Paysage des Tropique - Le lac de Tuxango

Paysage des Tropique - Le lac de Tuxango
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 301-328).
PAYSAGES DES TROPIQUES

LE LAC DE TUXPANGO


I

Il a de mignonnes dimensions, ce lac dont les géographes les plus instruits ne connaissent ni la latitude, ni la longitude, ni le nom, et ne les connaîtront guère avant un siècle. Il est situé sur la limite des plaines de la Terre chaude, sur les premières assises de la grande Cordillère du Mexique, là où commence la terre tempérée. Long de trois kilomètres, large de deux, il baigne, du côté du nord, le pied d’une montagne qui le défend contre l’âpreté des brises pluviales, et ne le laisse caresser que par les brises venant de la mer, brises imprégnées d’une saine et fortifiante odeur saline.

Il est encadré, le petit lac de Tuxpango, — je l’ai ainsi baptisé en souvenir du dernier rancho où j’ai été hébergé, — de palmiers nains alternant avec des buissons de sensitive, en arrière desquels se dressent de grands arbres d’essences variées. Jusque vers deux heures de l’après-midi, son eau calme, lisse, vermeille, étincelante, est de l’or en fusion que l’on ne peut regarder sans être ébloui, aveuglé. Aussitôt que le soleil dépasse le zénith et descend vers l’océan Pacifique, elle prend, cette eau limpide, l’aspect d’un bloc d’azur. Elle reflète alors tout ce qui l’entoure : plantes, arbres, buissons ; plus tous les êtres ailés : rapaces, passereaux, palmipèdes et échassiers qui planent, passent, se croisent ou tournoient au-dessus d’elle, dans un perpétuel va-et-vient.

Au centre à peu près de ce lac minuscule, se montre une large tache d’un vert d’émeraude, formée par un îlot aux bords escarpés, tapissés d’orchidées à tiges étranges, aux feuilles fantastiques, aux corolles de formes et de couleurs paradoxales, véritables fleurs d’un autre monde. Ils sont l’œuvre sans retouches humaines de la nature, ce lac, son îlot, son vert encadrement, et l’impeccable artiste a créé là un ensemble à la fois harmonieux, agreste, doux, poétique, s’est surpassée. En découvrant ce paysage à une heure où le jour baissait, où tous les tons étaient adoucis, fondus, vaporeux ; où les oiseaux chanteurs modulaient une dernière mélodie, je songeai qu’il ferait bon vivre là, avec une compagne aimée ; de considérer ce coin de paradis comme un univers, d’y oublier qu’il existe au monde des villages, des bourgs, des villes, des capitales — et, surtout, des hommes.

Certes les replis sans nombre de la grande Cordillère sont riches en sites séducteurs, grandioses, tourmentés, cyclopéens, où la nature surprend par l’ingéniosité de ses combinaisons, par ses ressources infinies, ses contrastes vigoureux, son art inépuisable. Mais le site que j’ai admiré là est resté à part dans ma mémoire, exceptionnel. Ce fut à l’improviste, à l’heure où nous nous disposions à camper dans la forêt, que nous explorions, que mon joyeux guide Mateo, mulâtre dégingandé de la plus belle venue, devina qu’une clairière se trouvait en face de nous. Nous poussâmes en avant et bien nous en prit, car le lendemain, étant donné la direction que nous avions résolu de suivre, nous aurions côtoyé le petit lac sans soupçonner son existence, et à jamais ignoré ce lieu charmant où nous devions si bien nous attarder, du fait d’une des petites-filles d’Eve, que l’on nous croyait morts lorsque nous reparûmes à Cordova, plus de trois semaines après l’époque que j’avais fixée pour notre retour.

J’anticipe, je vais trop vite en évoquant les jours qui furent ma jeunesse, alors que c’est avec lenteur que j’aime à en revivre les phases, les surprises, les incidens, les émotions, voire les drames. Oui, en me les remémorant, j’aime à m’attarder sur ces heures souvent périlleuses que la vie ne me rendra plus, sur ces heures fortunées où j’errais dans les solitudes de ce doux pays de soleil aux jours égaux, dont la fertilité se dépense et se dépensera longtemps encore en pure perte, mais qui nourrira plus tard des générations d’heureux.

Donc nous avions quitté le rancho de Tuxpango depuis quatre jours, Mateo et moi, avec le dessein de gagner les plaines de la Terre chaude, de rejoindre la grand’route de Vera-Cruz à Mexico, puis de la remonter jusqu’à Cordova. Il était cinq heures du soir, environ, et nous ramassions des branches sèches pour l’établissement et l’entretien d’un foyer, lorsque mon guide me fit remarquer que les arbres placés en avant de nous se montraient plus espacés que ceux qui se trouvaient en arrière, que des guirlandes de lianes descendaient du faîte de plusieurs d’entre eux.

— Clairière, pour sûr, me dit le mulâtre, en me montrant une double rangée de dents allant de l’une de ses oreilles à l’autre, formidables cisailles à l’aide desquelles, rien qu’en les entr’ouvrant et en les fermant, il coupait des lianes de moyenne grosseur, ou cassait des os pour en sucer la moelle, dont il était friand.

Il avança, je le suivis. Deux ou trois cris d’échassiers retentirent, et nous débouchâmes en face du lac inattendu, faisant fuir une bande de pélicans bruns. Si la vue du lac fut une première surprise, la présence de deux caïmans, que notre apparition laissa impassibles, en fut une plus grande encore. Ils n’habitent que sur les rives des grands cours d’eaux ou dans les lagunes produites par leurs débordemens, ces antédiluviens, et leur présence à la hauteur où nous nous trouvions constituait un phénomène. Que s’élevant des plaines de la Terre chaude, ces monstres eussent gravi jusqu’au point où nous les voyions, le fait n’était pas admissible. Fallait-il donc les croire oubliés là par les eaux qui, plusieurs milliers d’années avant notre ère, avaient contribué à la formation des terres surélevées que nous foulions ?

La nuit venait, l’eau prenait une teinte noire, bien qu’au-dessus d’elle flottât une brume blanche, diaphane. Du sommet des arbres partaient des cris d’oiseaux déjà installés pour la nuit, et que notre présence inquiétait. Un long rugissement, un long miaulement pour mieux dire, retentit soudain, puis un second et un troisième résonnèrent au loin. C’était là un avis de rentrer au plus vite dans la forêt, d’allumer un feu, de nous bien garder pour l’heure, et de ne cheminer, le lendemain, qu’avec une extrême circonspection. Le tigre mexicain, rendons-lui cette justice, ne s’attaque guère à l’homme ; néanmoins, il n’ignore pas que ce chétif être est bon à manger, et il faut prévoir le cas où, sa chasse ayant été infructueuse, la faim, cette mauvaise conseillère, excite son courage, réveille sa férocité, le rend agressif.

L’eau du lac est légère, tiède, mais potable, et nous nous hâtons d’en remplir nos gourdes. Un quart d’heure plus tard notre foyer flambe, pétille, et des nuées de moustiques nous assaillent. Qui les a prévenus de notre présence, ces vampires qui vont troubler notre sommeil ? À cette question, Mateo a philosophiquement répondu par la phrase sacramentelle :

— Dieu, señor, pour l’expiation de nos péchés d’abord, puis parce qu’il veut que toutes ses créatures vivent.

En dépit de la chaleur qui nous permet à peine de respirer, nous nous roulons dans nos couvertures, au risque d’étouffer, afin de nous garantir quelque peu des saignées dont nous sommes menacés. Puis, avec l’insouciance, la confiance que donne l’habitude, nous essayons de dormir. De temps à autre des rugissemens prolongés, modulés, qui sans nul doute ont la prétention d’être tendres, nous font sursauter, redresser la tête.

— Propos d’amoureux, me dit alors avec gravité Mateo, et c’est une sécurité pour nous. Tandis que ces messieurs vont débiter leurs complimens à la señora, et se disputer ses faveurs avec des coups de patte qui suffiraient pour nous éventrer, ils ne songeront ni à leur estomac, ni à nous.

J’approuve ce dire et je me recouche.

On connaît les nocturnes clameurs des chats, leurs déclarations passionnées, leurs roulades langoureuses, leurs modulations bruyantes ; eh bien, que l’on décuple l’intensité de ce vacarme, et l’on aura une idée assez exacte du concert qui nous est donné. Suivie de ses adorateurs, comme a dit Mateo, la tigresse décrit des cercles autour de nous, tantôt à droite, tantôt à gauche ; nous entendons des griffes s’aiguiser sur l’écorce des troncs, ou sur les branches d’un arbre agilement escaladé. On se défie, on s’injurie, on se menace, on se crache au visage de belle façon. Parfois s’établir un silence relatif durant lequel, je le devine, on échange des coups d’ongles et des morsures. Assis, luttant contre les moustiques, j’étudie le son des voix pour connaître le nombre des prétendans, et j’opine pour cinq. Quant à Mateo, il ne s’est réveillé qu’une seule fois au charivari d’un morceau d’ensemble, aussi discordant que bruyant.

— Lorsque l’amoureuse « folie » les prend, ces maudites bêtes sont encore plus enragées que les hommes ! s’est écrié mon guide avec conviction.

Puis, sans même attendre ma réponse, il s’est rendormi.

