage a la plus grande part. Et je dirai quelque chose des campagnes, parce que je les ai vues mieux que tout le reste.

Je suis invité à déjeuner chez un riche cultivateur du village de Saint-Laurent, frère d’un chanoine de la cathédrale. Et comme le chanoine fait partie de cette sorte de famille ecclésiastique, vicaires généraux, secrétaires, économes, que préside l’archevêque, mon très honoré et cher ami Mgr Bruchési, c’est de l’Archevêché que nous partons. Il est de bonne heure. L’automobile qui est venue nous chercher appartient à un cultivateur, frère aussi du chanoine et de mon hôte prochain. Nous passons au pied de la montagne-parc, dans ce joli faubourg d’Outremont où sont bâties des villas, parmi des verdures caduques, en ce moment jeunes et fines. La route ne vaut pas les routes de France ; elle est seulement suffisante ; mais nous n’avons pas fait trois milles hors de la ville, que nous nous trouvons en présence de l’obstacle le plus inattendu : une maison en voyage. Oui, une maison en bois, comme elles sont presque toutes à la campagne, de notable largeur, et composée d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et de deux mansardes. Elle a dû se mettre en marche à l’aurore. Elle est solidement assise sur des rouleaux ; les rouleaux peuvent tourner sur des madriers qu’on a disposés sur le chemin, l’un à droite, l’autre à gauche, comme des rails, et l’énorme promeneuse est tirée par une chaîne, qui s’enroule autour d’un treuil, en avant. Quant au treuil, il a été planté, — pouvait-il l’être mieux ? — droit au milieu de la couche de macadam, et un brave cheval, tranquillement, tourne autour du pivot. Notre chauffeur n’hésite pas ; il donne un coup de volant à droite, fait sauter l’automobile sur la banquette d’herbe, coule dans un caniveau, remonte, salue le cheval résigné qui hale la maison, puis il reprend la route et file à bonne allure. La campagne est de sol léger, propre à la culture maraîchère. Je n’aperçois pas une terre en friche, pas un buisson inutile. Mes compagnons me donnent quelques détails sur Saint-Laurent, dont nous approchons.

— 500 feux, dont 150 abonnés au téléphone.

— A quoi sert le téléphone, dans les fermes ?

— Pour les affaires, donc ! Et en hiver, quand on ne peut pas sortir, on fait un bout de causette par le fil. Ce qu’on s’amuse, l’hiver !

Cette note, cette allusion au plaisir de l’hiver, voilà dix fois que je l’entends, depuis le peu de jours que je vis au Canada. J’apprends aussi que la spéculation sur les terrains, qui détruit tout l’ordre des valeurs en abaissant le travail, se porte particulièrement sur cette région où nous sommes. Un nouveau chemin de fer, le Grand Nord, va la traverser. Les compagnies américaines n’acquièrent pas seulement, comme les nôtres, la largeur d’un trait de plume sur le plan cadastral : elles achètent des domaines considérables, qu’elles revendront s’il leur plaît. Presque toutes les fermes de la paroisse de Saint-Laurent ont été cédées ainsi, depuis quelques mois, soit au Grand Nord, soit à des compagnies financières. Tout autour de Montréal, d’ailleurs, ce sont des centaines de familles qui se trouvent, volontairement, appauvries de leur maison et de leur terre, et chargées d’or. Des fermes de 50 000 francs viennent d’être payées 200 000 francs, d’autres 500 000. La tradition rurale est ébranlée et la vocation des jeunes en grand péril. Je regarde les guérets sablonneux où demain seront bâties des usines. L’automobile s’engage dans un chemin transversal et médiocre, et s’arrête devant une très jolie maison, construite en bois verni, et précédée d’un petit pré clos. Tout le long de la clôture blanche, des drapeaux aux couleurs françaises, d’autres aux couleurs pontificales ont été plantés, et, çà et là, des banderoles portent écrit, en lettres d’or, le mot « Bienvenue. » La façade du cottage, les colonnes de la véranda qui tourne, selon la mode canadienne, autour du rez-de-chaussée surélevé, sont décorées de drapeaux aussi et de guirlandes. Toute la famille est là groupée, le père et la mère, des frères et des sœurs, des fils et des filles. On me reçoit comme un parent qui aurait longtemps oublié de venir en Amérique, et que l’on fête, afin qu’il se souvienne et qu’il regrette sa négligence. Quelqu’un m’a dit hier, à Montréal, dans la rue : « Vous allez diner chez M. Adélard Cousineau ? — Oui. — C’est un homme qui « vaut » un gros chiffre. » Il avait précisé. Mais ce n’est pas notre manière de compter. La richesse est ici évidente : il suffit, pour n’en pas douter, de pénétrer dans le salon où l’on me fait asseoir, puis dans la salle à manger ornée de fleurs. Mais, en voyant mon hôte robuste, aux yeux clairs, au visage hâlé, je pense beaucoup moins à sa fortune qu’à ce qu’il « vaut » moralement, à son air d’honnête homme, de brave homme, et encore de pionnier qui a lutté. Il préside la table, autour de laquelle ont pris place des frères, des beaux-frères, des fils, des neveux ; les jeunes femmes et les jeunes filles servent les plats innombrables, changent les assiettes, et ne cessent d’aller et de venir entre la salle et la cuisine ; mais non pas toutes, car, dans le salon voisin, pendant le repas, une voix fraîche chante des chansons et des romances. Les souvenirs me reviennent en foule, surtout ceux des métairies de la Vendée, où les femmes, qui sont reines, et reines incroyablement, d’après l’usage ancien mangent après les hommes. Nous causons aisément, et sans chercher les mots, à cause des fraternités qui nous lient, et du goût de la terre que nous avons commun. Puis je vais visiter la ferme voisine, « la maison de Jasmin, » qu’on m’a dit être du vrai type français, et pareille aux anciennes. Elle date de 1808. C’est, en effet, en plus grand, un logement de fermiers français. Hélas ! le domaine a été vendu. Il va falloir quitter le sol défriché par les aïeux, voir détruire les plantations qui promettent et celles qui sont en plein remerciement. Le père me montre ses groseilliers et ses pommiers. La mère, — elle a eu dix-sept enfans, — me présente deux jeunes gars élancés, à l’œil timide et brillant, et me dit, avec fierté : « En voici deux, monsieur, qui seront cultivateurs, comme nous. Ils ne veulent rien autre chose. N’est-ce pas ? » Et les enfans confirment de la tête, gravement, la parole maternelle.

