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Pauvres fleursDumont éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 29-34).



AVANT TOI.


L’année avait trois fois noué mon humble trame,
Et modelé ma forme en y broyant ses fleurs,
Et trois fois de ma mère acquitté les douleurs,
Quand le flanc de la tienne éclata : ma jeune âme
Eut dès-lors sa promise et l’attira toujours,
Toujours ; tant qu’à la fin elle entra dans mes jours.
Et lorsqu’à ton insu tu venais vers ma vie,
J’inventais par le monde un chemin jusqu’à toi ;

C’était loin : mais l’étoile allait, cherchait pour moi,
Et me frayait la terre où tu m’avais suivie,
Où tu me reconnus d’autre part ; oui, des cieux ;
Moi de même ; il restait tant de ciel dans tes yeux !

Mais le sais-tu ? trois fois le jour de la naissance
Baisa mon front limpide assoupi d’innocence,
Avant que ton étoile à toi, lente à venir,
Descendît marier notre double avenir.
Oh ! devions-nous ainsi naître absens de nous-mêmes ;
Toi, tu ne le sais pas en ce moment ; tu m’aimes,
Je ne suis pas l’aînée. Encor vierge au bonheur,
J’avais un pur aimant pour attirer ton cœur ;
Car le mien, fleur tardive en soi-même exilée,
N’épanouit qu’à toi sa couronne voilée,
Cœur d’attente oppressé dans un tremblant séjour
Où ma mère enferma son nom de femme : Amour.

Comme le rossignol qui meurt de mélodie,
Souffle sur son enfant sa tendre maladie,

Morte d’aimer, ma mère à son regard d’adieu,
Me raconta son âme et me souffla son Dieu :
Triste de me quitter, cette mère charmante,
Me léguant à regret la flamme qui tourmente,
Jeune, à son jeune enfant tendit long-temps sa main,
Comme pour le sauver par le même chemin.
Et je restai long-temps, long-temps sans la comprendre,
Et long-temps à pleurer son secret sans l’apprendre ;
À pleurer de sa mort le mystère inconnu,
Le portant tout scellé dans mon cœur ingénu ;
Ce cœur signé d’amour comme sa tendre proie,
Où pas un chant mortel n’éveillait une joie.
On eût dit à sentir ses faibles battemens,
Une montre cachée où s’arrêtait le temps ;
On eût dit qu’à plaisir il se retint de vivre ;
Comme un enfant dormeur qui n’ouvre pas son livre,
Je ne voulais rien lire à mon sort ; j’attendais,
Et tous les jours levés sur moi, je les perdais.
Par ma ceinture noire à la terre arrêtée,
Ma mère était partie et tout m’avait quittée :
Le monde était trop grand, trop défait, trop désert ;
Une voix seule éteinte en changeait le concert :

Je voulais me sauver de ses dures contraintes,
J’avais peur de ses lois, de ses morts, de ses craintes,
Et ne sachant où fuir ses échos durs et froids,
Je me prenais tout haut à chanter mes effrois !

Mais quand tu dis : « Je viens ! » quelle cloche de fête,
Fit bondir le sommeil attardé sur ma tête ;
Quelle rapide étreinte attacha notre sort,
Pour entre-ailer nos jours d’un fraternel essor !
Ma vie, elle avait froid, s’alluma dans la tienne,
Et ma vie a brillé, comme on voit au soleil,
Se dresser une fleur sans que rien la soutienne ;
Rien qu’un baiser de l’air ; rien qu’un rayon vermeil,
Un rayon curieux, altéré de mystère,
Cherchant sa fleur d’exil attachée à la terre,
Et si tu descendis de si haut pour me voir,
C’est que je t’attendais à genoux, mon espoir !
Sans dignité ?… que si ! mais fervente et pieuse.
À l’heure qui tombait lente, religieuse,
Comme on écoute Dieu, moi, j’écoutai l’amour,
Et tes yeux pleins d’éclairs m’ouvrirent trop de jour !

Aussi, dès qu’en entier ton âme m’eut saisie,
Tu fus ma piété ! mon ciel ! ma poésie !
Aussi, sans te parler, je te nomme souvent,
Mon frère devant Dieu ! mon âme ! ou mon enfant !
Tu ne sauras jamais comme je sais moi-même,
À quelle profondeur je t’atteins et je t’aime :
Tu serais par la mort arraché de mes vœux,
Que pour te ressaisir mon âme aurait des yeux,
Des lueurs, des accens, des larmes, des prières,
Qui forceraient la mort à rouvrir tes paupières.
Je sais de quels frissons ta mère a dû frémir,
Sur tes sommeils d’enfant ; moi, je t’ai vu dormir :
Tous ses effrois charmans ont tremblé dans mon âme ;
Tu dis vrai, tu dis vrai : je ne suis qu’une femme ;
Je ne sais qu’inventer pour te faire un bonheur ;
Une surprise à voir s’émerveiller ton cœur !

Toi, ne sois pas jaloux. Quand tu me vois penchée,
Quand tu me vois me taire, et te craindre et souffrir,
C’est que l’amour m’accable. Oh ! si j’en dois mourir,
Attends : je veux savoir si, quand tu m’as cherchée,

Tu t’es dit : « Voici l’âme où j’attache mon sort.
Et que j’épouserai dans la vie ou la mort. »
Oh ! je veux le savoir. Oh ! l’as-tu dit ?… pardonne.
On est étrange, on veut échanger ce qu’on donne :
Ainsi, pour m’acquitter de ton regard à toi,
Je voudrais être un monde et te dire : prends-moi !
Née avant toi… Douleur ! tu le verrais peut-être,
Si je vivais trop tard. Ne le fais point paraître ;
Ne dis pas que l’amour sait compter ; trompe-moi :
Je m’en ressouviendrai pour mourir avant toi !