Calmann Lévy (p. 93-124).
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III


Un an s’était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et l’on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice avait reparu avec tant d’éclat parmi ses concitoyens ; car on se tromperait grandement si l’on supposait que les préventions de la province sont difficiles à vaincre : Quoi qu’on dise à cet égard, il n’est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir, de même qu’il n’en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit ailleurs que le temps est un grand maître ; il faut dire en province que c’est l’ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc d’une nouveauté quelconque contre les habitudes d’une petite ville est certainement terrible, si l’on y songe la veille ; mais, le lendemain, on reconnaît que ce n’était rien, et que mille curiosités inquiètes n’attendaient qu’un premier exemple pour se lancer dans la carrière des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut traitée de Cosaque en jupon, et où, l’année suivante, toutes les dames de l’endroit voulurent avoir équipage d’amazone jusqu’à la cravache inclusivement.

À peine Laurence fut-elle partie, qu’une prompte et universelle réaction s’opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier l’empressement qu’il avait mis à la voir en grandissant la réputation de l’actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l’honneur de lui avoir parlé le premier, et ceux qui n’avaient pu se résoudre à l’aller voir prétendirent qu’ils y avaient fortement poussé les autres. Cette année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui possèdent quinze mille francs de rente au soleil, et qui ne se déplacent pas aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait dans la barbarie) se risquèrent enfin à faire le voyage de la capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et fiers d’avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première galerie, au moment où la salle croulait, comme on dit, sous les applaudissements :

— Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité la ville que j’habite. C’était l’amie intime de ma femme. Elle dînait quasi tous les jours à la maison. Oh ! nous avions bien deviné son talent ! je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous nous disions entre nous : « Voilà une jeune personne qui peut aller loin ! »

Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles racontèrent avec orgueil qu’elles avaient été rendre leur devoir à la grande actrice, qu’elles avaient dîné à sa table, qu’elles avaient passé la soirée dans son magnifique salon… Ah ! quel salon ! quels meubles ! quelles peintures ! et quelle société amusante et honorable ! des artistes, des députés ; monsieur un tel, le peintre de portraits ; madame une telle, la cantatrice ; et puis des glaces, et puis de la musique… Que sais-je ? la tête tournait à tous ceux qui entendaient ces beaux récits, et chacun de s’écrier :

— Je l’avais toujours dit qu’elle réussirait ! Nul autre que moi ne l’avait devinée.

Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de bouleverser l’esprit de la pauvre Pauline et d’augmenter son ennui jusqu’au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n’eussent pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et son zèle ne purent la sauver. Madame D… expira dans ses bras environ quinze mois après l’époque où Laurence était passée à Saint-Front.

Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance assidue de part et d’autre. Tandis qu’au milieu de sa vie active et agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans sa paisible et sombre demeure, à s’y reposer du bruit de la foule auprès du fauteuil de l’aveugle et des géraniums de la fenêtre, Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait l’invincible besoin de secouer cette mort lente qui s’étendait sur elle, et de s’élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui, loin de diminuer l’estime de son amie, la toucha profondément. Enfin les plaintes s’exhalèrent du cœur de Pauline, et Laurence fut forcée de se dire, avec une sorte de consternation, que l’exercice de certaines vertus paralyse l’âme des femmes, au lieu de la fortifier.

— Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline ; et où faut-il aller chercher le repos de l’âme ? Celle qui me plaignait tant au début de ma vie d’artiste se plaint aujourd’hui de sa réclusion d’une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire heureuse sous le poids du travail et des émotions.

Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l’aveugle, elle tint conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie de sa fille. Elle voulut la détourner d’un projet qu’elle caressait depuis quelque temps : celui de se charger de l’existence de Pauline en lui faisant partager la sienne aussitôt qu’elle serait libre.

— Que deviendra cette pauvre enfant désormais ? disait Laurence. Le devoir qui l’attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d’une petite ville n’est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes choses, son intelligence cherche à se développer. Qu’elle vienne donc près de nous ; puisqu’elle a besoin de vivre, elle vivra.

— Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S…, la mère de Laurence ; elle verra les merveilles de l’art, mais son âme n’en sera que plus inquiète et plus avide.