Nous remontons en voiture. L’automobile achève de traverser la grande île sur laquelle est bâti Montréal. Je retrouve un de ces paysages fluviaux qui sont vraiment une des caractéristiques de la nature américaine : eaux débordantes, îles et rives boisées, terres à peine émergentes, solitude des forêts primitives, noyées dans les fleuves géans. Nous entrons alors dans la paroisse de Saint-Eustache. Les cultures reparaissent, puis les bois. Nous avons pris une belle route qui coupe un bois non exploité. Et je ne veux pas dire que des bûcherons n’y sont jamais venus couper un tronc d’arbre, mais la main de l’homme, la main ravageuse n’a pas travaillé avec méthode. Les essences les plus diverses sont mêlées, et j’admire le vert tout jeune des épinettes, et ces thuyas échevelés, qu’on appelle cèdres au Canada, et dont le bois n’est jamais attaqué par la vermine. Le regard est vite arrêté ; il ne fouille pas les profondeurs : mais il y a des clairières, aux deux bords de la route, et j’aperçois, au milieu des arbres qui font le rond, des fleurs d’une blancheur vive, que je ne connais pas. « C’est le lys des bois, » me dit un de mes compagnons. Je descends, et, marchant sur la très épaisse mousse, toute gonflée d’eau, j’approche du massif sauvage. Non, je n’ai jamais vu ces trois pétales charnus, pointus, d’un blanc parfait, ouverts à l’extrémité d’une tige fine et haute d’un pied. Je cueille une gerbe de ces premières annonciatrices du printemps canadien. Nous repartons. Les terres de labour nous rendent l’horizon. Un peu de temps, nous suivons un vallon encaissé, fait en corbeille longue, et plein d’arbres qui ne dépassent les bords que du sommet de leurs frondaisons, et, quand nous sortons de là, nous sommes devant une ferme de belle apparence, qui a ses étables à droite et, à gauche, ses hangars.

— Je vous présente M. Philias Barbe.

Je vois venir à moi un homme encore jeune, maigre, roux de cheveux, qui me tend la main. Une chose m’étonne. Il ignorait, il y a une minute, qu’il dût recevoir une visite ; nous sommes à la fin de la semaine : et cependant il est rasé avec soin, il porte une chemise blanche et un complet de drap noir avec lequel il pourrait faire son tour de ville. Je ne tarde pas à avoir l’explication. Nous montons l’escalier qui conduit à la salle de réception, bien ornée ici, de tapis, de fauteuils, de rideaux et de gravures. On m’a raconté, en chemin, que M. Philias Barbe, qui possède, par héritage, un domaine de deux cents arpens, en a acheté un second, de même étendue, dans le voisinage immédiat, pour établir son fils ainé. Il est propriétaire, il est riche, la plupart des agriculteurs canadiens le sont, du moins ceux qui possèdent la vieille terre patrimoniale : mais cela ne m’explique pas la barbe fraîche, un samedi à quatre heures, alors qu’il est de tradition lointaine, dans nos campagnes, de passer chez le barbier le dimanche matin, avant la grand’messe. Au moment où nous entrons dans le salon de la ferme, — aucun autre mot n’est exact, — deux grandes jeunes filles travaillent à des ouvrages de couture. L’une est en corsage blanc, l’autre en corsage rose. Je demande en riant si les fermières canadiennes s’habillent ainsi pour faire le ménage.