Vers deux heures du matin, la bande s’éloigne ; ses clameurs deviennent de plus en plus sourdes, s’éteignent ; et le grand, l’imposant silence ordinaire aux forêts de haute futaie, règne absolu. À cinq heures, nous sommes debout, écoutant de nouveau des propos d’amoureux ; mais, cette fois, ce sont des chants, des mélodies que nous savourons charmés. Nous nous dirigeons vers le lac dans les eaux duquel j’ai hâte de me plonger, pour me délasser. Près de la lisière de la forêt nous traversons un des nocturnes champs de bataille des jaguars : il est semé de touffes de poils roux tachés de gouttes de sang. Le combat qui s’est livré là a dû être acharné, meurtrier, car le sol est fouillé, labouré.

— Je vous l’ai dit, pis que des hommes ! répète le moraliste Mateo en face de ces dégâts.

Et je songe qu’il n’a pas tout à fait tort.

Sur la plage, à la même place et dans la même position que la veille, nous retrouvons les deux mystérieux caïmans. Sont-ils pétrifiés, morts, empaillés ? Je m’approche d’eux pour chercher à découvrir la vérité. Leurs yeux saillans, sournois, cruels, me regardent certainement venir, et je crois y voir un peu de convoitise.

Nous avons grande envie de nous baigner, ot la présence des deux monstres qui, extasiés, regardent le soleil levant, nous inquiète moins que s’ils étaient dans l’eau. Nous nous éloignons, non pour respecter leur méditation, mais pour ne pas trop les tenter. Tandis que nous nous ébattons, l’un d’eux soulève sa mâchoire supérieure, fait quelques pas vers l’eau, de laquelle nous nous empressons de sortir. Nos deux voisins décrivent un demi-cercle, et, maintenant, c’est nous qu’ils contemplent. Ma peau blanche, qui contraste si bien avec la peau noire de Mateo, semble les intriguer, car leur attention est très visiblement concentrée sur moi. Lorsque j’apparais couvert de mes vêtemens en peau de daim, et que mon guide se montre dans sa veste et sa culotte de panne bleue, les deux terribles mâchoires s’ouvrent et se ferment alternativement. Nos voisins sont-ils surpris de notre transformation ? j’en jurerais. Toutefois, comment le vérifier ? Mateo, que j’interroge, secoue la tête ; il ne sait pas plus que moi sur quelle partie du masque immobile des monstres l’étonnement peut se peindre, et nie même qu’ils puissent s’étonner.

Nous voilà rafraîchis, équipés, décidés à contourner le lac, à gagner la hauteur contre laquelle il s’appuie. Notre déjeuner et notre dîner sont conquis, grâce à l’adresse de Mateo. Il a fait tournoyer un bâton, l’a lancé au milieu d’une bande de canards inexpérimentés, a blessé deux des pauvres volatiles, s’en est emparé. Nous ne nous sommes pas apitoyés sur leur sort ; nous avons sur6le-champ décidé que nous les ferons cuire là-bas, sur le point où le terrain s’exhausse, en même temps qu’un chou-palmier. Le tigre est cruel, très cruel ; au fond, l’homme l’est aussi.

Nous longeons la rive gauche du lac et, moins chargé que mon compagnon, je prends les de vans. Je m’arrête en face d’un arbre abattu, que j’examine. Sa base n’a pas été calcinée pour amener sa chute, selon la pratique ordinaire des Indiens : elle a été entaillée par une hache dextrement maniée. Toute notre insouciance disparaît en face de cette preuve de la présence de nos semblables ; nous nous rapprochons de la lisière de la forêt, et nous scrutons avec soin l’horizon. Rien en vue ; nous remarquons seulement que tous les hôtes ailés du lac : canards, aigrettes, pélicans, ibis, hérons, aigles pêcheurs se portent de préférence vers la pointe où se tiennent les caïmans.

Nous avons repris notre marche et, à cinq cents pas de l’arbre abattu, nous découvrons les traces du passage d’un cheval, puis un chemin creux, montant, piétiné, foulé par des taureaux et des chevaux, chemin qui s’enfonce dans la forêt. Cette vue nous rassure : nous allons découvrir un rancho d’éleveurs, de vaqueros, race rude et brutale en raison de ses occupations, mais probe et hospitalière. Nous côtoyons la tranchée que suivent les animaux pour venir boire, et nous nous trouvons bientôt en face d’une plaine d’herbe verte, où paissent en liberté une cinquantaine de chevaux, plusieurs centaines de taureaux. Nulle trace d’habitation ; mais deux cavaliers s’avancent l’un à droite, l’autre à gauche de la prairie au pas de leurs montures, et font tournoyer leurs lassos de cuir, prêts à les lancer sur les animaux qu’ils jugeraient avoir besoin d’être débarrassés des insectes qui se logent dans leurs oreilles et les rongent, ou pansés d’une blessure faite par un coup de corne, par une ruade, ou par une branche brisée d’arbuste qui a fait office de lance.

Les deux cavaliers sont jeunes, de bonne mine. Ils portent un costume identique, à savoir une veste en peau de daim fermée sur le devant, et un pantalon de même matière ouvert sur les côtés, garni d’une double rangée de boutons en argent, simulant des grelots. Le tout est posé directement sur la peau, sans ombre de linge de corps. Leurs pieds, armés de longs éperons, disparaissent dans des étriers de bois en forme de boîte. Non seulement le costume des deux cavaliers est identique, mais leur taille, leurs allures sont si semblables, leurs barbes si bien pareilles, que Mateo décrète qu’ils doivent être frères, et c’est aussi mon opinion.

Nous nous sommes étendus sur le sol, nous dominons la prairie d’une hauteur de cinq à six mètres, et nous regardons venir les deux cavaliers. Leur marche nous indique qu’ils se rejoindront à peu près au-dessous de nous, et il est convenu que, se montrant le premier, Mateo les interpellera, révélera notre présence, fera le nécessaire pour conclure un traité de paix.

Les vaqueros sont à cent pas l’un de l’autre, s’arrêtent, se regardent, sans cesser de faire tournoyer |leurs lassos. Ce sont des métis, leurs barbes nous l’ont déjà révélé, et leur peau est presque blanche.

— Vertu de Dieu ! s’écrie brusquement Mateo, ou j’y vois mal ou ces deux chrétiens se toisent en ennemis, se défient et…

Le mulâtre se tait. Les cavaliers viennent de se courber sur le cou de leurs montures, les éperonnent, les lancent à fond de train l’une vers l’autre. Les lassos de cuir tournoient, font siffler l’air. Si, au moment où ils se croiseront, un des redoutables nœuds coulans étreint l’un des antagonistes, celui-ci roulera sur le sol, et sera à la merci de son vainqueur.

Nous respirons à peine, Mateo et moi, espérant encore qu’il s’agit d’une lutte d’adresse, d’un jeu. Non, c’est un duel, un duel sérieux, dont nous allons être les témoins impuissans. Les adversaires vont s’aborder, je suis tenté de fermer les yeux ; mais, par un écart aussi bien mesuré que bien exécuté, chacun des cavaliers a déjoué les mauvaises intentions de l’autre, et les lassos ont été lancés sans résultat. Dépités, les deux ennemis tournent bride, reviennent incontinent à la charge. Cette fois, pour mieux mesurer leurs coups, ils tourbillonnent autour l’un de l’autre, s’observent. Des deux côtés, homme et cheval ne semblent faire qu’un, et j’ai sous les yeux de véritables centaures. La courroie s’abat sur un des cavaliers, c’en est fait de lui ! Non ! rapide, adroit, il a lâché son lasso, dégainé son macheté, coupé le redoutable lien. Alors, brandissant son arme, il s’élance sur son antagoniste qui se croyait vainqueur, qui lui aussi a dégainé.

Oh ! les vaillans champions, et comment ne pas les admirer ! Ils fondent l’un sur l’autre avec furie, se font bravement face. Avec quelle adresse ils parent les coups qu’ils essaient de se porter. S’étant dépassés une troisième fois, ils reviennent à la charge. Prévoyant un choc meurtrier, un dénouement fatal, je me suis levé et j’ai crié, puis suivi Mateo qui, lancé sur la pente, dévale à grandes enjambées vers les combattans.

Surpris par mon cri, par ma vue et celle de mon guide, les adversaires ont oublié de se frapper. Stupéfaits, ils nous regardent accourir. Premier arrivé, Mateo se jette entre les chevaux, au risque d’être bousculé, renversé, de voir deux machetés lui entrer dans le corps. Il sait aussi bien que moi, mon guide, ce qu’il peut lui en coûter de s’être placé entre l’arbre et l’écorce, et me montre, une fois de plus, une réelle bravoure.

— Pardonnez-nous d’interrompre votre jeu, señores, dit-il en soulevant sa coiffure, mais vous nous avez fait peur, à mon maître et à moi.

Nul ne répond. Très pâles, les traits contractés, frémissans, les cavaliers nous regardent les sourcils froncés, indécis.

— Nous nous rendons à Cordova, dis-je à mon tour, et nous sommes un peu perdus. Aussi votre apparition a été pour nous une si bonne fortune que nous sommes accourus vers vous, craignant de vous voir disparaître. Votre demeure doit être proche ; voulez-vous bien, au nom du seigneur Jésus, nous accorder l’hospitalité ?

Nulle réponse ; les lèvres crispées restent fermées, les regards continuent à flamboyer. Gagner du temps, c’est tout sauver, Mateo l’a compris, et il reprend la parole. De son ton jovial, il explique qui je suis, quel il est, la cause de notre présence. Il parle du sabbat des tigres, de notre désir de nous abriter sous un toit pour nous réconforter, pour voir autour de nous des visages humains. Il déclare que si j’ai demandé l’hospitalité au nom du seigneur Jésus, sauveur de tous les hommes, il la demande, lui, au nom de la Vierge de Guadalupé, qui s’est elle-même déclarée reine et mère des Mexicains, et qui journellement, dans son sanctuaire de Mexico, fait pour eux des miracles en guérissant leurs maux incurables.

