Pour les autres éditions de ce texte, voir Sol natal.

Pauvres fleursDumont éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 185-193).



SOL NATAL.
À Monsieur Henry B…


Il sera fait ainsi qu’Henry me le demande,
Dans sa tristesse écrite à sa sœur la Flamande.

Il lui sera donné cette part de mon cœur,
Où la pensée intime est toute retirée,
Toute grave, et contente, et de bruit délivrée,
Pour s’y réfugier comme en un coin rêveur ;

Afin que s’il n’a pas auprès de lui sa mère,
Pour l’aider à porter quelque surprise amère,
Étonné de ce monde et déjà moins content,
Il ne dise jamais : « Personne ne m’entend ! »

N’est-il pas de ces jours où l’on ne sait que croire ;
Où tout se lève amer au fond de la mémoire ;
Où tout fait remonter les limons amassés,
Sous la surface unie où nos ans sont passés ?

Mémoire ! étang profond couvert de fleurs légères ;
Lac aux poissons dormeurs tapis dans les fougères,
Quand la pitié du temps, quand son pied calme et sûr,
Enfoncent le passé dans ton flot teint d’azur,
Mémoire ! au moindre éclair, au moindre goût d’orage,
Tu montres tes secrets, tes débris, tes naufrages,
Et sur ton voile ouvert les souffles les plus frais,
Ne font long-temps trembler que larmes et cyprès !
Lui ! S’il a de ces jours qui font pencher la vie,
Dont la mienne est partout devancée ou suivie,

S’il achète si cher le secret des couleurs,
Qui le proclament peintre et font jaillir les pleurs ;
Si tu caches déjà ses lambeaux d’espérance,
L’illusion trahie et morte de souffrance,
Qu’il ne soulève plus que la pâleur au front,
Dans ton flot le plus sombre engloutis cet affront :
Qu’il vienne alors frapper à mon cœur solitaire,
Où l’écho du pays n’a jamais pu se taire ;
Qu’il y laisse tomber un mot du sol natal,
Pareil à l’eau du ciel sur une herbe flétrie,
Qui dans l’œil presque mort ranime la patrie,
Et mon cœur bondira comme un vivant métal !
Sur ma veille déjà son âme s’est penchée,
Et de cette âme en fleur les ailes m’ont touchée,
Et dans son jeune livre où l’on entend son cœur,
J’ai vu qu’il me disait : « Je vous parle, ma sœur ! »

Là, comme on voit dans l’eau, d’ombre et de ciel couverte,
Frissonner les vallons et les arbres mouvans,
Qui dansent avec elle au rire frais des vents,
J’ai regardé passer de notre Flandre verte,

Les doux tableaux d’église aux montantes odeurs,
Et de nos hauts remparts les calmes profondeurs ;
Car le livre est limpide et j’y suis descendue,
Comme dans une fête où j’étais attendue ;
Où toutes les clartés du maternel séjour,
Ont inondé mes yeux, tant la page est à jour !
Puis, sur nos toits en fleurs j’ai revu nos colombes,
Transfuges envolés d’un paradis perdu,
Redemandant leur ciel dans un pleur assidu ;
Puis, les petits enfans qui sautent sur les tombes,
Aux lugubres arpens bordés d’humbles maisons,
D’où l’on entend bruïr et germer les moissons ;
Ils vont, les beaux enfans ! dans ces clos sans concierge,
Ainsi que d’arbre en arbre un doux fil de la vierge,
Va, dans les jours d’été s’allongeant au soleil,
Ils vont, comme attachant la vie à ce sommeil,
Que le bruit ne rompt pas, frère ! où l’oreille éteinte,
N’entend plus ni l’enfant ni la cloche qui tinte ;
Où j’allais, comme vont ces âmes sans remord,
Respirer en jouant les parfums de la mort ;
Sans penser que jamais père, mère, famille,
La blonde sœur d’école, ange ! ou fluide fille,

Feraient un jour hausser la terre tout en croix,
Et deviendraient ces monts immobiles et froids !
Ah ! j’ai peur de crier, quand je m’entends moi-même,
Parler ainsi des morts qui me manquent ! que j’aime !
Que je veux ! que j’atteins avec mon souvenir,
Pour regarder en eux ce qu’il faut devenir !

