Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 46-57).
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Première partie


CHAPITRE VI.

M. DE BRÉVANNES.


Quelques mots sur M. de Brévannes, acteur important à cette histoire, sont ici nécessaires.

Le père de M. de Brévannes s’appelait Joseph Burdin. Originaire de Lyon, il était venu chercher fortune à Paris sous le Directoire. À force de finesse, de persévérance et d’entente des affaires, en peu d’années il réalisa, dans les fournitures des armées, une de ces fortunes scandaleuses si fréquentes à cette époque.

Riche, le nom de Burdin lui parut vulgaire ; il acheta la terre de Brévannes en Lorraine, s’appela pendant quelque temps Burdin de Brévannes, puis enfin seulement de Brévannes. Sa femme, fille d’un notaire fort riche, qui s’était ruiné par des spéculations hasardeuses, mourut peu de temps avant la Restauration.

M. de Brévannes ne lui survécut pas longtemps. La tutelle de son fils, Charles de Brévannes, fut confiée à l’un de ses anciens associés. Soit incurie, soit infidélité, cet homme ne géra pas avantageusement les intérêts de son pupille, qui, majeur en 1825, ne se trouva en possession que de quarante mille livres de rentes environ.

M. de Brévannes, retrouvant dans le monde plusieurs de ses camarades de collège, mena durant quelques années une joyeuse vie de jeune homme, sans pousser néanmoins ses dépenses jusqu’à la prodigalité ; il était égoïste et ordonné.

Vers la fin de 1831, il épousa Berthe Raimond.

Pour expliquer ce mariage, il est nécessaire de poser le caractère de M. de Brévannes. Assez mal élevé, n’ayant reçu qu’une banale éducation de collège, rien n’avait adouci, tempéré sa fougue naturelle. Le trait culminant, primordial de ce caractère singulièrement énergique et orgueilleux, était une incroyable opiniâtreté de volonté.

Pour parvenir à son but, M. de Brévannes ne reculait devant aucun sacrifice, devant aucun excès, devant aucun empêchement.

Ce qu’il souhaitait, il voulait le posséder, autant pour satisfaire son goût, son caprice du moment, que pour satisfaire l’espèce d’orgueil tenace qu’il mettait à réussir, bon gré, mal gré, coûte que coûte, dans tout ce qu’il entreprenait.

M. de Brévannes poussait l’économie jusqu’aux limites de l’avarice, la personnalité jusqu’à l’égoïsme, la sécheresse d’âme jusqu’à la dureté. Fallait-il triompher d’un obstacle, il devenait dévoué, généreux, délicat, si cela servait ses projets, mais, l’obstacle surmonté, ces qualités éphémères disparaissaient avec la cause qui les avait produites, son caractère normal reprenait son cours, et ses mauvais penchants se dédommageaient d’une contrainte passagère en redoublant de violence.

Malheureusement les gens de cette trempe vigoureuse, résolue, prouvent souvent que pour eux — vouloir c’est pouvoir — comme disait M. de Brévannes.

Maintenant parlons de son mariage.

M. de Brévannes occupait à Paris le premier étage d’une maison qui lui appartenait. De nouveaux locataires vinrent habiter deux petites chambres du quatrième : c’était Berthe Raimond et son père. (Madame Raimond était morte depuis longtemps.)

D’abord graveur en taille-douce, Pierre Raimond avait la vue tellement affaiblie, qu’il ne gravait plus que la musique. Berthe, excellente artiste, donnait des leçons de piano ; grâce à ces ressources, le père et la fille vivaient à peu près dans l’aisance.

Berthe était remarquablement jolie. M. de Brévannes la rencontra souvent, ressentit pour elle un goût assez vif, et s’introduisit chez Pierre Raimond sous un prétexte de propriétaire.

M. de Brévannes avait une détestable idée de l’humanité, il espérait, à l’aide de quelques cajoleries, de quelques libéralités, triompher de la vertu de Berthe et des scrupules de Pierre Raimond. Il se trompa : en payant le premier terme du modeste loyer de ses deux chambres, le graveur donna congé à M. de Brévannes pour le terme suivant, et le pria très nettement de cesser ses visites, qui avaient d’ailleurs été très bornées.

