Pauline Platbrood/Texte entier

Paul Lacomblez, éditeur (2p. 7-172).


I


Pauline Platbrood venait d’atteindre à ses vingt ans.

C’était une grande blonde d’une charnure magnifique, descendant en droite ligne d’Hélène Fourment qui posa les Madeleine du peintre d’Anvers.

Elle ressemblait beaucoup à sa sœur Adolphine, à cela près qu’elle était moins vive et fort timide. En société, on s’amusait à lui faire « piquer des fards », et pas un qui s’entendît à cela comme Joseph Kaekebroeck si ce n’est Ferdinand Mosselman. Cela lui allait d’ailleurs le mieux du monde, en montrant son âme pleine de candeur.

Au vrai, elle semblait un peu oisonne, « bibiche », et sa naïveté persistante ne laissait pas que d’inquiéter vaguement M. et Mme Platbrood.

Or, un matin que Pauline se trouvait seule à la maison, un tuyau creva dans un petit cabinet carrelé de Delft, au grand émoi de la servante en train de vider les eaux ; il y eut un commencement d’inondation.

— Allez vite vite rue Sainte-Catherine, s’écria Pauline très effrayée, autrement ça va être quelque chose ici !

Dix minutes après, François Cappellemans, le fils du plombier bien connu, arrivait en personne avec ses outils et son réchaud, afin de réparer l’accident ; car ses ouvriers travaillaient en ville et il n’y avait personne à l’atelier.

La jeune fille le conduisit en toute hâte au palier de l’entresol.

— Voyez, dit-elle, ça coule tout partout…

Aussitôt, saisissant ses jupes, elle se retroussa très haut et garda les mains sur les hanches.

Déjà Cappellemans s’était accroupi sans crainte de se mouiller. Il fit sauter la boiserie, et un mécanisme apparut, rempli de rouille et vert-de-grisé. Une eau jaune sourdait on ne sait d’où et s’égouttait avec un bruit harmonieux.

Le jeune homme resta un moment très grave, étudiant, le menton dans la main, ce phénomène qui n’avait rien pour lui que de fort ordinaire ; puis il dit en branlant la tête :

— Och, ça est toujours la même chose avec ce vieux système ! Je sais bien l’arranger, savez-vous Mademoiselle, mais vous aurez chaque fois la farce…

— C’est parce qu’on tire trop fort peut-être ? interrogea Pauline.

— Non, non, repartit le plombier, ça, ça ne serait encore rien : mais tout est usé. Le jour d’aujourd’hui on sait faire beaucoup mieux. Si je serais M. Platbrood, je placerais un nouveau siège, comme ceux qu’on a exposés nous autres à Anvers…

Et tandis qu’il bouchait sommairement la fuite et préparait sa lampe à naphte, il expliqua à Pauline, gracieusement appuyée au chambranle de la porte, le lavatory breveté, inventé par son père et perfectionné par lui-même. Cela s’appelait le Stanley-Falls, un nom de son ami Verhulst qui était au Congo. Rien ne pouvait lutter contre l’impétuosité d’une chute pareille : le torrent bouillonnait, emportait tout, et c’était d’une propreté irréprochable. D’ailleurs ils avaient obtenu une médaille d’or…

— Oui mais, remarqua Pauline, ça fait si fort du tapage ! Alors tout le monde sait savoir…

Elle s’interrompit, toute confuse de ce qu’elle allait dire et ses joues s’empourprèrent ainsi que des pivoines.

Heureusement la lampe à souder sifflait à présent avec une telle violence qu’il était impossible au jeune plombier de rien entendre.

Il s’appliquait d’ailleurs à sa besogne : renversé presque sur le dos, il faisait mordre la flamme vorace aux endroits convenables ; il limait, il martelait, il brasait, tout cela avec tant d’adresse, une si belle sûreté de main, que Pauline sentit tout à coup beaucoup de plaisir à le regarder…

Cappellemans était un garçon vigoureux, à la figure calme et énergique, encadrée d’un rude poil noir. Il avait les cheveux drus et ras, et ses yeux, embusqués sous d’épais sourcils, flamboyaient comme les braises de son réchaud. Dépouillé de sa veste, les manches de chemise relevées, il montrait de superbes bras où saillaient de grosses veines et roulaient de mâles biceps.

Trente ans à peine et déjà sérieux, entendu comme un vieux patron. C’était lui d’ailleurs qui dirigeait l’atelier de la rue Sainte-Catherine, depuis que son père atteint, peu après la mort de sa femme, d’une goutte chronique, demeurait reclus la plus grande partie de l’année dans son fauteuil, derrière la baignoire-réclame placée à la vitrine du magasin.

Esprit ingénieux pour tout ce qui regardait son métier, mécanicien par vocation, ses petites découvertes n’avaient pas peu contribué à la prospérité de sa maison.

Avec cela bon enfant, le cœur sur la main. Par dessus tout, il adorait son vieux papa qu’il soignait avec des attentions de femme. Celui-ci, très fier de son fils, ne lui trouvait qu’un défaut, et c’était son extrême indifférence à l’endroit du beau sexe. De fait, on ne connaissait à François Cappellemans aucune amourette, et Dieu sait au prix de quelles instances paternelles il avait un jour laissé demander pour lui la main de Thérèse Verhoegen ! On a vu du reste comme ses fiançailles furent éphémères et se rompirent heureusement au profit de Ferdinand Mosselman.

Oui, le bon François ne pensait pas aux filles. Ce n’était pas un coureur. Rompu aux exercices d’un travail violent, il avait le sang raisonnable et placide. Son caractère rudanier mais réfléchi, montrait une sorte de délicatesse hautaine qui l’éloignait des plaisirs vulgaires. Il était bien possible qu’il fût encore coquebin, quoique cela parût assez inconcevable avec cette fière musculature…

Au fond, pour un observateur avisé, il n’y avait sans doute que beaucoup de timidité dans son cas. À peine était-il resté trois ans sur les bancs de l’école : il était fort ignorant, mais il le savait bien et s’affligeait parfois de n’avoir pas le temps de remédier à ce mal. Et voilà ce qui guindait ses attitudes, embarrassait sa langue devant les moqueuses petites demoiselles du quartier.

Au surplus, il était modeste, n’ayant pas encore conscience de sa valeur d’homme actif, agissant. Il se considérait toujours comme un ouvrier. En somme, il suffisait à François Cappellemans d’être un bon et solide gars ; c’était une âme bien peu compliquée…

Cependant Pauline contemplait le jeune homme ; à le voir si robuste, si habile et surtout si simple, un émoi singulier s’insinuait dans son cœur. Ce n’est pas lui qui se fût amusé à lui faire « piquer des fards » ! Il était incapable de la moindre raillerie : il n’avait pas le frivole esprit de Kaekebroeck et de Mosselman, moqueurs impénitents. Avec lui, elle se sentait confiante, tout à fait à l’aise, sûre de parler sans crainte comme aussi d’être moins « godiche »…

Et elle demeurait là, les jupes relevées, toute rêveuse d’une pensée inattendue…

— Voilà, mademoiselle, l’ouvrage est terminé, dit Cappellemans en soufflant sa lampe. Ça n’était pas grand’chose… Seulement, il faudra prendre attention maintenant quand la bonne jettera les eaux…

— Mais, demanda Pauline désolée que cela fût déjà fini, est-ce que ça coûterait cher pour placer votre système, le… Comment est-ce que vous dites ça ?

— Le Stanley Falls ! Oh ! ce n’est pas une affaire… Oui, je vous le recommande. Et puis avec ça on peut être tranquille, ça est pour la vie !

— Eh bien, j’en parlerai à papa…

— Comme vous voulez, mademoiselle. C’est dans son intérêt. Vous verrez, j’en aurai beaucoup de compliments, bien que je le dise moi-même…

Et il sourit doucement.

Il ne s’était pas encore relevé et s’assurait, appuyé sur un coude, que le contre poids de la pompe fonctionnait avec facilité, lorsque, se penchant pour saisir un marteau, il aperçut les belles jambes de Pauline et jusqu’à son pantalon frangé de broderie…

Il en reçut un choc délicieux et resta là comme fasciné et tout frémissant…

Soudain il se redressa d’un bond, ramassa ses outils, rajusta son tablier de peau, et prêt à partir :

— Mademoiselle, dit-il…

Il ne put achever et rougit jusqu’aux oreilles devant la jolie Pauline dont le visage se colora à son tour.

Ils se regardèrent, interdits, car un éveil charmant venait de s’opérer en eux.

Cependant le plancher tout humide, était rempli de limailles et de débris de toutes sortes…

— Excusez-moi, murmura le plombier en descendant les premières marches, hein, j’ai fait de la saleté ici ?

— Oeïe, ça n’est rien, répondit la jeune fille avec indulgence, je vais seulement dire à Collette qu’elle vienne un peu reloqueter…

Elle l’accompagna jusque dans le vestibule afin de lui ouvrir la porte, car il était fort empêché avec ses pesants outils. Et lorsqu’ils eurent échangé un timide « au revoir », vite Pauline courut à « l’espion » du bureau pour le suivre des yeux.

Il allait fièrement, emballé dans son tablier de cuir, très droit, le réchaud sur l’épaule et le sac au dos : elle admira sa haute taille et son pittoresque costume de manieur de fer…

— Ah ! pensait-elle, ça est un qui me plairait…

En ce moment, un sale roquet roux se permit d’aboyer aux trousses de Cappellemans qu’il ne trouvait pas assez distingué sans doute ; mais celui-ci n’y prit pas garde.

Et Pauline sourit de l’outrecuidance de ce petit chien en face d’un si fort gaillard.

Soudain le jeune homme tourna le coin de la rue du Vieux-Marché-aux-Grains et disparut.


II


Ce jour-là, premier janvier, le père Cappellemans sortit de sa maison pour une courte promenade, appuyé sur le bras de François en même temps que sur une grosse canne à pommeau d’ivoire : et Rosalie, la vieille servante, penchée au seuil de la porte, le suivait de ses yeux attendris.

C’était un homme de haute stature, à peine âgé de soixante ans, mais qui en paraissait bien davantage tant l’incurable goutte l’avait blanchi ; après six mois de souffrances, le mal une fois encore venait de faire trêve et l’autorisait enfin à reprendre un peu contact avec la bonne ville.

Et redressant le torse, saluant d’une mine rose et refleurie les connaissances étonnées de le revoir, il allait lentement au milieu des bourgeois affairés, courant à leurs visites.

C’était un beau jour de gel, très clair et sans bise : le soleil riait sur les tuiles. Mais il faisait froid dans l’ombre dure de la rue Sainte-Catherine et nos promeneurs furent tout aises de déboucher sur la place de l’Église où s’épandait une tiède lumière.

— Eh bien, comment est-ce que ça va, Papa ? s’enquit le garçon avec sollicitude. Si vous êtes fatigué, il faut seulement le dire… On se reposera sur un banc…

— Non, non, fiske, répondit le bonhomme, je sais aller plus loin…

Il s’arrêta cependant et, la main posée de champ sur ses sourcils, il cercla toute la place d’un regard. Le vieux beffroi, doré par les rayons, parut surtout le ragaillardir. Il y avait tant de jours qu’il ne l’avait plus contemplé !

— Ça est tout de même bien, dit-il avec émotion, de n’avoir pas démoli la vieille Tour…

Il était né tout contre elle et la chérissait depuis l’enfance. Elle avait sonné la joie de son mariage et pleuré la mort de sa chère femme. En la retrouvant, des larmes lui montaient aux yeux.

Mais il s’emporta tout à coup, brandit sa canne à la vue d’une maison récemment bâtie et qui détonnait avec sa bête façade de ciment :

— Sacré nom ! c’est aussi laid que les nouvelles constructions françaises de notre rue ! Et c’est de l’esthétique, comme ils disent ! Voyez-moi ça sur la place ! Ah c’est du propre !

Car dans cet homme du peuple, il y avait le sens de l’harmonie et du pittoresque.

— Mais, Papa, c’est une maison des Maskens ! dit le jeune homme surpris d’une telle humeur. C’est là, vous savez bien, où j’ai fait toutes les installations. Ça est si riche à l’intérieur !

— Oui, toi fiston, tu ne vois que les affaires… Et puis tu n’es pas né au milieu de ces bonnes vieilles choses, et alors ça t’est bien égal. Hein, pourvu qu’on flanque tout par terre et qu’il y ait beaucoup de tuyaux et de Stanley-Falls à placer après, tu es content. Au fait, tu as peut-être raison. Le jour de maintenant il faut être pratique…

Il se tut un moment, mais pour grommeler de nouveau à propos de toutes ces sales maisons qu’on f… dans le bas de la ville et qui le rendaient méconnaissable. Il ne pardonnait vraiment qu’au propriétaire du Château d’Or qui avait restauré sa bicoque de la rue Sainte-Catherine d’une façon intelligente et s’était bien gardé, lui, d’abattre le vieux pignon flamand.

Ah, la bonne rue Sainte-Catherine ! Il l’adorait plus que toutes les autres. C’était la plus belle du bas Bruxelles avec ses pignons denticulés ou roulés en volute, la plus vivante avec ses estaminets cossus, ses vieilles boutiques, ses bons passants et ses turbulents gagne-petit ! Ah la jolie rue, mais hélas combien entamée, abîmée aujourd’hui par les travaux et les prétendus embellissements modernes ! La vieille église, aux pierres noircies et cariées par le temps, avait depuis longtemps disparu pour céder la place à l’usine d’électricité ; et sur l’excédent du terrain se dressaient maintenant, juste en face des architectures séculaires, de hautes bâtisses françaises, l’une particulièrement laide entre toutes, surchargée de prétentieux balconnets d’un abominable dessin. La rue Sainte-Catherine qui fransquillonne !…

Le vieux plombier se demandait comment il existait des propriétaires assez « bêtes » pour accepter le plan de maisons aussi hideuses, dont les façades insolentes et ridicules faisaient avec les demeures voisines une telle disparate !

Et il frémissait à la pensée que des constructions tout aussi vulgaires couvriraient un jour le côté droit de la rue et que son vieux magasin serait emporté comme les autres dans la fièvre des démolitions.

— Heureusement, disait-il, je ne serai plus là.

François savait sa marotte et ne répondait mot.

Alors ils se remirent en marche, car aussi bien le froid commençait à les picoter.

— Si on allait d’abord voir le Canal, proposa M. Cappellemans qui avait un faible pour les bateaux, il doit être gelé ?

Mais cela dérangeait sans doute les secrets desseins de François car il objecta que l’endroit ne lui semblait pas fort bien choisi pour un goutteux.

— Allons plutôt faire une visite chez les Van Poppel, dit-il ; on sera si content de vous voir !

À ces mots le vieux plombier s’arrêta tout étonné : c’était bien la première fois que son fils manifestait l’intention de faire une visite, lui dont « l’ourserie » foncière était un de ses vifs soucis.

Il le regarda curieusement et ne put s’empêcher de s’écrier :

— Mais malheureux, il y a toute une société aujourd’hui chez les Van Poppel ! Tu oublies que c’est le Ier janvier…

— Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? répliqua le jeune homme avec douceur. Allo venez seulement…

Pourtant le vieux demeurait indécis. Certes la proposition le tentait beaucoup, bien qu’en sortant il ne se fût point promis d’aller chez personne. Mais, devinant le sacrifice du bon François, il croyait de son devoir de n’y pas consentir.

Il en était là de ses scrupules quand une jeune femme s’avança au devant d’eux, la figure ravie :

— Mais, mais qui est-ce que je vois maintenant ? s’écria-t-elle d’une voix résonnante. Cappellemans qui se promène sur ses bonnes jambes ! Mais ça est bien commencer l’année ! À propos je vous la souhaite bonne et heureuse…

— Pareillement, savez-vous, Madame Adolphine ! firent les deux hommes charmés de la rencontre.

Car c’était Mme Joseph Kaekebroeck, mais forcie et dissimulant sous une opulente pelisse havane sa maternité prochaine. Elle traînait par la main son petit garçon, joli manneke de trois ans, habillé de peluche verte et coiffé d’un toquet à la Guillaume Tell.

— Eh bien, Alberke, qu’est-ce qu’on dit à Papa Cappellemans ? Je vous souhaite une bonne et heureuse… Allo…

Elle le secoua :

— Och, vous êtes qu’à même un embêtant ! Est-ce que vous avez perdu votre langue ? Il sait bien le dire, vous savez Monsieur Cappellemans, mais ça est une tête n’est-ce pas ? si dure qu’une pierre !…

À cet éloge, Alberke sourit et se cacha dans le manteau de sa maman.

— Oh que ça est vilain ! dit Adolphine en essayant de le ramener devant elle. M. Cappellemans fait ses grands yeux, savez-vous !

L’enfant entrouvrit la pelisse, risqua un œil, mais, rassuré par la mine paterne du plombier, il s’amusa à fourrager dans les fourrures.