— Non, bien sûr, répond l’ainée : mais, le samedi après midi, c’est l’habitude que les pères, les mères et les jeunes filles fassent un brin de toilette.

— Et qui achève l’ouvrage ?

— Les garçons. Vous n’avez qu’à voir mes frères.

En effet, un jeune homme entre, décidé et de mine intelligente, comme le père. Il est en habits de travail. La mère a dix enfans, cinq filles et cinq fils. Deux des filles sont religieuses. Les fils font valoir le domaine, et il n’y a pas besoin de valets de ferme, non ! bien que l’ouvrage ne chôme pas. Il faut des spécialistes chez maître Philias Barbe. Tout le lait des vaches doit être expédié à la beurrerie. Et, pas de retards !… Beau temps ou mauvais temps, on est toujours pressé. La grande culture, à elle seule, occuperait bien six hommes qui n’auraient qu’une demi-bonne humeur au travail ; mais le père a entrepris de cultiver les fraises, les tomates, et autres bricoles, et tout doit arriver frais au marché de Montréal, à plus de sept lieues d’ici !

Nous allons, entre hommes, visiter les terres. Elles sont jolies, plaisantes à l’œil, et fines de grain. Ce n’est plus tout à fait la plaine, mais une lente montée, qui fait voir toute la moisson au soleil, dès l’aurore, et au maître également. La meilleure partie est labourée. Mais au sommet de la vague, loin de nous, et dans le bleu déjà des brumes d’horizon, il y a des bois.

— À qui sont-ils ?

— Ils sont à moi. Mais ceux de droite sont à l’aîné.

J’ai pris congé de toute la famille rangée devant le perron de la ferme. La mère m’a offert un verre de « chartreuse, » qu’elle avait faite avec des herbes puissantes. Et je suis parti, regardant derrière moi, tant que j’ai pu apercevoir la maison et les gens.

J’ai parcouru, un autre jour, le chemin de Montréal à Sainte-Anne de Bellevue, qui côtoie le Saint-Laurent et les rapides de Lachine, et j’ai visité la ferme modèle du Bois de la Roche. Étables, écuries, bergeries, porcheries, poulailler, où vivent des bêtes de races choisies, j’ai visité toutes les dépendances de ce beau domaine qu’exploitent un régisseur et quatorze « engagés. » Mais je ne saurais pas juger l’agriculture de luxe. Je m’en tiens aux fermes conquises sur l’antique forêt, et transmises de père en fils, dans la même famille, presque toujours d’origine française et toujours cultivant elles-mêmes. Plusieurs études généalogiques ont été faites, sur les familles rurales de telle ou telle paroisse. On y relève des noms qui nous sont familiers, parmi lesquels beaucoup de sobriquets, de seigneuries, comme on disait jadis. Il semble qu’on revoie, rien qu’à les prononcer, les anciens soldats des régimens de France, qui se firent laboureurs quand le Canada passa sous la domination anglaise. Je relève par exemple, dans le dictionnaire des familles de Charlesbourg, par le curé Gosselin, des Amiot, Larosée, Brindamour, Aubry, Beaulieu, Bergevin-Langevin, Blondain, Bresse, Ladouceur, Latulippe, Lavigueur, Roy, Vandal, Malouin, Papillon, Provençal, Robitaille, Sansfaçon. Mais le document le plus intéressant est ce Livre d’or de la noblesse rurale canadienne-française, qui fut publié à l’occasion des grandes fêtes du troisième centenaire de Québec, en 1908. Un Comité des anciennes familles fut chargé de rechercher, dans la province, quels étaient les cultivateurs qui pouvaient justifier de plus de deux cents ans de présence familiale sur la même terre. A chacun de ceux-ci, une croix de vermeil était promise, et un diplôme. Or, il y eut deux cent soixante-treize de ces nobles, et, assurément, le recensement ne put être complet. Qui étaient-ils, les chefs de la lignée ? Après le traité de Paris, du 10 février 1763, il fut accordé aux Français un délai de dix-huit mois pour vendre leurs biens et retourner en France. Un grand nombre en profitèrent. Les historiens nous disent qu’il resta cinq cents soldats, quelques rares employés et artisans, et des laboureurs « attachés au sol et qui ne le quittèrent point. » La plupart des prêtres, attachés aux âmes comme les paysans à la terre, ne songèrent pas même à laisser les paroisses commençantes. Et ce fut le début d’un empire.