M. de Brévannes fut piqué de cet insuccès ; cette résistance inattendue irrita son désir, blessa son orgueil ; son caprice devint de l’amour, du moins il en eut l’ardeur impatiente.

S’étant ménagé quelques entretiens avec mademoiselle Raimond, soit en la suivant dans la rue lorsqu’elle allait donner ses leçons, soit en la rencontrant chez une de ses écolières, M. de Brévannes parvint à nouer une correspondance avec Berthe et fut bientôt aimé d’elle. Il était jeune, il avait de l’esprit et de l’usage, une figure sinon belle, du moins mâle et expressive. Berthe ne résista pas à ces avantages ; mais son amour était aussi chaste que son âme, et les mauvaises espérances de M. de Brévannes furent déçues. En lui avouant naïvement une affection dont elle n’avait pas à rougir, Berthe lui dit qu’il était trop riche pour l’épouser ; il fallait donc rompre des relations vaines pour lui, douloureuses pour elle.

La fin du terme arriva ; Berthe et son père allèrent s’établir dans un des quartiers les plus solitaires de Paris, rue Poultier, île Saint-Louis.

Ce départ blessa de nouveau l’orgueil et le cœur de M. de Brévannes. Il découvrit le lieu de la retraite de la jeune fille, prétexta un voyage de quelques mois, et alla secrètement s’établir à l’île Saint-Louis, dans un hôtel garni du quai d’Orléans, tout auprès de la rue où demeurait Pierre Raimond.

La première fois que Berthe revit M. de Brévannes, elle trahit par son émotion la constance de ses sentiments pour lui ; elle ne lui cacha rien, ni la joie que lui causait son retour, ni les larmes cruelles et pourtant chéries qu’elle avait versées pendant son absence.

Malgré ces aveux, M. de Brévannes ne fut pas plus heureux ; séductions, ruses, promesses, emportement, désespoir, tout vint échouer devant la vertu de Berthe, vertu simple et forte comme son amour.

Ceux qui connaissent le cœur de l’homme et surtout des hommes orgueilleux et opiniâtres comme M. de Brévannes, comprendront ses ressentiments amers contre cette jeune fille, aussi inflexible dans sa pureté que lui dans sa corruption.

Un homme ne pardonne jamais à une femme d’avoir échappé, par adresse, par instinct ou par vertu, au piège déshonorant qu’il lui tendait.

Il serait impossible de nombrer les imprécations mentales dont M. de Brévannes accablait Berthe ; il alla jusqu’à supposer cette énormité, que, « par ses refus calculés, cette petite fille avait l’audacieuse visée de l’amener un jour à l’épouser. »

Abominable machination, tramée sans doute avec le vieux graveur !

M. de Brévannes haussa les épaules de pitié en songeant à une manœuvre aussi odieuse qu’absurde, et résolut de quitter Paris. Avant de partir il eut un dernier entretien avec Berthe. Il s’attendait à une scène de désespoir : il trouva la jeune fille triste, calme, résignée. Jamais elle ne s’était fait illusion sur son amour pour M. de Brévannes ; elle s’était toujours attendue aux pénibles conséquences de ce malheureux attachement.

Et puis encore, chose singulière, Pierre Raimond, artiste probe, austère, d’un rigorisme stoïque, avait élevé sa fille dans de telles idées sur la richesse, que la disproportion de fortune qui existait entre M. de Brévannes et Berthe semblait à celle-ci aussi infranchissable que la distance qui sépare un roi d’une fille du peuple.

Ainsi, loin de lui demander pourquoi, étant libre, il ne l’épousait pas, moyen fort simple de mettre d’accord l’amour et le devoir, Berthe avait ingénument avoué à M. de Brévannes que leur amour était d’autant plus désespéré que Pierre Raimond, dans sa fière pauvreté, ne consentirait jamais à marier sa fille à un homme riche.

Au moment de se séparer de M. de Brévannes, Berthe lui promit de faire tout au monde pour l’oublier, afin d’épouser un homme pauvre comme elle ; sinon, elle ne se marierait jamais.

Ces paroles, exemptes de toute exagération, simples, vraies comme la pauvre fille qui les prononçait, ne firent aucune impression sur M. de Brévannes ; dans l’angélique résignation de Berthe, il vit une flagrante et dernière preuve du complot que l’on tramait contre lui afin de l’amener à un mariage absurde.

