Paul Ollendorff (p. 43-59).
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III



Dom Pedro ne m’avait jamais tant déplu que la dernière fois que je l’avais vu. C’était le soir du dernier concert que Louise avait donné ; et peu de temps après, les départs pour la campagne vinrent nous séparer tous, au moins pour quelque temps ; je tâchai d’oublier cette impression.

Dans ses lettres Louise ne faisait aucune allusion au Portugais, elle me demandait seulement, avec une insistance bien plus marquée que de coutume, d’aller la voir. Je finis par céder, le voyage n’était pas bien long ; elle avait toujours chez elle d’agréables réunions ; je me décidai et me mis en route.

L’automne à V… était charmant ; on y inventait parties sur parties, cavalcades pour les uns, chasses pour les autres, comédies plus ou moins bien jouées, etc… Louise savait intéresser tout son monde et donner à chacun sa distraction préférée, tandis qu’elle-même s’adonnait de plus en plus à la musique. Lorsque j’arrivai le château était plein.

Le grand salon était disposé d’une façon délicieuse ; les fenêtres couvertes d’une légère buée à cause du froid extérieur, — on était en novembre, — laissaient apercevoir, malgré le crépuscule naissant, des arbres séculaires formant un majestueux arceau, qui se perdait au loin dans la brume. C’est par cette avenue qu’on arrivait ; aussi, quand ma voiture tourna à l’angle du château pour approcher du perron, eus-je le temps d’apercevoir bon nombre de figures souriantes me souhaitant la bienvenue.

J’entrai, et me débarrassant de mes fourrures, je répondis aux bonjours et aux poignées de main ; Louise m’avait embrassée, et je lui trouvai non seulement bonne mine, mais l’air radieux :

— Quelle joie de me retrouver ici, dis-je enfin !

— Ce n’est pas malheureux, il y a assez longtemps qu’on te désire, répondit gentiment Louise ; Jules surtout, il ne savait quelle chambre te donner, pour que tu fusses bien. (Jules était son mari.)

— Merci, mon cher Jules, je n’ai pas besoin d’être si gâtée, pour aimer à venir chez vous !

Après avoir ainsi échangé quelques phrases banales avec mes amis, je voulus me retirer dans cette fameuse chambre afin de m’habiller pour le souper. Comme j’en exprimais le désir à Louise, je remarquai chez elle une vague inquiétude ; depuis quelque temps, elle regardait avec acharnement la grande fenêtre qui donnait sur l’avenue, quand, tout à coup, elle s’écria :

— Ah ! le voilà !

On se précipita pour voir le nouvel arrivant, pendant que Louise me montrait mon appartement.

— Ah ! quel bonheur, soupira-t-elle, je commençais à m’inquiéter. Regarde comme je suis contente ! Tu ne vois donc pas combien je suis heureuse ? Tu ne devines donc pas qui j’attends ?

Je la regardais sans répondre.

— Ne fais pas l’étonnée comme ça, Jeanne, je me sauve car la voiture que j’ai aperçue au loin n’est autre que celle de dom Pedro ; il doit être arrivé maintenant, et… songe donc, il y a un mois que je ne l’ai vu !

… Je ne voulus pourtant pas croire encore, mais j’eus peur !

Ce soir-là, c’était jour de comédie ; Louise ne jouait pas, mais Mathilde avait un rôle important, ce qui me surprit, car, ne l’aimant pas, je n’admettais, en elle, ni esprit, ni intelligence. Le souper fut gai, les acteurs mangeaient à part, sous prétexte de pouvoir sortir de table avant nous pour aller revêtir leurs costumes afin de ne pas faire attendre pour commencer la représentation.

La comédie m’intéressa peu, j’étais suffoquée par l’arrivée de dom Pedro, que je comptais bien ne jamais trouver à V…

Matt avait un rôle de souveraine ; sa traîne en velours rouge, sa fraise en broderie d’or, et ses cheveux, si noirs, relevés hardiment sur son front, lui donnaient un air imposant, que je ne lui soupçonnais pas ; et je la trouvai belle !

Dom Pedro ne la quittait pas des yeux ; elle ne laissait pas de s’en apercevoir, et sa physionomie trahissait une satisfaction qui se devinait dans son maintien.

Elle joua médiocrement, mais dom Pedro l’accabla de compliments si exagérés que j’en fus tout étonnée.

