Paul Lacomblez, éditeur (2p. 7-18).


I


Pauline Platbrood venait d’atteindre à ses vingt ans.

C’était une grande blonde d’une charnure magnifique, descendant en droite ligne d’Hélène Fourment qui posa les Madeleine du peintre d’Anvers.

Elle ressemblait beaucoup à sa sœur Adolphine, à cela près qu’elle était moins vive et fort timide. En société, on s’amusait à lui faire « piquer des fards », et pas un qui s’entendît à cela comme Joseph Kaekebroeck si ce n’est Ferdinand Mosselman. Cela lui allait d’ailleurs le mieux du monde, en montrant son âme pleine de candeur.

Au vrai, elle semblait un peu oisonne, « bibiche », et sa naïveté persistante ne laissait pas que d’inquiéter vaguement M. et Mme Platbrood.

Or, un matin que Pauline se trouvait seule à la maison, un tuyau creva dans un petit cabinet carrelé de Delft, au grand émoi de la servante en train de vider les eaux ; il y eut un commencement d’inondation.

— Allez vite vite rue Sainte-Catherine, s’écria Pauline très effrayée, autrement ça va être quelque chose ici !

Dix minutes après, François Cappellemans, le fils du plombier bien connu, arrivait en personne avec ses outils et son réchaud, afin de réparer l’accident ; car ses ouvriers travaillaient en ville et il n’y avait personne à l’atelier.

La jeune fille le conduisit en toute hâte au palier de l’entresol.

— Voyez, dit-elle, ça coule tout partout…

Aussitôt, saisissant ses jupes, elle se retroussa très haut et garda les mains sur les hanches.

Déjà Cappellemans s’était accroupi sans crainte de se mouiller. Il fit sauter la boiserie, et un mécanisme apparut, rempli de rouille et vert-de-grisé. Une eau jaune sourdait on ne sait d’où et s’égouttait avec un bruit harmonieux.

Le jeune homme resta un moment très grave, étudiant, le menton dans la main, ce phénomène qui n’avait rien pour lui que de fort ordinaire ; puis il dit en branlant la tête :

— Och, ça est toujours la même chose avec ce vieux système ! Je sais bien l’arranger, savez-vous Mademoiselle, mais vous aurez chaque fois la farce…

— C’est parce qu’on tire trop fort peut-être ? interrogea Pauline.

— Non, non, repartit le plombier, ça, ça ne serait encore rien : mais tout est usé. Le jour d’aujourd’hui on sait faire beaucoup mieux. Si je serais M. Platbrood, je placerais un nouveau siège, comme ceux qu’on a exposés nous autres à Anvers…

Et tandis qu’il bouchait sommairement la fuite et préparait sa lampe à naphte, il expliqua à Pauline, gracieusement appuyée au chambranle de la porte, le lavatory breveté, inventé par son père et perfectionné par lui-même. Cela s’appelait le Stanley-Falls, un nom de son ami Verhulst qui était au Congo. Rien ne pouvait lutter contre l’impétuosité d’une chute pareille : le torrent bouillonnait, emportait tout, et c’était d’une propreté irréprochable. D’ailleurs ils avaient obtenu une médaille d’or…

— Oui mais, remarqua Pauline, ça fait si fort du tapage ! Alors tout le monde sait savoir…

Elle s’interrompit, toute confuse de ce qu’elle allait dire et ses joues s’empourprèrent ainsi que des pivoines.

Heureusement la lampe à souder sifflait à présent avec une telle violence qu’il était impossible au jeune plombier de rien entendre.

Il s’appliquait d’ailleurs à sa besogne : renversé presque sur le dos, il faisait mordre la flamme vorace aux endroits convenables ; il limait, il martelait, il brasait, tout cela avec tant d’adresse, une si belle sûreté de main, que Pauline sentit tout à coup beaucoup de plaisir à le regarder…

Cappellemans était un garçon vigoureux, à la figure calme et énergique, encadrée d’un rude poil noir. Il avait les cheveux drus et ras, et ses yeux, embusqués sous d’épais sourcils, flamboyaient comme les braises de son réchaud. Dépouillé de sa veste, les manches de chemise relevées, il montrait de superbes bras où saillaient de grosses veines et roulaient de mâles biceps.

Trente ans à peine et déjà sérieux, entendu comme un vieux patron. C’était lui d’ailleurs qui dirigeait l’atelier de la rue Sainte-Catherine, depuis que son père atteint, peu après la mort de sa femme, d’une goutte chronique, demeurait reclus la plus grande partie de l’année dans son fauteuil, derrière la baignoire-réclame placée à la vitrine du magasin.

Esprit ingénieux pour tout ce qui regardait son métier, mécanicien par vocation, ses petites découvertes n’avaient pas peu contribué à la prospérité de sa maison.