— Oui, mais pas ça, Mémenne, protesta Adolphine, pas jouer avec les minnekes

— C’est un petit gâté, je vois ça, fit M. Cappellemans plein d’indulgence.

Et montrant son fils :

— Dire que ce « galiard » a été aussi comme ça ! Hé, hé, ça pousse plus vite qu’on ne croit. Ça est grand et on ne le sait pas…

Mais il s’informa de la santé de la jeune femme en décochant un clin d’œil à sa corpulence :

— Oh, dit-il, le second et les autres, ça va tout seul. Hein, cette fois ce sera une grosse fille ?…

Adolphine déclara qu’elle l’espérait beaucoup, surtout pour son mari :

— Les petites filles, ça est si caressant avec leur père !…

Comme ils la priaient de présenter leurs compliments à M. Kaekebroeck, elle répondit que Joseph se trouvait sans doute en ce moment chez les Van Poppel où il avait promis de repasser dans l’après-midi.

— Mais nous aussi, nous allons rue de Flandre ! s’écria le plombier à présent décidé à la visite.

— Ça tombe justement bien, s’exclama Adolphine, Joseph doit parler M. François pour la gouttière ou le sterfput, enfin je ne sais pas tout quoi.

— Oui, dit le jeune homme, M. Kaekebroeck m’a déjà causé l’autre jour. Il disait qu’il serait peut-être intentionné de placer un Stanley-Falls comme chez votre bon-papa…

— Ça je ne sais pas, répondit Adolphine, mais c’est bien possible, Joseph est fort pour les changements…

Cependant Alberke devenait insupportable et tirait sa mère par le pan de la pelisse. Il geignait :

— Moi a froid, veux aller çé Bonne-Maman…

— Oeïe, c’est vrai, dit la jeune femme, je dois être à quatre heures chez la tante Mimie ! Je vais être en retard. Allo, je suis bien contente que vous êtes de nouveau guéri. Une bonne continuation savez-vous !…

Et elle entraînait le marmot quand elle se retourna pour jeter encore :

— À propos, Pauline est chez Bon-Papa. Est-ce que vous voulez une fois lui dire que j’irai demain rue des Chartreux dans l’après-midi, car le matin je ne sais pas, à cause de mon marché…

À ces mots la figure de François Cappellemans s’anima comme par enchantement et il répondit d’une voix empressée :

— Soyez tranquille, Madame, je ferai moi-même la commission…

Doucement ils avaient repris leur promenade.

— Ça c’est tout de même une bonne fille, dit M. Cappellemans d’un accent pénétré, une vraie femme de ménage…

— Oui, déclara le jeune plombier, Kaekebroeck est bien tombé avec elle. Mais, peut-être qu’il y en a encore d’autres comme Madame Adolphine…

Très surpris d’une telle réflexion chez cet indifférent, M. Cappellemans regarda son fils qui souriait d’un air entendu : tout-à-coup le bonhomme se rappela avec quel empressement François s’était chargé du message d’Adolphine.

— Ah ça, qu’est-ce que ça veut dire ? insista le vieillard dont le visage exprimait une vive anxiété.

— Mais rien du tout, Papa, fit le jeune homme en souriant toujours.

— Si, si, il y a quelque chose que tu me caches… Est-ce que par hasard Mademoiselle Pauline…

Il n’osa achever sa pensée, tant il lui semblait imprudent de s’abandonner à l’espérance qui entrait dans son cœur.

Il s’était arrêté de nouveau :

— Voyons, Suske, implora-t-il, soyons sérieux hein ? C’est vrai que…

Alors le jeune homme très grave :

— Eh bien oui, dit-il, je crois que j’aime Mlle Pauline, et si elle veut, et si vous voulez, je la marie !

— Janvermille, il demande si je veux ! s’écria le vieillard au comble de l’émotion, demain je mets mes gants blancs !…

Le mariage de François, c’était le rêve de ses vieux jours !

Et dans sa joie, il étreignit son fils à grands bras et le baisa sur les deux joues au beau milieu de la place Sainte-Catherine !


III


Comme chaque année, depuis le mariage d’Adolphine, Pauline Platbrood assistait ses grands parents Van Poppel dans leur réception du Ier janvier.

C’est elle qui avait la manutention du Madère et du Porto en même temps qu’elle répandait ses bienfaits sur les mioches sous forme de pains d’épices et de couques.

Cette fois, la matinée avait été rude : tous les parents étaient venus avec leurs enfants, et même beaucoup de connaissances qui réservaient d’ordinaire leur visite pour l’après-midi. Sur les tables traînaient, éparses, de grandes feuilles historiées de décalcomanies, compliments des petits, tandis que sur les étagères des armoires, où s’alignaient la veille plus de trente peperkooks, il ne restait plus que des papiers graisseux avec des débris de melon confit et de printjes.

Aussi vers midi, les deux vieux, un peu las, furent-ils bien aises de goûter un instant de solitude. Ils déjeunèrent copieusement, de grand appétit.

Le repas terminé, Pauline sonna pour qu’on vînt desservir :

— Allo, Bonne-Maman, dit-elle sur un ton d’affectueuse autorité, il faut un peu vous reposer maintenant.

Et prenant le bras de la vieille dame, elle la mena gaiement au salon afin de l’installer dans son fauteuil, en face d’un beau feu de bûches.

— Na, fit-elle en l’embrassant avec tendresse, vous êtes bien ?

— Merci, filleke, dit la brave vieille toute rose sous son bonnet violet et ses crolles blanches. Mais comme vous êtes animée aujourd’hui ! Qu’est-ce que vous avez donc pour être si jolie ?…

— Bé, Bonne-Maman… balbutia Pauline.

Et retrouvant son petit air impérieux :

— Vite, dormez un petit peu, ça ne sera pas de trop…

Mais Mme Van Poppel refusait d’obéir :

— Non, non, dit-elle, je ne vais pas dormir, savez-vous. Il n’y a pas d’avance, on va sonner de retour…

En effet, elle parlait encore que la cloche retentit dans le vestibule.

Pauline s’élança à la fenêtre :

— Oeïe, c’est seulement les Posenaer !

Alors M. Van Poppel, qui sirotait son café dans la salle à manger, se leva en toute hâte :

— Vous savez, dit-il, moi je vais jusqu’au Rempart-des-Moines chez la bonne-maman de Mosselman. Vous direz que je suis déjà parti…

Et il disparut non sans agilité pour un vieux de soixante quinze ans.

Quelques instants après M. et Mme Posenaer faisaient leur joyeuse entrée. Petite, toute ronde, très boule, Charlotte s’avança comme en roulant, et s’emparant des mains de Mme Van Poppel :

— Chère Madame, je vous souhaite une bonne et heureuse année, l’accomplissement de tous vos désirs…

Et elle l’embrassa sur les deux joues, tandis que M. Posenaer, énorme dans son paletot laineux, attendait derrière elle, souriant, un peu gêné par sa « buse » dont il prenait grand soin de ne pas délustrer le poil par quelque frottement maladroit.

Puis, quand sa femme se fut écartée :

— Moi aussi, Bonne-Maman, je vous la souhaite ! Hein, on peut bien une fois vous donner une baise ?

— Vous êtes trop aimables, répondit Mme Van Poppel, dont le nez distillait une petite goutte aux reflets prismatiques. J’espère qu’on a bien commencé l’année ? Et la petite « famil ? » Ça pousse comme vous voulez ? Allons tant mieux. Une bonne continuation, savez-vous, une bonne santé surtout, ça est le principal…

En même temps Mme Posenaer recevait les hommages de Pauline.

— Et vous, petite, répondit-elle finement à la jeune fille, qu’est-ce qu’on peut bien vous souhaiter ?

— Oh ça n’est pas difficile à savoir, s’écria M. Posenaer. À une belle demoiselle comme ça, il faut vite un bon mari, n’est-ce pas, Bonne-Maman ?

Pauline rougit fortement, courut à un guéridon et s’apprêta à remplir deux verres de Porto. Mais on ne lui en laissa pas le temps. Frans et Charlotte s’excusèrent de ne rien vouloir accepter. Ils avaient déjà tant bu le matin !…

— On ne sait pas qu’à même toujours refuser, dit la grosse petite dame, un verre seulement et moi je suis toute drolle !

— Oeïe, ça n’est pas bien savez-vous, gronda doucement la bonne grand’mère. Tenez, je suis fâchée maintenant. Vous ne voulez jamais rien prendre chez moi !

Comme ils s’informaient de M. Van Poppel, la cloche sonna de nouveau, et l’on introduisit M. Meulemans, colonel de la Garde civique, un long monsieur grisonnant, très soigné, qui s’inclinait avec cérémonie. Il n’y avait pas eu réception au Palais : il en profitait pour venir saluer sa vieille amie. Mais au milieu de ses gracieuses politesses, survinrent coup sur coup M. et Mme Cluyts, les fariniers du Marché-aux-Porcs, couple surnourri aux figures joviales et sanguines, et le gros M. Maskens, le marchand de poutrelles de la rue Saint-Géry, capitaine quartier-maître de la deuxième légion.

Dans le bruit des compliments, les Posenaer s’esquivèrent : leur temps était compté, ils devaient encore aller chez un tas de cousins et de cousines. Ils furent aussitôt remplacés par l’excellente Mme Timmermans et le père Verhoegen.

Celui-ci pria tout de suite Mme Van Poppel de pardonner aux Mosselman de n’être pas venus avec lui. Mais il y avait eu une alerte hier soir à la corderie. Sa fille Thérèse s’était sentie tout à coup indisposée et l’on avait craint une fausse couche. Heureusement tout allait mieux depuis ce matin ; ça ne serait rien.

Le cas de Mme Mosselman émut tout le monde.

— Et c’est pour quand ? interrogea Mme Cluyts avec intérêt.

— Elle est dans son huitième mois, repartit M. Verhoegen. Ce sera donc pour le 2 ou le 3 février.

— Mais c’est juste comme Adolphine ! s’écria Mme Van Poppel. Hein, si ça voudrait réussir qu’elles « s’accouchent » le même jour !

— Hé, on pourrait parier sur elles, observa M. Meulemans avec bonne humeur. Ces dames ont engagé un véritable match. Je suis tout de même curieux d’apprendre qui arrivera bonne première au poteau…

À cette plaisanterie du colonel, M. et Mme Cluyts éclatèrent de rire tant ils la trouvaient excellente. Et M. Maskens sourit également, mais surtout parce qu’il était capitaine de la garde civique.

— Pourvu que ça soit des garçons ! dit alors Mme Timmermans de sa voix plaintive. Les garçons, ça sait toujours mieux se débrouiller dans la vie… Ça est plus heureux que les filles…

Et elle songeait à sa longue virginité qui avait duré près de quarante ans — absolument comme cette constipation opiniâtre de la vieille dame de l’Étoile Belge — et à son brusque veuvage après quelques années d’une froide union où elle était demeurée stérile, aussi maigre et sèche que devant.

Cependant la cloche continuait de retentir. Un à un les visiteurs se retiraient pour laisser la place à de nouvelles connaissances.

Et la conversation ne tarissait pas, s’inspirant du temps radieux qu’il faisait par extraordinaire, et des « embarras de servantes » où se trouvaient en ce moment quelques dames présentes, Mme Vanderstichelen entre autres qui en était à sa troisième « fille » depuis un mois !

— Oeïe, geignait-elle, en levant au plafond des yeux effroyablement louches, ça est tout de même une misère !

— Vous êtes encore bien heureuse qu’il y en a qui viennent se présenter ! lui dit Mme De Myttenaere, une grande femme à moustaches. Moi j’ai beau écrire des cartes aux adresses du Soir, ça est comme si je chantais. Il faut aller trouver ces demoiselles. Tenez, il y en a une qui m’a dit qu’elle avait reçu plus de cinquante cartes en un jour ! Alors elles choisissent, vous comprenez…

— Oui mais, remarqua judicieusement Mme Van Poppel, ça est aussi une mauvaise époque maintenant : les filles restent dans leurs services pour les étrennes…

— Eh bien, fit Mme Vanderstichelen, ça n’a pas empêché la fille des Maskens de s’en aller le 15 décembre. Et pourtant elle était brave savez-vous !

— Oh, repartit Mme De Myttenaere en baissant la voix pour une confidence, on sait bien pourquoi elle a tout planté là… C’est à cause du fils Maskens. Oui, oui… Ça est encore un qui ne sait pas laisser une servante tranquille…

Tandis que les propos s’échangeaient ainsi, rapides, ailés comme les volants des raquettes, Pauline allait avec son plateau, présentant à la ronde les verres de Porto et de Madère.

Elle montrait ce jour-là une vivacité charmante dont sa grand-mère était la première étonnée ; car la jeune fille passait pour apathique et on la citait comme un modèle de nonchalance et de lenteur : « Oh Pauline, elle a toujours du temps assez ! »

Mais aujourd’hui elle semblait comme régénérée. Ses grands yeux bleus pétillaient, ses narines frémissaient ; et elle se mouvait avec une grâce pleine de légèreté. Surtout elle ne cassait rien, ce qui était pour le moins très extraordinaire…

Quatre heures sonnaient et le jour commençait à baisser quand M. Rampelbergh apparut avec sa femme. Ce fut une entrée particulièrement sonore, où Malvina se distingua comme toujours par ces exclamations enrouées et ces gestes de poissarde qui en faisaient une si grande perfection dans la vulgarité. Plus couperosée que jamais en dépit de toutes les crèmes du monde, elle avait gagné quelques mentons de plus depuis trois ans.

Ferdinand Mosselman assurait qu’elle en avait au moins neuf : un par province.

Elle portait ce jour-là une perruque jaunâtre, à la ventre-affamé, qui faisait éclater son teint de viande bleue, et arborait une robe collante bigarrée, toute remplie, du collet au bas des jupes, de galons et de ganses d’or. On l’eût prise pour une vivandière de la Grande Armée.

Et sur son ventre en surplomb brimballait, au bout d’une chaînette de fausses perles, un long face-à-main en écaille.

Beaucoup de visiteurs profitèrent de son arrivée pour disparaître avec discrétion et le salon appartenait sans partage à la grosse coquette quand surgirent M. et Mme Platbrood.

Ceux-ci avaient terminé toutes leurs visites ; ils s’installèrent familièrement, car ils dînaient ce soir-là, rue de Flandre, avec les Rampelbergh et toute la famille, suivant une tradition fort ancienne.

Cependant le droguiste se promenait de long en large, les mains dans ses poches, l’air très renfrogné :

— Eh bien, Rampelbergh, qu’est-ce que vous avez donc ? dit Mme Van Poppel en riant. Est-ce que vous avez mal commencé l’année ?

En effet le droguiste l’avait très mal commencée, car il venait d’apprendre qu’un de ses locataires de l’impasse du Polonais, en arrière de trois termes, avait déménagé à la cloche de bois, et ça juste quand il allait l’augmenter !

Tout de suite il s’était précipité chez son ami, le petit Van Swieten, au commissariat de police de la deuxième division, pour lui expliquer ce cas abominable et déposer plainte. Mais il avait trouvé le jeune adjoint très occupé par l’instruction d’une rixe qui s’était émue la veille au Coin-du-Diable, et fort empêché en ce moment de l’écouter avec complaisance.

Aussi M. Rampelbergh déblatérait-il avec violence contre la police qui était plus qu’insuffisante dans le bas de la ville, sans compter qu’on la recrutait parmi un tas de mannekes qu’on « savait faire tomber rien qu’en soufflant dessus ».

— Ah, on est bien livré, disait-il, avec ces ketjes d’agents ! Ils sont seulement bons pour arrêter les marchandes de boustrincks !

— Allons, allons, vous exagérez encore une fois, Rampelbergh ! protesta M. Platbrood d’une voix lente et en se regardant parler dans la glace. Certes, la police n’est pas parfaite ; elle pourrait être plus nombreuse, j’en conviens, mais elle fait ce qu’elle peut et ma foi elle ne fait pas si mal. Et puis, elle est honnête. Non, nous n’avons pas à nous plaindre. Voyez un peu ce qui se passe à New-York !…

Ancien représentant de « firmes », M. Platbrood était un phraseur émérite dont l’instruction, simplement primaire, avait été peu à peu complétée par les journaux qu’il lisait dans les trains. Doué d’une mémoire surprenante, il récitait des articles entiers à la grande admiration de sa bonne femme qui lui demandait souvent où il allait chercher tout ça. Sans doute il prenait parfois un mot en place d’un autre, ou pour mieux dire il employait un mot « contraire », mais cela ne tirait pas à conséquence.

Très grand, solidement bâti, fourni d’une superbe barbe noire, il portait beau, posait au calme, à la pondération, surtout au bon sens.