Québec. — De la terrasse de Québec, où des habitués se promènent, dans le vent du matin, j’aperçois le plus beau carrefour d’eau qui soit au monde. Quatre régions de plateaux, d’une hauteur à peu près égale et s’opposant deux à deux, s’avancent dans le fleuve : celle de Québec, élevée de plus de cent mètres au-dessus des eaux, la côte de Beauport à gauche, la pointe de Lévis à droite, en face l’ile d’Orléans. Je ne vois limpidement, avec tout l’amusement des reliefs et des couleurs, que la basse ville étendue au-dessous de moi. Les autres terres sont distantes. Le paysage est immense. L’œil ne s’intéresse plus aux formes secondaires, mais aux longues lignes droites de ces terres hardies, qui enfoncent leurs falaises dans le courant. Les pointes sont brunes, les sommets d’un vert pâli par le lointain. Entre eux, il y a la lumière des eaux, qui est jaune aujourd’hui, et qu’un vieux Canadien m’assure avoir vue très bleue, et glauque, et violette, et quelquefois encore, au soleil descendant, toute tavelée d’or et de rouge, comme une forêt d’érables transparente. Cette lumière, au moment où je passe, n’a qu’une beauté médiocre. D’où vient donc mon émotion ? Pourquoi mes lèvres, malgré moi, s’ouvrent-elles pour dire : Que c’est beau ! que c’est beau ! Pourquoi mes yeux se reposent-ils, avec une telle joie, sur ces étendues qui bâtissent, autour du Saint-Laurent, un dessin géométrique ? Vers le Nord et vers l’Est, toute la côte de Beauport et de Beaupré est dominée par la chaîne des Laurentides. Elles suivent le fleuve ; elles ont des mouvemens d’une souplesse parfaite ; elles font, au bas du ciel, une suite de dentelures légères, dont la dernière, et d’un si grand dessin, celle du cap Tourmente, se perd, à d’infinies distances, du côté où est la mer. Longtemps je les ai regardées, et j’ai regardé l’Ile d’Orléans, et la pointe de Lévis. Et je devine que la beauté du paysage de Québec est d’abord d’ordre architectural, conforme à un instinct mystérieux de l’esprit, et qu’elle procède de cette ordonnance où se mêlent les lignes droites des caps et les lignes courbes des Laurentides.

Rien, en France, n’est plus français que ce Québec du Canada. Les gens et les maisons sont de chez nous. On ne voit pas de gratte-ciel. Les gamins, rencontrés dans la rue, flânent, jouent, rient, se disputent, s’envolent comme les nôtres. Lorsque, le soir, je rentre chez sir Adolphe Routhier, et que nous causons de toutes choses françaises, librement, il me semble que je suis en déplacement, aux environs de Paris, chez un confrère de l’Institut, qui a une belle maison et une famille fine.


Les campagnes. Saint-Joachim. — Je vais voir, sur la rive gauche du Saint-Laurent, des terres qui appartiennent, ou ont appartenu au séminaire de Québec, en vertu du testament de Mgr de Montmorency-Laval (1680). Mon compagnon de route, le savant abbé Gosselin, me cite, de mémoire, les dates où quelques-unes des familles de Saint-Joachim s’établirent au bord du fleuve et défrichèrent le sol que les descendans n’ont pas quitté. « Il y a là, me dit-il, un Joseph Bolduc, dont la noblesse remonte à sept générations, jusqu’à Louis Bolduc, procureur du Roi, de Saint-Benoit, évêché de Paris, et qui vint ici, dans le comté de Montmorency, en 1697. Il y a un Féruce Gagnon qui descend d’un Pierre Gagnon, de Tourouvre en Perche, venu à Saint-Joachim en 1674. Les Fillion descendent d’un Michel Fillion, notaire royal, de Saint-Germain-l’Auxerrois, mais ils ne sont « habitans » que depuis 1706. Les Fortin ont commencé d’ensemencer la Grande Ferme en 1760, et les Guilbault de cultiver La Fripone en 1757. Vous verrez combien sont prospères les familles, celles-là ou d’autres, que nous visiterons. »