— Eh bien ! reprit l’actrice, vivre par les yeux lorsqu’on arrive à comprendre ce qu’on voit, n’est-ce pas vivre par l’intelligence ? et n’est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée ?

— Elle le dit, repartit madame S… elle te trompe, elle se trompe elle-même. C’est par le cœur qu’elle demande à vivre, la pauvre fille !

— Eh bien ! s’écria Laurence, son cœur ne trouvera-t-il pas un aliment dans l’affection du mien ? Qui l’aimerait dans sa petite ville comme je l’aime ? Et, si l’amitié ne suffit pas, croyez-vous qu’elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de son amour ?

La bonne madame S… secoua la tête.

— Elle ne voudra pas être aimée en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la mélancolie.

L’entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par d’anciennes dettes que son père avait laissées, et qu’elle voulait payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D… ; mais sa fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n’avait pas droit aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer la pitié ; elle renonçait à la succession de ses parents et allait essayer de monter un petit atelier de broderie.

Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en voiture, et, huit jours après, elles revinrent à Paris avec Pauline.

Ce n’était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son amie de l’emmener et de se charger d’elle à jamais. Elle s’attendait bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion ; mais la vérité est que Pauline n’était pas réellement pieuse. C’était une âme fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies ; tant de siècles les ont modifiées, tant d’hommes ont mis la main à l’édifice, tant d’intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses y peuvent puiser l’excuse ou le stimulant qui leur convient. C’est par là que ces religions s’élèvent, c’est aussi par là qu’elles s’écroulent.

Pauline n’était pas douée des instincts de douceur, d’amour et d’humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle était si peu portée à l’abnégation, qu’elle s’était toujours trouvée malheureuse, immolée qu’elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de sa propre estime, et peut-être aussi de celle d’autrui, bien plus que de l’amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence, moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toutes privations et de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la sienne, malgré elle et dans le fond de son cœur, cette longue satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment d’austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l’offre de son amie, ce fut la crainte de n’être pas assez dignement placée auprès d’elle.

D’abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d’être blâmée par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n’était pas là non plus le motif de Pauline. L’opinion avait changé autour d’elle ; l’amitié de la grande actrice n’était plus une honte, c’était un honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu’elle fit à Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à lui rendre, et la préférence exclusive qu’elle montrait à Pauline excita mille jalousies dont Pauline put s’enorgueillir.

Au bout de quelques heures d’entretien, Laurence vit qu’un scrupule de délicatesse empêchait Pauline d’accepter ses bienfaits. Laurence ne comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d’accepter le poids de la reconnaissance ; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu’aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui serait la plus laide chose du monde si tant d’insolences protectrices n’étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette insolence de la part de Laurence ? Non ; mais elle ne pouvait s’empêcher de trembler un peu, et Laurence, quoiqu’un peu blessée de cette méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du cœur dont elle avait le don ; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de revenir sur ses pas au premier mécompte qu’elle y rencontrerait.

Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il y avait déjà deux mois, un congé qu’elle consacrait à des études consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au milieu de jardins, où le bruit de la ville n’arrivait qu’à peine et où elle recevait peu de monde. C’était la saison où chacun est à la campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d’un monde d’intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le compte de son amie. Il est vrai que Laurence n’avait pas toujours été aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa propre vie qu’elle l’était désormais. Elle avait acquis à ses dépens de l’expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore, elle avait été fort éprouvée par l’ingratitude et la méchanceté. Après avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s’était résignée à subir la vie telle qu’elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme à ne rien provoquer de la part de l’opinion, à sacrifier souvent l’enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil, l’irritation d’une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un mot, elle commençait à résoudre, dans l’exercice de son art comme dans sa vie privée, un problème difficile. Elle s’était apaisée sans se refroidir, elle se contenait sans s’effacer.

