Pauvres fleurs/L’Augure

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Pauvres fleursDumont éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 259-263).
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L’AUGURE.
À une Amie que j’avais.


Qu’avais-tu ? quelle idée au milieu de leur joie,
T’a fait dire : « Mon Dieu ! tout est triste. » Quel coup
Frappait sur ta mémoire où quelque ombre tournoie ?
Dans leur nuit de lumière et d’encens et de soie,
Étais-tu donc bien seule et souffrais-tu beaucoup ?

Plus belle que pas une et suivie à la trace
Des parfums ruisselans de tes bandeaux de fleurs,
Reine par le maintien, poète par la grâce,
Enfant par la candeur, âme que l’âme embrasse,
Quel augure, en passant t’a demandé des pleurs ?

Tu te plains de la vie, et tu te sens aimée,
Folle ! à quelle douleur en as-tu ? je n’en sais
Qu’une immense, profonde, affreuse, envenimée,
Quand elle couve au cœur ses poisons amassés,
C’est le doute : oh ! le doute emprisonne une vie !
C’est le geôlier de l’âme et l’espion du sommeil ;
C’est le poignard levé qui nous frappe au réveil ;
Christ, n’en sauverait pas cette âme poursuivie !
Voilà ce que je sais de ce honteux effroi ;
Et tu te sens aimée et tu te plains… Tais-toi.

Viens ! viens épier l’aube à la lueur humide,
Quand sous ses voiles gris l’aube ouvre l’horizon.
Rien ne bruït là-bas qu’un filet d’eau limpide ;
La musique épuisée et la danse rapide,
Tout cherche le sommeil ; viens chercher la raison !


Viens ! on dirait la vie au fond des bois couchée ;
Pas une aile d’oiseau n’éveille l’air encor ;
Le rossignol se tait quand la lune est cachée :
Hors toi, sous tes parfums, fleur brûlante et penchée,
La nuit enchaîne tout dans un muet accord.

Viens ! les premiers lilas sous l’ombre et la verdure,
Soufflent au loin leur nom, leur forme, leurs couleurs :
La terre ne dort pas ; elle ouvre sa ceinture ;
Son sourire invisible encense la nature,
Et son hymne au soleil va s’élancer des fleurs !

Viens dans la haute église où de hautes lumières,
Sans insulter le jour brûlent à l’avenir ;
Leurs pensives clartés dessillent les paupières ;
Rendent vivans les murs et parlantes les pierres,
Et montrent l’autre vie au fond du souvenir !

Viens à Dieu ! viens : le monde a des peurs et des larmes ;
Moi le passé m’étreint ; toi le pressentiment

Peut-être ; et quelque ronce est vouée à tes charmes,
Comme au doux fruit le ver, comme à l’amour ses armes :
Comme un fil noir à l’or enlacé tristement !

Est-ce un adieu qui frappe à ta porte, bel ange ?
Est-ce un miroir brisé par un secret ressort ?
De rayons et de nuit indicible mélange,
D’où nous vient, que d’en haut, cette lumière étrange,
Dans les momens profonds qui nous ouvrent le sort ?

Qu’ai-je donc ? je suis folle aussi. Tu m’as troublée.
Va ! l’augure est pour moi, je l’espère : J’ai peur !
J’ai peur comme en passant une porte voilée ;
Par l’ange qui bannit je m’entends rappelée,
Et sa voix me cherchait en traversant ton cœur.

On sonne !… C’est nous deux que le malheur demande :
Ton père au loin chancèle, il veut te voir… Adieu !
De quelques pauvres fleurs amère réprimande !
Moi, l’exil me rejette au flot qui le commande ;
Et nous nous reverrons sur la terre, ou chez Dieu !


Déplions, déplions les manteaux de voyage ;
Écoute ! les chevaux frappent au seuil : Allons !
Vers l’étoile qui tremble emporte ton courage ;
Sans une étoile, moi, je retourne à l’orage…
Vous voulez bien des pleurs, mon Dieu ! nous le voulons.