Le train s’arrête à la station de Saint-Joachim. Nous montons dans une petite voiture à quatre roues, et traversons le village, puis un grand bout de plaine, où chaque champ est soigneusement clos, où, çà et là, bordant les chemins, se lève une double ligne d’ormeaux. Les terres plates où nous voyageons, terres d’alluvions sans nul doute, s’étendent jusqu’au pied de la belle montagne qui porte le nom de Cap Tourmente. Quelle joie ce serait, de vivre une semaine de chasse et de pêche dans ces Laurentides ! Je n’ai pas vu encore d’aussi belles futaies d’érables. Elles n’ont pas leurs feuilles, mais leurs ramilles, et sans doute aussi les bourgeons entr’ouverts, font de grandes tentures, ocellées et moirées, aux flancs de la montagne. Nous devons être à une lieue au moins, peut-être une lieue normande, de cette forêt attirante. N’y pensons plus. Le chemin ne nous y mène pas. Il va, parallèlement au fleuve, et voici, devant nous, une longue habitation en bois, avec la vérandah coutumière. Le fermier, — par exception, le mot peut s’employer ici, — nous reçoit à l’entrée. Il est jeune, solide, haut en couleur, et il porte les moustaches, et ces demi-favoris que j’ai souvent vus en Normandie. La fermière, accorte, claire, pas très parlante, mais parlant bien, a préparé le déjeuner. Elle a jeté, sur sa robe grise, un tablier à broderies rouges, et, quand nous entrons, elle appelle, pour nous faire honneur, sa dernière ou avant-dernière :

— Allons, viens dire bonjour, Marie-Olivine !

Les étables sont presque vides, car le temps est arrivé où les bestiaux vont dans les pâtures. Elles renferment d’ordinaire cent bêtes à cornes, et je pourrais visiter la laiterie modèle. Mais plus que la laiterie et que le déjeuner, le paysage m’attire. Nous avons dépassé l’ile d’Orléans dont j’aperçois l’extrémité boisée. D’autres iles, mais bien plus petites, tiennent le milieu de ce fleuve de douze kilomètres de largeur en cet endroit, et paraissent disposées en ligne, comme des navires en manœuvre : ile aux Ruaux, la grosse ile, ile Sainte-Marguerite, ile aux Grues, ile aux Canots, ile aux Oies. L’eau est basse, et la berge découverte. Devant moi, sur les vasières, ces choses immobiles, d’une éclatante blancheur, que sont-elles ? Elles couvrent de grands espaces. Je sais que ce n’est pas une prairie de fleurs de nénuphars : il y aurait des feuilles. Des cailloux ? Ils seraient roulés et ramenés sur les rives. Tout à coup, le vent souffle vers nous et m’apporte le cri des oies sauvages. Elles s’agitent. Quelques-unes étendent leurs ailes. En même temps, de l’extrême horizon au-dessus du fleuve, du fond de l’azur brumeux, d’autres oies sauvages, en troupes immenses et formées en arc, émergent, arrivent dans la lumière, l’étincelle au poitrail, tournent un peu, s’abattent, et le bruit de leurs ailes passe comme une trombe. Les vasières sont entièrement blanches.

Je les ai revues, une heure plus tard, du sommet du Petit Cap. C’est le nom d’une colline toute voisine du Saint-Laurent, et qui porte, parmi les bois, la vieille et vaste maison de campagne, — bien française aussi, — du séminaire de Québec. Un sentier suit la crête de la falaise, et la splendeur des eaux, le vent tiède, le cri des oies sauvages, le ronflement d’un canot à pétrole qui paraît menu comme un scarabée, nous viennent à travers la futaie. Arbres verts, chênes, érables, frênes, tout pousse bien sur la butte. La saison du sucre d’érable est à peine terminée. La sève sucrée coule encore le long des troncs qui sont percés de deux ou trois trous d’un demi-pouce de diamètre. Je demande à mon guide combien produit un érable de taille moyenne.

— Cinquante ou soixante litres d’eau, me dit-il, qui donnent une livre de sucre.

Pendant que nous traversons de nouveau la plaine, il me raconte des traits de mœurs rurales. Je sens bien, au ton de la voix, que ce prêtre a le respect et l’amour de la profession de laboureur. Il me dit encore :

— Mon père avait fait ses humanités jusqu’à la rhétorique. À ce moment, il se mit à cultiver la terre. Et il avait coutume de nous répéter : « Je n’ai jamais eu de regrets. »

Ce pays de haut labourage me conquiert. En peu de temps nous gagnons la partie de la paroisse où commencent les premières pentes du cap Tourmente, et les forêts merveilleuses ne sont plus très loin. Les cimes des érablières ont une grâce qui retient. Il me semble que le sol est plus pauvre. Mais les cultures sont toujours bien encloses. Des fossés bordés de saules suivent le pli des pâtures. Nous entrons un moment chez M. Thomassin, qui est propriétaire de Valmont, vieil homme, tout droit encore, qui ressemble à un retraité de la marine.

— Venez au moins dans la grand’chambre ? me dit-il.

