Paul de Saint-Victor - Les deux masques, tome 1 Les mythes de Prométhée

Calmann-Lévy (1p. 243-271).

CHAPITRE IX

LES MYTHES DE PROMÉTHÉE.
I. — 
L’homme avant le feu. — Découverte du feu, ses créations et ses œuvres.
II. — 
L’Agni du Rig-Véda. — Prométhée se forme dans le disque à feu des bergers aryens.
III. — 
Sa réapparition dans la mythologie hellénique. — Prométhée ravisseur du feu. — Pandore.
IV. — 
Prométhée créateur des hommes. — Son supplice et sa délivrance. — Caractère craintif et clandestin de son culte.
I

Moïse, devant Pharaon, jeta à terre sa baguette qui se changea en serpent. L’imagination humaine a fait un plus grand prodige en tirant d’un bâton le type de Prométhée. La science moderne des langues et des mythes a révélé cette généalogie étonnante. Avant de ravir le feu du ciel, le Prométhée d’Hésiode et d’Eschyle, en germe sous une tige de figuier, l’avait tiré d’un trou creusé dans un disque en bois de bouleau.

La découverte du feu a été l’ère initiale de l’humanité. Il fut un jour de la période quaternaire, où un homme agita, devant sa tribu stupéfaite, un tison qu’il avait allumé lui-même, et qu’il pouvait rallumer à sa volonté. La date de ce jour, si elle était connue, serait celle de l’avènement du genre humain à la royauté de la Création. L’homme avait fait descendre le soleil sur la terre, il était maître de la chaleur et de la lumière. Adam avait arraché son épée de feu à l’Ange qui veillait au seuil du l’Éden ; il pouvait maintenant outrer en lutte avec la nature, sûr de la vaincre et de l’asservir.

Ce qu’était, sans le feu, sa farouche et misérable existence, qui pourrait le dire ? Habitant d’une caverne vacante ou d’une hutte de rameaux grossièrement tressés, il y rentrait avec la nuit, qui s’étendait sur lui de toute sa longueur. Il gisait sous le linceul des ténèbres, l’oreille ouverte aux menaces des bruits et des souffles, flairant l’odeur de la bête furieuse en quête de son gîte usurpé. L’hiver glaçait sa demi-nudité tremblante, et le plongeait dans une torpeur douloureuse. Pour nourriture, des fruits âpres ou des chairs sanglantes, qui entretenaient en lui les appétits du cannibalisme. Faute de la proie qu’il avait manquée, c’était sur son semblable que se ruait sa faim. Pour vêtements, des pagnes de feuillages ou des peaux de fauves écorchés. Nulle autre arme que la branche sans pointe, telle que l’arbre l’avait fournie, ou la hache de silex taillée par éclats. Cependant des Carnivores gigantesques hantaient encore, avec lui, les noires forêts d’érables et de conifères. Il était nu, au milieu d’un monde armé et cuirassé de toutes pièces, cerné, petit et débile, par des énormités dévorantes. La nature avait sans doute détruit, en partie, à coups de cataclysmes, les monstres conçus dans le rut sauvage de sa formation ; le Saturne des âges chaotiques avait dévoré ses enfants. L’Ichtiosaure, muni de cent quatre-vingts dents, qui roulait des yeux larges comme les roues d’un char ; le Plésiausaure, qui dardait d’une carapace de tortue un cou long comme un boa déroulé ; le Ptérodactyle, amalgame horrible de reptile et de chauve-souris ; le Dinothérium, éléphant géant, aux défenses recourbées en bas comme celles des lamantins et des morses ; toutes ces créatures encombrantes et incohérentes avaient disparu avec les terrains qui les supportaient et les climats qui les faisaient vivre. Mais d’autres animaux, contemporains de l’homme, étaient survenus : les uns, d’une construction presque aussi massive ; les autres, cent fois plus redoutables, ne se repaissant que d’êtres vivants, au lieu de brouter l’herbe et l’algue. C’étaient le Mammouth velu, le Rhinocéros aux narines cloisonnées, les grands Félins dont les tigres et les lions actuels ne sont que des bâtards amoindris, l’Ours de sept pieds de haut, l’Hyène vorace des spélunques, le grand Chat à la dent en forme de glaive, l’Auroch qui traîne encore sa longévité décrépite, dans les forêts de la Lithuanie, le Sivathérium, cerf démesuré dont le front, planté de quatre énormes cornes divergentes, devait présenter l’aspect d’un cèdre ambulant. Si petit auprès de ces colosses écrasants, incapable de les attaquer ou de les dompter, l’homme fuyait à leur approche, perdu dans la foule des animaux inférieurs. Avec une ironie bien plus haute encore, Jéhovah aurait pu poser à ce Job de la nature les questions qu’il adresse à l’infirme de l’Idumée : — « Le buffle voudra-t-il te servir ? — Passera-t-il la nuit dans ton étable ?… — Essayeras-tu d’attaquer Béhémoth en face ? — De le prendre dans tes filets, de lui percer le nez ? — Tireras-tu Léviathan avec un hameçon ? — Lui serreras-tu la langue avec une corde ? — Fera-t-il un pacte avec toi ? — S’engagera-t-il pour toujours à te servir ? — Pose seulement la main sur lui, — Et tu songeras pas à recommencer le combat. »