D’ailleurs il avait réussi dans les affaires dont il s’était retiré, à cinquante-cinq ans, après fortune faite. Ce n’était pas un méchant homme, loin de là. Malheureusement, très vain de la situation acquise par son activité, il montrait une âme farcie de glorioles. On lisait sur ses cartes de visite :

Hippolyte Platbrood
Propriétaire
Capitaine de la Garde civique

Car il était capitaine de la « milice citoyenne », comme il disait.

Mais l’heureux et brillant mariage de sa fille Adolphine avec Joseph Kaekebroeck semblait tout à coup avoir excité son appétit de grandeurs. C’est ainsi qu’il visait à présent au grade de major qui l’assoirait avec fanfare, sinon à l’aise, sur un fier cheval. Et déjà il rêvait d’un portrait équestre par Herbo…

Cependant M. Rampelbergh, furieux d’être taxé d’exagération par cet ancien placier qui l’agaçait avec sa tranquillité étudiée et ses mots choisis, riposta plein d’aigreur :

— New-York ! New-York ! Je me f… de ce qui se passe à New-York ! Ça est trop loin. Et puis vous êtes bon, vous ! Parce que ça est sur la feuille, ça ne veut pas dire que ça est vrai…

Et il fonça sur les journaux qui n’étaient que tartines de sottises et de mensonges.

— Ah permettez, permettez ! déclara M. Platbrood, ne touchons pas à la Presse aussi cavalièrement ! La Presse, mais il n’y a pas de plus belle institution ! Grâce à elle nous sommes sortis du moyen-âge. La Presse c’est l’un des plus grands leviers du monde moderne, comme a dit Paul… Ah je ne reviens pas sur le nom, Paul… Paul…

— Paul de Kock, probable ? fit le droguiste, jouant une profonde sincérité.

— Non, non, répondit M. Platbrood, c’est un député, un ancien ministre français. Paul… Ah Paul Bert !

Et il continuait, gonflant la voix, développant de larges gestes comme à la tribune, quand Mme Rampelbergh, quittant Mme Van Poppel et ses compagnes, tomba dans son éloquence :

— Eh bien, dit-elle sans crainte d’interrompre le redondant orateur, hein, il a eu une bonne farce maintenant avec son locataire ! Mais c’est bien fait ! Je lui avais assez dit, déjà depuis deux mois, de le flanquer dehors !

Et elle ajouta furieuse :

— Voilà, c’est encore deux cents francs qu’il a à ses guêtres !

Mais Rampelbergh, qu’elle croyait aiguillonner par ces propos agressifs, haussa les épaules et répondit tranquillement qu’il « rentrerait dans son argent. » Au surplus, il comptait réclamer une forte somme de dommages-intérêts au déguerpisseur.

— Oui, si on le rattrape ! nargua la grosse femme.

— Oh ce n’est pas improbable, dit alors M. Platbrood pour qui tout était prétexte à discourir. Le petit Van Swieten ne me semble pas manquer de flair… Mais j’avoue que c’est désagréable ces histoires-là, surtout un premier de l’An. Moi, mes locataires n’auraient garde de s’enfuir sans tambour ni trompettes. J’exige toujours un fort cautionnement, égal au moins à un trimestre et s’ils font des difficultés et bien je ne loue pas… C’est le plus sage, croyez-moi.

M. Rampelbergh, que ces bons avis commençaient à impatienter, alluma un cigare qu’il se prit à mâchonner avec une fureur mal contenue. Au surplus il était dévoré de l’envie de faire une partie de cartes.

— Ah ça, dit-il rageusement, où donc reste encore une fois ce Van Poppel ? La demie de quatre heures va sonner.

— Oh ! il est seulement allé ici tout près, faire une visite chez Mme Dedobbeleer, la bonne-maman de Mosselman.

Cette assurance de Mme Van Poppel ne le calma qu’à moitié. Alors, pour tromper son impatience, il se résigna à examiner avec les dames un coupon de soie dont Mme Van Poppel avait fait cadeau à sa fille, Mme Platbrood, à l’occasion du jour de l’an et sur quoi tout le monde s’extasiait. Mais tandis qu’on admirait la souplesse et la beauté de l’étoffe, la cloche retentit bruyamment dans le vestibule et Malvina courut à la fenêtre pour interroger l’espion.

— Jésus Maria ! s’écria-t-elle, c’est le père Cappellemans et son fils François !

— Pas possible, fit Mme Van Poppel. Cappellemans est remis ? Ça je dois le voir pour le croire !

— Bonne-Maman, s’exclama Pauline prise d’une agitation subite, je vais vite dire à Trinette de nettoyer les verres…

On fit au vieux plombier une réception vraiment cordiale et tout le monde applaudit à son heureuse guérison.

Sur ces entrefaites reparut M. Van Poppel qui s’exclama comme les autres, tout joyeux de voir son ami debout :

— Allo, d’où est-ce qu’il sort celui-là ? Mais ça est bien commencer l’année !

Le droguiste et lui se montraient particulièrement enchantés que leur camarade se retrouvât sur ses jambes : de larges perspectives de whist et de smosias s’ouvraient devant eux.

— Hein, disaient-ils en frappant le plombier sur l’épaule, on va reprendre nos parties du vendredi au Château d’Or avec Posenaer ?

Dans la gaîté générale, seul M. Platbrood gardait son air solennel et félicitait le convalescent avec une pointe de condescendance.

Quant à la vénérable Mme Van Poppel, elle voulut installer elle-même le père Cappellemans dans son fauteuil près de la cheminée.

— Ah Bonne-Maman, ça fait plaisir de s’asseoir ! soupira le brave homme, il y a une trotte pour moi, vous savez, de la rue Sainte-Catherine jusqu’à chez vous ! Je suis sûr que Suske, lui aussi, est fatigué…

Mais François se défendit de sentir la moindre lassitude : il était rompu à de plus rudes exercices.

Cependant le plombier se chauffait aux bûches flambantes et ses yeux pétillaient de sensualité.

C’était un joli vieux, propret, très soigné, dont la maladie n’avait point aboli la coquetterie ni assombri l’humeur. Sa figure d’expression mobile, rayonnait, vermeille dans le collier de barbe blanche, et sa chevelure grise, pourvue d’un beau toupet, lui donnait un air martial.

Il souriait, tendant ses mains gourdes à la flamme, lorsqu’une voix timide le salua à côté de son fauteuil :

— Bonjour M. Cappellemans ! Une bonne et heureuse année ! Une bonne santé…

C’était Pauline qui revenait de la cuisine. Le vieux se tourna brusquement et demeura stupéfait à la vue de cette belle fille si grande, si fraîche et si blonde. Un an presque qu’il ne l’avait plus aperçue. Jamais il ne se fût douté d’un tel épanouissement de jeunesse !

Il lui saisit les mains et plein d’émotion, les yeux humides :

— Oh, cher cœur, dit-il en extase, comme je suis content de vous voir ! Moi aussi je vous souhaite de bonnes choses… Petite, comme vous êtes grande ! Mais vous êtes comme Adolphine à présent !

Et les souvenirs débordant de sa mémoire, il lui demanda si elle se rappelait encore le temps où toute gamine, elle entrait dans le magasin de la rue Sainte-Catherine avec sa grand’maman, pour « recevoir » les « boules » et les images de sa pauvre chère femme, si vite disparue, hélas…

— Oh oui, je me souviens, murmura Pauline, Mme Cappellemans était si bonne, je l’aimais tant !

— C’était une sainte ! dirent en chœur toutes les dames remuées jusqu’aux entrailles.

— Oui, poursuivit l’excellent homme, c’était la meilleure des femmes et je ne me suis jamais consolé…

Il parut s’absorber un moment dans les chères souvenances, puis apercevant tout à coup le bon François qui demeurait là comme une âme en peine :

— Et tenez, petite, dit-il, voilà mon grand « galiard » qui est ici et qui n’ose pas seulement vous regarder…

Alors la jeune fille se retourna, très rouge :

— Bonjour, Monsieur François, une bonne et heureuse année, une bonne santé…

— Bonjour Mademoiselle Pauline, répondit le garçon perdant tout à fait contenance, une bonne et heureuse année…

Mais en ce moment la porte s’ouvrit et Trinette s’avança avec un cabaret chargé de bouteilles et de petits verres.

Cinq heures venaient de sonner à la pendule d’or ; il faisait nuit et le grand feu de bûches éclairait seul la vaste pièce. Alors Pauline alluma, en même temps que les servantes fermaient les volets.

Aussitôt le droguiste, qui faisait comme chez lui, ouvrit la table à jeu et proposa un whist, ce que M. Van Poppel et M. Cappellemans acceptèrent avec plaisir mais pour autant, déclara ce dernier, que ça ne gênerait pas Mme Van Poppel qui pouvait encore avoir du monde.

— Oeïe non, fit la vieille dame, maintenant c’est assez, savez-vous ! J’ai dit à Trinette de ne plus recevoir.

On installa la table à jeu dans la salle à manger :

— Eh bien, Platbrood, vous jouez avec ?

L’imposant capitaine ne demandait pas mieux que de se joindre aux joueurs ; toutefois il lui convenait de se laisser d’abord un peu prier.

— Mais, dit-il, j’attends mon beau-fils… Il m’avait promis de passer vers cinq heures.

— Oh, vous savez, Kaekebroeck n’est jamais pressé, repartit le droguiste, je parie qu’il n’est pas ici avant six heures. Voyons, Platbrood, vous n’allez pas nous obliger à jouer avec un mort ?

— Eh bien soit, mais vous me permettrez d’interrompre la partie à l’arrivée de mon gendre… Je dois lui parler…

Il ne se lassait pas de répéter « mon beau-fils », « mon gendre », croyant ainsi s’exprimer comme dans les salons du Quartier Léopold.

Les joueurs passèrent dans la salle à manger et s’attablèrent ; il y eut un fort cliquetis de fiches et la partie commença.

Déjà l’apoplectique Malvina, revenant à la pièce de soie, entretenait les dames de ses coupons à elle, expliquait ses récentes occasions de chez Franchomme et ses robes prochaines :

— Hein, ça fera bien à la lumière ? Avec ça j’ai juste pour une jupe et le corsage. Ça sera une robe pour dans la maison, vous comprenez. Oeïe, j’ai une si bonne petite tailleuse, maintenant ! Non, je ne vais plus chez Mme Debove, c’est fini avec celle-là. Voulez-vous croire, ajouta-t-elle en tapant sur ses hanches, qu’elle m’a manqué toute cette robe de cachemire ? Ce qu’elle a chipotté après, c’est rien de le dire. Et puis elle n’était jamais de parole…

Mme Platbrood, femme très modeste, très simple et qui était la complaisance même, se montrait fort attentive aux explications de son amie dont maladroitement elle alimentait le verbiage par ses petites exclamations étonnées.

Quant à Mme Van Poppel, elle s’était doucement endormie au coin du feu, très lasse après une journée aussi mouvementée.

Mais Pauline, visiblement distraite, ne cessait de regarder dans la pièce voisine où le pauvre Suske, à qui personne n’accordait la moindre attention, suivait tristement la partie de cartes, appuyé au fauteuil de son cher Papa.

Et son cœur se fondait dans une langueur délicieuse. François était tout de même un joli garçon avec sa figure régulière et son nez aquilin. Ses yeux étincelaient sous l’arc violent des sourcils et ses joues n’avaient jamais éclaté plus fraîches et sanguines dans le noir de la barbe et des moustaches. Il portait une ample et longue redingote qui le grandissait encore, et sa cravate de soie rouge, épinglée d’un fer à cheval en pierres fines, jetait sous le gaz mille reflets charmants.

Et Pauline se disait qu’il lui plaisait ainsi, comme il lui avait plu, il y a quinze jours, dans son beau costume de travail. Et puis l’affection si touchante qu’il portait à son vieux père, achevait de l’embellir à ses yeux, la conquérait maintenant toute entière.

Cependant une dispute s’émut entre les joueurs ; Suske en profita pour relever la tête et soudain ses yeux rencontrèrent le doux sourire de Pauline…

Et lui, l’indifférent, le transi, sentit son âme s’élancer vers cette belle fille dont il n’osait détailler les perfections sans qu’un frisson lui courût jusqu’au fond des moëlles…

Et il se promit, se jura de l’obtenir, résolu aux plus grandes actions pour qu’elle mît un jour sa petite main blanche dans sa large patte de manieur de fer.

Alors, déjà enhardi et déniaisé, attiré par un aimant supérieur, il quitta le fauteuil de son père et manœuvra subtilement pour entrer dans le salon ; cela fut d’autant plus facile que les joueurs, très calmes maintenant, avaient repris la partie, se guettant du coin de l’œil, occupés à leurs ruses ténébreuses…

Il n’y eut que Pauline qui remarqua son manège, car aussi bien Malvina avait conduit Mme Platbrood vers le grand canapé où elle étalait force patrons et gravures de mode, sur quoi elle demandait un avis loyal et désintéressé.

François passa entre les portes au large ouvertes et s’arrêta devant le vieux piano, où, les mains sur les basques de sa redingote, il parut s’absorber dans la contemplation d’un tas de photographies posées sur l’aimable instrument-buffet.

Il y avait là une collection complète de toute la famille, des amis et connaissances des époux Van Poppel, depuis les maîtres de céans jusqu’aux bébés tout nus, souriant dans des barques chimériques. Oui, tout le monde était là, les grands, les petits, les arrière-petits enfants, et même Mme Keuterings, sérieuse, comprimée à outrance dans sa robe de soie noire qui luisait comme une cuirasse.

Les plus amusants de tous, c’étaient sans contredit M. Platbrood qui poitrinait en pied, sanglé dans son uniforme de capitaine, hautain, appuyé sur son épée ; et Mme Rampelbergh, assise dans un opulent fauteuil, le pied sur un tabouret, comme une grosse dame à qui l’on va couper un cor…

Mais François s’attendrit soudain à la vue d’une photographie pâlie par le temps et qu’il connaissait bien pour la contempler chaque jour sur la commode de sa chambre. Car c’était l’image douce et pensive de sa bonne mère, partie si vite alors qu’il était encore un petit garçon…

Et puis le jeune homme ne vit plus qu’un seul portrait, celui de Pauline ; elle était représentée debout, la main gauche sur une console, un panier de fleurs suspendu à son bras droit. Ses abondants cheveux, inondés de lumière, lui faisaient comme une auréole. La figure était vive, un peu sérieuse, avec une expression d’ahurissement qu’une retouche un peu preste pour ne pas dire maladroite avait encore accentuée. Mais ce qui était souverain c’était le col, arrondi, fermement attaché, creusé d’une fossette adorable, et la gorge si pure, si radieuse qu’elle en palpitait presque et se détachait en clarté sur la guipure blanche d’une bassolontje d’été.

François regardait de toute son âme quand une ombre passa sur la photographie et, dans la glace du chevalet, apparut la figure rieuse et vivante de Pauline.

De fait, la jeune fille était derrière lui.

— Oeïe, dit-elle à voix basse, il ne faut pas me regarder… Je suis si bête là au-dessus. Mais Adolphine est bien, n’est-ce pas, avec Alberke sur ses genoux ?

Saisi de joie, il se retourna à demi et, tremblant d’émotion, il murmura :

— Moi, je trouve que vous êtes la mieux faite de tous…

À cet aveu, elle « piqua un fard » et confuse :

— Oui, vous dites ça ! Est-ce que vous êtes maintenant un moqueur comme Joseph ?…

— Oh non, fit-il d’un accent pénétré, je le dis parce que c’est la pure vérité…

Et son cœur débordant tout à coup, les paroles se pressèrent sur ses lèvres. Non, lui, il ne se moquait jamais de personne. Il n’était pas « bien instruit » comme Kaekebroeck et Mosselman. Il ne savait pas faire de belles phrases. Il avait quitté l’école moyenne très jeune pour entrer à l’atelier et aider son père impotent. Il travaillait. Mais les affaires marchaient bien, il ne pouvait pas se plaindre. Maintenant il n’avait plus qu’un désir et c’était de rencontrer une bonne jeune fille qui…

Il bredouilla et rougissant à son tour :

— Non, tenez, Mademoiselle Pauline, je vais le dire tout de suite. Mon père voudrait que je marie une femme avec des cheveux, des yeux, une bouche, comme Mademoiselle…

Il s’arrêta, incapable de dire son secret.

— Comme Mademoiselle qui ? interrogea la naïve Pauline en devenant toute pâle…

— Bé, comme Mademoiselle… Pauline Platbrood !

Et il saisit la main de la jeune fille qui le regardait de ses yeux pleins de tendresse.

Alors, très émue :

— Moi aussi, dit-elle tout bas, je voudrais marier un garçon qui serait bon et brave comme un nommé… François Cappellemans !

Et ils s’accordèrent silencieusement en face de toutes ces photographies bienveillantes, de tous ces groupes amis qui souriaient et semblaient leur prédire un long bonheur.

