Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 12-22).
Le domino  ►
Première partie


CHAPITRE II

UNE INTRIGUE


Un assez grand attroupement de curieux, formé autour du coffre où trônait le domino dont nous avons parlé, écoutait avidement les bizarres versions qui circulaient sur la vie mystérieuse du prince et de la princesse de Hansfeld.

Heureusement pour les curieux, ces récits n’étaient pas à leur fin.

— Il est à remarquer — reprit M. de Fierval — que madame de Lormoy, la seule personne qui voie assez intimement madame de Hansfeld, en dit un bien infini.

— C’est tout simple — reprit M. de Brévannes — le moindre petit rocher est toujours une Amérique pour les modernes Colomb… Madame de Lormoy a découvert l’hôtel Lambert, elle doit raconter des merveilles de la princesse… Mais, à propos de madame de Lormoy, que devient son neveu, le beau des beaux, Léon de Morville ? Quelle heureuse femme adore maintenant sa figure d’archange, depuis qu’il a été obligé de se séparer de lady Melford ?

— Il est toujours fidèle au souvenir de sa belle insulaire — répondit M. de Fierval.

— À la grande colère de plusieurs femmes à la mode — ajouta le domino — entre autres de la petite marquise de Luceval, qui affecte l’originalité comme si elle n’était pas assez jolie pour être naturelle ; n’ayant pu enlever Léon de Morville à sa lady du vivant de cet amour, elle espérait au moins en hériter.

— Une liaison de cinq ans, c’est si rare….

— Ce qui est plus rare encore, c’est qu’on soit fidèle… à un souvenir… Je n’en reviens pas — dit M. de Brévannes.

— Surtout lorsque le fidèle est aussi recherché que l’est Morville….

— Quant à moi, je n’ai jamais pu souffrir M. de Morville — dit M. de Brévannes. — J’ai toujours évité de le rencontrer.

— Je vous assure, mon cher — dit M. de Fierval — qu’il est le meilleur garçon du monde….

— Cela se peut, mais il a l’air si vain de sa jolie figure !

— Lui ?… allons donc !…

— Heureusement que cet Adonis est aussi bête qu’il est beau — dit le domino.

— Beau masque, prenez garde — dit un nouvel arrivant qui s’était fait jour jusqu’au premier rang des auditeurs ; — en vous entendant parler ainsi de Léon de Morville, on pourrait croire que vos séductions ont échoué contre sa fidélité à lady Melford… vous dites trop de mal de lui pour ne pas lui avoir voulu… trop de bien.

— Vraiment, Gercourt — reprit gaiement le domino — tu me parais très bienveillant aujourd’hui… Est-ce qu’on joue ta comédie demain ?

— Comment, beau masque ! vous me croyez intéressé à ce point ?

— Sans doute… un homme du monde comme toi… à la mode comme toi… d’esprit comme toi… qui ose se permettre d’avoir plus d’esprit que les autres… hommes d’esprit, bien entendu, est condamné à toutes sortes de fâcheux ménagements… Malgré cela, si ta comédie tombe… n’en accuse que tes amis.

— Je ne serai pas si injuste, beau masque, si ma comédie tombe, je n’accuserai que moi… Quand on a des amis comme Léon de Morville, dont vous dites un mal si flatteur, on croit à l’amitié.

— Tu vas recommencer notre querelle ?

— Sans doute.

— Soutenir que Léon de Morville a de l’esprit ?

— Malheureusement pour lui, il est très beau ; aussi les envieux aiment-ils à supposer qu’il est très bête… S’il était louche, bègue ou bossu… peste !… on ne s’aviserait pas de contester son esprit. De nos jours il est inouï combien la laideur a d’avantages.

— Tu dis cela pour la plupart de nos hommes d’État ? — reprit le domino. — Le fait est qu’on pourrait dire maintenant : Laid comme un ministre.

— Et puis, dans ce siècle sérieux, rien n’est plus sérieux que la laideur.

— Sans compter — reprit le domino — qu’une figure patibulaire est toujours une sorte d’introduction, de préparation à une vilenie : sous ce rapport, il est très adroit à certains hommes d’État d’être hideux.

— Pour en revenir à M. de Morville, je n’ai jamais entendu vanter son esprit — dit sèchement M. de Brévannes.

— Tant mieux pour lui — reprit M. de Gercourt — je me défie des gens dont on cite les bons mots… Je douterais de M. de Talleyrand si je ne l’avais pas entendu causer… Avouez du moins, mon cher Brévannes, que Morville n’a pas un ennemi, malgré l’envie que ses succès devraient exciter.