Le Feu surgit, et un changement à vue prodigieux s’opère dans le drame de la Création. L’homme qui était son esclave, en devient subitement le roi. Il rompt la chaîne qui le rivait à l’animalité ; c’est elle maintenant qui la traîne, entravée par son nouveau maître. Les bêtes fauves n’osent plus approcher de son antre, le feu le garde comme un dragon flamboyant. L’âpre hiver ne gèle plus son corps, la torche abrège l’interminable durée de ses nuits. Il ne dévore plus des chairs vives, il ne broie plus des os sous ses dents, pour en extraire un filet de moelle : ce qu’il y a de carnassier dans la viande, le feu l’amollit et le purifie ; les miasmes contagieux de férocité qu’elle recèle s’évaporent avec la cuisson. En abattant les grands arbres qu’il ronge par la base, le Feu jette aux pieds de l’homme les poutres et les solives qui construiront ses cabanes ; en creusant leurs troncs dépouillés, il lui fabrique les pirogues qui le lanceront sur les flots. L’eau que l’homme buvait, couché à plat ventre, sur la berge humide, il la rapporte maintenant du fleuve, dans l’amphore d’argile durcie à la chaleur d’un brasier. Le monde des métaux, fondu par le feu, lui ouvre un arsenal avec un trésor. Il en tire les pointes de la flèche qui percera de loin la proie que ses pieds ne pouvaient atteindre, le glaive qui ajoute un bras de bronze à sa force, et qui terrassera la brute indomptable. Les faisceaux pacifiques des instruments du travail sortent en même temps de l’enclume qui sonne l’ère du monde transformé : le soc d’où le blé va jaillir, la bêche qui va féconder la glèbe, le marteau qui façonnera l’ustensile, le frein qui domptera le cheval attelé au char ou monté par le cavalier.

Ce n’est pas tout, l’élément vital est aussi un Esprit sublime : avec les bienfaits physiques qu’il prodigue à l’humanité, il lui révèle les vertus morales. Des religions naissent dans le feu adoré lui-même comme une divinité primordiale ; il inaugure les autels et les holocaustes. Ce n’est point seulement dans le désert d’Horeb que Dieu apparut a l’homme à travers un Buisson ardent. Le Feu crée la famille en fondant le foyer ; il lui apprend à s’aimer en la groupant autour de sa flamme. Il habitue l’homme aux joies et aux devoirs domestiques, il asseoit entre l’étable et l’âtre, sa vie vagabonde. Le chasseur nomade, le pasteur errant, ont maintenant une étoile fixe qui, chaque soir, du fond des bois, de l’horizon des prairies lointaines, les rappelle à sa lumière et leur promet sa chaleur. Le feu initie la femme aux arts et aux industries domestiques, le bruit de son rouet accompagne ses doux pétillements. Elle se transfigure dans le cercle de ses reflets vacillants. Son rayonnement couronne sa beauté, ses rougeurs restent sur les joues de la vierge et la colorent de pudeur. Femelle hier, à présent jeune fille, sœur, épouse et mère, maîtresse de maison. Le foyer qui lui obéit la relève et en fait sa reine.

