Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 188-199).
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Première partie


CHAPITRE XXI.

L’ENTRETIEN.


— Tenez, d’abord, ma chère enfant, voici pour vous — dit M. de Brévannes en voulant glisser une bourse dans la main de la mulâtresse.

Celle-ci repoussa fièrement la bourse en disant :

— Vous vous trompez, monsieur.

— C’est une faible marque de mon estime — reprit M. de Brévannes en insistant.

— De votre estime, monsieur ?

À l’expression d’ironie amère qui accompagna ces mots, M. de Brévannes s’aperçut de sa maladresse ; il remit sa bourse dans sa poche, et dit :

— Vous êtes demoiselle de compagnie de madame de Hansfeld ?

— Oui.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes à son service ?

— Il y a longtemps.

— Sans doute depuis son retour d’un voyage qu’elle avait fait à Florence avec sa tante ?

— Oui.

— La femme que je vous ai envoyée a dû vous dire que j’avais des choses du plus haut intérêt à communiquer à la princesse ?

— Elle me l’a dit.

— Avez-vous prévenu madame de Hansfeld des démarches de cette femme et de l’entretien que vous m’accordiez ici ?

— Non…

— Vous avez sans doute gardé le même secret à l’égard du prince ?

— Je ne parle jamais à Son Excellence.

— Vous êtes donc venue…

— Pour savoir ce que vous aviez à dire à ma maîtresse, et l’en instruire, si je le jugeais convenable…

— Vous êtes bien jeune, et je ne sais à quel point vous êtes dans la confiance de madame de Hansfeld pour…

— Alors adressez-vous directement à elle…

— C’est ce que je vous demande : donnez-m’en les moyens.

— Cela dépend de ma maîtresse…

— Quel que soit le prix que vous mettiez à ce service…

— Je ne puis rien faire sans l’avis de la princesse.

— Remettez-lui cette lettre.

— Impossible…

— Il ne s’y trouve rien de compromettant… Je lui dis seulement qu’ayant les choses les plus graves à lui écrire, je la supplie de me mettre à même de lui adresser une lettre en toute sécurité…

— Alors cette lettre est inutile… Je lui ferai cette proposition ; si elle accepte, elle vous le fera savoir. Quel est votre nom, votre adresse ?

— Je m’appelle Charles de Brévannes ; voici ma carte… Vous entendez bien ? Charles de Brévannes.

— J’entends bien…

— Ce nom vous est tout à fait inconnu ?

— Tout à fait.

— Jamais madame de Hansfeld ne l’avait prononcé devant vous ?

— Jamais.

M. de Brévannes, contrarié de la réserve de la jeune fille, tenta une autre voie pour la gagner.

— Tenez, ma chère enfant, il faut tout vous dire… J’ai en effet des choses intéressantes à révéler à madame de Hansfeld ; mais — ajouta-t-il avec un accent flatteur, presque tendre — j’ai quelque chose aussi à vous dire, à vous.

— À moi ?

— Sans doute. Je vous ai vue l’autre jour passer dans la rue Saint-Louis, je vous ai trouvée charmante… trop charmante pour mon repos…

La mulâtresse baissa la tête sans répondre.

Peut-être sera-t-elle plus sensible à des douceurs, à des cajoleries qu’à de l’argent, pensa M. de Brévannes ; il reprit :

— Oui, et depuis ce jour j’ai doublement désiré de vous voir, d’abord pour vous parler de l’impression que vous avez faite sur moi, et puis des choses importantes qui regardent la princesse.

— Vous vous moquez, monsieur ?

— Ne croyez pas cela… J’aurais peut-être trouvé d’autres moyens de parvenir jusqu’à madame de Hansfeld ; mais j’ai préféré avoir recours à vous ; votre physionomie expressive annonce tant d’esprit, des passions si ardentes, si généreuses, qu’en vous parlant de la maîtresse que vous aimez et de l’amour que vous inspirez… on doit mériter d’être bien accueilli par vous… Iris…

— Vous savez mon nom ?