M. de Brévannes partit pour les bains de mer de Dieppe, se croyant parfaitement délivré de son amour ; fier d’avoir échappé à un piège indigne, il attendait avec une haineuse impatience une humble prière de retour, qu’il se préparait à accueillir avec le dernier mépris. À son grand étonnement, il ne reçut aucune nouvelle de Berthe.

À Dieppe, M. de Brévannes rencontra une madame Beauvoisis (le domino du coffre), fort jolie, fort à la mode dans un certain monde, fort coquette, et fort aimée d’un homme des plus agréables.

Pour se venger du silence de Berthe et de quelques souvenirs importuns, et aussi pour se relever à ses propres yeux de son échec auprès de la fille du graveur, M. de Brévannes entreprit de plaire à madame Beauvoisis et de supplanter l’amant aimé. Il réussit.

M. de Brévannes fut d’autant plus irrité, d’autant plus humilié de n’avoir rien pu obtenir de Berthe, que la conquête de madame Beauvoisis lui sembla plus flatteuse. Son amour-propre se révolta de ce qu’une malheureuse petite fille, pauvre, inconnue, eût osé résister à l’homme qu’une femme très désirable avait choisi.

Nous sommes loin de prétendre que M. de Brévannes n’eût pas d’amour pour Berthe ; mais chez lui les tendres espérances de l’amour, ses charmantes impatiences, ses craintes mélancoliques, s’étaient transformées en désirs effrénés, en orgueilleuse irritation.

Il résumait amèrement et brutalement la question en disant :

« J’ai mis dans ma tête que cette fille serait à moi… Coûte que coûte, elle sera à moi. »

Courroucé de ne pas recevoir de lettres de Berthe depuis six semaines qu’il l’avait quittée, M. de Brévannes rompit brusquement avec madame Beauvoisis, l’idole de la saison des eaux de Dieppe, et revint s’enterrer dans l’île Saint-Louis. Lorsqu’il arriva, Berthe se mourait ; elle n’avait pu résister à tant de chagrins…

Presque touché de cette preuve d’amour, voulant d’ailleurs à tout prix que cette jeune fille fût à lui, M. de Brévannes, malgré ses résolutions de ne jamais faire un mariage de dupe, comme il disait, alla trouver Pierre Raimond, et lui demanda formellement la main de sa fille, s’attendant à une explosion de reconnaissance de la part du vieux graveur.

Chose incroyable, inouïe, exorbitante, qui renversa toutes les idées de M. de Brévannes, Pierre Raimond ne voulut pas consentir à cette union.

« M. de Brévannes était né riche, Berthe était née pauvre, il n’y avait entre eux aucune sympathie de classe, aucune convenance de position, aucuns rapports d’habitude, d’éducation, de principes ; partant, aucune garantie de bonheur pour l’avenir. »

Tel fut le thème invariable de Pierre Raimond.

Il y avait dans la manière absolue dont cet homme austère envisageait la distance qui sépare les riches des pauvres, plus de fierté que d’humilité. Il établissait entre ces deux conditions, qu’il regardait comme hétérogènes et inconciliables, une ligne aussi tranchée, aussi infranchissable, que celle que les républicains tracent entre eux et les aristocraties.

L’énergique opiniâtreté de M. de Brévannes eût échoué devant la fière pauvreté de Pierre Raimond, si la vie de Berthe n’eût pas été compromise.

L’instinct d’un père est presque toujours d’une admirable perspicacité ; lorsque cet instinct s’allie à un rare bon sens, il atteint à la divination.

Pierre Raimond pressentait le sort de sa fille. Néanmoins, obligé d’opter entre la mort de cette enfant chérie et un avenir redoutable, qu’il serait peut-être possible de conjurer, le graveur consentit enfin au mariage, qui se fit peu de temps après le retour de M. de Brévannes.

Berthe n’avait pas un moment douté de l’amour de son mari.

Ce cœur simple et bon, noble et confiant, n’avait pu se défendre contre le vouloir implacable de cet homme dont l’emportement l’avait flatté ; dans sa vanité naïve, la jeune fille se demandait avec une certaine fierté s’il ne fallait pas que M. de Brévannes l’aimât beaucoup pour avoir poursuivi ses desseins sur elle avec une ténacité si énergique.