Il y avait autrefois des divinations par la fumée du feu des sacrifices : sa direction était un indice propice ou funeste ; on y démêlait les images flottantes des choses à venir. Si quelque devin de ce genre d’augures avait existé dans les premiers âges, que de usions et que de prodiges il aurait vu tournoyer dans les spirales fumantes du premier flambeau ! Des sillons ondoyants d’épis, des navires glissant sur les flots, un tourbillon de guerres déchaînées, des trophées de lances et d’épées, de faux et de mors, des armures et des statues vaguement modelées, des vases de toute forme et de toute matière. — Il aurait pu y voir encore des familles entrelacées autour du foyer, des cités sortant de terre, avec leurs remparts et leurs tours, des cortèges de prêtres enveloppés du nuage d’encens des sanctuaires. — Et tout en haut, des groupes de dieux, de plus en plus vrais, de plus en plus justes, montant et se succédant dans l’éther.

Cependant que d’attentes et que d’efforts avant de conquérir l’élément céleste, de l’obliger à se fixer sur la terre, d’en faire un dieu et un serviteur irrésistiblement évoqué ? L’homme le voyait resplendir dans le soleil, darder et serpenter dans l’éclair, éclater dans les éruptions volcaniques et les incendies spontanés des bois ; il le sentait circuler en ondes invisibles dans l’atmosphère des jours brûlants. Mais l’astre était inaccessible, l’éclair était insaisissable, le volcan s’éteignait après avoir débordé, la forêt brûlait sur place et se résolvait en monceau de cendres ; la chaleur dont l’air était imprégné s’évaporait dans l’espace. Tantale de la mer de feu qui baignait le monde, l’homme croupissait ou s’agitait dans ses flots, sans pouvoir en recueillir l’unique goutte qui l’aurait tiré des horreurs de la vie sauvage.

Ce feu tombé du ciel avec la foudre, qui s’engloutissait dans le sol, qu’on sentait frémir encore dans la lave et la scorie refroidie, l’homme primitif se dit un jour qu’il rentrait et se cachait quelque part. Le rayon fugace s’évadait sans doute, il se dérobait aux poursuites, en se réfugiant dans la substance des choses qu’il avait atteintes. Le bois surtout qu’on voyait souvent s’enflammer de lui-même, devait être son receleur habituel. L’industrie humaine saisit cet indice ; on frotta longtemps deux branches sèches l’une contre l’autre, la flamme en jaillit. Mais l’opération était lente, parfois inutile ; elle usait la patience et les mains de l’agitateur. Un instrument nouveau est trouvé par les Aryens, pères de notre race. C’est un rond de bois creusé au milieu on fait tourner rapidement un bâton, en sens contraires, dans l’ouverture pratiquée au centre du disque, et le feu s’allume, cette fois, sans intermittences ; il répond docilement

à tous les appels.
II

L’histoire de la découverte du feu s’est éteinte presque partout dans la nuit des âges : sur un seul point elle rayonne encore. Mais ce point est le sommet culminant du monde, le plateau de la haute Asie où vint se poser l’arche de nos origines, d’où découlèrent toutes les grandes familles de l’espèce humaine. Avec quelle magnificence l’Épiphanie du feu s’y révèle ! Le Rig-Véda est sa Bible ardente, son psautier fervent et inextinguible. Les siècles ont passé sur ce livre six fois millénaire, et il brûle encore.