— Je sais bien d’autres choses encore… Depuis très longtemps je ne m’occupe que de vous… Votre sincère attachement pour la princesse a encore augmenté mon intérêt pour vous.

— Je ne dois pas entendre ces paroles — dit Iris d’une voix légèrement émue.

Elle est à moi, cette petite fille ne pouvait résister à quelques amoureuses fleurettes, c’est un enfant. Madame Grassot avait dit vrai, pensa M. de Brévannes ; il reprit tout haut :

— Mais donnez-moi donc votre joli bras, au lieu de marcher ainsi loin de moi, ma chère Iris.

— Non, il faut que je rentre.

— Pas encore… à peine si j’ai eu le temps de causer avec vous.

— Parlez-moi de la princesse… je vous en prie, monsieur.

— C’est mon plus vif désir ; mais pour cela il faut que nous soyons bien en confiance l’un avec l’autre ; alors nous pourrions peut-être à nous deux prévenir de grands malheurs.

— Que dites-vous ? la princesse risquerait…

— N’ayez pas peur… ma charmante Iris ; si vous le voulez, nous conjurerons ces malheurs… Avec une jolie alliée comme vous, on ferait des prodiges… Et maintenant j’y songe, si nous nous entendions bien, nous, il serait peut-être mieux de ne pas prévenir encore la princesse.

— Comment cela ?

— Elle pourrait ne pas rester maîtresse d’elle-même, s’effrayer et compromettre l’heureux succès des projets que je forme dans son intérêt.

— Mais, que puis-je faire, moi ? Pourquoi faut-il que nous nous entendions bien ensemble ?

— Je vous expliquerai cela… ; mais il faudrait d’abord répondre avec franchise à quelques-unes de mes questions. Le voulez-vous ?

— Hélas ! monsieur, je ne sais pourquoi, malgré moi, vous m’inspirez presque de la confiance.

— Parce que mon langage et mes sentiments sont sincères…

— Non, non, je ne dois pas vous croire… Cette femme que vous m’avez envoyée si souvent… tant de ruses, tant de persévérance…

— Mon violent désir de parvenir jusqu’à vous, jusqu’à la princesse, est mon excuse ; vous l’accepterez, charmante Iris.

— Je ne le devrais pas peut-être… M’amener presque malgré moi à vous donner un rendez-vous.

Décidément madame Grassot est une grande physionomiste, pensa M. de Brévannes ; cette jeune fille est ingénue et niaise autant que possible ; et il reprit :

— Quel mal y a-t-il à cela… m’accorder un rendez-vous… presque malgré vous ?… D’abord, vous n’avez pas cédé tout de suite, et puis vous me rendez si heureux…

— Vous le dites…

— N’en doutez pas. N’est-ce rien que d’avoir ce bras charmant sous le mien ?…

— Je vous en supplie, parlons de la princesse…

— C’est maintenant vous qui me le demandez…

— Oui… puisque c’est pour elle que vous venez ici.

— Parlons encore de vous, ou plutôt laissez-moi jouir en silence du plaisir d’être près de vous.

— Non, non, je veux rentrer… Je vois bien que vous voulez me tromper… Vous n’avez aucune raison de vouloir parler à Son Excellence : c’est un piège que vous me tendiez…

— Quand cela serait…

— Ah ! cela est bien mal… de vouloir ainsi tromper une pauvre fille… Laissez-moi… Je veux rentrer.

— Eh bien !… voyons, voyons, calmez-vous, Iris… Mais à quoi bon vous entretenir de madame de Hansfeld, si vous ne voulez pas répondre.

— J’aime mieux, parler de ma maîtresse que de vous entendre ainsi parler de moi.

— Eh bien !… dites-moi… il y a environ une huitaine de jours… madame de Hansfeld est allée aux Français avec son mari, n’est-ce pas ?

— Oui. Le prince sortait pour la première fois depuis longtemps.

— Et vous étiez restée seule, peut-être, à l’hôtel, charmante Iris…. Quel bonheur pour celui qui aurait pu partager ces douces heures avec vous !