Avec cela bon enfant, le cœur sur la main. Par dessus tout, il adorait son vieux papa qu’il soignait avec des attentions de femme. Celui-ci, très fier de son fils, ne lui trouvait qu’un défaut, et c’était son extrême indifférence à l’endroit du beau sexe. De fait, on ne connaissait à François Cappellemans aucune amourette, et Dieu sait au prix de quelles instances paternelles il avait un jour laissé demander pour lui la main de Thérèse Verhoegen ! On a vu du reste comme ses fiançailles furent éphémères et se rompirent heureusement au profit de Ferdinand Mosselman.

Oui, le bon François ne pensait pas aux filles. Ce n’était pas un coureur. Rompu aux exercices d’un travail violent, il avait le sang raisonnable et placide. Son caractère rudanier mais réfléchi, montrait une sorte de délicatesse hautaine qui l’éloignait des plaisirs vulgaires. Il était bien possible qu’il fût encore coquebin, quoique cela parût assez inconcevable avec cette fière musculature…

Au fond, pour un observateur avisé, il n’y avait sans doute que beaucoup de timidité dans son cas. À peine était-il resté trois ans sur les bancs de l’école : il était fort ignorant, mais il le savait bien et s’affligeait parfois de n’avoir pas le temps de remédier à ce mal. Et voilà ce qui guindait ses attitudes, embarrassait sa langue devant les moqueuses petites demoiselles du quartier.

Au surplus, il était modeste, n’ayant pas encore conscience de sa valeur d’homme actif, agissant. Il se considérait toujours comme un ouvrier. En somme, il suffisait à François Cappellemans d’être un bon et solide gars ; c’était une âme bien peu compliquée…

Cependant Pauline contemplait le jeune homme ; à le voir si robuste, si habile et surtout si simple, un émoi singulier s’insinuait dans son cœur. Ce n’est pas lui qui se fût amusé à lui faire « piquer des fards » ! Il était incapable de la moindre raillerie : il n’avait pas le frivole esprit de Kaekebroeck et de Mosselman, moqueurs impénitents. Avec lui, elle se sentait confiante, tout à fait à l’aise, sûre de parler sans crainte comme aussi d’être moins « godiche »…

Et elle demeurait là, les jupes relevées, toute rêveuse d’une pensée inattendue…

— Voilà, mademoiselle, l’ouvrage est terminé, dit Cappellemans en soufflant sa lampe. Ça n’était pas grand’chose… Seulement, il faudra prendre attention maintenant quand la bonne jettera les eaux…

— Mais, demanda Pauline désolée que cela fût déjà fini, est-ce que ça coûterait cher pour placer votre système, le… Comment est-ce que vous dites ça ?

— Le Stanley Falls ! Oh ! ce n’est pas une affaire… Oui, je vous le recommande. Et puis avec ça on peut être tranquille, ça est pour la vie !

— Eh bien, j’en parlerai à papa…

— Comme vous voulez, mademoiselle. C’est dans son intérêt. Vous verrez, j’en aurai beaucoup de compliments, bien que je le dise moi-même…

Et il sourit doucement.

Il ne s’était pas encore relevé et s’assurait, appuyé sur un coude, que le contre poids de la pompe fonctionnait avec facilité, lorsque, se penchant pour saisir un marteau, il aperçut les belles jambes de Pauline et jusqu’à son pantalon frangé de broderie…

Il en reçut un choc délicieux et resta là comme fasciné et tout frémissant…

Soudain il se redressa d’un bond, ramassa ses outils, rajusta son tablier de peau, et prêt à partir :

— Mademoiselle, dit-il…

Il ne put achever et rougit jusqu’aux oreilles devant la jolie Pauline dont le visage se colora à son tour.

Ils se regardèrent, interdits, car un éveil charmant venait de s’opérer en eux.

Cependant le plancher tout humide, était rempli de limailles et de débris de toutes sortes…

— Excusez-moi, murmura le plombier en descendant les premières marches, hein, j’ai fait de la saleté ici ?

— Oeïe, ça n’est rien, répondit la jeune fille avec indulgence, je vais seulement dire à Collette qu’elle vienne un peu reloqueter…

Elle l’accompagna jusque dans le vestibule afin de lui ouvrir la porte, car il était fort empêché avec ses pesants outils. Et lorsqu’ils eurent échangé un timide « au revoir », vite Pauline courut à « l’espion » du bureau pour le suivre des yeux.

Il allait fièrement, emballé dans son tablier de cuir, très droit, le réchaud sur l’épaule et le sac au dos : elle admira sa haute taille et son pittoresque costume de manieur de fer…

— Ah ! pensait-elle, ça est un qui me plairait…

En ce moment, un sale roquet roux se permit d’aboyer aux trousses de Cappellemans qu’il ne trouvait pas assez distingué sans doute ; mais celui-ci n’y prit pas garde.

Et Pauline sourit de l’outrecuidance de ce petit chien en face d’un si fort gaillard.

Soudain le jeune homme tourna le coin de la rue du Vieux-Marché-aux-Grains et disparut.