— Venez, dit enfin un des cavaliers ; mais où sont vos chevaux ?

— Nous cheminons à pied tout comme si nous étions des Indiens, répond Mateo avec un peu de gêne ; sachez toutefois, señor, s’empresse-t-il d’ajouter en se redressant avec dignité, que ce n’est pas la pauvreté qui en est cause, mais le métier de mon maître. Ce métier, assez singulier, consiste à éplucher les herbes et les buissons pour attraper des mouches ; à retourner les pierres sous lesquelles se cachent des insectes ; à soulever les écorces sous lesquelles s’abritent les serpens ; à regarder ce qui se passe au fond des nids.

Les deux cavaliers m’examinent avec curiosité, puis celui qui nous a répondu pousse son cheval, m’engage de nouveau à le suivre. Il se dirige vers la forêt dans laquelle nous pénétrons, sur un sentier largement tracé. Son compagnon nous a simplement salués, et, sombre, nous regarde nous éloigner. Avons-nous rencontré deux jumeaux ? leur ressemblance est si frappante, leur âge paraît si bien être le même, — vingt-deux ou vingt-trois ans, — que j’en ferais volontiers le pari.

Tout en cheminant, Mateo achève d’instruire notre hôte futur de ma condition, puis ne craint pas de l’interroger. J’apprends que le jeune homme a pour patron San Lorenzo, et qu’en compagnie de son frère, Maximo, il vit avec son père, don Blas. Ils sont éleveurs et, deux fois par an, ils conduisent à Cordova ceux de leurs chevaux, ceux de leurs taureaux qui ont l’âge d’être vendus, et rapportent de la petite ville des vêtemens, des provisions, des armes, des munitions. Quatre familles indiennes vivent près d’eux, cultivent le sol, et l’on échange avec elles de la viande contre des légumes ou des grains. Peu à peu la contrainte de notre conducteur se détend ; sa colère, son émotion s’apaisent ; et il nous laisse voir son naturel qui est aimable, liant.

— Nous avons bien fait d’intervenir, me dit à mi-voix Mateo dans un moment où notre guide, qui maintient à grand’peine sa monture au pas, a pris un peu d’avance, et don Blas nous doit certainement la vie de l’un de ses fils. Il nous faudra compléter notice œuvre, señor, en essayant de mettre d’accord ces deux jeunes coqs. La cause du massacre auquel nous avons failli assister est certainement une poulette, à moins que ce ne soit quelque veuve expérimentée. Femmes ou tigresses, tigres ou hommes, c’est tout un sur le terrain de la « folie » d’amour, et qui de nous, dans son jeune temps, n’a rêvé d’occire un rival quand cette folie l’a tenu ? Moi qui vous parle, j’ai reçu et rendu trois coups de couteau avant d’avoir femme et enfans, et cela pour des belles qui m’ont berné. Mateo se tait, le bruit d’un triple galop se fait entendre en avant de nous.

— Taureau ! nous crie Lorenzo qui a prêté l’oreille, rangez-vous.

Et, prêchant d’exemple, notre guide abandonne le sentier, pour se jeter sous bois. Nous imitons sa manœuvre. Presque aussitôt une femme, une jeune fille paraît, tenant l’extrémité d’un lasso enroulé aux cornes d’un taureau qui bondit de droite et de gauche. Un second lasso, tenu par un vieillard, maintient l’animal sur le sentier. En nous apercevant, l’écuyère, surprise, arrête brusquement sa monture ; profitant de la détente de la courroie, le taureau dévie, pénètre parmi les arbres. Lorenzo accourt, échange quelques phrases avec la jeune fille, s’empare du lasso qu’elle tient, lui crie de se garer. Enroulant la courroie au pommeau de sa selle, éperonnant son cheval, le jeune homme la tend. Le vieux ranchero se rapproche de la bête, la pique. Elle repart furieuse et bientôt disparaît, entraînée par ses deux conducteurs.

La jeune fille a regagné le sentier sur lequel nous la rejoignons, elle nous salue d’un sourire.

— Lorenzo a pris ma place, señor, me dit-elle, et il m’a demandé de vous conduire au rancho de mon père, plus vaste que celui qu’il habite. Voulez-vous bien me suivre ?

J’ai salué, remercié, et, un peu interdit par cet inattendu changement de guide, je marche sur les pas de la jeune ranchera dont la beauté sévère m’a tout d’abord frappé. Coiffée d’un chapeau d’une fine paille blanche, d’où s’échappent deux longues nattes d’un noir intense, ma conductrice, dont l’écharpe, au lieu de couvrir la tête et d’envelopper le buste, est enroulée autour de la taille, a les épaules nues. Son costume, tout sommaire, se compose d’une chemisette brodée aux manches courtes qui laisse ses bras à découvert, et d’une jupe de cotonnade bleue garnie d’un volant que dépassent ses pieds, chaussés de mignons brodequins lacés sur sa jambe nue. En réalité, si les deux vêtemens de notre jeune conductrice la couvrent, ils ne la voilent pas.

De temps à autre, l’écuyère se tourne vers moi, et, en même temps que ses grands yeux doux, que ses épaules rondes, que la flexibilité de sa taille, que la richesse de son buste, j’admire la finesse de ses attaches, la petitesse de ses mains et de ses pieds, la régularité magistrale de ses traits. Elle est belle de corps et jolie de visage, cette fille des solitudes et, en dépit du rude métier qu’elle paraît exercer, car un second lasso est suspendu à l’arçon de sa selle, tous ses mouvemens ont une grâce innée.

— La tigresse pour laquelle Maximo et Lorenzo ont voulu se massacrer ! me dit Mateo, en accompagnant sa phrase d’un coup de coude aussi vigoureux que familier et en me montrant ses dents de carnassier…

Je n’ai pas le temps de répondre, car nous traversons une prairie où paissent des chevaux et des taureaux que le soin de ma sécurité m’oblige à surveiller. Nous dépassons quelques bouquets d’arbres, la haute montagne qui abrite le lac est devant nous, et ce dernier scintille à notre droite. Bientôt quatre chiens menaçans hurlent autour de nous. Notre conductrice saute aussitôt à terre pour nous protéger, et livre son cheval à deux Indiens qui semblent être sortis de terre. Nous gravissons une pente et, sur une plateforme, nous apercevons un vaste rancho qui domine le lac. Sur le seuil de la demeure aux murs de bambous, paraît une matrone sous les rides de laquelle je retrouva les beaux traits de sa fille, la señorita Amada.


II

Il y a huit jours que je suis le commensal choyé de don Onésimo et de sa femme, en même temps que le grand ami de la señorita Amada, en compagnie de laquelle j’erre chaque matin et chaque après-dîner tantôt autour du lac, tantôt le long du torrent qui descend de la montagne et l’alimente. J’ai dans la jeune fille un guide à la fois charmant et intelligent, lequel a déjà pris goût à mes recherches zoologiques et botaniques, dont l’insatiable curiosité m’accable de questions, m’oblige sans cesse à professer. Jusqu’ici elle a vécu sans regarder ce qui l’entoure, ma belle compagne ; maintenant elle regarde, elle voit, elle admire, et ses étonnemens m’ouvrent à moi-même d’inattendus horizons. En temps ordinaire, Amada qui est une écuyère d’une habileté et d’une audace sans pareilles, seconde son père dans les soins que réclame son sauvage bétail. Or, dès le surlendemain de notre arrivée, Mateo, qui a été vaquero et qui aime les périls de ce rude métier, a pris avec joie les fonctions de notre jeune hôtesse, et lui a cédé en partie celles qu’il remplissait près de moi, ce qui ne m’a nullement déplu. Je me hâte d’ajouter, pour écarter tout malicieux commentaire, que, si j’admire la beauté sévère de ma jeune élève et l’incomparable éclat de ses dix-huit ans, la « folie », comme dit Mateo en parlant de l’amour, n’entre pour rien dans mon cas. Honni soit qui mal y pense ! Mes sentimens pour mon délicieux et dangereux guide ne dépassent pas la stricte mesure d’une vive sympathie pour une très belle œuvre de Dieu…