— Parlons de la princesse, monsieur, ou je rentre.

— Eh bien ! en revenant des Français… comment s’est trouvée votre maîtresse ?

— Très inquiète, d’abord, car le prince n’a été complètement remis de son indisposition qu’une heure après son retour à l’hôtel…

— Mon Dieu ! Iris, que vos yeux sont beaux et brillants… Bénie soit la clarté de la lune qui me permet de les admirer !

— N’avez-vous donc plus rien à me dire sur Son Excellence ?…

— Lorsqu’elle a été rassurée sur l’état de son mari… elle est redevenue sans doute calme… comme à l’ordinaire ?… Quelle jolie main vous avez.

— Laissez-moi donc, monsieur… à quoi bon me faire des questions, vous ne vous occupez pas des réponses ?

— Voyons, je vous écoute… Vous avez raison, de graves intérêts sont en jeu, c’est malgré moi que je cède aux distractions que vous me causez. Eh bien ! la princesse ?

— Loin d’être calme lorsque l’état du prince ne l’a plus inquiétée, son agitation a encore augmenté ; j’étais, comme d’habitude, venue avec ses femmes, elle les a renvoyées et m’a gardée seule… Alors elle a pleuré, oh ! bien longtemps pleuré.

— Elle a pleuré !

— Et moi-même je n’ai pu retenir mes larmes.

— Elle avait l’air bien courroucée, n’est-ce pas ?

— Elle… oh non, mon Dieu ! au contraire, elle était abattue, accablée ; elle levait de temps en temps les mains et les yeux au ciel, puis ses larmes recommençaient de couler… Vers une heure elle a sonné ses femmes, on l’a déshabillée, elle est restée seule avec moi ; alors, au lieu de se coucher, elle s’est mise à écrire sur son livre noir à secret, où elle écrit toujours, je l’ai remarqué, lorsqu’il lui arrive quelque chose d’extraordinaire… Je lui ai dit qu’elle allait se fatiguer encore ; elle m’a répondu que non, que cela la calmerait au contraire. Je l’ai quittée vers les quatre heures du matin. Voyant encore de la lumière chez elle, je suis entrée doucement ; elle écrivait toujours.

Ce que venait de dire la mulâtresse (elle mentait complètement à l’endroit du livre noir et de l’accablement de la princesse) était pour M. de Brévannes d’un prix inestimable. Il se figura que sa rencontre imprévue avait causé l’agitation, l’anxiété, les larmes de la princesse. Il ignorait que madame de Hansfeld l’avait déjà vu au bal de l’Opéra, il s’étonnait seulement qu’elle eût paru plus accablée qu’irritée de cette rencontre.

M. de Brévannes était non seulement opiniâtre et égoïste, il était singulièrement vain ; malgré la froideur, l’éloignement que madame de Hansfeld lui avait témoignés en Italie, il n’avait jamais désespéré de s’en faire aimer. Son duel funeste, en le forçant de la quitter, n’avait ni éteint son amour, ni ruiné ses espérances, et bien souvent il s’était dit que, sans sa fuite, devenue nécessaire par la rigueur des lois italiennes, il serait parvenu à intéresser Paula Monti par la violence, les excès même de son amour pour elle… et à lui faire oublier le nom de Raphaël, qui, après tout, l’avait provoqué.

La vanité est au moins aussi aveugle que l’amour… M. de Brévannes était aussi vaniteux qu’amoureux ; on concevra donc qu’il eût une lueur d’espoir en apprenant que la princesse avait été plus accablée qu’irritée à son aspect… Ce qui lui donnait encore beaucoup à penser était cette circonstance :

Paula avait, ensuite de cette rencontre, longuement écrit dans un livre auquel elle confiait ses plus secrètes pensées….

Il s’agissait évidemment et de la mort de Raphaël et des circonstances qui l’avaient amenée… Donc il devait être question de lui, de Brévannes.