Et nous allons dans la grand’chambre. La mère de famille arrive : des cheveux très blancs, des yeux très bleus, un visage doux ; puis un gars de dix-neuf ans, géant magnifique et rieur, le torse serré dans un tricot de laine ; puis une des filles, qui porte, — ce doit être la mode dans le comté de Montmorency, — un joli tablier brodé. La maison, dont nous visitons une partie, est double. Elle a trois belles pièces en avant, du côté opposé à la montagne. Dans la troisième, où est le poêle, il y a des provisions, la table à manger et des vaisselles.

— Voulez-vous goûter la tire ?

La tire, c’est le sucre d’érable à l’état filant, une pâte brune dans le plat, dorée par transparence, où l’on pique la pointe d’un couteau. Je goûte la tire, et la déclare délicieuse, ce qui me vaut une demi-naturalisation canadienne. On cause de l’hiver, des terres qui sont encore bien froides pour le labour, et aussi de la race. En prenant congé de M. Thomassin, je ne puis me tenir d’observer tout haut, voyant l’homme au grand jour, à la porte de son royaume :

— Avez-vous l’air d’un de nos marins !

— Eh ! monsieur, riposte-t-il, ça se peut bien : on est venu du comté d’Avranches !

Le cheval se remet à trotter, et nous conduit chez les Braun, qui ne sont pas plus prévenus de notre visite que ne l’étaient les Thomassin. La mère a eu dix-sept enfans ; elle en a quatorze vivans. Sept ou huit sont autour de nous dans la première pièce, et le plus petit dort dans un berceau d’osier, posé à terre. Vraiment, il y a une distinction et une dignité singulières chez la mère canadienne. Celle qui nous reçoit a sûrement passé plusieurs années de son enfance dans un couvent, comme presque toutes les fermières qui prennent là un degré de culture et de civilisation que les hommes n’ont pas. Elle a un visage ovale, grave et bon, que la jeunesse n’a pas quitté. Plus jeune, elle a dû ressembler à un modèle du Pérugin. L’un après l’autre, elle me présente les grandes filles qui l’aident dans le ménage, les petits qui jouent autour d’une table, puis, regardant le dernier, qui dort, elle me dit :

— Je suis bien contente : je n’ai pas eu d’enfant cette année. C’est dur, voyez-vous, d’être toujours penchée sur le berceau et réveillée la nuit ! A présent, on attend la récompense.

De quelle récompense voulait-elle parler ? De l’éternelle ? De l’appui que prêtent, aux parens, les enfans devenus grands ? Les deux pensées étaient sûrement dans son esprit.

Que cela est admirable, divin et humain !

A peine a-t-elle achevé, que le dernier né se met à s’agiter dans le berceau. Elle fait un signe, du doigt. Et, aussitôt, une petite de six ans, qui était là, jouant aux dés sur la table. mais attentive, et les yeux vers nous au moindre mouvement, saute à terre, court au berceau, s’assied sur un des bords d’osier, appuie sur l’autre sa main droite, et, prenant de l’élan, se balance en mesure, et rendort le nourrisson.

Le père est d’origine écossaise. De la ferme des Coteaux à Saint-Joachim la distance est longue déjà. Je sais que, même dans le plus rude de l’hiver, quand il fait quinze ou vingt degrés de froid, les « habitans » ne manquent pas la messe du dimanche. « C’est du brave monde, » comme l’a dit l’un d’eux. Plusieurs font deux ou trois lieues pour se rendre au village. Mais les enfans, comment vont-ils à l’école ? Ceux des Coteaux ? Le père répond :

— N’y a-t-il pas les traîneaux à chiens ? Le mien est grand : ils se fourrent cinq dedans. Et youp ! youp !

Je vois en esprit, sur la neige fraîche encore, le chien qui tourne brusquement, et les écoliers qui roulent, poudrés comme des moineaux. Le soleil baisse. Il faut repartir. Un jeune homme, à la barrière du premier champ, nous regarde, debout près d’une paire de bœufs de labour. Il reconnaît en nous la nation.

— Voyez, dit-il, nos bœufs sont enjugués à la française !

En effet, tandis que, bien souvent, les bœufs ont un harnachement, collier ou bricole, ici, je retrouve le joug en bois d’érable et la courroie de cuir qui le lie aux quatre cornes.