Au milieu de nos excursions, dont le but est toujours nettement annoncé à l’heure de notre départ, nous sommes souvent rejoints par Maximo ou Lorenzo, et il leur arrive de nous surprendre à la fois. Ils sont attirés par le plus puissant des aimans, les deux frères, et aussi, j’ai cru le remarquer, par de jalouses appréhensions. Jusqu’à l’année précédente ils n’ont vu l’un comme l’autre dans leur amie d’enfance, dans leur ancienne compagne de jeux, qu’une sœur un peu plus jeune qu’eux. Tout à coup, avec une rapidité fréquente sous les tropiques, l’enfant s’est non seulement transformée en femme, mais en très jolie femme, et les sentimens que les deux frères ressentaient pour elle se sont du même coup modifiés. Tous deux l’aiment, et maintenant sa présence les trouble ; les intimide, elle l’a remarqué et me l’a confié. Elle rit de ce changement pour elle encore inexplicable, s’étonne de voir ses deux amis la dévorer du regard alors qu’ils la connaissent si bien. Elle s’amuse de les entendre lui parler avec des voix tremblantes, elle s’étonne de la flamme qu’elle voit briller au fond de leurs yeux lorsqu’ils osent la regarder en face, de les voir suivre tous ses gestes, d’être toujours prêts à satisfaire ses volontés. Autrefois, lorsqu’elle courait sus à un taureau devant eux, ils s’en inquiétaient à peine. À présent ils accourent, s’interposent, s’épouvantent de ses moindres hardiesses, toutes choses nouvelles qui lui font plaisir, elle l’avoue, mais dont, innocente, elle ne devine ni le pourquoi, ni les conséquences… Les parens des jeunes gens, don Blas, don Onésimo et sa femme, n’ignorent pas que les deux frères sont amoureux, rivaux. Toutefois, ils sont loin de soupçonner le degré de mauvais vouloir qui les anime l’un contre l’autre, par suite de cette rivalité. Maximo et Lorenzo ne sont pas jumeaux, ainsi que je l’ai cru : il y a entre eux une différence d’âge de dix-huit mois. Maximo est l’aîné, et son caractère, plus sérieux que celui de son frère, lui vaut le bon vouloir de don Onésimo. Mais quels sont les sentimens d’Amada ? J’ai cherché à le savoir en provoquant ses confidences, et j’ai pu me convaincre que, femme par le corps, la jeune fille est encore une enfant au point de vue du moral. Aucun désir ne trouble ni son âme, ni son cœur, ni son imagination, aussi calmes que le beau lac qu’elle a sans cesse sous les yeux, dont la tranquillité semble inaltérable.

Elle n’aime pas, mais elle se sent plus aimée qu’autrefois par ses deux amis, dont les perpétuelles sollicitudes la ravissent. Et cependant, malicieuse, elle les désole à tour de rôle par des semblans de préférence, sans se douter des haines qu’elle attise. Elle joue avec des passions dont la force lui est encore inconnue, dont sans la soupçonner elle est à la veille de devenir à son tour la proie : c’est écrit.

Grâce à ma scrupuleuse réserve en face de la jeune fille, aucun des deux rivaux n’a pris sérieusement ombrage de voir Amada devenir mon lieutenant. Chacun d’eux m’a parlé de son amour, de ses craintes, de ses espérances. Maximo, plus renfermé que Lorenzo, est certainement plus malheureux que lui. Il ne croit pas pouvoir être aimé alors que son frère croit déjà l’être. Aux réunions du soir sur le seuil du rancho, Lorenzo cause, cherche à divertir la jeune fille, ne craint pas de lui dire qu’elle est belle. Maximo, silencieux, se contente de ne pas la perdre de vue, de soupirer. Ce qui est certain, c’est qu’Amada tient la balance en suspens entre les compétiteurs avec une mesure qui prouve sa liberté d’esprit.

J’ai profité des confidences des deux frères pour aborder avec chacun d’eux le chapitre de leur mutuelle jalousie, de leur duel. Leur affection l’un pour l’autre est profonde, et ces deux hommes que j’ai vus résolus à se tuer, je les ai vus depuis dans l’exercice de leur périlleux métier, veiller l’un sur l’autre avec un soin touchant. Leur rivalité les rend malheureux, mais aucun d’eux n’a le courage de céder. Ils veulent Amada pour femme, « fût-ce au prix de l’enfer ». — Je tuerai celui qui me la prendra ! m’a dit Lorenzo. — Je la tuerai avant qu’elle devienne la femme d’un autre que moi ! — m’a dit Maximo ; et ce ne sont pas là de vaines paroles. Sachant quelle douleur, quel deuil menacent don Blas et mes hôtes, je m’ingénie pour trouver un moyen de conciliation, un dénouement moins tragique que celui annoncé par les deux frères.

L’heure terrible sera celle où le cœur d’Amada parlera enfin, et cette heure ne saurait tarder pour la belle fille aux regards déjà si troublans, dont tout l’être est une tentation. Ou ses dehors mentent, ou elle aussi sera une passionnée qui aimera avec fureur, jusqu’au sang.

J’ai conseillé de la conduire à Cordova.

— J’y ai songé, m’a répondu don Onésimo ; mais Maximo et Lorenzo l’y suivront, et le mal sera simplement déplacé.

Le vieillard a raison, et le dénouement pacifique que je voudrais trouver est un rêve ; la situation est sans issue raisonnable, une catastrophe peut seule y mettre fin.

Durant les longues heures que je passe en tête à tête avec Amada, je ne me lasse pas de lui poser d’insidieuses questions, cherchant à lui faire avouer une préférence, à la faire lire dans son cœur. Jusqu’ici sa réponse a été invariable ; elle a une amitié égale pour les deux frères, et s’en voudrait s’il en était autrement.

— Tous deux veulent vous épouser, le savez-vous ? lui ai-je demandé.

— Oui ; chacun d’eux me le dit quand nous sommes seuls, et veut de moi une promesse.

— Que leur répondez-vous ? Suis-je trop curieux en vous le demandant ?

— Je leur réponds : Plus tard.

— Alors vous ne songez pas à vous marier ?

— Si, plus tard.

— Et quand ce plus tard sera venu, lequel des deux frères choisirez-vous ?

— Je ne veux pas choisir, puisque je sais que cela rendrait l’autre malheureux,

— Mais si l’un d’eux, fatigué d’attendre votre décision, épousait une autre femme que vous ?

— Cela prouverait qu’il m’aime moins, et alors j’épouserais l’autre.

— Etant donné ce cas, lequel préféreriez-vous voir se marier ?

— Ni l’un ni l’autre. Nous sommes bons amis, et, comme je le leur dis, qui nous oblige à nous marier ?

— Je suis sûr, Amada, que si vous regardiez au fond de votre cœur, bien au fond, vous y découvririez une préférence ; car, aussi bien en amour qu’en amitié, il en a toujours une, ce señor-là. Voyons, réfléchissez, pesez.

— C’est fait.

— Et le résultat ?

— Est que je n’ai pas de préférence.

Résolu à faire la lumière, puisqu’au fond il s’agit de vie et de

mort, j’instruis la jeune fille du duel dont j’ai été le témoin et dont elle a été la cause, duel qui, sans mon intervention, sans icelle de Mateo, eût eu un dénouement tragique. Amada m’écoute avidement, multiplie ses questions. Je lui fais pressentir que cette lutte peut recommencer.

— Vous voyez bien que j’ai raison de ne pas choisir, me dit-elle avec émotion… Quoi, reprend-elle rêveuse, ils m’aiment à ce point de ?…

Elle n’acheva pas, et marcha près de moi silencieuse.

— C’est donc plus fort que l’amitié, l’amour ? me demanda-t-elle au moment où nous allions atteindre le rancho.

— Oui, lui répondis-je, et de beaucoup. L’amitié consent au partage, dont l’amour ne saurait supporter même l’idée ; voilà ce que vous devez comprendre, en attendant que vous l’expérimentiez.

La jeune fille secoua sa belle tête aux traits romains, et garda de nouveau le silence.

Quelques jours plus tard, au retour d’une excursion, elle alla s’asseoir sur le hamac placé à l’entrée de sa demeure, et se balança indolente. Nous avions, durant notre promenade, rencontré un cactus couvert de fleurs écartâtes, fleurs dont elle avait fait une copieuse récolte, et qu’elle s’occupa bientôt de fixer sur une tige de liane. De son travail résulta une couronne qu’elle posa sur ses cheveux noirs, ravissante parure. Satisfaite de son œuvre, elle s’étendit à demi sur sa couche aérienne, et ce n’était pas sans un peu de trouble que je voyais ses épaules à découvert, sa poitrine de statue se dessiner sous la transparence de sa chemisette brodée. Lorenzo et Maximo parurent, s’établirent comme moi en face d’Amada. Lorenzo souriait à la belle fille, Maximo la regardait d’un œil morne, chacun des deux frères obéissant ainsi à sa nature, à son humeur.

C’était avec une parfaite innocence que la jeune fille, soit en se redressant, soit en se recouchant, nous montrait sa beauté rayonnante, qu’elle ignorait en réalité. Or son abandon languissant, non prémédité, était peut-être par cela même plus dangereux, plus capiteux, que ne l’eût été une coquetterie savante. Lorenzo avait apporté une xarane et, l’ayant tant bien que mal accordée, il se mit à jouer un de ces air étranges, populaires dans la Terre chaude, dont la ritournelle revient monotone, mais berçante. S’échauffant, le jeune homme improvisa des paroles sur l’air qu’il jouait, des paroles rythmées dans lesquelles il célébrait la beauté d’Amada, tout en la déclarant très classiquement une ingrate, une tigresse inhumaine, pourvue d’un cœur de roche. En même temps, il vantait l’éclat de ses yeux, l’arc de ses sourcils, ses dents de perles, et ces louanges ne paraissaient pas déplaire au modèle. Tout à coup Amada descendit de son hamac, et, enlevant la couronne posée sur ses cheveux, elle la plaça sur le front du poète-musicien.

Maximo fut aussitôt debout, pâle, les lèvres serrées, l’œil mauvais. Le chant, l’improvisation de Lorenzo l’avaient irrité, et, tant que cette scène avait duré, j’avais vu son regard défiant, douloureux, aller de l’un à l’autre des deux jeunes gens. Il marcha vers Amada qui comprit sa peine, arracha aussitôt un bouquet passé dans sa ceinture de crêpe de Chine, et le lui tendit souriante. Le jeune ranchero repoussa le don.

— Tu aimes Lorenzo ? dit-il avec effort.