Posséder ce livre, y surprendre les pensées les plus intimes de madame de Hansfeld, tel fut dès lors l’unique désir de M. de Brévannes ; mais plus la satisfaction de ce désir était importante pour lui, plus il devait craindre d’en compromettre la réussite ; il crut donc prudent et habile d’avoir l’air de n’attacher aucune importance à la révélation qu’Iris avait paru lui faire avec la naïveté d’un enfant.

La mulâtresse, surprise de son silence, lui dit :

— Eh bien ! monsieur, à quoi songez-vous donc ?

— À vous, Iris… Encore une distraction…

— Comment, monsieur, malgré vos promesses ?… Et moi qui réponds à toutes vos questions, moi qui vous en dis plus que je ne le devrais… vous ne m’avez pas écoutée…

— Si… très bien, mais vous le voyez, Iris, les questions que je vous adresse sur la princesse sont bien simples, elles ne la compromettront en rien si vous y répondez ; je ne puis encore vous dire quel en est le but… Bientôt peut-être je vous demanderai davantage ; mais alors j’aurai, je l’espère, fait assez de progrès dans votre confiance pour que vous ayez toute foi en moi.

— Je ne devrais pas consentir à vous revoir, monsieur… à quoi bon ? Je le vois, je ne suis là qu’un moyen de correspondance entre vous et la princesse… Mais pourquoi me plaindre ? les malheureux n’ont-ils pas toujours été sacrifiés… aux heureux… aux grands de ce monde ?

L’imperceptible accent d’amertume avec lequel Iris sembla prononcer ces derniers mots fit tressaillir M. de Brévannes ; une idée nouvelle lui vint à l’esprit.

Peut-être la fille de compagnie était-elle jalouse de sa maîtresse, et mécontente de sa position, quoi de plus naturel ?

Les gens de l’espèce de M. de Brévannes, si rusés qu’ils soient, sont presque toujours dupes de leur funeste dédain pour l’espèce humaine, et de leur propension à croire surtout aux mauvais sentiments. Au lieu de supposer, selon toute probabilité, que la mulâtresse était dévouée à sa maîtresse, et de se tenir prudemment sur la réserve, il suffit à M. de Brévannes, non pas même d’un mot, mais d’une seule inflexion de voix, pour croire Iris envieuse de madame de Hansfeld et peut-être même hostile à sa maîtresse.

Il était d’autant plus porté à admettre cette hypothèse qu’elle servait parfaitement ses projets. Il eût été pour lui d’une haute importance d’avoir chez madame de Hansfeld un être à sa dévotion qui ne fût retenu par aucun lien de reconnaissance, par aucun scrupule de dévouement. Voulant pourtant s’assurer de la réalité de son soupçon, il dit à Iris d’un ton affectueux de tendre intérêt :

— Vous êtes heureuse ? très heureuse auprès de la princesse… n’est-ce pas ?

La jeune fille comprit la portée de cette question, qu’elle avait très habilement amenée. Elle ne répondit pas d’abord, elle soupira, puis après un silence de quelques secondes, elle dit :

— Oui, oui, très heureuse ; et quand bien même je ne le serais pas, à quoi bon me plaindre ?…

Puis, dégageant brusquement son bras de celui de M. de Brévannes, elle courut vers la petite porte du jardin, restée entr’ouverte.

Étonné de cette fuite soudaine, M. de Brévannes la suivit en disant :

— Mais au moins je vous reverrai ?…

— Je ne sais, répondit-elle.

— Mais quand cela ? après demain ? à la même heure ?

— Peut-être… et encore… non, non, plus jamais, je suis déjà assez malheureuse.

Et la porte du jardin se referma sur M. de Brévannes.

Celui-ci revint chez lui, on ne peut plus satisfait de sa première entrevue avec Iris…

Iris, non moins satisfaite, alla rejoindre madame de Hansfeld, et lui rendre compte de son entrevue avec M. de Brévannes.

La jeune fille se réservait, néanmoins, de supprimer certains détails se rapportant à un projet infernal récemment éclos dans sa pensée.