La partie de cartes était terminée : toutefois les hommes discutaient encore à propos d’une levée douteuse quand un grand bruit d’eau en pression, un fracas prolongé de cataracte éclata dans le second vestibule.

— Qu’est-ce cela ? fit M. Platbrood avec bonne humeur, car il avait gagné soixante-quinze centimes. — On dirait qu’on ouvre une vanne quelque part…

— Hé, c’est mon « Saint-Bernard, » s’écria glorieusement M. Van Poppel, le nouveau Stanley Falls de Cappellemans !

Cependant le bruit s’éteignait par degrés et bientôt on n’entendit plus qu’une sorte de glou-glou joyeux, un rire de ruisseau qui court parmi les fleurs de la prairie. Puis l’eau eut comme un dernier soubresaut, un borborygme suprême et tout rentra dans le silence.

— Ça est le pur « geare » Anglais, affirma Rampelbergh. Venez une fois voir, ça ne coûte rien…

Mais en ce moment un homme s’élança dans la salle, les yeux hagards, les cheveux ébouriffés… Et c’était Joseph Kaekebroeck qui simulait une profonde épouvante.

Tout le monde l’entoura en riant. Alors il expliqua qu’il était entré pendant que la servante fermait les volets. Sans perdre de temps il avait gagné le palier de l’entresol. Là, après une courte pause, il avait lu sur une plaque émaillée ces mots impératifs : « Tirez et lâchez ». Obéissant à cette injonction sans réplique, il avait saisi la chaînette par sa poignée de porcelaine. Aussitôt une tornade formidable s’était déchaînée, et lui, tremblant de tous ses membres, croyant à un cataclysme final, il s’était encouru comme un fou !

— Oui, parla alors le pompeux Platbrood, je veux bien reconnaître que ces installations modernes offrent de grands avantages. Quand elles n’auraient que celui de la propreté, elles devraient « s’impatroniser » partout. Mais à mon avis, elles demandent à être encore beaucoup perfectionnées. Elles manquent de tact, il n’y a pas à dire. C’est même uniquement à cause de ça que j’hésite à les adopter chez moi. Ah, celui qui trouvera le moyen de faire manœuvrer la machine d’une façon discrète ou tout au moins harmonieuse, celui-là aura bien mérité, et gagnera une fortune !

C’était la voix du bon sens et les dames approuvèrent d’un hochement de tête.

— Bah, lança M. Van Poppel, qu’est-ce que ça fait ?

Et, dans une forme qu’on ne saurait transcrire ici, il dit crûment les fâcheuses nécessités auxquelles sont soumis les hommes et même les plus jolies « madames » : on ne savait rien là contre…

Mais le droguiste prétendit alors que Platbrood était un délicat, un « snobneus » qui ne voulait rien faire comme les autres. « Une machine discrète ou tout au moins harmonieuse »… Och arm ! Elle était bonne celle-là ! L’ancien placier désirait sans doute un Saint-Bernard qui jouât un petit air de musique !…

— Oui, dit Joseph, la Prière d’une Vierge par exemple…

— Non, non, la Valse Bleuïe ! rectifia Rampelbergh.

— Oh riez, riez tant qu’il vous plaira, répliqua M. Platbrood très pincé et furieux surtout contre le droguiste. N’empêche que je suis dans le vrai Ce bruit de torrent est intolérable et révolutionne toute une maison. Les inventeurs doivent trouver autre chose. Assez de vacarme : la parole est maintenant au silence…

Et il cambrait le torse, très content de sa dernière phrase, quand François Cappellemans, désireux de se concilier le glorieux capitaine, entra tout à coup hardiment dans la conversation.

M. Platbrood a raison, dit-il avec sa rudesse d’homme de métier. Mais on ne sait qu’à même pas faire tout en un jour. Moi, je cherche depuis longtemps. Eh bien maintenant, je puis le dire, j’ai construit un appareil nouveau avec une petite pédale comme il y a pour ceux qui jouent le piano. Je l’ai essayé pas plus tard que ce matin, et on n’entend plus rien du tout, n’est-ce pas vrai, Papa ?

— En effet, affirma Cappellemans avec orgueil, c’est merveilleux. Ça ne fait pas plus de bruit qu’une mouche qui vole…

Cette révélation inattendue intéressa toute la société et le jeune plombier, sortant brusquement de l’ombre, recueillit des encouragements très flatteurs.

— Eh bien, déclara M. Platbrood, je suis curieux de voir ça ! Et tenez, mon brave, je vous donne carte blanche. Venez donc placer un appareil à la maison. Il y a du reste assez longtemps que mon « binoche » m’ennuie et me coûte les yeux de la tête en réparations. Il a fait son service, hein Joséphine ?

Mme Platbrood, un peu gênée, acquiesça doucement.

— C’est entendu, dit François en regardant Pauline qui tressaillait de joie et d’espérance, je viendrai avec mes ouvriers déjà demain matin et pour samedi sans faute, ça sera fini !

Kaekebroeck et le droguiste déclarèrent alors que si Platbrood était satisfait, ils feraient à leur tour changer leurs installations surannées.

— Soyez tranquilles, s’écria François transporté et les yeux flambant d’une fièvre heureuse, on sera content !

Alors sur un signe de son grand-papa, Pauline remplit les verres et tout le monde trinqua à la réussite du nouvel appareil et à la gloire du jeune Cappellemans.

Cependant Joseph Kaekebroeck demeurait rêveur :

— Il faudrait baptiser cette invention, dit-il enfin avec gravité. Jusqu’ici ça s’est appelé la Tornade, le Déluge, le Stanley-Falls, mais si ça ne fait plus de bruit, ça doit prendre un autre nom. Tenez on pourrait nommer ça le Conrart, ou bien Lèvres closes, c’est plus gracieux…

Mais ces mots bizarres ne furent pas compris et n’obtinrent aucun succès.

— Enfin on trouvera bien, affirma M. Cappellemans, ça ne presse pas si fort. Allons fiske, maintenant nous sommes partis…

Cependant un joyeux bruit d’argenterie, de verres et de vaisselle retentissait dans la salle à manger : les servantes appareillaient la table pour le festin de sept heures. Et un délicieux fumet, venu de la cuisine, commençait à vaguer dans le salon…

Mme Van Poppel, tout à fait réveillée, voulut retenir le plombier et son fils. Elle énuméra les convives : on attendait encore M. et Mme Théodore Van Poppel et la petite Jeanne ; M. et Mme Spruyt, née Van Poppel, arrivés de Turnhout avec leurs enfants ; le fils aîné des Platbrood, le grand Mile, établi en province, et ses jeunes frère et sœur Hippolyte et Hermance sortis de pension depuis la Noël…

Quant à Joseph, il devait aller rejoindre Adolphine et dînait, comme de juste, chez ses parents.

— Allo, restez seulement, insistait la bonne dame, c’est sans façon savez-vous… Nous avons des églefins, un rôti et deux gros lièvres…

Mais François, bien qu’il mourût d’envie d’accepter, déclina cette invitation cordiale : la santé de son père passait avant son plaisir, avant son amour même…

Pauline s’était précipitée pour aider le vieux plombier à endosser son paletot :

— Merci, cher petit cœur, dit Cappellemans en lui serrant les mains de toutes ses forces.

Cependant Suske s’embarrassait à dessein dans sa pèlerine, se refusait à trouver l’emmanchure de sa houppelande. Alors, vite, Pauline courut à son secours et se hissant sur les pointes sous prétexte d’ajuster le collet, elle souffla dans le cou du jeune homme :

— À demain, François !


IV


On ne parlait plus que de Louise, le fameux roman lyrique qui devait être joué le samedi suivant à bureaux fermés pour « les représentations de la Grande Harmonie ». Et parmi ces dames et ces demoiselles, c’était une fièvre d’essayage comme à l’annonce d’un gala honoré de la présence des Souverains.

M. Platbrood avait d’abord déclaré que Pauline n’assisterait pas au spectacle, car au dire de certains journaux, la pièce était profondément immorale ; il s’étonnait que les administrateurs de la Société eussent fait un tel choix et il craignait pour leurs sièges.

— Nouveauté, nouveauté ! disait-il, c’est très joli cela ! encore doit-on respecter le sentiment de la famille, surtout au théâtre.

Or, dans cette œuvre mauvaise, l’héroïne « filait » de chez elle pour courir avec un « rien du tout ». Voyons, il le demandait, est-ce que cela était pour jeunes filles ?

Jamais il n’avait trouvé un thème qui prêtât à tant de déclamations et il opprimait littéralement ses amis sous sa phraséologie de censeur écœuré.

Il allait ainsi partout, fluant en paroles amères contre les œuvres malsaines, prêchant le mépris, quand il mit une sourdine à son indignation et bientôt se tint coi tout à fait, à la vive surprise des siens.

Mme Platbrood et sa fille furent encore plus ébahies, lorsqu’un soir il tira deux billets roses de son portefeuille :

— Tenez, dit-il négligemment, Joseph a fait tant et si bien que nous avons la première loge d’entre colonnes…

Dans sa joie Pauline battit des mains et sauta au cou de son père. Car elle s’était désespérée d’un refus qui mettait obstacle à tout un petit projet sentimental qu’elle avait imaginé avec le timide et amoureux François.

Mais pourquoi ce revirement subit dans les idées de M. Platbrood, l’homme grave, et doué de l’esprit de suite par excellence ?

Rien de plus mystérieux en apparence et qui fût plus simple en réalité.

Les élections se faisaient prochaines dans les cadres de la garde civique, et l’ancien voyageur comptait bien y conquérir le collet brodé en même temps que le bidet du majorat. Aussi, se prodiguait-il pour l’heure dans les grands estaminets de la rue de Flandre, où la longueur de ses phrases et sa bonhomie affectée en imposaient aux buveurs de bière et les charmaient tout à la fois.

Cependant Platbrood n’était rien moins que rassuré sur le résultat du scrutin ; car sa morgue et sa roideur en face de la compagnie qu’il commandait, lui avaient valu des antipathies caractérisées.

Un clan redoutable, composé de tous les boutiquiers des rues avoisinantes et mené par le remuant poêlier Manneback, prétendait élire M. Maskens, le marchand de poutrelles de la rue Saint-Géry. Et, à vrai dire, toutes les chances étaient avec ce dernier.

Toutefois, M. Maskens, petit empoté rubicond comme son ami Verhoegen, répugnait violemment au cheval, qui lui semblait un quadrupède encore assez mal domestiqué et fertile en lubies de toutes sortes ; et il hésitait à accepter une candidature qui pouvait le conduire tout droit au ridicule.

Mais c’était un homme avisé et qui entendait bien que sa popularité servît à quelque chose. Il avait un garnement de fils, coureur et joueur impénitent s’il en fut, qui lui donnait le plus vif chagrin. À bout de conseils et d’objurgations, il avait entrepris de le marier, dans cette pensée qu’une femme aimante et douce pourrait seule lui faire abjurer son inconduite. Alors, considérant les demoiselles qui florissaient dans son entourage, il s’était brusquement épris de Mlle Pauline Platbrood qui lui parut un parti des plus enviables.

Doucement il avait pressenti le père ; mais celui-ci, tout en se plaisant à reconnaître la parfaite honorabilité de M. Maskens et son excellente surface commerciale, s’était dérobé, peu soucieux de donner sa fille à un fils prodigue.

Ce refus poli ne rebuta pas le marchand de poutrelles qui était tenace ; il savait d’ailleurs la vanité de l’ancien placier et son désir enragé d’être élu. Or, en déclinant la candidature qu’on lui offrait, il laissait le champ libre à Platbrood qui, affranchi de tout concurrent, triomphait sans peine. Mais encore, M. Maskens prétendait-il faire servir sa retraite à des affaires profitables. Il ruminait donc une idée qui mûrit et réussit à merveille. Tout à coup, il parut céder aux sollicitations du fougueux poëlier Manneback et déclara à qui le voulait entendre qu’il accepterait peut-être le grade de major. Sa victoire du reste ne faisait aucun doute et l’ancien voyageur de commerce n’en était que trop convaincu. Alors, dans un mouvement désespéré, M. Platbrood se rendit chez son heureux rival et là, déposant le masque, sacrifiant tout à sa puérile ambition, il échangea la main de sa fille contre le désistement du marchand de fer.

On convint que le fils Maskens et Pauline seraient présentés l’un à l’autre dans leurs plus grands avantages, sur un terrain neutre, comme on dit. Et l’on choisit la représentation de Louise pour cette entrevue solennelle.

Voilà pourquoi M. Platbrood avait subitement abandonné ses préventions à l’égard d’un opéra si fortement réprouvé par les honnêtes gens.

Mais tout de même il restait anxieux : comment annoncer ce marchandage à sa bonne femme ? La question ne laissait pas que de l’embarrasser, et la conscience lui pesait un peu. Donc, il ajourna la confidence de ses projets à plus tard, et se promit d’en aviser d’abord son beau-fils Kaekebroeck dont il se faisait fort de réfuter les premières objections.

— Après tout, se disait-il, il y a tant de prodigues que les justes noces ont amendés ! Ce sera le cas pour mon nouveau gendre. Et puis une alliance avec Maskens est chose hautement avouable. Son beau-frère est Sénateur…

Et la vanité soufflant sur tous ses scrupules :

— Hé, ce sera un beau mariage !

Ainsi se tramait le malheur de Pauline, tandis que pleine de reconnaissance, elle se jetait avec tant d’effusion au cou de son père…

Ah, pauvre Polintje ! Pauvre petite Iphigénie de la rue des Chartreux !


V


Comme les rideaux se refermaient à beaux plis ondoyants, la salle éclata en conversations bruyantes qui faisaient contraste avec le chuchotage, le murmure labial et discret des représentations ordinaires.

C’était le premier entr’acte. Une foule d’habits noirs s’évadèrent par les couloirs des stalles et du parquet, tandis que le parterre, composé de vieux « membres » et de petits jeunes gens, se vidait avec tapage.

Il y avait « chambrée complète ». Tout était plein, de l’orchestre au paradis, et dans l’or clinquant de la décoration, les toilettes papillotaient à la lumière, rivalisant de couleurs, de bijoux et de pasquilles.

Les décolletages étaient fort nombreux ; on en voyait jusqu’aux troisièmes loges. En toute impartialité, un œil flamand avait de quoi se complaire à ces gorges éblouissantes qui montraient la grâce robuste, la belle santé de nos bourgeoises. Et dans l’immense vaisseau passait un souffle heureux et cordial. Il y avait de grands sourires sur les figures et l’on eût dit que tous ces spectateurs enjoués, et qui s’envoyaient des saluts, avaient comme un air « famil ensemble ».

Une première loge sollicitait surtout les lorgnettes : l’entre-colonnes de gauche, occupée par les Kaekebroeck et les Platbrood renforcés de leurs amis Posenaer et Rampelbergh.

Pauline, assise au premier rang entre sa sœur Adolphine et Mme Posenaer, portait une robe de surah décolletée, toute blanche : et c’était la jeunesse avec son teint de pulpe et ses grands yeux purs, dont aucune sensualité n’avivait encore le tranquille éclat. Elle se tenait très droite, pensive, la bouche entrouverte : ses bras admirables étaient gantés jusqu’aux coudes et sa main gauche, qui tenait un éventail de plumes, posait gracieusement sur le bourrelet de velours rouge.

Les jumelles se la disputaient : mais la naïve jeune fille ne se doutait point de cet hommage silencieux où minaudent et se gracieusent les coquettes, et son charme en était augmenté.

Adolphine, très animée à son ordinaire, les gestes brusques, insoucieux d’élégance, occupait le fauteuil de droite, vêtue d’un liberty mauve qui allait à merveille avec sa flambante chevelure. Toutefois la robe n’était pas ajustée : elle se ceinturait sous la gorge et tombait en plis amples et nombreux pour dissimuler avec à-propos une situation prospère.

À gauche il y avait Mme Posenaer, très boulotte dans une toilette gris de perle, couleur qu’elle affectionnait particulièrement. Charlotte souriait avec gaîté. Très avenante encore, elle avait conservé de la fraîcheur bien que ses joues commençassent à s’empâter un peu.

Au deuxième rang brillaient Mme Platbrood, habillée de soie noire, et Mme Rampelbergh, poudrerizée à outrance il est vrai, mais parée d’une robe de satin vert sombre qui n’avait rien d’extravagant et, chose improbable, visait presque à la simplicité.

Enfin, au fond de la loge, s’éclipsaient les maris boutonnés dans leur redingote, hormis Kaekebroeck qui était en frac et dont le plastron luisait discrètement dans la pénombre. Car Joseph était membre du Conseil : il ne faisait présentement qu’une visite et s’en irait tantôt rejoindre ses collègues dans la grande avant-scène dévolue aux autorités.