— Comme je t’aime toi-même, Maximo.

— Il t’aime pour ta beauté que le temps flétrira, reprit le vaquero d’une voix étranglée, il vient de te le dire dans la chanson qui t’a séduite. Moi, que tu sois belle ou laide, je m’en inquiète peu, je n’en veux qu’à ton cœur… C’est pour l’éternité que je suis à toi, que je veux que tu sois à moi ; je t’aime et t’aimerai toujours, sache-le bien, même après ceci.

Il passe rapidement sa main sur le visage de la jeune fille qui pousse un cri, dont les épaules et la chemise se couvrent de sang. Le sombre amoureux, de la pointe aiguë de son couteau, vient de balafrer les deux joues de celle qu’il aime.

Lorenzo a bondi. Son père, don Onésimo, Mateo et moi le saisissons au passage ; don Blas lui parle avec autorité.

Maximo ne s’occupe pas de son frère, il met un genou en terre devant Amada sanglante, tend vers elle ses bras supplians, tandis que deux larmes roulent sur ses joues.

— Souviens-toi que je t’aime et que pour moi tu seras éternellement belle, dit-il ; maintenant, au revoir ou adieu ; tu en décideras.

Il se relève, se tourne vers don Blas.

— Père, dit-il, la vie de Lorenzo est pour moi sacrée, j’ai promis au Christ de la respecter à cause de vous. Si lui veut me tuer, laissez-le faire ; j’ai plus envie de mourir que de vivre.

Il se dirige vers le bois, disparaît.

Je suis près d’Amada dont la mère, éperdue, cherche en vain à étancher le sang ; la jeune fille est debout, très pâle. J’examine ses coupures, elles partent des pommettes des joues, descendent jusqu’au menton, sont peu profondes. Maximo n’a voulu que la défigurer, et, à l’aide de son doigt, n’a laissé dépasser que quelques millimètres de la pointe du couteau dont il s’est servi. Je fais asseoir la jeune fille, je panse ses blessures dont je rapproche les lèvres. Guéries, ces entailles lui laisseront deux cicatrices blanches, indélébiles, comme en portent fréquemment les bravaches poblanais, ou les maîtresses infidèles qu’ils ont châtiées.

Lorenzo, toujours maintenu par son père et par don Onésimo, les entraîne près d’Amada.

— Je te vengerai, lui dit-il, je rendrai à ton bourreau les blessures infamantes dont il t’a marquée.

La jeune fille se lève.

— Je te le défends, dit-elle avec autorité, ton frère a promis au Christ de ne pas te toucher, et je veux de toi la même promesse, le même serment.

— Tu tiens à sa vie, après ce qu’il vient de faire ?

— J’y tiens comme à la tienne, Lorenzo, et ne veux point voir couler d’autre sang que le mien. Donc, promets d’oublier.

— Non, je veux te venger.

— Laisse-moi ce soin, et par le salut de ton père, par le tien, promets-moi de respecter la vie de Maximo, je le veux.

— Non, dit encore le jeune homme.

— Prends garde, tu vas me forcer à l’épouser pour le sauver, car tu n’oserais me faire veuve.

Lorenzo, une flamme dans les yeux, saisit le manche du couteau passé dans sa ceinture.

— Je n’ai qu’une parole, dit froidement Amada ; tu veux, je le vois, me forcer à te l’apprendre.

— Je promets, dit Lorenzo, d’une voix sourde.

— Sans restrictions, loyalement ?

— Oui ; je veux te plaire.

— Merci.

Amada va parler encore et j’interviens, car elle a dérangé mon pansement. Secondé par sa mère, je l’emmène dans sa chambre, et je la condamne pour quelques jours à un mutisme absolu. Rassurée par la promesse qu’elle a arrachée à Lorenzo, la jeune fille obéit à son tour, docilement.

Lorsque je reparais sur le seuil de l’habitation, je trouve don Blas et don Onésimo discutant, aussi troublés l’un que l’autre par les événemens qui viennent de se succéder, et ne sachant quel parti prendre. Je les tranquillise sur le sort d’Amada, dont ni la santé, ni la vie ne sont en danger, puis je gagne le bord du lac, aussi paisible que le soir où je l’ai découvert, et au-dessus duquel tournoient, planent, se croisent, regagnant leurs asiles de nuit, des rapaces, des passereaux, des palmipèdes et des échassiers.

— Hommes ou tigres, tigres ou hommes, me dit Mateo qui me rejoint, n’avais-je pas raison, señor, en vous affirmant l’autre jour que c’était tout un, quand l’universelle « folie » s’empare d’eux ? Vous vouliez voir le dénouement de la double passion de Maximo et de Lorenzo, et je soutenais que cette rivalité se terminerait par une saignée, avais-je tort ?

— Non ; et, cette fin, je la redoutais comme toi, en face de deux hommes accoutumés depuis leur enfance à jouer journellement avec la mort. Toutefois, ni toi, ni moi, n’avions prévu que le sang qui coulerait serait celui de dona Amada. Maximo me semblait avoir quelque chance de triompher, car il se montrait le plus malheureux, ce qui, soit dit à leur honneur, agit favorablement sur les âmes féminines. Ces chances, il vient de les perdre par son acte de brutalité, de sauvagerie.

— Qui sait ! dit Mateo.

— Comment, qui sait ? Une femme ne pardonne pas même aux années d’attenter à sa beauté, l’ignores-tu donc ?

— Que les femmes ne pardonnent pas à l’âge, señor, c’est possible et même certain ; mais j’ai souvent entendu dire, par des hommes d’expérience, que le cœur des señoras est un écheveau de fil si bien embrouillé, si difficile à démêler, que le diable, tout matin qu’il soit, a depuis longtemps renoncé à la tâche. Ce que je tiens pour incontestable, l’ayant vu, c’est que les préférences des filles d’Eve, quelle que soit leur condition, vont plus souvent à l’amoureux qui les brutalise ou les dédaigne, qu’à celui qui leur est soumis, qui roucoule au lieu de rugir. Mais, dites-moi, à présent que votre curiosité est satisfaite, partons-nous demain ?

— Non ; l’humanité, la reconnaissance que nous devons à nos hôtes pour leur cordial accueil, et j’ajoute l’intérêt qu’ils m’inspirent, me font un devoir de ne les abandonner que lorsque les blessures de dona Amada seront en bonne voie de cicatrisation.

Mateo me regarde avec attention, puis sourit d’un air si malicieux que je lui en demande aussitôt la cause.

— Je ris, me répondit-il, en songeant aux multiples devoirs qu’imposent l’humanité et la reconnaissance à un homme de votre âge ; je ris surtout en songeant quel habile homme a été le parrain de notre belle et jeune hôtesse, en la nommant « Amada » ; je ris encore… Non, je ferai mieux de me taire.

— Achève ; ne m’as-tu pas accoutumé à tes impertinences ?

— Dieu me garde, señor, d’être jamais impertinent avec vous, que j’aime et soigne comme si vous étiez un de mes fils, et je vais dire toute ma pensée, pour me justifier de votre accusation. J’ai donc souri encore en pensant que dona Amada — la bien nommée — est un si beau fruit que, s’il tente de vieilles dents comme les miennes, il doit singulièrement aiguiser les vôtres, qui sont jeunes. Avouez que ce sera drôle, si dans une quinzaine ou dans un mois, je ne veux pas marchander sur le temps, je vous ramène à Cordova pourvu d’un amour de petite femme pêchée sur le bord d’un lac et présentable partout, bien qu’honorablement balafrée.

— Tu es fou ! mon brave Mateo.

— Ni plus ni moins que tout le monde, señor, soit dit sans vous offenser, et pour la plus grande gloire de Dieu !

— Amen ! répondis-je.

Et, me voyant continuer ma promenade solitaire, Mateo se frotta jovialement les mains, persistant à sourire d’un air entendu, bien qu’il se méprît du tout au tout sur mes sentimens.


III

Dix jours se sont écoulés. Or, depuis l’avant-veille, j’ai autorisé la blessée, dont les coupures sont en bonne voie de guérison, à s’établir sur le hamac, lieu d’où l’on domine le lac. Elle est un peu pâle, un peu amaigrie, ma jeune patiente, car j’ai dû lui prescrire des alimens liquides, afin de lui éviter les mouvement de la mastication. Oui, elle est un peu pâle, et elle se meut avec la molle et intéressante langueur des convalescens, bien qu’en réalité elle ait perdu très peu de sang, que sa diète ait été modérée. C’est par prudence, non par nécessité, que je l’ai condamnée au repos. Sa faiblesse est donc plus apparente que réelle, et son apathie, toute morale et non physique, m’inquiète peu.

Le visage de la jeune fille est encore entouré d’un bandeau, et si, comme j’ai pu le constater en la pansant, sa beauté restera quelque peu amoindrie par les deux cicatrices de ses joues, elle sera loin d’être détruite. Du reste, elle ne s’est pas un seul moment préoccupée des conséquences possibles de sa mutilation et sur ce point, étant donné son sexe, je l’ai trouvée stoïque.

Bien dressée de bonne heure aux violens exercices du cheval, à ceux non moins violens et plus périlleux encore de la chasse aux taureaux sauvages, Amada a conservé, je l’ai dit, toute la grâce innée des femmes de sa caste, des métisses d’Espagnol et d’Indienne. Toutefois, durant ses jours de réclusion, une rapide transformation s’est opérée en elle. Elle est certainement devenue plus féminine encore qu’elle ne l’était, non seulement dans sa démarche et dans ses gestes, mais dans son parler, dans le timbre de sa voix, surtout dans ses regards aujourd’hui plus profonds. Ce qui tourmente son père et sa mère, c’est de la voir, elle autrefois babillarde comme un oiseau, demeurer de longues heures silencieuse, n’être plus jamais à ce qu’on lui demande ni à ce qu’on lui dit, se complaire dans un silence de rêve.

