Paul Lacomblez, éditeur (2p. 85-100).


V


Comme les rideaux se refermaient à beaux plis ondoyants, la salle éclata en conversations bruyantes qui faisaient contraste avec le chuchotage, le murmure labial et discret des représentations ordinaires.

C’était le premier entr’acte. Une foule d’habits noirs s’évadèrent par les couloirs des stalles et du parquet, tandis que le parterre, composé de vieux « membres » et de petits jeunes gens, se vidait avec tapage.

Il y avait « chambrée complète ». Tout était plein, de l’orchestre au paradis, et dans l’or clinquant de la décoration, les toilettes papillotaient à la lumière, rivalisant de couleurs, de bijoux et de pasquilles.

Les décolletages étaient fort nombreux ; on en voyait jusqu’aux troisièmes loges. En toute impartialité, un œil flamand avait de quoi se complaire à ces gorges éblouissantes qui montraient la grâce robuste, la belle santé de nos bourgeoises. Et dans l’immense vaisseau passait un souffle heureux et cordial. Il y avait de grands sourires sur les figures et l’on eût dit que tous ces spectateurs enjoués, et qui s’envoyaient des saluts, avaient comme un air « famil ensemble ».

Une première loge sollicitait surtout les lorgnettes : l’entre-colonnes de gauche, occupée par les Kaekebroeck et les Platbrood renforcés de leurs amis Posenaer et Rampelbergh.

Pauline, assise au premier rang entre sa sœur Adolphine et Mme Posenaer, portait une robe de surah décolletée, toute blanche : et c’était la jeunesse avec son teint de pulpe et ses grands yeux purs, dont aucune sensualité n’avivait encore le tranquille éclat. Elle se tenait très droite, pensive, la bouche entrouverte : ses bras admirables étaient gantés jusqu’aux coudes et sa main gauche, qui tenait un éventail de plumes, posait gracieusement sur le bourrelet de velours rouge.

Les jumelles se la disputaient : mais la naïve jeune fille ne se doutait point de cet hommage silencieux où minaudent et se gracieusent les coquettes, et son charme en était augmenté.

Adolphine, très animée à son ordinaire, les gestes brusques, insoucieux d’élégance, occupait le fauteuil de droite, vêtue d’un liberty mauve qui allait à merveille avec sa flambante chevelure. Toutefois la robe n’était pas ajustée : elle se ceinturait sous la gorge et tombait en plis amples et nombreux pour dissimuler avec à-propos une situation prospère.

À gauche il y avait Mme Posenaer, très boulotte dans une toilette gris de perle, couleur qu’elle affectionnait particulièrement. Charlotte souriait avec gaîté. Très avenante encore, elle avait conservé de la fraîcheur bien que ses joues commençassent à s’empâter un peu.

Au deuxième rang brillaient Mme Platbrood, habillée de soie noire, et Mme Rampelbergh, poudrerizée à outrance il est vrai, mais parée d’une robe de satin vert sombre qui n’avait rien d’extravagant et, chose improbable, visait presque à la simplicité.

Enfin, au fond de la loge, s’éclipsaient les maris boutonnés dans leur redingote, hormis Kaekebroeck qui était en frac et dont le plastron luisait discrètement dans la pénombre. Car Joseph était membre du Conseil : il ne faisait présentement qu’une visite et s’en irait tantôt rejoindre ses collègues dans la grande avant-scène dévolue aux autorités.

Tandis que les dames fouillaient la salle de leurs jumelles, en échangeant force regrets et commentaires sur l’absence des époux Mosselman, empêchés au dernier moment à cause d’une indisposition subite de cette pauvre Thérèse, si fatiguée par sa grossesse, les hommes essayaient de traduire l’impression que leur avait laissée ce premier acte bizarre.

— Vous ne trouvez pas que ça est qu’à même si drolle, disait M. Posenaer, cette fille qui attrape une « rameling » de sa mère et ces gens qui boivent une jatte de cafais sur le theïâtre ! On n’a pas besoin d’aller à la Monnaye : on sait voir ça tous les jours…

— Hé, mon cher ami, répondit M. Platbrood avec une intention de vive ironie, que voulez-vous, c’est ce qu’on appelle le réalisme à la scène. Ne vous moquez pas surtout, il paraît que c’est très beau… Demandez plutôt à mon gendre ?

— Oh moi, fit Kaekebroeck avec bonhomie, je trouve ça assez original en effet : ça nous sort tout de même un peu des Huguenots, de Faust et tutti quanti…

— Oui, répliqua M. Platbrood, figurez-vous que M. Kaekebroeck déteste Faust et qu’il s’en vante ! Ça est aussi très original…

Foste ! Foste ! s’écria M. Rampelbergh indigné, mais ça est l’opéra le plus joli qu’on a jamais fait ! Et « Demeure chaste et pure » donc, ça n’est pas beau ça ?