Quand ma mémoire monte où j’ai peine à la suivre,
On dirait que je vis en attendant de vivre ;
Je crois toujours tomber hors des bras paternels,
Et ne sais où nouer mes liens éternels !

Jugez si ce fut doux pour ma vie isolée,
Au chaume de ma mère en tout temps rappelée,
Par cet instinct fervent qui demande toujours,
Frère ! un peu d’air natal ! frère ! un peu de ces jours,
De ces accens lointains qui désaltèrent l’âme,
Dont votre livre en pleurs vient d’humecter la flamme ;
Jugez si ce fut doux d’y respirer enfin,
Ces natives senteurs dont l’âme a toujours faim !

D’y trouver une voix qui chante avec des larmes,
Comme toutes les voix dont j’ai perdu les charmes !
Vous ! loin de nos ruisseaux, si frais au moissonneur,
Avez-vous jamais bu votre soif de bonheur ?
Moi, jamais. Moi, toujours j’ai langui dans ma joie :
Oui ! toujours quand la fête avait saisi ma main,
La musique en pleurant jouait : « Demain ! demain !
Et mon pied ralenti se perdait dans sa voie.

Comme un rêve passager,
Partout où terre m’emporte,
Je ne trouve pas ma porte
Et frappe au seuil étranger :

Pour la faible voyageuse,
Oh ! qu’il fait triste ici-bas !
Oh ! que d’argile fangeuse,
Y fait chanceler ses pas !
Mais son âme est plus sensible,
Plus prompte, plus accessible,

Au gémissement humain ;
Et pauvre sur cette route,
Où personne ne l’écoute,
Au pauvre elle étend sa main !
Et des feuilles qui gémissent,
En se détachant des bois,
Et des sources qui frémissent,
Elle comprend mieux les voix :
Ce mystérieux bréviaire,
Lui raconte une prière,
Qui monte de toutes parts ;
Plainte que la terre pousse,
Depuis la rampante mousse,
Jusqu’aux chênes des remparts !

C’est alors qu’elle donne une voix à ses larmes,
Puisant dans ses regrets d’inépuisables charmes ;
C’est alors qu’elle écoute et qu’elle entend son nom,
Sortir d’un cœur qui s’ouvre et qui ne dit plus : Non !
Elle chante : un grillon dans l’immense harmonie,
Jette un cri dont s’émeut la sagesse infinie ;

Puis, montant à genoux la cîme de son sort,
Elle s’en va chanter, souffrir, aimer encor !

Ainsi, venez ! et comme en un pèlerinage,
On pressent le calvaire aux croix du voisinage,
Venez où je reprends haleine quelquefois,
Où Dieu, par tant de pleurs daigne épurer ma voix.
Apportez-y la vôtre afin que j’y réponde ;
La mienne est sans écho pour la redire au monde :
Je ne suis pas du monde et mes enfans joyeux,
N’ont encor bien compris que les mots de leurs jeux.
Le temps leur apprendra ceux où vibrent les larmes ;
Moi, de leurs fronts sans plis j’écarte les alarmes,
Comme on chasse l’insecte aux belles fleurs d’été,
Qui menace de loin leur tendre velouté.
Oh ! qu’il me fût donné de prolonger leur âge,
Alors qu’avec amour ils ouvrent mes cheveux,
Pour contempler long-temps jusqu’au fond de mes yeux,
Non mes troubles célés, mais leur limpide image ;
Toujours ravis que Dieu leur ait fait un miroir,
Dans ce sombre cristal qui voit et laisse voir !


Mais, je n’éclaire pas leurs limbes que j’adore,
Je me nourris à part de maternels tourmens ;
Leurs dents, leurs jeunes dents sont trop faibles encore,
N’est-ce pas, pour broyer ces amers alimens !
Ils vous adopteront si vous cherchez leur père,
Ce maître sans rigueur de mon humble maison,
Dont les jeunes chagrins ont mûri la raison ;
Et moi, lierre qui tremble à son toit solitaire !

Dans cette ville étrange où j’arrive toujours ;
Dans ce bazar sanglant où s’entr’ouvrent leurs jours
Où la maison bourdonne et vit sans nous connaître,
Ils ont fait un jardin sous la haute fenêtre ;
Et nous avons par jour un rayon de soleil,
Qui fait l’enfant robuste et le jardin vermeil !


Lyon, 1836.