Désireux de la tirer de sa torpeur, de la voir reprendre la vie active et insouciante qui lui rendra son équilibre, je lui propose une promenade sur les bords du lac. Elle accepte avec empressement, mais me déclare que c’est l’îlot qu’elle veut visiter. Je la conduis vers la pirogue, rustique esquif que je sais avoir été taillé dans un tronc d’arbre par Maxime, puis, aussitôt qu’elle est installée, je prends les rames et nous voilà voguant. L’eau claire, transparente, nous laisse voir librement les poissons et les reptiles qui peuplent ses profondeurs, et nous sommes suivis par des carpes aux écailles d’or et d’azur qui seraient la merveille de nos étangs, si elles pouvaient vivre autre part que dans une eau tiède. J’essaie d’égayer ma jeune passagère, d’exciter sa curiosité, de la tirer de son mutisme. Je récolte quelques sourires, quelques monosyllabes et des regards si reconnaissans, si caressans, qu’ils rendraient fou de joie Lorenzo s’il était à ma place, et raviraient plus encore le malheureux Maxime.

Nous avons abordé. Amada s’est appuyée sur mon bras pour escalader la berge escarpée que nous avons à franchir, terrain rendu glissant par les plantes grasses dont il est tapissé, que nos pieds écrasent. Le buste de la jeune fille est drapé dans une écharpe de soie, — le rebozo national, — et mon bras, qui entoure sa taille pour la soutenir, sent sa chair sous la mince étoffe. Ce contact la fait tressaillir, elle se dégage, achève de franchir sans aide le pas difficile, et nous nous établissons sous des bananiers qu’elle me dit avoir plantés.

Amada n’est pas malade dans le sens rigoureux du mot, néanmoins je la traite comme telle, respectant sa mélancolie, ses longs silences. Elle, si en dehors, si prime-sautière, si « gamine » quelques jours auparavant, et qui était tout action, je ne la reconnais plus. Ce qui me frappe surtout, c’est ce regard intérieur qui l’isole de ce qui se passe autour d’elle. Plus trace en elle de l’enfant si vivante, si bruyante, si exubérante qui m’accompagnait il y a moins de dix jours, de l’enfant au corps de femme qui ne prenait nul souci de me cacher ni ses épaules, ni sa poitrine, qui semblait ignorer la puissance de sa beauté, sa vertu troublante. À présent, toujours strictement drapée dans son écharpe, elle rougit lorsque le fin tissu lui échappe, tombe ou s’entr’ouvre, et elle a des pudeurs exagérées de sensitive. Un éclair m’illumine : enfant hier, Amada est femme aujourd’hui, non plus seulement par le corps, mais par l’âme ; l’heure attardée de sa puberté morale a enfin sonné : elle aime !

Elle aime ! l’éveil de sa pudeur en est un signe certain ; seulement, qui aime-t-elle ? Ce ne peut être que le musicien qu’elle a couronné dans un élan qui l’a trahie, et Maximo l’a compris. En ce moment où le jour se fait dans mon esprit, Lorenzo passe au galop de son cheval sur la rive qui nous fait face, se dirigeant vers le rancho. Amada le suit du regard, puis, aussitôt qu’il s’est éloigné, me parle de lui comme elle m’en a parlé la veille et l’avant-veille, c’est-à-dire en me faisant son éloge. De son ton dolent, elle déclare qu’il sera un excellent mari, gai, soumis. Elle le nomme avec complaisance ; or, depuis le jour où il l’a frappée, la jeune fille n’a pas une seule fois prononcé le nom de Maximo, et j’ai imité sa réserve.

Le soleil a disparu derrière la forêt, la nuit vient rapide. Je propose à ma compagne de retourner au rancho, elle ne me répond pas. Je ne la presse que faiblement, car la lune, qui va paraître, nous permettra de nous guider. D’ailleurs, du point que nous occupons, le seuil du rancho devant lequel va bientôt briller un feu deviendra visible, et nous le regagnerons sans difficulté.

Il fait noir, un dernier cri rauque a été poussé par un échassier, et le silence est si solennel, si profond, que j’entends Amada respirer. Soudain, là-bas, à l’extrémité du lac où sont établis les deux caïmans dont la présence en ce lieu élevé reste un problème que je n’ai pas encore réussi à résoudre, un foyer s’allume. Amada l’aperçoit, se lève, le contemple, se rapproche de moi.

— Qui campe là ? me demande-t-elle d’une voix mal assurée, en étendant son bras.

J’hésite à répondre.

— Qui campe là ? répète-t-elle ; vous le savez, puisque vous ne paraissez pas surpris de voir ce feu.

— C’est… je m’arrête, et j’ajoute : Ai-je besoin de le nommer ?

— Est-ce une supposition ? me demande la jeune fille.

— Non ; je suis allé causer avec lui avant-hier et hier.

— Il est malheureux ?

— Très malheureux. Il regrette son action, se reproche sa colère, sa jalousie, dit que, vous aimant plus que sa vie, il eût dû se sacrifier à votre bonheur, à celui de son frère, vaincre son amour. Il a résolu de partir, de se rendre dans la Terre chaude, de s’exiler. Mais il ne veut le faire qu’après avoir sollicité votre pardon, qu’après l’avoir obtenu.

— Alors il vous a parlé de moi ?

— Il ne m’a même parlé que de vous.

— Que voulait-il savoir ?

— Si vous êtes guérie, si vous êtes triste, si vous le maudissez.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Que vous êtes convalescente, que depuis huit jours, vous n’avez ni souri, ni prononcé son nom.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien. Il s’est assis sur le sol, a couvert son visage de ses mains, et j’ai vu qu’il pleurait.

— Vous l’avez consolé ?

— Que pouvais-je lui dire qui eût cette vertu ?

— Que je ne l’ai pas maudit, que je ne lui en veux pas, qu’il est pardonné. Que dit-il encore ?

— Qu’il souhaite mourir ; qu’il demande à Dieu de lui faire cette grâce, de l’appeler à lui.

— Mourir, lui ! il ne faut pas, je ne veux pas qu’il meure ! Amada m’a saisi le bras, me le serre de sa petite main dont la force me surprend. Cette petite main, je m’en empare, elle est frémissante, et je songe aux paroles de Mateo. Pourtant, dans les deux hommes dont elle est aimée, la jeune fille voit depuis si longtemps des frères aimés, des amis qui lui sont également chers, que son émotion à propos de Maximo ne doit me surprendre qu’à demi, et ne m’éclaire pas sur ses sentimens.

— Partons, m’a-t-elle dit.

Je la précède, elle marche alerte, c’est à peine si elle accepte mon aide pour descendre dans la pirogue. Elle va droit à l’avant de l’embarcation, s’y installe, saisit les rames. La lune se montre, éclaire en plein le visage de ma compagne qui, je le remarque, ne perd pas de vue le foyer de Maximo. Je pense de nouveau aux paroles de Mateo et je commence à soupçonner pourquoi, secouant sa torpeur, Amada s’est emparée de mon poste et s’est faite mon pilote.

Nous avançons avec une lenteur voulue, calculée par la batelière, qui ne fait qu’effleurer l’eau de ses rames. C’est presque sans bruit que notre esquif glisse sur la surface lisse du joli lac, qu’il ride à peine. Des poissons nous suivent ou nous devancent, et, profitant de l’heure, n’ayant plus à redouter le bec ou les serres d’aucun oiseau pêcheur, ils sautent à chaque instant hors de l’eau. Des chauves-souris voltigent autour de nos têtes, m’importunent. Par bonheur ma compagne, qui ne nourrit aucune idée superstitieuse sur les mystérieux mammifères, ne voit pas un sinistre présage dans leur familiarité, ne s’inquiète pas d’eux.

Nous avons abordé. Lorenzo qui nous guettait, qui nous voyait venir, aide Amada à débarquer. Il la conduit vers le hamac, s’établit un instant près d’elle, puis remonte à cheval pour aller souper avec son père, qui est seul. Je m’attable entre don Onésimo et sa femme qui, vu l’état du ciel que colore une faible lueur rose, m’annoncent que le vent du sud soufflera avant peu. Tandis que j’interroge, Amada se retire.

Le repas terminé, je la retrouve non sur le hamac, ainsi que je m’y attendais, mais assise sur le bord du lac, tournée vers le point habité par les mystérieux caïmans. Elle se lève, prend congé de son père et de sa mère, et, gardant la main que je lui ai tendue, elle m’entraîne doucement.

— N’allez-vous pas en expédition demain ? me demande-t-elle.

— Si, et je vais en prévenir Mateo.

— Il dort, señor, car il doit à l’aube aider Lorenzo, qui maintenant est seul, à marquer des taureaux. Voulez-vous le laisser à ce travail et m’accepter une fois de plus pour guide ?

— Certes. Toutefois, vous êtes si dolente, que nous ferons bien, je crois, d’aller à cheval.

— Comme il vous plaira. Est-ce, ajoute la jeune fille qui me regarde bravement en face, vers l’extrémité du lac que vous comptez vous diriger ?

— J’irai où vous me conduirez.