Tandis que les dames fouillaient la salle de leurs jumelles, en échangeant force regrets et commentaires sur l’absence des époux Mosselman, empêchés au dernier moment à cause d’une indisposition subite de cette pauvre Thérèse, si fatiguée par sa grossesse, les hommes essayaient de traduire l’impression que leur avait laissée ce premier acte bizarre.

— Vous ne trouvez pas que ça est qu’à même si drolle, disait M. Posenaer, cette fille qui attrape une « rameling » de sa mère et ces gens qui boivent une jatte de cafais sur le theïâtre ! On n’a pas besoin d’aller à la Monnaye : on sait voir ça tous les jours…

— Hé, mon cher ami, répondit M. Platbrood avec une intention de vive ironie, que voulez-vous, c’est ce qu’on appelle le réalisme à la scène. Ne vous moquez pas surtout, il paraît que c’est très beau… Demandez plutôt à mon gendre ?

— Oh moi, fit Kaekebroeck avec bonhomie, je trouve ça assez original en effet : ça nous sort tout de même un peu des Huguenots, de Faust et tutti quanti…

— Oui, répliqua M. Platbrood, figurez-vous que M. Kaekebroeck déteste Faust et qu’il s’en vante ! Ça est aussi très original…

Foste ! Foste ! s’écria M. Rampelbergh indigné, mais ça est l’opéra le plus joli qu’on a jamais fait ! Et « Demeure chaste et pure » donc, ça n’est pas beau ça ?

— « Demeure chaste et pure », repartit Joseph d’un air de profonde surprise, ma foi, j’ignore absolument…

— Allo do, c’est l’air de Foste au deuxième acte…

— Vraiment, je cherche mais je ne me rappelle pas…

— Mais si, vous savez bien, allo, l’air devant la façade de Mâgrrite !

Et le droguiste commençait à fredonner les premières mesures de la célèbre cavatine quand l’obscurité tomba dans la salle pour une demi heure.

— Eh bien, dit Joseph lorsque reparut la lumière, ça n’est pas charmant et neuf, ce deuxième acte ? Ces cris de Paris, qu’est-ce que vous en dites ?

Les dames convinrent que c’était assez gentil.

Alors le droguiste les regarda d’un air sardonique :

— Ça, je sais aussi faire, savez-vous. Écoutez seulement : …

Et dans le brouhaha, il se mit à chanter : Mossele ! Vodenen bienen ! Gernoort en crabbe ! entourant chaque cri d’une petite fioriture musicale de son invention, d’un effet assez comique. La voix était si distincte qu’une foule de gens se retournèrent du côté de l’entre-colonnes, très égayés.

M. Platbrood s’offusqua. Il trouvait décidément M. Rampelbergh un peu commun. Il dit qu’il allait acheter des bonbons et sortit de la loge précipitamment.

Mais Joseph riait de tout son cœur :

— Allons, Foste, dit-il en tapant sur le dos du droguiste, si on allait une fois au foyer avec ces dames ?

Cette proposition recueillit tous les suffrages, principalement celui d’Adolphine qui avoua qu’elle avait des fourmis « qui couraient dans ses jambes… »

— Attends, dit son mari, reste un moment tranquille, je vais toutes les attraper…

Et il fit un geste hardi que sa femme réprima d’un coup d’éventail, avec force sinon avec l’élégance d’une marquise de Lancret.

— Oeïe ça Joseph, fit-elle en riant mais scandalisée, ça est du propre !

Et tous ils évacuèrent l’entre-colonnes, après que Mme Platbrood eut jeté une rose écharpe sur les épaules de Pauline…

François Cappellemans n’arriva au théâtre qu’à dix heures, comme les sonneries annonçaient la fin du troisième entr’acte : car c’était un samedi et le jeune homme avait été retenu par la paye de ses ouvriers.

Il jeta son paletot au vestiaire, bondit sur l’escalier et se frayant passage au milieu de la foule qui encombrait les vestibules, il se précipita dans le couloir des fauteuils d’orchestre. Là, appuyé sur la rampe, il leva la tête, braqua ses yeux perçants sur les premières loges. Et soudain une joie immense remplit son cœur.

Pauline l’avait immédiatement aperçu et selon le signe convenu, d’un geste discret et charmant, elle saluait son ami en posant l’éventail sur ses lèvres.

Éperdu d’admiration, Suske appliquait à son tour un doigt sur sa bouche, quand la nuit envahit la salle et derrière les portes une voix chanta à la cantonnade :

— On commence !

Et cette ombre subite lui fut douce, tant son âme avait été remuée par l’invisible caresse de la jeune fille, tant elle avait besoin de se recueillir…

Cependant, après un court prélude, les rideaux s’ouvrirent sur le quatrième acte : mais ce qu’on jouait là sur la scène, Suske ne le savait pas. Pressé, comprimé au milieu des smokings qui encombraient l’étroit passage, il n’écoutait pas, il ne regardait pas, enfoncé dans les délices de son baiser. Parfois pourtant, sous l’empire d’une attirance invincible, il tournait la tête du côté de l’entre-colonnes, et il devinait Pauline à la douce clarté de sa robe blanche, au fugitif éclair d’une lorgnette qu’elle ajustait vers lui.

Et il avait peur de rêver, tant sa félicité était absolue !

Mais non, il ne rêvait pas. Il aimait, il était aimé. Oui, ces derniers huit jours, il les avait bien passés dans la maison de la rue des Chartreux pour l’installation du nouveau Stanley-Falls. Oh cette première étreinte derrière la porte du salon ! C’était le jeudi après-midi, quand Pauline avait apporté une grande carafe de « brune » pour lui et ses ouvriers. Jésus-Maria ! et Mme Platbrood qui les avait surpris dans cette embrassade délirante ! Oh la brave femme qui s’était tout de suite réjouie avec eux, en promettant de seconder leur amour auprès de son mari !

À vrai dire, le solennel M. Platbrood était ce qui inquiétait le plus François, désagréablement affecté par la façon familière dont l’ancien représentant de commerce en usait avec lui et l’appelait à tout propos « mon brave », « mon garçon », comme on parle à un ouvrier. Mais, pas fier, il chassait aussitôt cette pensée importune, ne voulant plus se souvenir que des félicitations du père de Pauline quand, l’appareil terminé, il l’avait fait fonctionner devant la famille réunie, sans qu’aucun tumulte d’eau, indécent et délateur, offensât cette fois les oreilles bien nées.

Au vrai, l’invention était concluante et François, tout joyeux, en escomptait déjà une grosse fortune, non qu’il aimât l’argent, mais parce qu’elle lui permettrait de faire à sa chère femme une existence de princesse.

Aussi bien, les atours de Pauline, cette splendeur virginale dont il la voyait parée pour la première fois l’impressionnait fort, infiltrait maintenant dans son amour comme une nuance de vénération, et il se croyait tout à coup indigne de respirer une si belle fleur.

Soudain il entendit éclater des applaudissements et il regarda, les yeux éblouis par la brusque lumière. Les rideaux venaient de se refermer. Mais ils se rouvrirent aussitôt pour laisser paraître « Louise et son poète » qui s’inclinèrent devant le public. En ce moment, de la grande loge de l’Administration, sortit une énorme corbeille de roses et d’orchidées que Joseph Kaekebroeck, le plus long bras du Conseil, tendit à l’actrice par dessus le bourrelet de velours. Le ténor accourut, vif et léger, pour recevoir ce présent magnifique qu’il remit à sa partenaire souriante. Et tous deux, la main sur le cœur, resaluèrent dans les bravos chaleureux.

Mais François avait déjà détourné la tête pour regarder la loge enchantée où de nouveau Pauline, l’éventail posé sur sa bouche, envoyait à son ami de longs baisers blancs. Et ils goûtèrent quelques minutes divines à se parler ainsi par les yeux et les gestes sans que personne soupçonnât leur muette entente. Justement Adolphine et Mme Posenaer s’étaient retirées au fond de la loge afin de rétablir leurs coiffures et Pauline profitait de leur absence, bien heureuse de rester ainsi seulette…

François la contemplait, fasciné par ces resplendissants cheveux où frissonnait la lumière, par ces grands yeux purs, par cette bouche épanouie et vermeille comme un œillet, par ce cou, ces épaules, ces bras de statue, par ce corsage magnifique, fleuri d’admirables iris d’un velours tigré, quand la porte de la loge s’ouvrit brusquement pour laisser apparaître un vieux monsieur rubicond et courtaud, ainsi qu’un chétif jeune homme affligé d’une calvitie précoce.

Déjà M. Platbrood s’empressait autour des visiteurs : il y eut de grandes présentations, et voilà que les deux messieurs, s’avançant au milieu des chaises, s’inclinèrent cérémonieusement devant Pauline !

Alors, frappé de stupéfaction, n’en croyant pas ses yeux, François vit le jeune homme s’installer sans façon dans le fauteuil de Mme Posenaer et parler à Mlle Platbrood d’un air familier et galant. Sans doute il faisait de belles phrases, car Pauline bouleversée, se tortillait rougissante, tournant la tête à droite et à gauche comme pour implorer partout du secours…

— Mais ça est le fils Maskens ! murmura François.

Et une sueur d’angoisse lui mouilla le front. Il ne connaissait que trop ce coureur de filles, et savait ses frasques innombrables. Comment avait-on permis qu’il prit place à côté de cette pure enfant !

Il se débattait dans ce mystère redoutable, quand il s’effara et les tempes lui sifflèrent en apercevant le fils Maskens se pencher sur la gorge de Pauline sous prétexte d’admirer les iris noirs qui la fleurissaient.

Alors une rage l’empoigna en même temps qu’il sentait sourdre en lui une souffrance atroce.

Car Pauline, en détresse, complètement désemparée, au comble du malaise sous la parole et les regards insistants du malotru, n’adressait plus aucun signe à son pauvre ami.

Ah pourquoi l’abandonner ainsi aux témérités de ce bougre ! Sûrement il allait la compromettre devant tous !

Et blême, les yeux injectés de sang, François regardait les Rampelbergh, les Kaekebroeck, les Posenaer et jusqu’à cette bonne Mme Platbrood qui, confinés au fond de la loge, continuaient de causer et de rire avec M. Maskens !

Cette entrevue était donc concertée ? À cet affreux soupçon, Suske n’en put supporter davantage. Il se dit qu’il allait mourir s’il demeurait là… Il lança un dernier regard à Pauline qui ne répondit pas, et le cœur déchiré par les dents féroces de la jalousie, il se hâla sur la rampe de l’escalier, dégringola au vestiaire, sortit du théâtre en titubant, ivre de chagrin et de haine…


VI


On en était au dernier service et le tapage montait parmi les uniformes.

Le colonel Meulemans se pencha vers Mme Platbrood visiblement émue par tant de bruit :

— Ma chère Madame, dit-il galamment avec sa politesse melliflue et fransquillonnante, de ma vie je n’ai assisté à un banquet aussi bien ordonné et où il y eût tant d’animation, sans compter que notre nouveau major a une cave di primo cartello

Et vidant encore un verre de Bourgogne, il fit claquer sa langue en vrai connaisseur :

— Ça, c’est du Chambertin 65 ?

— Oui, répondit la bonne dame flattée, ça sont encore des vins qui viennent de chez Papa. Dans le temps il soignait si fort pour ça…

Soudain, brochant sur les conversations, on entendit une voix rude et sonore. C’était le farouche poêlier Manneback qui interpellait l’amphitryon trônant en grande tenue au milieu de la table entre Mmes Rampelbergh et Posenaer.

— Potferdeke, Major, clamait-il très ivre, on peut dire que vous avez de la chance ! Car sans moi, vous étiez par terre, et on ne serait pas tous ici à bien manger ! Est-ce pas vrai, Maskens ?

C’était une fine allusion aux manœuvres de la dernière heure, le jour du scrutin.

On ne réussit à faire taire l’impudent bavard qu’en lui versant coup sur coup plusieurs verres de vin qu’il but d’un trait, ce qui le plongea bientôt dans une demi-somnolence voisine de l’abrutissement.

Alors, comme le Champagne détonnait, le colonel Meulemans fit tinter son verre, et très long et très mince, il se dressa pour un toast.

Il dit les qualités de son ami Platbrood et combien la légion s’était honorée en l’élevant au grade de major. C’était un officier d’élite qui comprenait l’importance de ses devoirs et dont le passé répondait de l’avenir. Discrètement, en « gaffeur » subtil, il fit allusion aux cabales qui avaient précédé l’élection et termina avec à-propos par ce vers peu connu :

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

On applaudit à tout rompre et le farouche Manneback, un instant réveillé, cria bravo, plus fort que les autres.

Cependant M. Platbrood s’était levé et les yeux fixés sur sa femme qui versait un pleur, il débita lentement le speach qu’il répétait depuis trois semaines.

Il remercia le colonel Meulemans de ses paroles bienveillantes. L’éloge d’un chef aussi capable, si justement estimé lui était particulièrement sensible. Mais, modeste, il fit remarquer combien la tâche était facile avec des gardes si bien pénétrés de leurs devoirs, si assidus aux prises d’armes, si fidèles observateurs de la discipline. Et solennellement il promit de se dévouer corps et âme à cette légion valeureuse qui comptait tant de chefs distingués et qui était l’honneur de la milice citoyenne.

Il se rasseyait, très pâle mais soulagé, quand trois formidables coups de grosse caisse éclatèrent au dehors.

Tous les convives se ruèrent en désordre dans le salon et le petit vestibule, et l’on ouvrit les fenêtres à deux battants.

Des torches s’échevelaient dans la rue pleine de monde.

Soudain une fanfare tonitruante s’engouffra dans la maison…

Et c’était la sérénade !

— Oeïe, oeïe, s’écria Pauline, ça va réveiller le petit !

Et, toute heureuse d’échapper au fils Maskens, abandonnant le café qu’elle était en train de verser dans les tasses, elle monta quatre à quatre au deuxième étage où dormait son filleul. Car Alberke, vu l’imminence des événements attendus rue du Boulet, avait été confié par Adolphine à sa bonne-maman.

— Pauvre petite, dit Mme Posenaer, elle est si brave malgré qu’elle a tant de chagrin !

Et tandis que la musique de la légion faisait rage, exaltant les convives tout fiers de parader aux fenêtres au-dessus de la foule sans cesse grossissante, les quelques dames réunies dans un coin de la salle à manger, s’entretinrent du prochain mariage de Pauline avec Achille Maskens, le fils du marchand de fer de la rue Saint-Géry.

Car la nouvelle, sans être encore officielle, avait été annoncée aux amis les plus intimes. À vrai dire, elle surprenait tout le monde et l’on plaignait sincèrement la jeune fille de devenir la femme d’un débauché.

— Oh, disait Mme Platbrood, très énervée par cette musique et répondant aux réflexions anxieuses et désobligeantes qu’elle lisait dans les yeux de ses amies, Achille n’est pas un méchant garçon, savez-vous ? Il est si gentil avec Pauline. Tenez, regardez-le seulement, il a l’air si triste parce qu’elle n’est pas là… C’est vrai, il a fait quelques flikkers, mais comme dit mon mari, il vaut mieux que les jeunes gens s’amusent avant le mariage plutôt qu’après. Voulez-vous croire que ça fait quelquefois les meilleurs ménages…

— Vous direz ce que vous voudrez, affirma Mme Rampelbergh dont les mentons s’ouvraient et se refermaient comme le soufflet d’un accordéon, j’ai qu’à même dans l’idée que Pauline ne sait pas le supporter. Elle avait une bountje pour quelqu’un d’autre, je l’ai bien vu…

— Oh, c’est fini ça ! fit Mme Platbrood avec indignation. Nous en avons appris des belles sur le compte de celui-là ! Figurez-vous qu’il a un enfant d’une sale femme de l’impasse du Polonais !

— Pas possible, n’est-ce pas ? s’écria Mme Posenaer, et moi qui croyais que c’était un petit saint ! Et comment est-ce que vous le savez ?

— Mais, c’est mon mari qui a su ça, par le plus grand des hasards. Oui, une sale femme qui court avec une charrette ! Même qu’il s’est battu pour elle et qu’il y a eu un tribunal de ça ! Hein ça est un peu fort ?

— Et Pauline qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Oh, elle a eu un peu de chagrin, ça vous comprenez. Mais maintenant elle est de retour raisonnable. C’est une si bonne enfant…

— C’est égal, conclut Mme Posenaer, elle est fort changée depuis l’autre jour. Elle était si à son avantage à la Grande Harmonie, et maintenant elle n’est plus à reconnaître…

— Chut, la voilà, murmura Mme Rampelbergh.

Et l’on affecta de parler d’Adolphine et de Mme Mosselman dont la double délivrance était attendue pour le lendemain.