Les campagnes, Montmagny. — Nous sommes quatre qui partons pour Montmagny, deux Français et deux Canadiens-Français : Etienne Lamy, un sénateur, un médecin et moi. Le village étant situé sur la rive droite, il faut d’abord traverser le Saint-Laurent, de Québec à Lévis. Puis nous prenons un train, qui longe la côte. Les paroisses ont des noms qui, pour nous, sont plaisans : Saint-Vallier, Berthier, Saint-François. Un lac, le lac Beaumont, fait une longue clairière dans une forêt pauvre, lande plutôt, où abonde la myrtille. Puis la terre ameublie succède aux étendues sauvages. Nous voyons nettement, car alors les arbres sont rares, les lignes successives d’habitations rurales et le dessin des propriétés. Celles-ci ont toutes la même largeur de cinq cents mètres, et la même longueur d’un kilomètre. A l’époque lointaine des concessions de terrains, les arpenteurs ont commencé à mesurer et borner les lots en partant du fleuve et remontant vers l’intérieur. Les colons de la première ligne ont bâti leurs maisons à la limite extrême de leur domaine, c’est-à-dire exactement à un kilomètre du Saint-Laurent. Mais les concessionnaires de la seconde ligne ont pu bâtir, de même, la ferme et les dépendances au commencement de leur concession, de l’autre côté du chemin. On cherchait à se rassembler, à se porter secours en cas d’incursion des sauvages, ou d’accident, ou de grand travail. De telle sorte que les campagnes sont sillonnées de rues parallèles, où les maisons, il est vrai, sont bâties à de longs intervalles, et que l’on vous dira, si vous demandez l’adresse d’un cultivateur : « Il habite dans le deuxième rang, ou dans le quatrième. »

Je crois que Joseph Nicole habite dans le deuxième. Des automobiles nous attendaient à la gare. Ce Montmagny est le chef-lieu judiciaire de trois comtés, gros bourg ou petite ville, dont les maisons de bois sont bien peintes et qui a ses jardins, ses trottoirs et ses clubs politiques. Je remarque le goût des gens du pays pour la brave « potée » tant aimée de nos pères, et qui a encore bien des fidèles. Ce géranium-lierre, ce bégonia, ce fuchsia, ce dahlia tuyauté, modèle 1850, ont péniblement poussé leurs premières feuilles dans la cuisine, peut-être dans la grande salle, où les « cavaliers » viennent « voir la blonde, » et aujourd’hui, ils s’épanouissent sur l’appui de la fenêtre. Les fermes en ont aussi, de ces belles potées, et, quand nous entrons chez M. Joseph Nicole, la première couleur vive que j’aperçois, c’est un géranium-lierre, en espalier, qui fait son petit vitrail, vert et rose, devant une fenêtre. À la demande du père, une jeune fille d’une trentaine d’années, vive d’esprit et « bien disante, » va chercher le registre sur lequel sont notées l’histoire et la généalogie de la famille. Je copie ces premières lignes, concernant l’ancêtre, le premier de la race : « Voyageur, originaire de France, arrivé en Canada, acheta de Basile Fournier et de Françoise Robin, son épouse, un certain terrain au Sud de la rivière du Sud, provenance de la seigneurie de Saint-Luc, qui fut cédée, par le roi régnant Louis XIV, à M. de Montmagny, premier seigneur, le 5 mai 1646. »

Le souci, l’orgueil même de la tradition sont évidens. Mais le goût d’un progrès sage ne me parait pas manquer à l’habitant canadien. Je crois que le laboureur de vieille race demande à la nouveauté d’avoir fait ses preuves, mais sa défiance première n’est pas de l’entêtement. L’un d’eux, ces jours derniers, m’a dit : « Toute machine nouvelle, qui fait du travail rapide, et qui n’a pas cassé aux mains des premiers acheteurs, je l’achète. » Aujourd’hui, je visite les étables de M. Nicole, avec le fils ainé, qui vient d’acquérir le domaine voisin. Le plafond est bas, sans doute pour que les bêtes aient plus chaud pendant le long hiver. J’en fais la remarque.

— Les nouvelles étables, chez moi, dit l’ainé, seront bâties un brin plus haut, mais les sociétés d’agriculture ne conseillent pas d’élever beaucoup plus la charpente.

Il s’est informé ; il connaît les méthodes et les plans recommandés. Les vaches mâchonnent un reste de foin dans le râtelier, et, juste au-dessus de leurs cornes, il y a, pendues au mur, des boites à trois compartimens, et, dans les boites, une ou deux poules qui pondent.

— Bah ! dit encore l’ainé, qui me voit sourire et qui retrouve un mot de la marine, bah ! c’est le poulailler des anciens : à présent, ça se grée autrement.


Et je ne dirai plus qu’une des visites que j’ai faites à mes amis de la campagne : ma visite à Fortunat Bélanger.

Il habile le troisième rang, par conséquent à trois kilomètres du fleuve, et tout au bord de la rivière du Sud. Pas plus que Nicole il n’a été prévenu. Nous le voyons au dépit qu’il ne dissimule pas, lorsque les premières politesses ont été échangées. Il dit au sénateur, il dit au médecin :

— Ce que ça me fâche ! Si seulement vous m’aviez écrit !