— « Demeure chaste et pure », repartit Joseph d’un air de profonde surprise, ma foi, j’ignore absolument…

— Allo do, c’est l’air de Foste au deuxième acte…

— Vraiment, je cherche mais je ne me rappelle pas…

— Mais si, vous savez bien, allo, l’air devant la façade de Mâgrrite !

Et le droguiste commençait à fredonner les premières mesures de la célèbre cavatine quand l’obscurité tomba dans la salle pour une demi heure.

— Eh bien, dit Joseph lorsque reparut la lumière, ça n’est pas charmant et neuf, ce deuxième acte ? Ces cris de Paris, qu’est-ce que vous en dites ?

Les dames convinrent que c’était assez gentil.

Alors le droguiste les regarda d’un air sardonique :

— Ça, je sais aussi faire, savez-vous. Écoutez seulement : …

Et dans le brouhaha, il se mit à chanter : Mossele ! Vodenen bienen ! Gernoort en crabbe ! entourant chaque cri d’une petite fioriture musicale de son invention, d’un effet assez comique. La voix était si distincte qu’une foule de gens se retournèrent du côté de l’entre-colonnes, très égayés.

M. Platbrood s’offusqua. Il trouvait décidément M. Rampelbergh un peu commun. Il dit qu’il allait acheter des bonbons et sortit de la loge précipitamment.

Mais Joseph riait de tout son cœur :

— Allons, Foste, dit-il en tapant sur le dos du droguiste, si on allait une fois au foyer avec ces dames ?

Cette proposition recueillit tous les suffrages, principalement celui d’Adolphine qui avoua qu’elle avait des fourmis « qui couraient dans ses jambes… »

— Attends, dit son mari, reste un moment tranquille, je vais toutes les attraper…

Et il fit un geste hardi que sa femme réprima d’un coup d’éventail, avec force sinon avec l’élégance d’une marquise de Lancret.

— Oeïe ça Joseph, fit-elle en riant mais scandalisée, ça est du propre !

Et tous ils évacuèrent l’entre-colonnes, après que Mme Platbrood eut jeté une rose écharpe sur les épaules de Pauline…

François Cappellemans n’arriva au théâtre qu’à dix heures, comme les sonneries annonçaient la fin du troisième entr’acte : car c’était un samedi et le jeune homme avait été retenu par la paye de ses ouvriers.

Il jeta son paletot au vestiaire, bondit sur l’escalier et se frayant passage au milieu de la foule qui encombrait les vestibules, il se précipita dans le couloir des fauteuils d’orchestre. Là, appuyé sur la rampe, il leva la tête, braqua ses yeux perçants sur les premières loges. Et soudain une joie immense remplit son cœur.

Pauline l’avait immédiatement aperçu et selon le signe convenu, d’un geste discret et charmant, elle saluait son ami en posant l’éventail sur ses lèvres.

Éperdu d’admiration, Suske appliquait à son tour un doigt sur sa bouche, quand la nuit envahit la salle et derrière les portes une voix chanta à la cantonnade :

— On commence !

Et cette ombre subite lui fut douce, tant son âme avait été remuée par l’invisible caresse de la jeune fille, tant elle avait besoin de se recueillir…

Cependant, après un court prélude, les rideaux s’ouvrirent sur le quatrième acte : mais ce qu’on jouait là sur la scène, Suske ne le savait pas. Pressé, comprimé au milieu des smokings qui encombraient l’étroit passage, il n’écoutait pas, il ne regardait pas, enfoncé dans les délices de son baiser. Parfois pourtant, sous l’empire d’une attirance invincible, il tournait la tête du côté de l’entre-colonnes, et il devinait Pauline à la douce clarté de sa robe blanche, au fugitif éclair d’une lorgnette qu’elle ajustait vers lui.

Et il avait peur de rêver, tant sa félicité était absolue !

Mais non, il ne rêvait pas. Il aimait, il était aimé. Oui, ces derniers huit jours, il les avait bien passés dans la maison de la rue des Chartreux pour l’installation du nouveau Stanley-Falls. Oh cette première étreinte derrière la porte du salon ! C’était le jeudi après-midi, quand Pauline avait apporté une grande carafe de « brune » pour lui et ses ouvriers. Jésus-Maria ! et Mme Platbrood qui les avait surpris dans cette embrassade délirante ! Oh la brave femme qui s’était tout de suite réjouie avec eux, en promettant de seconder leur amour auprès de son mari !