Pauline s’avançait lente et pensive dans le bruit de la fanfare qui jouait maintenant une polka des plus sautillantes. En effet la jeune fille était « fort changée » ; sa figure amaigrie, ses yeux meurtris de bistre, révélaient les troubles de son cœur. Elle avait encore pleuré là-haut, cela se voyait. Mais, vaillante, elle s’efforçait de prendre sur elle, de chasser ses ennuis.

Elle dit avec un charmant sourire, empreint d’une grâce maternelle :

— Oh, le petit dort de si bon cœur ! Si vous le voyiez avec sa tête toute crollée sur ses petites mains ! La musique ne l’a pas réveillé, savez-vous ! Mais il s’était fort découvert…

Puis, songeant tout à coup à ses fonctions d’échansonne :

— Mon Dieu, le cafais va être tout froid pour ces messieurs…

Et elle s’esquiva, feignant de ne pas apercevoir le petit Maskens qui accourait vers elle, pommadé et ravi.

Cependant la foule grandissait encore dans la rue des Chartreux où il devenait impossible de circuler. Des gamins se hissaient sur les saillies de la façade, s’accrochaient aux volets ; quelques-uns, plus hardis, excités d’ailleurs par le farouche Manneback qui criait et gesticulait à la troisième fenêtre, poussaient la témérité jusqu’à s’asseoir un moment sur le rebord des croisées où ils trépignaient, sifflaient, imitant le chef de musique qui battait la mesure.

Et les torches de résine bruissaient, s’échevelaient, laissant parfois tomber sur le sol de lourdes flammèches.

Et M. Platbrood debout à la première fenêtre, rayonnant de gloire entre le colonel Meulemans et le capitaine Maskens, poitrinait devant cette manifestation grandiose. Ce fut bien autre chose, quand la fanfare attaqua la Brabançonne de clôture ! Il semblait que jamais les cuivres ne l’eussent soufflée aussi pleine, aussi résonnante.

Alors M. Platbrood, très ému, s’inclina profondément, envoya des saints de la main.

Et lorsque le chant héroïque eut cessé sur un dernier coup de grosse caisse, si formidable qu’il en étourdit jusqu’au farouche Manneback, il se fit un grand silence et le major parla ainsi :

— Messieurs, je vous remercie de l’hommage que vous venez de me rendre. C’est avec joie que… Enfin, entrez seulement, nous allons prendre un verre…

Des acclamations retentirent :

— Vive le major Platbrood !

Mais dans le tumulte une voix cria :

— Hou, hou, vive Maskens !

Alors M. Platbrood ferma vivement les fenêtres tandis que la musique se ruait dans le grand vestibule…

Quelques gardes, peu soucieux d’imiter le farouche Manneback et ses pareils qui s’étaient jetés à la suite de M. Platbrood et du colonel Meulemans afin de trinquer avec les musiciens, rentrèrent au salon où Pauline servait le café. Et la tasse dans la main, ils firent la causette avec les dames.

M. Maskens qui éclatait dans son uniforme de capitaine quartier-maître et semblait une charge du baron de Crac avec sa bedondaine et son cou débordant à gros plis de graisse par dessus le col, vint s’asseoir auprès de Mme Platbrood dont visiblement il recherchait les bonnes grâces. Il lui expliqua à voix basse que son fils était transformé depuis un grand mois. Il ne découchait plus : chose extraordinaire, il travaillait à présent dans les bureaux avec les commis, et se proposait de dresser lui-même l’inventaire des magasins. Et puis, il avait rompu avec toutes ses maîtresses ! Bref, il était « corrigé » et promettait de faire le plus aimable mari du monde.

— Dieu vous entende ! répondit Mme Platbrood avec un soupir.

Car en dépit de sa résignation aux volontés de son époux, et malgré sa philosophie conciliante, elle tremblait parfois pour sa chère enfant.

Cependant le jeune Maskens tournait autour de Pauline, qui se dérobait à sa poursuite sous mille prétextes. Petit comme son père, le teint blême et la face boursouflée, les cheveux rares, il souriait perpétuellement, dardant sur la jeune fille des yeux de faune qui la déshabillaient toute, car il se connaissait en femmes.

Il put la rejoindre enfin près du piano où Pauline recueillait imprudemment quelques tasses vides pour les déposer sur un plateau.

— Vous êtes jolie comme un cœur, dit-il sans autre recherche de galanterie. Un peu pâlotte pourtant, mais ça vous va très bien…

Elle détourna la tête et ne répondit pas.

— Écoutez, continua-t-il en essayant de lui prendre la main, vous me plaisez beaucoup. Pourquoi avez-vous été si méchante pendant le dîner ? Vous n’avez pas seulement voulu me dire un mot, et vous avez une si belle petite langue ! Vous devriez bien me dédommager à présent en m’accordant quelque chose…

Et il la saisit brusquement à la taille. Mais elle se recula d’un air de dégoût si manifeste qu’il en resta confondu et gêné.

— Oh, dit-il, en souriant avec effort, vous faites la mauvaise… Ça n’est pas bien. Vous ne savez pas ce qui est bon. Vous changerez d’avis quand nous serons mariés…

À cette phrase brutale, Pauline se redressa et le feu aux joues, elle riposta :

— Oeïe, ça jamais ! J’aimerais mieux me jeter dans le canal. Tenez, je ne sais pas vous sentir !

Comme elle prononçait ces paroles cornéliennes, des clameurs assourdissantes éclatèrent et un homme s’élança dans la pièce, rouge, haletant, les cheveux en désordre.

Et c’était Joseph Kaekebroeck qui avait décidément la spécialité des entrées à sensation :

— Belle-Maman, j’ai une fille et Mosselman a deux garçons !

Et dans sa joie il embrassa toutes les dames présentes, même Mme Rampelbergh qu’il ne portait pas précisément dans son cœur.

On se récria à ces nouvelles surprenantes que l’avisé chef de musique célébra tout à coup dans le vestibule par une nouvelle Brabançonne, ce qui affola Pauline et la relança au deuxième étage.

Il y eut de grandes félicitations et les derniers bouchons sautèrent en l’honneur de la petite Kaekebroeck et des petits Mosselman.

Mais Mme Platbrood, vivement émue, se disposait à partir pour la rue du Boulet.

Alors, le colonel Meulemans, très homme du monde, la complimenta de nouveau sur l’heureuse naissance de sa petite-fille et, plein de discrétion et de tact, il prit congé, entraînant à sa suite les invités et les musiciens. Seul le farouche poêlier Manneback, gorgé de lambic, complètement ivre cette fois, voulait demeurer : on fut littéralement obligé de le jeter dehors.

Cependant, dans le vestibule M. Maskens et son fils s’approchèrent de M. Platbrood :

— Je croyais que vous deviez annoncer le mariage aujourd’hui, dit le marchand de poutrelles d’une voix aigre et quelque peu menaçante. C’était une excellente occasion et vous l’aviez promis… Enfin, faites ce que vous voudrez, mais il faut que lundi en quinze, Achille et Pauline soient dans les « petites armoires… »


VII


Le père Cappellemans n’avait pas mis ses gants blancs et n’était pas allé demander pour son fils la main de Mlle Platbrood : un violent accès de goutte l’avait recloué sur son fauteuil au lendemain de sa visite chez les Van Poppel.

Désespéré de ce contre-temps, le pauvre homme s’était enfin résolu à prier l’ancien voyageur de commerce de se rendre rue Sainte-Catherine pour une communication importante. M. Platbrood était venu, en passant, sans défiance, croyant qu’il s’agissait de quelque devis de travaux. Et jamais stupeur ne fut plus grande que la sienne lorsque le vieux plombier lui avait conté l’amour de François pour la belle Pauline.

Il refusa d’un ton net : Mlle Platbrood était faite pour de plus hautes destinées ; et d’abord, tout comme sa sœur Adolphine, elle n’épouserait qu’un rentier. Certes François Cappellemans montrait de sérieuses qualités et s’entendait aux affaires, mais somme toute, ce ne serait jamais qu’un plombier, un ouvrier endimanché…

— Croyez-moi, mon ami, avait ajouté le vaniteux personnage, les unions entre personnes de conditions différentes ne sont pas à conseiller. Les froissements se produisent si vite… Prêchez votre fils ; il est raisonnable et comprendra. Au surplus, il y a tant de filles de sa classe qui seraient heureuses, j’en suis sûr, de s’appeler Mme Cappellemans !

Et il était parti laissant le vieux plombier dans l’humiliation et la colère.

Toutefois celui-ci garda le silence sur cette entrevue jusqu’au jour où François, renseigné par les Rampelbergh, lui apprit en pleurant les fiançailles de Mlle Platbrood avec le fils Maskens. Alors il avoua le refus brutal du placier. Platbrood les méprisait ; rien ne pourrait l’attendrir : il fallait se résigner.

— Et pourtant, disait le bonhomme, ce stoeffer n’est pas plus que nous autres ! Ses parents tenaient une petite boutique de fil dans la rue des Bateaux. Et maintenant, parce qu’il ne court plus avec sa marmotte, il se croit sorti de la cuisse de Jupiter !…

Le coup fut d’autant plus rude qu’il frappait le jeune homme dans cette grosse fièvre du premier bonheur ; chez ce garçon honnête et simple, qui venait de comprendre enfin le vrai mot de la vie et s’abandonnait aux plus doux espoirs, l’affreuse nouvelle détendait tous les ressorts de la vie.

Il chercha d’abord à se souvenir : rien dans l’attitude de Pauline n’avait pu lui faire présager une telle catastrophe. Au lendemain de la représentation de Louise, inquiet, il s’était aventuré dans la rue des Chartreux. Mais il avait vu Pauline qui le guettait avec son bon sourire derrière les écrans verts du bureau, et son gros chagrin de la veille s’en était allé. Et voilà qu’aujourd’hui tout s’effondrait dans le noir. L’ineffable vision s’était évanouie. Il avait beau passer et repasser devant la maison Platbrood, Pauline n’attendait plus son passage. Elle était devenue invisible. Pauline avait renié ses serments. Pauline était fiancée au plus abominable des hommes !

Dans sa fière timidité, il n’osa, il ne voulut jamais demander la moindre explication. Mais la perfidie de la femme, sa feinte candeur, toutes ses ruses de coquette lui furent en un moment dévoilées.

— Mon Dieu, disait-il, j’avais tant de confiance en cette petite ! Elle me semblait une si bonne fille, pas comme les autres. Et elle jouait double jeu avec moi et je ne savais de rien !…

Longtemps il fut absent et distrait sous le coup d’une idée fixe ; puis, un beau jour, il se remit au travail, et peu à peu l’aigu de son chagrin s’émoussa au tapage de ses marteaux.

Son invention se répandait d’ailleurs : tout le monde parlait du nouveau Stanley-Falls et les belles dames du quartier Léopold, créatures moins immatérielles qu’elles le voudraient faire accroire, s’en étaient particulièrement engouées. Bientôt les commandes affluèrent au petit magasin, et François, débordé, se vit dans l’obligation d’agrandir son atelier et de renforcer considérablement son personnel.

Il eût bien voulu profiter de l’occasion pour transformer aussi la petite boutique où la baignoire-réclame, les seaux et les cruches se trouvaient si fort à l’étroit et n’étaient pas présentés à leur avantage. Il caressait même l’idée de tout un étalage nouveau, et surtout il rêvait d’une vitrine esthétique avec une grande glace « bijoutée » ainsi qu’il disait, dont il avait vu de superbes modèles dans la ville haute.

Rosalie, la vieille servante qui cumulait depuis vingt ans les fonctions de cuisinière et de vendeuse au détail, applaudissait à ces embellissements comme s’ils dussent la rajeunir en même temps que la boutique.

De vrai, une coquetterie était née chez François. Tout à coup, il avait conscience de sa rusticité : en modernisant son vieux magasin, il croyait se créer un titre à la considération des bourgeois cossus et s’élever un peu au-dessus de sa classe.

Tous ces riants projets distrayaient son âme malheureuse.

Mais aux premiers mots qu’il en dit à son père, celui-ci s’emporta :

— Une vitrine esthétique ? Ah ça, fiston, est-ce que tu deviens fou ? Ça est bon pour le haut de la ville. Mais ça serait ridicule dans notre rue !

Et il fulmina une fois de plus contre le « genre Anglais » qui infestait le vieux Bruxelles.

— Te rappelles-tu seulement la jolie boutique du papa Verhoegen où les cordes sentaient si bon, où le soleil mettait, le matin, une si belle barre d’or ? Comme je l’aimais ! Petit manneke, j’y avais acheté tant de klachdops de deux cens, tant de pelotes de ficelle pour faire monter mon ballon ! Il y faisait si gai, si intime… Elle ressemblait à un vieux tableau que j’ai une fois vu au musée. Eh bien va la regarder maintenant. Godferdoum, Mosselman a tout changé ! Il a démoli la vieille serre, il a coupé la grosse vigne poilue. Il a fait une vitrine esthétique avec des grands S, des crolles et des je ne sais pas tout quoi ! Et dire que ça est un garçon intelligent !…

Puis il s’attendrit :

— Non, non, Suske, pas de paling Style[1] ici, ça me ferait trop de peine. Ça serait comme si je délogeais, comme si on me mettait dehors de la maison de mes parents. Attends encore un peu. Quand je serai mort, tu feras tout ce que tu voudras…

François avait abandonné sa vitrine ambitieuse et travaillait avec ardeur, enfoncé dans les schémas et les devis. Sa peine lentement s’endormait. Dans l’humilité de son âme, il s’avouait parfois qu’il avait aspiré à un bonheur trop grand et n’y voulait plus croire. Il se résignait à ce qu’il ne pouvait empêcher. Le sentiment d’un rêve impossible, loin d’aiguiser son mal, apaisait au contraire son cœur raisonnable ; sa tête redevenait forte et saine : il se soumettait docilement à la fatalité du destin.

Or, un soir qu’il s’en revenait de Cureghem en sifflotant, car il avait retrouvé un peu de joie dans l’aubaine d’une grosse entreprise, deux femmes le frôlèrent qui marchaient à pas pressés. C’était rue des Fabriques, devant le grand vestibule d’une brasserie d’où s’échappait en ce moment un épais nuage au parfum de houblon et de malt.

Et François ne siffla plus. Et il se sentit tout à coup le cœur si petit et les jambes si molles, qu’il dut s’asseoir sur un gros tonneau…

Il venait de croiser Mme et Mlle Platbrood. Elles l’avaient également reconnu à la clarté du réverbère et, tout de suite, leurs yeux s’étaient détournés.

Et François connut alors que sa peine était seulement engourdie. La douleur, un moment sournoise et poltronne devant son courage, l’attaquait de face : toutes ses blessures furent rouvertes. Cette fois, il s’effraya à la pensée qu’il ne se consolerait jamais.

Saisi d’angoisse, il songeait à disparaître. Oh ! oui la mort, plutôt que l’indifférence, l’inexplicable mépris de cette Pauline qu’il aimait plus que tout au monde !

Et longtemps il médita sur son tonneau, au milieu de l’odorante vapeur de bière qui exaltait son désespoir…

Pourtant le lendemain il semblait de nouveau résigné. Mais avec combien de précautions il s’aventurait à présent dans les rues ! La crainte d’y rencontrer Pauline l’obligeait à d’incroyables détours. Dès que ses yeux perçants l’avaient aperçue là-bas, très loin, il recevait comme un choc électrique : il pâlissait et s’enfuyait, le cœur sonnant dans la poitrine.

Ces jours là, il restait sombre, navré d’un ennui mortel. À peine touchait-il aux bons rôtis de la vieille Rosalie qui, devinant son chagrin, entreprenait de le consoler à force de petits plats.

Mais il n’avait plus d’appétit : son visage autrefois rose et plein, d’une expression si tranquille, s’enfiévrait, devenait dur, presque méchant sous le tourment de son mal. Et ses yeux brillaient d’un feu exaspéré.

La servante s’en désolait avec son vieux maître :

— Vous ne voyez pas, disait-elle, comme Suske devient maigre ! Il ne mange encore une fois plus. Pour sûr qu’il l’a rencontrée cet après-midi… Mon Dieu, si ça est permis ! Il se fait du sang si noir que de l’encre !…


VIII


Il y eut un roulement de tambour : la parade de présentation était terminée à la plaine de Koekelberg.

Les gardes s’égaillèrent, courant se rafraîchir ou se réchauffer dans les cabarets voisins, tandis que le colonel Meulemans et le nouveau major Platbrood s’en revenaient par le boulevard Léopold II, au pas paisible de leurs hongres.

— Mes félicitations, dit le colonel, — un excellent cavalier, — vous avez très bien tenu devant le front de bandière. Ma foi, pour un novice, vous m’étonnez beaucoup. Vous montez avec solidité…

Très flatté, M. Platbrood redressa le torse et prit une attitude de paladin :

— C’est un cheval de Cluydts, fit-il négligemment, une ancienne bête des guides qu’on attelle ordinairement à la coureuse. Il a encore beaucoup de sang, mais il a le trot un peu dur…

En ce moment le cheval agita la tête, s’ébroua des naseaux, et M. Platbrood que ces manifestations d’espièglerie n’étaient pas sans inquiéter, s’empressa de lui appliquer quelques claques sur le gras du col afin de l’amadouer.