Je presse la petite main, qui me rend ma pression, et je vais m’établir sur le hamac que je mets en branle, pour trouver un peu de fraîcheur. J’admire le calme de la vallée, l’immobilité des eaux du lac, la quiétude de tout ce qui m’entoure, car pas un souffle ne fait frissonner le feuillage. Comme contraste, je songe aux inquiétudes de tous mes hôtes et de leurs voisins, au désespoir de Maximo, et, comme contraste encore, à la mobilité de l’esprit des femmes, à leur humeur capricieuse, à tout ce qui les rend charmantes, irrésistibles, enivrantes, cruelles. Je songe aux deux frères que j’ai vus combattre, et celui que je plains, ce n’est déjà plus le brutal Maximo, mais le confiant Lorenzo dont ce sera probablement demain le tour de souffrir et de pleurer.

Un rugissement se fait entendre là-bas, au loin, dans la forêt, et je m’endors en répétant les paroles de Mateo :

— Hommes ou tigres, tigres ou hommes, c’est tout un, quand la folie d’amour les tient !


IV

Don Onésimo et sa femme ont été bons prophètes, car je me réveille au bruit du feuillage des arbres qui entourent le rancho, feuillage secoué par les souffles intermittens et déjà impétueux du vent du sud, ce siroco des plaines embrasées qui bordent l’océan Pacifique et qui vient mourir sur les rives de l’Atlantique. Pas un chant d’oiseau ne se fait entendre, et aucun des hôtes ailés du lac, en ce moment agité et comme bouillonnant, n’ose abandonner son asile de nuit. Seuls les vautours sont assez hardis, ou, plutôt, ont l’aile assez puissante pour oser braver l’ouragan. Ils s’élancent, se laissent emporter par les tourbillons, se balancent et, vigoureux, habiles, s’élèvent durant les accalmies. Ils montent, montent par degrés laborieux dans le ciel pur, atteignent des hauteurs où l’air est inaccessible aux vents de la terre et planant alors majestueux, baignés de soleil, ils décrivent des cercles sans fin.

Mateo, avant d’aller rejoindre Lorenzo, est venu prendre mes ordres. S’il s’attarde, mon brave guide, à seller le cheval que je dois monter, puis celui d’Amada, c’est qu’il croit que l’opération pour laquelle il a été convié sera remise au lendemain, car le vacarme du vent excite les taureaux, les affole, les rend plus agressifs. Néanmoins, sa tâche terminée, il se met en selle et pénètre dans la forêt où il pleut des branches mortes, souvent dangereuses par leur taille et leur poids. Je recommande au mulâtre d’être prudent, sans grand espoir d’être écouté, car, si Mateo possède la longueur et la maigreur du grand chevalier de la Manche, il en possède aussi l’aveugle audace.

Amada paraît, l’œil brillant. Ses traits ont décidément perdu leur froideur insignifiante, ils rayonnent et la beauté de la jeune fille en est doublée. Je la vois impatiente, l’héroïque amoureuse, d’aller porter son pardon au profanateur qui a levé sur elle une main sacrilège, qu’elle aime alors qu’elle devrait le haïr. C’est que, primitive par sa vie isolée, par sa rude éducation, elle obéit à un sentiment tout primitif en voyant un maître dans l’homme qui l’a châtiée pour une simple indication de préférence ; et, qui sait ? son cœur, encore indécis, eût peut-être penché vers Lorenzo si le jeune homme, laissé libre d’agir, avait pu frapper son frère, se montrer plus hardi ou plus fort que lui.

Tout en dégustant un bol de café qu’elle m’a offert, je propose à ma jeune hôtesse de remettre notre excursion au lendemain, alors que l’ouragan sera calmé. En guise de réponse elle assujettit son chapeau, se met en selle. Son père survient, plaide à son tour pour que la promenade soit ajournée. Les sourcils d’Amada se froncent, elle part en faisant caracoler son cheval, et, cédant à un mouvement d’amour-propre, je salue mon hôte et la rejoins.

Nous voilà côtoyant le lac ; bientôt une rafale nous enveloppe. Nous devons nous courber sur le cou de nos montures qui, les oreilles couchées, s’arrêtent, affermissent leur équilibre en écartant leurs jambes ; leurs longues crinières, leurs longues queues flottent, reviennent sur elles-mêmes, les fouettent et nous fouettent. Amada, impatiente, pousse son cheval qui résiste, qu’elle oblige à obéir. Bientôt, se rendant à mes avis, elle consent à marcher avec prudence, au pas.

Les eaux du lac sont remuées, soulevées, et le vent, de temps à autre, nous inonde de l’écume qu’il arrache à la pointe des vagues, nous en cingle le visage. Nous avançons sans pouvoir échanger un mot, et je m’en désole.

En somme c’est le pardon, le repos, la joie qu’Amada porte à Maximo dont je lui ai peint la douleur, l’accablement, les regrets, et qu’elle a hâte de rassurer. Elle songe en ce moment au désespoir du malheureux, et nullement à celui qu’elle va faire naître dans l’âme de Lorenzo, qui ne soupçonne même pas la déception qui l’attend. En dépit du serment qu’ont prêté les deux frères de ne pas attenter à la vie l’un de l’autre, il me semble impossible que le dénouement de leur rivalité ne soit pas une lutte sanglante, mortelle. Je voudrais arrêter ma compagne, lui exposer mes craintes, lui faire comprendre les dangers de sa démarche, la supplier de l’ajourner. J’essaie de le faire ; mais le vent emporte mes paroles, mes conseils, ne laisse arriver aux oreilles d’Amada que des monosyllabes. Je songe à tourner bride, je m’arrête ; elle continue sa route ; je regrette alors de n’avoir pas révélé la vérité à don Onésimo qui nous eût retenus d’autorité, auquel Amada n’eût peut-être pas osé désobéir.

Nous approchons du chemin que suivent deux fois par jour les taureaux pour venir s’abreuver dans le lac, et nous en voyons déboucher Mateo. À notre vue il lève ses deux bras, les agite violemment en signe d’appel. En quelques minutes nous sommes près du mulâtre, sur le visage consterné duquel je lis une catastrophe.

— Don Lorenzo est blessé, évanoui, señor, me crie-t-il ; venez vite, ou nous ne le retrouverons pas vivant.

— Qui l’a frappé ?

— Je l’ignore ; je l’ai trouvé tel que vous allez le voir.

Sans demander plus d’explications nous gravissons la pente au galop, nous en descendons le versant avec la même rapidité, et nous débouchons dans la prairie où j’ai vu combattre les deux frères. À ma gauche, à vingt pas de la lisière de la forêt, j’aperçois Lorenzo étendu sur le dos, immobile. Son cheval, resté près de lui, le flaire, renâcle, hennit, se tourne de notre côté, semble nous appeler ; en arrière, se tient un cercle de taureaux, de curieux. Notre approche rend les fiers animaux menaçans, ils baissent le front. Mateo marche sur eux en faisant tournoyer son lasso et, connaissant la traîtrise du redoutable nœud coulant, la bande s’effare et détale.

J’ai sauté à bas de ma monture, je suis agenouillé près de Lorenzo dont la tête est renversée en arrière, dont la bouche est ouverte, dont les yeux sont clos, dont le visage a les teintes vertes de l’agonie. Sa chemise, sur sa poitrine, est imbibée de sang. J’écarte ce vêtement, je le déchire, et je vois une longue blessure qui va du sein gauche à l’épaule. C’est l’œuvre d’un macheté dont la lame, encore sanglante, brille à quelques pas de moi.

Je sonde la coupure, ce n’est qu’une estafilade sans profondeur, dont je rapproche les lèvres à l’aide d’épingles à insectes. J’ai ordonné à Mateo de soulever la tête du blessé, de lui inonder le visage de l’eau de sa gourde, et c’est Amada qui, assise sur le sol, exécute mon commandement. Elle est énergique, Amada. et l’émotion qu’elle ressent ne se trahit que par un léger frémissement de ses membres.

L’estafilade est pansée ; le cœur du jeune homme bat faiblement, mais il bat, La blessure que je viens de fermer n’est nullement mortelle, et ne m’explique ni la pâleur livide, ni la longue syncope du ranchero. Je cherche sur son corps une seconde lésion, et je la trouve vite. Près de l’aine se montre un trou profond d’où le sang coule avec abondance. Lorenzo, blessé, a dû tomber de cheval. Un taureau l’a frappé au ventre de l’une de ses cornes, lui a perforé les intestins : il est perdu.

J’aveugle, je tamponne l’affreux trou en me servant de mousse et de linges, que j’assujettis à l’aide de la ceinture de crêpe de Chine du blessé.

— Vivra-t-il ? me demande à voix basse Amada, dont le regard fouille le mien.

Je secoue la tête, négativement.

La jeune fille pose ses lèvres sur le front de Lorenzo, le mouille de deux larmes, et demeure accablée.

— Croyez-vous, lui dis-je, que la pirogue puisse naviguer sur le lac sans chavirer ?

— Oui, me répond-elle en me regardant avec surprise, elle le peut, si elle est habilement conduite.

— Eh bien, comme nous ne pouvons songer à hisser Lorenzo sur son cheval sans nous exposer à le voir mourir, courez au rancho et envoyez-nous la barque par un Indien. Pendant ce temps, nous allons, Mateo et moi, transporter le blessé sur le bord du lac.

— Reprendra-t-il connaissance ?

— C’est peu probable.

— Comment, me demande-t-elle avec hésitation, pensez-vous que… que ce malheur soit arrivé ?