Sa mère, dont la raison l’avait quelquefois irritée, mais dont la bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle n’avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs, elle avait été assez sage pour l’en retirer à temps. Laurence s’était parfois égarée, et jamais perdue. Madame S… avait su à propos lui faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse suggérer l’amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par la crainte d’être réputée sa complaisante ou sa complice ! Madame S… avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas épargnée. Le grand cœur de Laurence l’avait compris, et, désormais sauvée par elle, arrachée au vertige qui l’avait un instant suspendue au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente, même un espoir légitime, à la crainte d’attirer sur sa mère un outrage nouveau.

Ce qui se passait à cet égard dans l’âme de ces deux femmes était si délicat, si exquis et entouré d’un si chaste mystère, que Pauline, ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D’abord, elle ne songea pas à le pénétrer ; elle ne fut frappée que du bonheur et de l’harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille : la mère, la fille artiste et les deux jeunes sœurs, ses élèves, ses filles aussi, car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien étrange avec l’espèce de haine et de crainte qui avaient cimenté l’attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la remarque avec une souffrance intérieure qui n’était pas du remords (elle avait vaincu cent fois la tentation d’abandonner ses devoirs), mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus domestiques dans la demeure élégante d’une comédienne, qu’elle n’avait pu en pratiquer au sein de ses austères foyers ? Que de pensées brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu’elle veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique cellule ! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de sultane, dans son boudoir d’actrice, lisant tout haut des vers de Shakspeare à ses petites sœurs attentives et recueillies, pendant que la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis l’enthousiasme d’artiste, la bonté, la poésie, l’affection, et au dessus planait encore la sagesse, c’est-à-dire le sentiment du beau moral, le respect de soi-même, le courage du cœur. Pauline pensait rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu’elle voyait ; peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à Laurence.

Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que Laurence lui voulait faire adopter. Elle s’en tint strictement à son deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s’immisça volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence n’entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail devenait un peu lourd pour la bonne madame S… Elle y apporta des réformes d’économie, sans en diminuer l’élégance et le confortable. Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d’aiguille, elle consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans l’intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre ses rôles en les lui faisant réciter ; enfin elle sut se faire une place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu’elle reçut en échange.

Cette vie fut sans nuage jusqu’à l’entrée de l’hiver. Tous les jours, Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis ; tous les soirs, six à huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de charme et d’intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient rappeler, pour le bon goût, l’esprit et la politesse, celles qu’on avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles avaient plus d’animation véritable ; car l’esprit de notre époque est plus profond, et d’assez graves questions peuvent être agitées, même entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir interroger et écouter ; mais il leur est déjà permis de comprendre ce qu’elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu’elles demandent.

Le hasard fit que, durant toute cette fin d’automne, la société intime de Laurence ne se composa que de femmes ou d’hommes d’un certain âge, étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et, partant, pour les personnes sérieuses. Autour d’une femme remarquable, tout tend à s’harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses sentiments. Pauline n’eut donc pas l’occasion de voir une seule personne qui pût déranger le calme de son esprit ; et ce qui fut étrange, même à ses propres yeux, c’est qu’elle commençait déjà à trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se demander si le rêve qu’elle avait fait du tourbillon de Laurence devait n’avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s’étonna de retomber dans l’affaissement qu’elle avait si longtemps combattu dans la solitude ; et, pour justifier vis-à-vis d’elle-même cette singulière inquiétude, elle se persuada qu’elle avait pris dans sa retraite une tendance au spleen que rien ne pourrait guérir.

Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que l’actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin qu’elle prît d’écarter de son intimité tout caractère léger, toute assiduité dangereuse, l’hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail hâté, l’inquiétude et l’attrait du succès envahirent le paisible intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du sanctuaire à d’autres hommes que les vieux amis. Des gens de lettres, des camarades de théâtre, des hommes d’État, en rapport par les subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns remarquables par le talent, d’autres par la figure et l’élégance, d’autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu d’abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortége de la célébrité, ne sentit pas son cœur s’émouvoir. Seulement, sa vie changea forcément de cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par l’étude, ses fibres d’artiste plus excitées par le contact du public. Sa mère et ses sœurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites, dans son orbe éblouissant. Mais Pauline !… Ici commença enfin à poindre la vie de son âme et à s’agiter dans son âme le drame de sa vie.