— Parce qu’il est niais — reprit opiniâtrement le domino ; — les gens vraiment supérieurs ont toujours des ennemis.

— Il me semble alors, beau masque — reprit M. de Gercourt — que votre hostilité acharnée constate fort la supériorité de Léon de Morville.

— Bah ! bah ! — reprit le domino sans répondre à cette attaque — la preuve que M. de Morville est un pauvre sire… c’est qu’il cherche toujours à produire de l’effet, à se faire remarquer… Ridicule ou non, peu lui importe le moyen.

— Comment cela ? — dit M. de Gercourt.

— Nous parlions tout à l’heure de l’admiration générale qu’inspirait la princesse de Hansfeld — dit le domino. — Eh bien ! M. de Morville affecte de faire le contraire de tout le monde. Qu’il soit indifférent à la beauté de madame de Hansfeld, soit ; mais de l’indifférence à l’aversion, il y a loin…

— À l’aversion ! Que voulez-vous dire ? — demanda M. de Brévannes.

— Voilà un nouveau crime dont mon pauvre Morville est bien innocent, j’en suis sûr — dit M. de Gercourt.

— Tout le monde sait — repartit le domino — qu’il feint l’aversion la plus prononcée pour madame de Hansfeld.

— Morville ?

— Certainement, quoiqu’il aille assez peu dans le monde, maintenant il affecte de fuir les endroits où il peut rencontrer la princesse. C’est à ce point, qu’on ne le voit plus que très rarement chez sa tante, madame de Lormoy, sans doute par crainte d’y trouver madame de Hansfeld. Voyons, Fierval, vous qui connaissez madame de Lormoy, est-ce vrai ?

— Le fait est que je rencontre maintenant rarement Morville chez elle.

— Tu l’entends ? — dit le domino triomphant en s’adressant à M. de Gercourt. — L’antipathie de Morville pour la princesse se remarque ; on en jase… on s’en étonne… Voilà tout ce que voulait cet Apollon sans cervelle.

— Cela est impossible — dit M. de Gercourt ; personne n’est moins affecté que Morville ; c’est un des hommes les plus aimables, les plus naturellement aimables que je connaisse ; de sa vie, je crois, il n’a jamais haï, feint ou menti ; il pousse même le respect de la foi jurée jusqu’à l’exagération.

— Je suis de l’avis de Gercourt — dit M. de Fierval. — Seulement depuis longtemps de Morville, profondément triste, va fort peu dans le monde.

— Cela s’explique — dit un des auditeurs de cet entretien. — Depuis dix-huit mois que lady Melford est partie, il ne cesse de la regretter.

— Et puis — dit un autre — la mère de M. de Morville est dans un état très alarmant, et personne n’ignore combien il adore sa mère.

— Son attachement pour sa mère ne fait rien à l’affaire — répondit le domino. — Quant à sa fidélité au souvenir de lady Melford… il a changé de ridicule et d’exagération ; c’est généreux à lui, il varie nos plaisirs… il a reconnu le ridicule de cette exagération…

— Comment cela ?

— Je ne suis pas dupe de son affectation à fuir madame de Hansfeld. Je parie qu’il est épris d’elle, et qu’il veut attirer son attention par cette originalité calculée….

— C’est impossible — dit Fierval.

— Ce moyen est trop vulgaire — dit Gercourt.

— C’est justement pour cela que M. de Morville l’emploie. Il est trop sot pour en inventer un autre…

— Comment !… il aurait attendu l’arrivée de madame de Hansfeld pour être infidèle… lorsque depuis près de deux ans… il n’aurait eu qu’à choisir parmi les plus charmantes consolatrices ?

— Rien de plus simple — dit le domino. — La difficulté l’aura tenté… Personne n’a réussi auprès de madame de Hansfeld, et il serait jaloux de ce succès… Parce que de Morville est bête, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit pas vaniteux….

— Et parce que vous avez de l’esprit, beau masque — dit M. de Brévannes — il ne s’ensuit pas que vous soyez équitable….

Un domino prit M. de Gercourt par le bras et mit fin à cette discussion sur M. de Morville, qui perdit ainsi son plus vaillant défenseur.

— Et depuis quand cette princesse enchanteresse est-elle à Paris ? — demanda M. de Brévannes.

— Depuis trois ou quatre mois environ — dit M. de Fierval.

— Et qui l’a présentée dans le monde ?