— Je remarque qu’il a la bouche assez sensible, observa le colonel, vous le tenez trop court avec le filet. Rendez un peu la main… C’est cela…

M. Platbrood ne se sentait pas d’orgueil ; il affectait une grande désinvolture et jetait sur les badauds des regards tranquillement impérieux. Le salut des « piots » lui était surtout agréable et il aurait bien voulu passer devant la caserne du Petit Château pour voir un peu ce que feraient les sentinelles. Malheureusement son compagnon avait un autre itinéraire :

— Nous traverserons le canal et prendrons le boulevard Baudoin jusqu’à la Porte d’Anvers. Ainsi nous pourrons faire un temps de petit trot dans l’allée des cavaliers…

Cette perspective d’un temps de petit trot dans une avenue particulièrement animée le dimanche et infestée d’abominables cyclistes, souriait médiocrement à notre major ; mais il n’en fit rien paraître et répondit avec assez de crânerie :

— Comme vous voulez, mon colonel…

M. Meulemans avait une assiette admirable et chevauchait aussi à l’aise que s’il eût été dans un fauteuil Voltaire. Il laissait flotter les rênes, et, sans prêter la moindre attention aux lubies intermittentes de son coursier, il allait l’esprit libre, conversant sur un ton d’aimable familiarité. C’est ainsi qu’il s’informa de Mlle Platbrood et de la date de son mariage.

— Oh, répondit M. Platbrood, ils seront affichés cette semaine. Mais le mariage n’aura probablement lieu qu’au mois de mai…

— C’est une excellente époque, repartit le colonel, la vraie saison des voyages de noces… Allons, allons Louitje, un peu de calme, mon garçon…

Et vivement il ramassa les guides, car Louitje s’était mis à caracoler, effrayé par le plancher du Pont Léopold II. Ce fut vite fait : on lui donna de l’éperon et le cheval, après quelques écarts, s’engagea docilement sur la passerelle.

Mais il n’en alla pas de même avec le demi sang de M. Platbrood : il s’était brusquement arrêté devant le tablier de bois et refusait de passer. Ni les exhortations amicales de son cavalier, ni ses claquements de langue et ses tapes sur l’encolure ne produisaient aucun résultat : la bête ne voulait pas avancer. Jamais M. Platbrood n’eût osé lui faire sentir l’éperon, car il ne prévoyait que trop le danger d’une telle rigueur. En attendant il n’aboutissait à rien et sa face s’empourprait violemment au milieu des passants attroupés.

Soudain il se rappela que certains chevaux obéissent à la pression des jambes : alors, malgré son peu d’aplomb, il se risqua à serrer les genoux. Cette fois le cheval recula et se dressa si haut que le cavalier dut lui embrasser le col pour ne pas tomber. On ne sait ce qui serait advenu si un petit lignard n’avait en ce moment critique saisi la bride de la bête qu’il mena sans trop de peine de l’autre côté du pont, où le colonel Meulemans attendait, très intéressé et vaguement souriant.

— Fichtre, dit ce dernier à son camarade encore tout ému et congestionné, vous vous êtes payé une petite haute école… Bravo, bravo, vous tenez très bien…

Et il ajouta :

— La bête est un peu ombrageuse. Je suis assez curieux de voir comment elle se comportera sur l’autre pont…

En effet il y avait un autre pont à passer, le Pont du Rivage. M. Platbrood n’y avait pas songé. Alors il devint horriblement blême car il ne doutait pas que sur ce pont étroit et traversé, pour comble, par la voie ferrée, son cheval ne se livrât à des tas de caracoles et ne le précipitât finalement dans une boue dérisoire, peut-être dans le noir canal !

Aussi, avec quelles angoisses inexprimables il approchait de cet endroit funeste qu’il se représentait comme le tombeau de son prestige ! Oh qu’il regrettait à présent le troc infâme qu’il avait fait avec M. Maskens ! Comme il enviait ces placides piétons et ces petits « bleus » qui s’en retournaient doucement à la maison, le fusil sur l’épaule ! Ah son épée, son uniforme, sa gloire pour ne pas avoir un cheval !

Tout à coup il vit qu’on fermait les barrières, le pont s’ouvrait pour un train de bateaux. Et il leva les yeux au ciel, remerciant le Très-Haut de ce qu’il avait bien voulu que les ponts tournassent et leur permettre ainsi d’interdire tout passage…

— Allons bon ! s’écria le colonel Meulemans, ils sont dix bateaux à passer et ils manœuvrent à la gaffe ! Nous en avons pour une heure. Il n’y a plus qu’à faire volte-face…

Cette fois Platbrood respirait :

— Oh, dit-il en regardant avec sécurité l’immense train de chalands dont la queue s’allongeait par delà le mestbag, ça ne sera peut-être pas si long…

— Non, non, merci bien. Nous irons par le quai.

Et rebroussant chemin, nos cavaliers longèrent le canal. Les chevaux avaient repris leur allure tranquille, faisant parfois sonner le mors quand ils s’entrebaisaient sur le mufle.

Et M. Platbrood, remis de ses émois, allait, redressé, flambard, très loquace. Quand ils passèrent devant la caserne du Petit Château, les sentinelles portèrent armes et les deux officiers rendirent un beau salut plein de bienveillance.

Ils poursuivaient sans encombre quand, à la porte de Flandre, un gros automobile rouge, qui stationnait contre le trottoir et semblait très inoffensif, fut pris subitement d’une attaque d’épilepsie, se mit à trépider et à tirer de véritables coups de canon.

C’en était trop. Le cheval de M. Platbrood, saisi de peur, chauvit des oreilles, fit un écart. Puis, ne se sentant pas maîtrisé, il se dressa et tout à coup, touché par un éperon maladroit, il partit comme la flèche au milieu de la rue de l’Éducation, avec son cavalier accroché à la crinière.

Il y eut une grosse rumeur : toutes les commères, les mains aux joues, suivaient le drame en jetant des cris, cependant que le colonel Meulemans, piquant des deux, s’élançait au pourchas du major emballé.

 

Le lendemain on lut dans les gazettes :

« Hier matin, en revenant de la prise d’armes, le cheval de M. le major Platbrood s’est emballé dans la rue de l’Éducation. Il courait au triple galop, semant la terreur sur son passage quand, au milieu de la place du Vieux Marché-aux-Grains, un jeune homme sauta aux naseaux de la bête affolée et parvint à l’arrêter, après avoir été traîné sur une longueur de près de cent mètres.

» Le courageux sauveteur dont l’intervention a sans aucun doute empêché les plus terribles catastrophes, s’est perdu dans la foule, et il a été impossible de le retrouver. Mais quelques personnes affirment l’avoir reconnu et l’on saura demain le nom de ce modeste héros. »


IX


Les premiers, Adolphine et Joseph étaient devenus les confidents de Pauline, et tout de suite ils avaient approuvé le choix de leur sœur ; en somme, François Cappellemans était bien le mari qu’il fallait à cette enfant très naïve, et elle serait parfaitement heureuse avec ce garçon un peu fruste, mais intelligent et très bon.

Aussi plaidèrent-ils avec chaleur la cause du plombier quand le moment fut venu. Mais, stupéfait d’apprendre qu’un jeune homme d’une si infime extraction et, pour comble, exerçant un métier si peu noble, osât aspirer à la main de sa fille et que celle-ci n’y vît aucun mal, M. Platbrood était entré dans une grosse colère contre son gendre qu’il accusait d’avoir encouragé Cappellemans. Il signifia tout net qu’on ne lui parlât jamais plus de cet ouvrier de malheur. Du reste il avait ses projets : Pauline n’épouserait qu’un jeune homme de son monde…

Joseph avait haussé les épaules et s’en était allé avec sa femme, bien résolus tous deux à soutenir Pauline si elle persistait dans sa tendresse.

Cependant M. Platbrood redoutait le blâme de son gendre, dont l’éducation soignée lui en imposait. De plus, il le savait d’esprit hardi et sans préjugés. Il comprit tout de suite que s’il n’avait d’autre grief contre François Cappellemans que son obscure naissance, il risquait fort d’être vivement combattu par l’entêté Joseph qui ne manquerait pas, à force d’épigrammes, de le déconsidérer dans l’admiration des bonnes gens, et prendrait un malin plaisir à divulguer partout l’humble parenté de son beau-père. Et il en frémissait d’avance, car tout le monde semblait avoir oublié à présent qu’il était le « fils de la petite boutique de fil » de la rue des Bateaux.

Donc sa joie fut grande quand M. Maskens, très renseigné sur la secrète inclination de Pauline, lui révéla un jour l’indignité de ce Cappellemans qui « avait un enfant d’une sale femme de l’impasse du Polonais ».

Cette histoire n’avait d’autre fondement qu’une bagarre, où le généreux François était intervenu en faveur d’une pauvre marchande d’oranges traquée par la police, ce qui lui avait valu cinq francs d’amende.

Triomphant, M. Platbrood s’était empressé de rapporter la nouvelle à son gendre en le faisant bon juge de sa résistance. Joseph demeura vivement étonné sinon incrédule, mais il n’en parut pas plus chaud pour cela à approuver le mariage de Pauline avec le fils Maskens dont il savait la réputation déplorable ; il se promit de lutter contre ce nouveau et tout aussi indigne prétendant. Toutefois la délivrance d’Adolphine étant proche, Kaekebroeck s’affranchit pour l’instant de toutes autres préoccupations. Mais quand l’enfant eut paru et que la jeune mère se fut relevée bien portante, Joseph s’inquiéta de sa pauvre belle-sœur et la réconforta de son mieux en l’assurant qu’elle n’épouserait pas le fils Maskens ou qu’il y perdrait son nom.

Un après-midi qu’il était allé prendre des nouvelles de Mme Mosselman et de ses florissants jumeaux, Pauline arriva rue du Boulet et se jeta en sanglotant dans les bras d’Adolphine en train de bercer sa petite fille.

— Eh bien, eh bien Polintje ! fit la grande sœur bouleversée, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

Et saisissant la tête de la jeune fille dans ses fortes mains, elle l’obligea à la regarder.

Alors Pauline conta en pleurant qu’elle venait de rencontrer François Cappellemans juste à deux pas de la maison. Et elle l’avait à peine « remis » tant le jeune homme était pâle et fiévreux : et il marchait en boitant, appuyé sur le bras d’un ouvrier…

— Ah, ça m’a fait un effet, n’est-ce pas ! Je sentais mon cœur devenir tout blanc…

Et elle ajouta avec tristesse :

— Sans doute qu’il s’est encore une fois battu dans l’impasse du Polonais ?

Certes, elle ne l’aimait plus, mais devant la souffrance du jeune homme, toute sa compassion de femme avait jailli en source vive et submergé pour un moment son irrémédiable mépris.

— Oui, répondit Adolphine rêveuse, on m’a aussi dit ça qu’il avait une si vilaine figure…

Puis d’un brusque élan, elle éclata :

— Eh bien, moi, je ne sais qu’à même pas croire tout ce qu’on raconte sur ce garçon. Et Joseph non plus, na ! Du reste on aura bientôt des renseignements…

En ce moment le poupon se mit à vagir dans son berceau :

— Och arm, s’attendrit la jeune femme, elle a faim. Ça, c’est une petite goulue !

Elle prit le bébé et se dégrafa en toute hâte. Et tandis que l’enfant, encore tout rouge et fripé, tétait avidement, ses petites mains agrippées au beau sein gonflé de vie, Adolphine s’enquit de son père et demanda si Alberke était sage chez sa bonne-maman…

Et quand Pauline l’eut rassurée :

— Eh bien, interrogea-t-elle, on ne sait toujours pas qui a arrêté le cheval de Papa ? Ça c’est une drôle d’histoire !

En effet le sauveteur de M. Platbrood restait inconnu. L’affaire faisait un bruit énorme dans le quartier et l’on glosait à perte de langue sur l’émouvant fait-divers du dimanche. Mais comme il n’y avait en somme aucune victime, on commençait à se moquer du glorieux major. M. Rampelbergh excitait les railleurs. C’est ainsi qu’il annonçait partout que Platbrood mènerait probablement le prochain paper-hunt de la garde civique.

Pendant ce temps, le major, très ému de cette burlesque aventure, se demandait s’il oserait jamais reparaître dans la rue. Surtout il ne décolérait pas contre ces stupides journaux qui, non contents d’avoir relaté l’accident, entretenaient à présent l’émotion du public par leurs entrefilets sur le mystérieux sauveteur.

— Pourtant, narguait le droguiste, je croyais que la presse ça était le plus grand levier des temps modernes, comme a dit Paul de Kock !

M. Platbrood ne voulait point admettre qu’on l’eût sauvé. Son cheval s’était sans doute arrêté tout seul. Mais il n’eût pas osé le jurer ; car dans l’effroi du moment, il était devenu aveugle. Il ne se rappelait à vrai dire que la terrible pétarade de l’automobile : après cela ç’avait été le vent, le vertige, la folie et il ne se souvenait de rien, non plus que s’il avait été déjà mort.

Cependant le nourrisson gorgé de lait s’était endormi et Adolphine le reposait doucement dans la barcelonnette, quand la porte de la rue se referma avec fracas, ébranlant toute la maison.

— Voilà Joseph, dit Adolphine en riant, ça est sa façon de clacher la porte ! Oeïe, je suis si fâchée pour ça !

On entendit des pas précipités dans l’escalier et soudain Kaekebroeck entra en coup de vent, selon son habitude.

— Eureka, eureka ! s’écria-t-il avec exaltation, en agitant un journal au-dessus de sa tête. On sait qui a arrêté le cheval ! Devinez un peu qui c’est ?

Et comme les deux femmes demeuraient interdites :

— Tenez, dit-il en leur jetant la feuille imprimée, c’est dans le Soir de 4 heures…

Et elles lurent :

« On connaît enfin le nom du jeune homme qui s’est bravement élancé à la tête du cheval de M. Platbrood dans la matinée de dimanche. C’est le fils du sympathique plombier de la rue Sainte-Catherine, M. François Cappellemans. Celui-ci a reçu quelques contusions, assez graves pour l’obliger à garder la chambre. Mais il va mieux et a pu faire une courte promenade aujourd’hui au bras d’un de ses ouvriers.

» Ajoutons que le Bourgmestre est allé lui rendre visite ce matin et l’a vivement félicité. »

— Mon Dieu, mon Dieu ! gémit Pauline en s’affalant dans un fauteuil.

— Non, mais ça c’est une bonne ! lança Adolphine toute radieuse, les bras m’en tombent !

— Eh bien je les ramasse ! dit gaiement Joseph.

Et saisissant sa femme à la taille, il l’attira vers lui et baisa ardemment sa belle gorge demi nue…


X


François avait obtenu une grosse commande de la Ville : cinquante Stanley-Falls, nouveau système, à placer dans diverses écoles de Bruxelles, notamment dans les établissements de demoiselles.

Cette fois il était lancé : bientôt après il devint le fournisseur du Gouvernement. Mais au milieu des sourires de la fortune, il ne retrouvait pas sa bonne humeur et gardait au fond de l’âme une incurable tristesse. Bien qu’il s’acharnât à sa besogne et se multipliât pour satisfaire aux ordres venus de toutes parts, il restait fidèle à son chagrin. Non, il ne pouvait oublier : non, sa peine ne voulait pas guérir et lentement elle entamait le corps robuste de ce grand garçon.

Alors que tout le monde avait applaudi à son acte de bravoure qui n’était peut-être, il se l’avouait à lui-même, qu’un acte de désespoir, il en voulait au hasard d’avoir lancé sur son chemin ce cheval maudit auquel était justement suspendu un homme qui ne lui pardonnerait jamais de l’avoir sauvé.

De fait, le major Platbrood ne l’avait pas remercié. Bien mieux, il osait prétendre maintenant que le plombier était accouru quand la bête, ralentissant son allure, allait s’arrêter, vaincue par lui. Cette version, il est vrai, ne trouvait créance auprès de personne.

Certes, la visite de Kaekebroeck, ses affectueuses félicitations avaient touché le jeune homme ; mais Joseph ne s’était pas expliqué sur les sentiments de Pauline… Alors que lui importait tout le reste ?

Enfin l’état de son vieux père s’était subitement aggravé et ajoutait encore à ses préoccupations. Il n’y avait pas à se le dissimuler, le père Cappellemans allait fort mal et le médecin n’augurait rien de bon. L’œdème gagnait lentement : les premières ponctions avaient soulagé l’hydropique, mais elles se faisaient de moins en moins efficaces. L’eau bientôt noierait le cœur : c’était une question de quelques semaines.