La pauvre Berthe confondait, hélas ! l’entêtement orgueilleux d’un esprit impatient de toute résistance avec l’abnégation, avec l’opiniâtre dévouement de la passion.

M. de Brévannes était capable d’employer tous les moyens possibles, même les voies en apparence les plus honorables, pour parvenir à ses fins ; mais, le but atteint, il était capable aussi de se venger cruellement des sacrifices qu’il s’était imposés lui-même pour triompher dans une lutte où son orgueil était aussi vivement intéressé que son amour.

Pour ce caractère intraitable, le lendemain de la victoire était rarement heureux ; plus l’attaque avait été rude, plus la résistance avait duré, plus sa vanité souffrait. Dans la chaleur de l’action, il oubliait les blessures de son amour-propre ; mais, après le succès, il ressentait douloureusement ces plaies saignantes, et son caractère véritable reprenait le dessus.

Lorsque la fièvre de vouloir acharné qui avait contraint M. de Brévannes à épouser Berthe eut cessé, il eut des regrets extrêmes de ce mariage… Oui… il eut honte de son alliance avec une fille obscure et pauvre ; en songeant aux riches partis auxquels il aurait pu prétendre, les qualités charmantes, la beauté, l’âme angélique de Berthe lui parurent à peine une consolation. Il se crut en butte à tous les sarcasmes ; il ne devait pas y avoir de railleries assez piquantes pour qualifier son ridicule mariage d’inclination.

M. de Brévannes se trompait : beaucoup de gens, en le voyant épouser une fille belle, vertueuse et pauvre, lui supposèrent un caractère généreux, élevé ; on prôna, on vanta son admirable désintéressement, et il fut absous d’avance de tous les tourments qu’il pourrait faire endurer à une femme pour laquelle il avait tant fait.

Les uns regardaient la conduite de Berthe comme un chef-d’œuvre de ruse et d’habileté ; les autres se moquèrent de M. de Brévannes et de son mariage d’inclination, parce qu’ils se moquaient généralement de tout le monde.

Personne ne soupçonna le véritable motif de ce mariage, et que l’entêtement de M. de Brévannes y avait eu au moins autant de part que son amour…

Dernier trait du caractère de M. de Brévannes.

Depuis quatre ans il était marié. Berthe, plus aimante, plus résignée que jamais, ne lui avait pas donné le moindre sujet de plainte. Quoiqu’il lui eût fait ouvertement des infidélités fréquentes, quelquefois donné des rivales du plus bas étage… la malheureuse femme avait secrètement versé des larmes amères, mais ne s’était jamais plainte.

Malgré cette patience, malgré cette douceur parfaite, M. de Brévannes se livrait quelquefois à d’inconcevables soupçons de jalousie, et cela sous le prétexte le plus frivole.

Cette violente jalousie n’était pas une preuve de l’amour de M. de Brévannes. S’il entrait en fureur à la seule pensée (complètement fausse et injuste) que sa femme pouvait lui être infidèle, c’était surtout parce que la faute de Berthe aurait couvert (pensait-il) d’un ridicule ineffaçable ce mariage d’inclination auquel il avait tant sacrifié. M. de Brévannes voulait au moins pouvoir se vanter de la conduite irréprochable, exemplaire, de la femme pauvre et obscure qu’il avait choisie.

Après dix-huit mois de mariage, M. de Brévannes, s’ennuyant beaucoup de son bonheur, avait été faire en Italie un voyage de quelques mois, laissant sa femme sous la protection de Pierre Raimond, dont il reconnaissait d’ailleurs l’austère moralité. Le vieux graveur n’avait jamais voulu consentir à venir habiter avec sa fille chez M. de Brévannes pendant l’absence de son mari. Berthe alla s’établir auprès de son père dans l’île Saint-Louis, et reprendre, rue Poultier, sa petite chambre de jeune fille.

Depuis ce voyage d’Italie, où il avait connu madame de Hansfeld, ainsi qu’on le verra plus tard, l’humeur de M. de Brévannes s’était beaucoup aigrie ; son caractère était devenu sombre, irascible, souvent même d’une dureté cruelle, et Berthe en avait quelquefois douloureusement souffert. Ces préliminaires établis, nous suivrons M. de Brévannes chez lui à son retour du bal de l’Opéra, où il avait été si malignement intrigué par madame Beauvoisis (le domino du coffre).