Puis, après un ou deux tours de valse, on eut la liberté de se retirer. J’en profitai aussitôt, très fatiguée de mon voyage et bien aise aussi de me sentir un peu seule avec mes réflexions.

À peine commençais-je à me remémorer cette première soirée que Louise entrait souriante dans ma chambre ; ses beaux cheveux blonds tombaient à leur gré sur ses épaules ; un frais peignoir laissait deviner les contours de sa taille svelte et gracieuse ; mais ses yeux projetaient véritablement des flammes.

— Qu’as-tu, ma chérie ? lui dis-je presque effrayée.

— Oh ! rien ; je veux te voir seule, un peu à mon aise, te dire que je suis bien heureuse de te sentir enfin sous mon toit ?

Son sourire était forcé, et les mots semblaient sortir difficilement de ses lèvres.

— Je te dérange ? reprit-elle.

— Du tout, Louise (et pourtant je tombais de sommeil), du tout ma chère amie ; seulement ce n’est pas dans tes habitudes de me faire une visite à cette heure-là.

— C’est pour te voir un peu à mon aise, je te l’ai dit.

— Alors tu as quelque chose de particulier à me dire ?… à me confier ?…

— Moi ? Mais… mais non !

— Il n’est pas possible que tu viennes à cette heure-ci pour… rien ?

— Tu es gentille ! Si je te gêne, je vais m’en aller.

Mais elle restait. Je me mis à l’observer ; ses lèvres tremblaient, et son regard se perdait dans le vide.

— Qu’as-tu donc, Louise ?

— Je ne sais pas ! murmura-t-elle.

— Es-tu malade ? allons, parle !

Elle me fit signe que non.

— Et ton mari, ajoutai-je mystérieusement, que va-t-il dire ?

— Oh ! rien du tout ; d’ailleurs, que lui importe ?

— Comment ?

— Tu sais bien qu’il me hait !

Je tressaillis à cette réponse imprévue et brutale :

— Il ne t’aime pas ? Jules ne t’aime pas ? insistai-je.

— Non. Oh ! si tu savais ce que je souffre !

— Tu souffres, Louise ? et c’est par Jules ? moi qui le croyais si bon, me suis-je trompée à ce point !

— Oh ! si tu savais, répétait-elle.

— Je me figurais que Jules satisfaisait à tous tes caprices, qu’il approuvait tes moindres actes, tes moindres désirs ?… Dis-moi, n’est-il plus à tes pieds comme autrefois, ou, du moins, comme je le croyais ?… Louise, réponds-moi, réponds-moi donc !

Et elle se taisait. Ses yeux, obstinément fixés sur le plancher, s’emplissaient de larmes.

— Je ne l’aime pas ! soupira-t-elle enfin, je ne l’aime pas…

J’étais étonnée de cette insistance :

— Mais, je ne te demande pas de l’aimer, dis-je, l’amour ne vient pas à commandement ; cependant tu dois avoir pour Jules au moins de l’estime ?… Une certaine reconnaissance ?…

— Reconnaissance ! de quoi ? fit-elle en me regardant, comme mue par un ressort.

— Mais enfin (je voulais en dire trop espérant qu’elle m’arrêterait), le devoir, Louise, doit remplacer un peu l’affection ?… et ta mère, penses-tu au cœur de ta mère ? Ne sens-tu pas que tu vas le déchirer ?

J’avais dit ces derniers mots avec une lenteur marquée ; nous étions assises tout près l’une de l’autre ; elle avait mis sa main dans la mienne, mais cette main était glacée, et, instinctivement, mes doigts s’étaient entr’ouverts et je l’avais presque repoussée. Quels pénibles instants ! Combien durèrent-ils ? je l’ignore : mon cœur battait à faire éclater ma poitrine ; mes yeux se voilaient, et il me semblait que mes oreilles refuseraient d’entendre un secret fatal, si c’en était un que devait me dire Louise, lorsque, se soulevant à demi, elle plongea son regard dans le mien et d’une voix étranglée murmura :

— Et toi, alors, si tu me sais coupable, tu me repousseras aussi ?

Pour toute réponse, je me levai en lui ouvrant mes bras ; elle jeta sa tête sur mon épaule, et pleura longtemps, puis, se redressant avec fierté, elle sortit, me laissant terrifiée, et incapable de me rendre compte de mes pensées.