— La femme du ministre de Saxe ; mais en vérité le prince est Saxon.

— Prince ! — reprit M. de Brévannes — il est impossible qu’on ne sache rien de plus sur ce secret mystérieux ?

— Je puis vous dire, moi — reprit M. de Fierval — que, curieux comme tout le monde de pénétrer un coin de ce mystère, j’ai interrogé le ministre de Saxe.

— Eh bien ?

— Il m’a répondu d’une manière évasive. Le prince, d’une santé fort délicate, vivait dans une retraite absolue… on lui imposait les plus grands ménagements… son voyage l’avait beaucoup fatigué… enfin, je vis que mes questions embarrassaient visiblement le ministre, je rompis la conversation ; depuis, je me suis abstenu de lui reparler de M. de Hansfeld.

— C’est très bizarre, en effet, dit M. de Brévannes, et personne parmi les étrangers ne connaît ce prince ?

— Tout ce que j’ai pu savoir, c’est qu’il s’est marié en Italie… et qu’après un voyage en Angleterre, il est venu s’établir ici.

— Autant qu’on peut avoir une opinion sur des choses si obscures, dit un autre, je croirais décidément que le prince est imbécile, ou quelque chose d’approchant.

— Au fait, dit le domino, le soin qu’on met à le cacher à tous les yeux….

— L’embarras du ministre de Saxe à vous répondre, dit M. de Brévannes à M. de Fierval.

— L’air sombre et mélancolique de la princesse.

— Mais alors — reprit Brévannes — pourquoi cette belle mélancolique va-t-elle dans le monde ?

— Ne voulez vous pas qu’elle s’enterre avec son idiot… si idiot il y a ?

— Mais si elle a toujours l’air mélancolique et même sinistre dont vous parlez, quel plaisir trouve-t-elle dans le monde ?

— Ma foi, je n’en sais rien, dit M. de Fierval ; c’est justement cette espèce de mystère qui, joint à la beauté de madame de Hansfeld, la met si à la mode.

— Elle n’a pas d’amie intime qui puisse en raconter quelque chose ? demanda M. de Brévannes.

— J’ai entendu dire à madame de Lormoy qu’étant allée un matin voir madame de Hansfeld à l’hôtel Lambert, elle avait tout à coup entendu, assez près de l’appartement où elle se trouvait, une phrase musicale d’une ravissante harmonie jouée sur un buffet d’orgue avec un rare talent… La princesse ne put réprimer un léger mouvement d’impatience. Elle fit un signe à sa fille de compagnie au visage cuivré. Celle-ci sortit sur-le-champ. Peu d’instants après… les chants avaient cessé !!

— Et madame de Lormoy ne lui demanda pas d’où venait le son de cet orgue.

— Si fait.

— Et que répondit la princesse ?

— Qu’elle n’en savait rien… que c’était sans doute dans le voisinage que l’on touchait de cet instrument, dont le son lui agaçait horriblement les nerfs… Madame de Lormoy lui fit observer que, l’hôtel Lambert étant parfaitement isolé, l’orgue dont on jouait devait être dans la maison… Madame de Hansfeld parla d’autres choses.

— D’où il faut conclure — reprit le domino — que personne ne saura le mot de cette énigme… Ah ! si j’étais homme… demain je le saurais, moi !

Cette conversation fut interrompue par ces mots de M. de Fierval, qui absorbèrent l’attention :

— Quel est ce grand domino évidemment masculin qui cherche aventure ? Ce nœud de rubans jaune et bleu à son camail lui sert sans doute de signe de ralliement et de reconnaissance.

— Oh ! — dit le domino en descendant du coffre où il était assis — c’est quelque grave rendez-vous. Je vais m’amuser à contrarier cette intrigue en m’attachant aux pas de ce mystérieux personnage…

Malheureusement pour ce malin désir, un flot de foule emporta le domino qui portait un nœud de rubans jaune et bleu, et il disparut.

Quelques moments après, ce même domino masculin, qui venait d’échapper à la curieuse poursuite du domino du coffre, monta l’escalier qui conduit aux secondes loges, et se promena quelques minutes dans le corridor.

Il fut bientôt rejoint par un domino féminin, portant aussi un nœud de rubans jaune et bleu.

Après un moment d’examen et d’hésitation, la femme s’approcha et dit à voix basse :

Childe-Harold.

Faust — répondit le domino masculin.

Ces mots échangés, la femme prit le bras de l’homme, qui la conduisit dans le salon d’une des loges d’avant-scène.