À vrai dire, le solennel M. Platbrood était ce qui inquiétait le plus François, désagréablement affecté par la façon familière dont l’ancien représentant de commerce en usait avec lui et l’appelait à tout propos « mon brave », « mon garçon », comme on parle à un ouvrier. Mais, pas fier, il chassait aussitôt cette pensée importune, ne voulant plus se souvenir que des félicitations du père de Pauline quand, l’appareil terminé, il l’avait fait fonctionner devant la famille réunie, sans qu’aucun tumulte d’eau, indécent et délateur, offensât cette fois les oreilles bien nées.

Au vrai, l’invention était concluante et François, tout joyeux, en escomptait déjà une grosse fortune, non qu’il aimât l’argent, mais parce qu’elle lui permettrait de faire à sa chère femme une existence de princesse.

Aussi bien, les atours de Pauline, cette splendeur virginale dont il la voyait parée pour la première fois l’impressionnait fort, infiltrait maintenant dans son amour comme une nuance de vénération, et il se croyait tout à coup indigne de respirer une si belle fleur.

Soudain il entendit éclater des applaudissements et il regarda, les yeux éblouis par la brusque lumière. Les rideaux venaient de se refermer. Mais ils se rouvrirent aussitôt pour laisser paraître « Louise et son poète » qui s’inclinèrent devant le public. En ce moment, de la grande loge de l’Administration, sortit une énorme corbeille de roses et d’orchidées que Joseph Kaekebroeck, le plus long bras du Conseil, tendit à l’actrice par dessus le bourrelet de velours. Le ténor accourut, vif et léger, pour recevoir ce présent magnifique qu’il remit à sa partenaire souriante. Et tous deux, la main sur le cœur, resaluèrent dans les bravos chaleureux.

Mais François avait déjà détourné la tête pour regarder la loge enchantée où de nouveau Pauline, l’éventail posé sur sa bouche, envoyait à son ami de longs baisers blancs. Et ils goûtèrent quelques minutes divines à se parler ainsi par les yeux et les gestes sans que personne soupçonnât leur muette entente. Justement Adolphine et Mme Posenaer s’étaient retirées au fond de la loge afin de rétablir leurs coiffures et Pauline profitait de leur absence, bien heureuse de rester ainsi seulette…

François la contemplait, fasciné par ces resplendissants cheveux où frissonnait la lumière, par ces grands yeux purs, par cette bouche épanouie et vermeille comme un œillet, par ce cou, ces épaules, ces bras de statue, par ce corsage magnifique, fleuri d’admirables iris d’un velours tigré, quand la porte de la loge s’ouvrit brusquement pour laisser apparaître un vieux monsieur rubicond et courtaud, ainsi qu’un chétif jeune homme affligé d’une calvitie précoce.

Déjà M. Platbrood s’empressait autour des visiteurs : il y eut de grandes présentations, et voilà que les deux messieurs, s’avançant au milieu des chaises, s’inclinèrent cérémonieusement devant Pauline !

Alors, frappé de stupéfaction, n’en croyant pas ses yeux, François vit le jeune homme s’installer sans façon dans le fauteuil de Mme Posenaer et parler à Mlle Platbrood d’un air familier et galant. Sans doute il faisait de belles phrases, car Pauline bouleversée, se tortillait rougissante, tournant la tête à droite et à gauche comme pour implorer partout du secours…

— Mais ça est le fils Maskens ! murmura François.

Et une sueur d’angoisse lui mouilla le front. Il ne connaissait que trop ce coureur de filles, et savait ses frasques innombrables. Comment avait-on permis qu’il prit place à côté de cette pure enfant !

Il se débattait dans ce mystère redoutable, quand il s’effara et les tempes lui sifflèrent en apercevant le fils Maskens se pencher sur la gorge de Pauline sous prétexte d’admirer les iris noirs qui la fleurissaient.

Alors une rage l’empoigna en même temps qu’il sentait sourdre en lui une souffrance atroce.

Car Pauline, en détresse, complètement désemparée, au comble du malaise sous la parole et les regards insistants du malotru, n’adressait plus aucun signe à son pauvre ami.

Ah pourquoi l’abandonner ainsi aux témérités de ce bougre ! Sûrement il allait la compromettre devant tous !

Et blême, les yeux injectés de sang, François regardait les Rampelbergh, les Kaekebroeck, les Posenaer et jusqu’à cette bonne Mme Platbrood qui, confinés au fond de la loge, continuaient de causer et de rire avec M. Maskens !

Cette entrevue était donc concertée ? À cet affreux soupçon, Suske n’en put supporter davantage. Il se dit qu’il allait mourir s’il demeurait là… Il lança un dernier regard à Pauline qui ne répondit pas, et le cœur déchiré par les dents féroces de la jalousie, il se hâla sur la rampe de l’escalier, dégringola au vestiaire, sortit du théâtre en titubant, ivre de chagrin et de haine…