Jamais détresse plus grande n’avait étreint le pauvre François et il lui fallait une énergie peu commune pour diriger ses affaires.

Un soir qu’il s’en revenait du Ministère, où il installait en ce moment de nouveaux appareils, il rencontra le père Verhoegen qui lui apprit incidemment le prochain mariage de Mlle Platbrood. La date en avait été avancée : c’était pour le quinze avril.

Et cette nouvelle ranima le souvenir de Pauline dans l’âme endolorie du jeune homme. Il murmura tristement :

— Je me suis pourtant laissé dire que Mlle Platbrood n’était pas si contente d’épouser le fils Maskens…

— Oh, ça je ne sais pas ! repartit le père Verhoegen d’un air de doute. C’est vrai, elle ne savait pas le sentir, même qu’elle lui faisait des affronts en société et partout. Mais elle a changé à présent. Elle est aimable avec lui et l’autre jour, au dîner des fiançailles, j’ai vu qu’ils riaient ensemble. Les jeunes filles, ça c’est tout de même quelque chose ! Ça marierait n’importe qui pour être Madames…

François rentra anéanti, épuisé de désolation. Le cordier l’avait heurté sur une plaie vive…

Or, le lendemain, on jouait Werther au Théâtre Royal pour une nouvelle représentation de la Grande Harmonie. Toute la journée, François eut le désir fou de revoir une fois encore Mlle Platbrood avant qu’il en fût fait à jamais. Et c’était chez lui comme un besoin de se torturer davantage, de pénétrer plus à fond dans la souffrance, d’éprouver cette volupté du désespoir que ceux-là seuls connaissent qui ont aimé et goûté aux lèvres de miel de la grande Déesse…

Mais le soir, vers neuf heures, il hésitait encore. Tout à coup il se décida, courut au théâtre.

Il entra dans la salle au milieu d’un entracte.

Pauline était là dans une première loge à côté de sa mère. Par extraordinaire ou plutôt par coquetterie, elle portait une jolie robe sombre qui ne faisait que mieux valoir son teint de blonde Madeleine. Jamais ses yeux si grands, si limpides et si bleus, n’avaient brillé d’un tel éclat. Elle avait son air de fraîche, de rayonnante santé et souriait de toutes ses dents blanches, tandis que le fils Maskens, penché sur elle, lui parlait dans les frisons fous de sa nuque.

Et au bord de son corsage échancré, sur le sein gauche, elle avait épinglé un merveilleux pavot rouge dont le cœur d’étamines, figuré par un solitaire de la plus belle eau — cadeau de noces, assurément — lançait des feux magnifiques qui perçaient François comme autant de poignards.

Soudain elle aperçut l’humble jeune homme dans le couloir des stalles : mais elle ne frémit pas, elle n’eut pas un seul battement de paupières ; à peine devint-elle un peu pâle. Puis ses yeux lumineux, bientôt détournés, sourirent de nouveau aux propos du fiancé…

Alors elle apparut à François si indifférente et lointaine, si détachée de lui, si inconnue presque, qu’un froid terrible s’insinua dans ses os. Il ne retrouvait plus la bonté de ses yeux bleus, cette expression languide et si douce de son regard d’autrefois. Elle était autre. Et sans colère ni rancune, il comprit que cette Pauline-là ne l’avait jamais vu, qu’elle ne l’avait jamais aimé. Et il se sentait grotesque, lui pauvre plombier, d’avoir aspiré à cette fleur de paradis !

Pourtant il se rappelait ; un instant il l’avait tenue entre ses bras : les baisers de Pauline avaient brûlé ses lèvres et le feu en couvait encore au fond de son cœur…

Cependant les rideaux s’ouvrirent. C’était le troisième acte.

Il vit Werther, et cet homme aux lèvres frémissantes, sublime dans sa douleur, le tira un moment hors de lui-même avec ses cris de passion et de désespoir.

Il s’exalta, auna son âme à la sienne, et comme lui il voulait mourir.

Soudain dans un silence de l’orchestre, une veule voix de femme sortit de la baignoire contre laquelle François était appuyé :

— Oeïe mon Dieu, moi je ne sais pas rester, ça est tout de même une pièce trop triste !

Cependant des nuages peints s’étaient abaissés sur la fuite de Charlotte. Alors François, saisi de vertige, se fraya passage parmi les habits noirs, bouscula tout le monde et se sauva comme un fou au milieu des protestations.

Maintenant il courait à travers les rues. Mais dans la nuit glacée, sous les étoiles scintillantes, il pensa tout à coup à son père moribond. Sa fièvre tomba, et l’âme détendue, il se mit à pleurer…


XI


C’était vrai que Mlle Platbrood regardait le fils Maskens avec moins de dureté. L’amour violent du jeune homme que les hauteurs de Pauline n’avaient point su décourager, était-il pour quelque chose dans cet adoucissement d’humeur ? Ou bien l’habitude de le voir tous les jours, l’inutilité d’une résistance quelconque aux desseins de son père, avaient-elles finalement persuadé la jeune fille et entamé son indifférence ?

Ni Monsieur ni Madame Platbrood ne cherchaient à résoudre ce problème sentimental, trop heureux de retrouver une fille gaie et bien portante, soumise à leurs volontés judicieuses.

Pauline consentait maintenant à parler à son fiancé, et parfois même elle lui accordait un sourire pour son dimanche. Par exemple, où elle se montrait encore intraitable malgré les instances de ses parents, c’était sur le chapitre des menues privautés permises entre futurs. Jamais elle n’avait accordé le moindre petit suffrage au jeune homme dont elle enflammait le sang par ses refus offensés. Aussi une rage sourde, née des tortures du désir, s’emparait parfois du fiancé et le ramenait à la brutalité de ses façons libertines.

Mais Pauline, devenue prudente, savait lui échapper avec adresse et il revenait auprès d’elle honteux et humilié, promettant d’être sage, de ne plus rien exiger avant l’heureux jour des noces.

Un instant, M. Platbrood avait grandement redouté que toute cette fanfare que l’on menait autour de François Cappellemans, ne réveillât le sot caprice de sa fille pour ce malencontreux plombier, sauveteur à ses moments perdus. Mais, chose bizarre, qui le surprenait peu d’ailleurs chez une femme, créature si souvent absurde et contradictoire, c’était justement à partir de l’exploit de ce bel amoureux que Pauline, domptant ses répugnances, s’était départie de ses rigueurs envers Achille Maskens.

Il ne trouva d’autre explication à cette attitude que celle qui contentait le mieux sa vanité, et c’était que Pauline refusait tout bonnement de croire aux prouesses du plombier et faisait large part aux mensonges des journaux. Il lui trouva pour une fois beaucoup de jugement.

Pourtant, désireux de profiter de ses dispositions excellentes, il avança le banquet de fiançailles, qui eut lieu en grande pompe à la fin de février, et fixa le mariage au 15 avril suivant.

Pauline, loin de contredire à cet arrangement, parut l’approuver sans réserve et tout fut ainsi pour le mieux.

Mais tandis que la bonne Mme Platbrood, anxieuse et pleurarde, recevait les félicitations de ses amies tout de suite emballées dans la description de leurs robes de noces, et pendant que le major courait la ville et la province, à la recherche d’un très vieux cheval qui eût encore belle apparence, et sur le dos duquel il se promettait de prendre une éclatante revanche, Pauline, sous prétexte de consulter Mme Kaekebroeck au sujet de son trousseau, s’évadait de la maison tous les après-midi et volait chez sa grande sœur.

Et là, dans un relâche de sa volonté, elle se reposait de toutes ses contraintes, se refaisait une provision de courage pour remplir à nouveau son rôle de gaîté insouciante en face de ses parents. Car c’était Joseph qui lui avait conseillé cette simulation héroïque de l’obéissance aux volontés paternelles : c’était Joseph, son accumulateur de force et d’énergie.

À vrai dire, Kaekebroeck ignorait encore où cette comédie les pourrait mener. À un éclat ? Il y répugnait sincèrement, sans le craindre cependant s’il devait être le seul moyen de sauver Pauline d’un mariage déplorable. D’ailleurs il comptait beaucoup sur l’indignité du fils Maskens.

À ce propos, il méditait depuis quelque temps certain projet d’enquête, et se confia à M. Rampelbergh dont les bonnes relations avec la police pouvaient être précieuses.

— Écoutez, lui dit le droguiste, je vais parler Van Swieten. Ça est un fin ! Il a mangé du renard… Il saura bien trouver quelque chose sur notre « galiard »…

Et l’on avait commencé une instruction discrète sur la vie de Cappellemans et celle d’Achille Maskens. Il fut établi tout de suite que « l’enfant d’une sale femme de l’impasse du Polonais » était une légende inventée de toutes pièces. François était la vertu, la candeur même.

Quant au fils Maskens, les deux hommes se désespéraient : ils ne trouvaient rien contre lui qui fût un cas de rupture. Néanmoins ils cherchaient avec ardeur, lorsqu’un soir Van Swieten leur apprit que le jeune homme s’était rendu dans son bureau pour lui enjoindre de surveiller sans retard deux de ses maîtresses qui le menaçaient d’un esclandre épouvantable le jour de ses noces.

Aussitôt Joseph vola chez l’une de ces femmes tandis que M. Rampelbergh courait chez l’autre. Quand ils se retrouvèrent, le cas de rupture était clair : Maskens avait deux enfants et même un troisième qui fructifiait ! Et les preuves étaient là, plus de dix lettres où le stupide Don Juan suppliait ses amies de se taire, achetait leur silence par les plus extravagantes promesses.

Muni de ces documents sans réplique, Joseph se transporta chez son beau-père et se donna d’abord le malin plaisir de le prêcher au nom de la morale, afin qu’il reprît sa parole si imprudemment engagée. Et comme l’imposant M. Platbrood souriait avec indulgence, étonné de l’audace de son gendre, brusquement celui-ci exhiba les pièces décisives.

Le mariage était rompu. Pauline était sauvée.

Mais, sa honte bue, le major tomba dans une sourde rage : il ne se consolait pas d’une rupture qui le privait d’une alliance si utile à son ambition. Car il comptait maintenant sur le beau-frère de M. Maskens, le sénateur, pour obtenir des rubans de toutes sortes.

— Jamais, dit-il à sa fille, jamais, entendez-vous, je ne consentirai à votre mariage avec le fils Cappellemans. Vous partirez lundi pour le couvent de Jette…

Mais le lundi suivant, la jeune fille disparut de la maison et demeura introuvable.

M. Platbrood oubliait que Pauline avait vu Louise à la représentation de la Grande Harmonie…


XII


Ce mercredi, le père Cappellemans était au plus mal : le médecin déclara qu’il ne passerait pas la nuit.

François veillait depuis trois jours dans la grande chambre du premier étage ; à peine s’était-il reposé pendant quelques heures sur les instances de Rosalie. Et il demeurait là, prostré, sans une larme, écoutant la divagation du malade devenu plus verbeux que jamais dans son délire.

On eût dit que le vieillard évoquait toute sa jeunesse. Il célébrait son vieux beffroi, il voyait des rues, des ponts, des cabarets très anciens qui depuis longtemps avaient disparu. Il appelait ses amis, il s’emportait contre M. Platbrood qu’il invectivait d’une bouche tordue et sifflante. Parfois il se taisait un moment, mais pour reprendre bientôt l’éloge de la vieille ville où la Senne courait jadis entre des jardins en fleurs…

Le soir, il se calma tout à coup et recouvra le sens. Alors, voyant son fils qui lui essuyait le front, il dit d’une voix basse mais très intelligible :

— Hein, Suske, ça est bien long de mourir ?

— Taisez-vous, Papa, répondit le jeune homme. Demain vous serez de nouveau sur votre fauteuil…

Le vieillard sourit faiblement et murmura :

— Demain, demain…

Il voulut qu’on le soulevât davantage et quand il fut appuyé sur les oreillers :

— Och, je suis si triste, dit-il, de m’en aller quand tu as tant de chagrin !… Mais, Fiske, il faut être brave… Et puis c’est mon idée que ça va finir… Tu sais où est la bague de ta mère. Eh bien, ça est pour Pauline… Tu la lui donneras de ma part…

Et apercevant sa pauvre servante qui pleurait silencieusement :

— Allons, Rosalie, donnez-moi la main… Je ne vous ai pas oubliée, savez-vous ? Mais vous aurez bien soin de mes petits-enfants, n’est-ce pas ?

— Oeïe, Monsieur, Monsieur ! éclata la bonne fille en roulant sur le lit sa vieille tête pâmée de douleur.

Il ne parla plus, sembla sommeiller. Et doucement il mourut vers dix heures dans les bras de son cher fils.

Le lendemain soir on étendit le vieux Cappellemans dans le double cercueil. Les ouvriers avaient apporté une couronne de perles : très émus, jetant l’eau bénite avec un rameau de buis, ils défilèrent devant leur patron dont la figure dormait tranquille, très belle au milieu du ruissellement de la barbe et des cheveux blancs.

Cependant le plomb mijotait dans la coulotte posée sur le brasero. Et François, en costume de travail, revêtu de son roide tablier de cuir, manœuvrait le soufflet tandis que le fer chauffait dans le coke ardent. Car, repoussant toute aide, il avait voulu fermer lui-même la grande boîte de zinc.

Quand tout fut prêt, il se pencha et ses lèvres se posèrent à différentes reprises sur le front glacé du mort. Enfin il se décida à placer le couvercle de métal. Il commença le soudage à la lumière des flambeaux.

Au fond de la pièce, Rosalie le regardait, étouffant ses pleurs, le mouchoir sur la bouche.

Mais lui, très calme, l’esprit tendu à sa besogne, travaillait avec méthode, rampant sur les genoux autour de l’énorme bière.

Au bout d’une demi-heure, l’ouvrage était terminé. Alors il appliqua le manteau de bois et vissa toutes les boules de cuivre, faisant crier le chêne sous la pression des écrous.

Il se releva. Mais quand il vit la longue boîte jaune, prête pour le départ, une grosse émotion l’envahit : il ne put se contenir, ses larmes jaillirent et, chancelant, il clama d’une voix déchirante :

— Ah, je suis tout seul maintenant !

Et il pensait aux souffrances, à la bonté de son vieux père ; et il se souvenait tout à coup d’une foule de petits faits de tendresse du cher homme qui remontaient à bien loin, à sa première enfance. Et il se reprochait de ne l’avoir pas assez aimé…

Il tomba sur une chaise au pied du lit, et la tête enfoncée dans les couvertures, il pleura longtemps, étranglé de sanglots.

Et voilà que le beffroi de Sainte-Catherine se mit à sonner le glas annonçant le service funèbre du lendemain. Alors, songeant à l’amour du plombier pour le fidèle campanile qui avait célébré son mariage et pleurait aujourd’hui sa mort, le jeune homme défaillit dans une crise nouvelle…

Mais la cloche finit de tinter et une main pesa doucement sur l’épaule de François :

— Allons, mon brave, il faut être raisonnable…

Il releva sa tête éplorée et reconnut Joseph Kaekebroeck.

Il lui saisit les mains :

— Je suis tout seul ! gémissait-il dans un nouveau flux de désespoir. Je suis tout seul !

Joseph le redressa et l’obligeant à se retourner :

— Non pas, dit-il, regardez…

Alors, dans l’encadrement de la porte, sous la vive lumière de la lampe que Rosalie élevait au-dessus d’elle de toute la longueur de son bras, François aperçut une belle jeune fille très pâle qui tomba à genoux, en tendant vers lui ses mains suppliantes :

— François, François, pardonnez-moi !

Il la considérait avec étonnement, sans rien comprendre encore tant il était épuisé de fatigue et de larmes : enveloppée dans sa mante dont les plis abondants s’étalaient sur le sol, sa chevelure épandue sur ses épaules comme un blond torrent, elle semblait une de ces saintes femmes de Rubens pleurant au pied du sublime calvaire…

Il croyait à une apparition. Soudain il eut un grand cri :

— Pauline !

Il courut à elle pour la relever…

Et les amants se regardèrent, les mains dans les mains, les yeux au fond des yeux, sans pouvoir parler. Et tout à coup ils s’abattirent dans les bras l’un de l’autre et ils s’étreignirent, secoués de sanglots, éperdus tous deux de tendresse et de deuil…

Alors le bon Joseph Kaekebroeck prononça ces paroles prophétiques :

— Pleurez, pleurez, mes chers amis ! Soulagez vos cœurs ! Mais songez que le brave père Cappellemans vous voit et s’attriste de votre chagrin. Consolez-vous… Il y aura encore de la joie… M. Platbrood pardonnera à Pauline et, c’est moi qui vous le dis, vous vous marierez aux noces d’or de Bon-Papa et de Bonne-Maman Van Poppel !



  1. Style anguille.