— Je ne me l’explique pas.

— Le macheté que voilà, dit-elle avec vivacité et en montrant l’arme, appartient à Lorenzo, n’est pas celui de…

Elle n’achève pas et, de mon côté, j’évite de répondre en la priant de se rendre au rancho. Elle se met en selle, et s’engage au galop sur le sentier où les branches pleuvent.

Amada n’a pas osé nommer Maximo ; mais, demeurés seuls, nous le nommons hardiment, Mateo et moi. Les deux frères se sont trouvés face à face, ont oublié leurs sermens, en sont venus

aux mains. Lorenzo a été blessé par son frère et l’a blessé de son 

!côté, ainsi que le prouve la lame ensanglantée que Mateo essuie en ce moment sur l’herbe, avant de la replacer dans sa gaine.

J’entrave mon cheval, le mulâtre entrave le sien et celui de Lorenzo, puis, avec mille précautions, car je crains à chaque secousse de le voir expirer, nous transportons laborieusement le blessé sur la rive du lac, que nous atteignons au moment où don Onésimo aborde avec la pirogue. Le vieillard est accablé, il s’agenouille près du corps du jeune homme, et prie. J’étends Lorenzo dans la barque, la tête appuyée sur une botte d’herbe ; puis don Onésimo part seul, le petit esquif, vu l’état d’agitation du lac, ne pouvant porter que deux passagers.

Nous sommes allés reprendre les chevaux et, poussés cette fois par le vent au lieu d’avoir à le combattre, nous reprenons le chemin du rancho. Amada revient vers nous au galop, nous dépasse sans s’arrêter, dépasse même la coupure qui conduit à la prairie. Elle va, je le comprends, à la recherche de Maximo. Est-ce pour le maudire, pour le consoler, ou pour savoir la vérité ? Je ne m’amuse pas à conjecturer. J’épie anxieux la pirogue qui danse affolée sur la pointe écumeuse des flots, et je pense avec douleur à don Blas, qui n’a plus qu’un fils !


V.

Il est huit heures du matin, environ. Le vent du sud continue à tordre les branches, à secouer les feuillages, et cette rumeur, toujours lugubre, le semble plus encore en ce moment. Lorenzo est couché sous le corridor extérieur du rancho de don Onésimo, et la mère d’Amada, écrasée par la douleur, m’aide pourtant à faire prendre au moribond, de temps à autre, quelques cuillerées d’un cordial à base de rhum. Tous les Indiens établis autour des deux ranchos, hommes, femmes et enfans, se tiennent debout en face du crucifix attaché au mur de bambous contre lequel la couche du jeune homme est appuyée, et murmurent des prières.

Don Blas et don Onésimo sont assis côte à côte, ne perdent pas de vue les traits décomposés de leur fils commun, comme ils se le disent. Parfois un des deux vieillards se lève et vient m’interroger, veut m’arracher un mot d’espérance, et je ne puis répondre que par des gestes découragés. Amada paraît, va près de sa mère qu’elle étreint, qu’elle embrasse, sur le sein de laquelle elle pose sa tête, et pleure.

De loin en loin elle se lève, va se pencher au-dessus de Lorenzo, le nomme, puis, peu à peu, l’appelle d’une voix brisée, pleine de sanglots. Tout à coup le jeune homme s’agite, ramène vers lui un de ses bras, ouvre les yeux pour les refermer aussitôt, comme ébloui. Amada prononce son nom ; il sourit au son de cette voix chère, mais ses yeux restent clos.

Je soulève sa tête, je réussis à lui faire avaler plusieurs gorgées du cordial qui semble le ranimer, et c’est distinctement qu’il prononce le mot « merci ». Tous les regards se tournent vers moi en me voyant consulter le pouls du blessé, m’interrogent. Une fois de plus, je ne puis répondre qu’en baissant le front. Un chien s’approche, flaire le lit rustique, fait entendre un long hurlement. On le chasse, tandis que les femmes laissent un libre cours à leurs sanglots ; elles ont vu, dans le cri de l’animal, un présage de mort.

Soudain elles se taisent, don Blas et don Onésimo se lèvent en même temps. Les bras du premier s’étendent, se raidissent comme pour repousser, comme pour maudire. Toutes les respirations sont contenues, suspendues. Maximo, aussi pâle que son frère, vient d’apparaître, des larmes mouillent ses joues. Il s’avance vers le moribond ; des murmures die réprobation se font entendre. Personne ne l’a dit ; mais pour tous Maximo est le meurtrier de celui dont il ose s’approcher, auquel, déjà en proie au remords, il vient sans nul doute demander pardon.

C’est d’un pas ferme que le jeune homme se dirige vers la couche funèbre ; don Blas veut s’interposer, puis recule en se couvrant le visage de ses mains. Oh ! la lugubre, la terrible scène durant laquelle Le vent ne cessa de gémir avec sa voix surhumaine, et dont le souvenir oppresse encore mon cœur après tant de jours écoulés !

De même que l’a fait Amada, Maximo se penche au-dessus du chevet de son frère, le nomme, puis l’appelle, en vain, hélas ! Devant cette surdité, cette immobilité, le jeune homme recule, examine ceux qui l’entourent, ne voit que des visages hostiles dont les regards fuient les siens. Il aperçoit l’image du Christ, court à elle, s’agenouille, tend vers elle des mains suppliantes, prie avec ferveur, le front dans la poussière. Il se relève, revient au chevet de Lorenzo, recommencée le nommer, à l’appeler en haussant de plus en plus la voix, et le visage du moribond reste impassible.

— Au nom du Dieu devant lequel tu vas paraître, frère, crie le jeune homme désespéré, ouvre les yeux, ouvre la bouche et dis à notre père, à tous ceux qui nous entourent et m’accusent, que je ne suis pas ton meurtrier !

À l’éclat de cette voix pour lui familière, le moribond sort une seconde fois de sa torpeur, ouvre les yeux. Il regarde son frère avec une fixité inconsciente, de nouveau les respirations sont suspendues. Lentement, gauchement, l’un des bras du jeune homme se relève, retombe, et il referme ses yeux. Que voulait-il faire ? Voulait-il maudire ou pardonner ? Est-il mort ?

Non, de nouveau il bouge, de nouveau ses paupières se soulèvent, de nouveau son bras s’étend et, cette fois, sa main saisit celle de Maximo.

— Tu arrives trop tard, lui dit-il avec lenteur, c’est ce matin que tu aurais dû venir en aide à ma maladresse, toi qui tant de fois déjà m’as sauvé… Quand je suis tombé sur mon macheté, quand j’ai vu venir sur moi le taureau furieux, je t’ai appelé… frère, mon grand frère, comme tu devais être loin pour n’être pas accouru !

Haletant, le jeune homme se tait.

— Vis, lui crie Maximo, vis pour être l’époux d’Amada !

— Elle est et sera tienne, répond Lorenzo, par la volonté de Dieu. Il a voulu, il veut que je meure pour que tu sois heureux, sois-le, et puisse ma soumission à ses desseins me valoir sa miséricorde.

Lorenzo prononça encore quelques mots, puis le bruit d’une rafale couvrit sa voix de plus en plus sourde, de plus en plus faible. Maximo et Amada, penchés au-dessus de lui, purent seuls entendre ce qu’il disait ; ce fut en unissant leurs mains, qu’il couvrit avec les siennes, que le blessé expira.

Lorenzo eut une belle veillée mortuaire, car tous les Indiens, pour l’honorer, se grisèrent abominablement. Mateo l’honora si bien, pour sa part, que je dus lui confisquer son macheté pour l’empêcher de pourfendre un Indien. On eût dit qu’il voulait me prouver, par un nouvel exemple sanglant, qu’aux heures d’ivresse, l’homme et le tigre sont tout un.

Un peu avant l’aube, je fis déposer le corps du jeune ranchero dans une fosse creusée au pied d’un palmier, cérémonie à laquelle aucun membre des deux familles n’assista.

Le surlendemain de ce triste jour, je pris congé de mes hôtes, que je devais revoir à Cordova, lorsque les convenances du deuil permettraient à Maximo d’être uni à celle que sa sauvagerie avait quelque peu défigurée, et qui l’adorait pour cette preuve d’amour. Les deux jeunes gens me conduisirent jusqu’à l’extrémité du petit lac, auquel je dis un éternel adieu, ainsi qu’aux deux caïmans dont l’existence à cette hauteur restait pour moi un phénomène inexpliqué, un problème scientifique dont je parlai à Maximo.

— La présence, ici, de ces deux bêtes n’a rien de mystérieux, me dit-il, et je puis en deux mots vous l’expliquer. Mon père, alors que nous étions enfans, Lorenzo et moi, les pécha dans la lagune que vous rencontrerez après-demain, au pied de la Cordillère, et dans laquelle ces bêtes pullulent. Il nous rapporta ces deux petits monstres qui mesuraient alors la longueur de ma main environ, et ils nous servirent de jouets jusqu’à l’heure où leur dentition les rendit redoutables. C’étaient deux mâles ; certain qu’ils ne pourraient se propager, on les établit ici, d’où ils ne bougent guère.

Et voilà comment le problème scientifique qui m’avait coûté tant de méditations, se trouva très prosaïquement résolu, et comment il me fallut renoncer au mémoire que je me proposais d’écrire pour signaler la présence des caïmans à 903 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la mer, mémoire dont la matière se dissipa en fumée, tout comme la culpabilité de Maximo.


LUCIEN BIART.