La maison a six pièces au rez-de-chaussée et autant au premier étage. Un calorifère la chauffe entièrement. Malgré les protestations de la ménagère, une maman de onze enfans, — mince et de visage délicat, — qui assure que tout n’est pas en ordre, on nous ouvre les portes des chambres et des dortoirs de là-haut. Les lits sont faits, les courtes-pointes tirées, et le plancher est net. Je remarque deux penderies, fort bien garnies ; des armoires où sont entassés des cartons à chapeaux aussi larges que ceux de Paris ; des tuyaux qui amènent l’eau de la rivière à l’étage. En bas, le mari me montre les deux pièces de réception, tout à fait élégantes, et la « chambre nuptiale, » devenue chambre d’apparat. Les oreillers et les draps du lit sont brodés ; une belle commode, des chaises légères, un miroir, le bénitier, des chromolithographies ont encore leur air de jeunesse et d’étalage. Nous revenons dans la salle à manger, où le couvert était mis quand nous sommes entrés.

— Vous prendrez bien une bouchée avec nous ?

Je reconnais les mots, l’accent, la politesse de la France rurale non diminuée. Et tout de suite l’hôte ajoute, en hochant la tête, et regardant avec tristesse les deux Français :

— Vous ne nous aimez pas comme nous vous aimons. Nous avons l’œil sur la France, toujours.

Il est jeune ; il a le type conventionnel du Gaulois, et la physionomie sans repos d’un homme des villes. Tandis que nous goûtons au pâté en croûte, doré et délicieux, que la ménagère avait préparé pour le diner de midi, M. Fortunat Bélanger reprend :

— Je n’ai pas toujours été tel que vous me voyez. Il a fallu travailler, et même voyager…

— Oui, interrompt sa femme : pensez qu’il a fait deux séjours au Yukon, de dix-huit mois chacun, l’un avant son mariage, et l’autre après !

— Comme mineur ?

— Prospecteur et mineur, répond le Canadien. Il fallait dégrever le bien de mon père. J’y suis arrivé, et j’ai même gagné plus.

Lamy l’interroge sur la vie dans l’extrême-Nord. Nous écoutons. La causerie dure trop peu à mon gré. Nous quittons la ferme et retournons au village, chez le docteur Paradis.

Nous étions là depuis une heure peut-être, quand on sonne à la porte. Le docteur va ouvrir, et revient tenant une lettre à la main.

— Il n’a pas voulu entrer ! J’ai insisté : rien à faire !

— De qui parlez-vous ?

— De Bélanger : dès que nous l’avons eu quitté, ce matin, — vous vous souvenez que notre arrivée à l’improviste l’avait chagriné, — il s’est mis à écrire. Voici la lettre.

Cette lettre était adressée à Étienne Lamy, qui me l’a donnée. Je la transcris fidèlement :


.Rivière-du-Loup, Montmagny, mai 1912.

« Cher monsieur,

« Pardon de venir vous relancer, mais, si je comprends bien votre visite, vous venez étudier l’âme française en Amérique, et je crains bien que, pendant votre courte visite sous mon toit, je n’aie pas eu le temps de vous la montrer dans toute sa vivacité. Pour bien la comprendre, il vous faudrait entendre nos enfans, quand ils sont tous réunis, dérouler leur répertoire de vieilles chansons de France et nous questionner sur votre beau pays.

« Vos malheurs, vos succès, vos gloires, trouvent un écho dans nos cœurs, et cet attachement profond à la vieille mère patrie ne nous empêche pas d’être de loyaux et fidèles sujets britanniques. Expliquez cela si vous le pouvez.

« Merci à vous et à vos compagnons de voyage pour l’honneur que vous m’avez fait de visiter mon humble toit. Je comprends que c’est le paysan canadien-français que vous avez honoré en ma personne, et je vous remercie au nom de tous.

« Croyez-moi, cher monsieur, votre bien dévoué


« F. Bélanger. »


Si on me demandait, maintenant, quelle est mon opinion sur les Canadiens-Français en général, je me récuserais, n’ayant pas eu le temps d’étudier chacun des groupes humains dont le peuple est composé. Mais si on limitait la question à la population rurale, d’origine française, de la province de Québec, je n’hésiterais plus. D’autres ont célébré et préféré l’audace du colon américain, ou la méthode de l’Écossais, ou la patience de l’Allemand. Mais, si l’on juge à la fois les trois élémens qui font l’homme de labour, la famille, l’âme, le goût du métier, le Canadien-Français n’a pas de rival. On pourrait lui en trouver pour le métier : il n’en a pas pour l’âme. On la sent enveloppée, menacée, attaquée déjà par plusieurs ennemis, la richesse, l’alcool, la politique, la mortelle Révolution. Mais, si elle résiste, quelle grande nation, bientôt, elle animera !


René Bazin.