Entre les mille Hymnes du Rig-Véda, cinq cents invoquent le Feu tout-puissant. — AguiIgnis, — c’est le nom qu’il prend en se fixant sur la terre. Nulle idée d’un phénomène physique invariable dans le procédé qui le fait surgir. Ses naissances et ses renaissances sont autant de miracles, il jaillit et il s’alimente, dans un prodige permanent. Sans le cantique qui rythme la rotation de la tige dans le trou du disque, le dieu violenté ne paraîtrait pas ; la parole l’excite plus que le frottement, il veut être chanté en même temps qu’attisé. Tout s’anime, tout se divinise autour de sa conception mystérieuse. Les deux plantes mâle et femelle qui ont formé son berceau, deviennent son père et sa mère terrestres. L’accouchement est lent et laborieux, c’est sous un forceps que naît « l’Enfant de la force». — « Cher Agni ! tu reposes encore, comme l’enfant à naître au sein de la femme grosse. » — On le voit poindre, faible et pâle, dans le germe de l’étincelle, et sa venue est saluée par des cris d’extase. Il lèche d’abord en tremblant le bois qui l’entoure, mais le nouveau-né réclame des aliments plus solides l’homme lui offre des branches de couza, de l’orge criblée ; la femme l’allaite de beurre et de lait caillé. Il grandit alors et se fortifie à vue d’œil, il agite en tous sens ses langues innombrables, il darde ses quatre yeux vers les quatre points de l’espace. Le voilà en état d’être transporté sur la pierre du foyer et sur le gazon de l’autel. Le Soma qu’on lui verse l’exalte et le dresse jusqu’au flamboiement ; c’est le moment de l’apothéose. Alors sa puissance éclate et sa bonté se prodigue. Il n’avait que quatre yeux tout à l’heure, « pour regarder ceux qui le nourrissaient ; il en ouvre mille maintenant, « pour tout voir et tout protéger ». C’est « le Dieu à la barbe d’or », « le Pontife aux sept rayons », le Héros rouge qui « poursuit de ses flèches la troupe des ténèbres », l’Exterminateur des démons cachés sous la forme des animaux nocturnes, le Médiateur qui porte au ciel les prières et les vœux des hommes. Les dieux en descendent à sa voix bruyante, ils s’asseoient sur des bancs d’herbe, autour du bûcher sacré, et prennent part au sacrifice dont il est à la fois la matière et l’âme. L’homme qui l’a tiré du tison, il le sacre prêtre ; le Soma qui l’a enivré, il en fait un dieu adoré comme lui. Agni est « la tête du ciel et l’ombilic de la terre » ; il s’élance d’un jet vers le firmament pour y rallumer les étoiles qui, sans lui, s’éteindraient comme des lampes vides. — « Maître des mondes, il les parcourt comme le pasteur visite ses troupeaux. » Indra pâlit devant sa splendeur, le soleil s’absorbe et fond dans sa flamme. « Ô Agni, » — s’écrie un hymne védique — « tous les dieux sont à toi, en toi et par toi ! »

Mais ce dieu immensément agrandi sait se réduire à la mesure de l’homme qui l’a engendré ; l’incendie divin ne méprise point l’étincelle d’où il est sorti. Hors du sacrifice, rentré à la chaumière où il a pris l’être, Agni se remet paisiblement à luire dans le foyer pastoral. Il réchauffe et il éclaire la famille, il cuit son pain et ses mets, content des touffes d’herbes sèches dont on rassasie sa faim diminuée. Il est le Génie tutélaire de la maison qui l’abrite, son ami et son commensal. En remplissant ses étables de béliers et de vaches laitières, en comblant ses greniers de froment et d’orge, il la purifie et la sanctifie. Sa flamme est une lumière qui en écarte les pensées mauvaises, comme elle en chasse au dehors les bêtes meurtrières. Vivre sous un œil céleste empêche de mal faire. Comment pécher dans la maison qui a pour hôte un dieu vigilant ? — Un jour, un berger a cru l’offenser, il l’a vu peut-être se ternir lorsqu’il l’approchait. Son âme se trouble, sa conscience s’émeut, il l’interroge avec inquiétude : — Agui que me reproches-tu ? quelle est mon offense ? Pourquoi en parles-tu à l’Eau et à la Lumière ? » — Une autre fois, un de ses prêtres reconnaît qu’il porte en lui le même feu divin que sa main vient d’allumer sur l’autel, et il s’écrie dans un saint transport : — « Lorsque je pense que cet être lumineux est dans mon cœur, les oreilles me tintent, mon œil se voile, mon âme s’égare. Que dois-je dire ? que dois-je penser ? »

Agni survit à la dispersion de la race aryenne ; chaque tribu, en se séparant, emporte un tison du foyer sacré et le rallume sur la terre où elle asseoit sa nouvelle demeure. En Grèce et à Rome, sa lumière rayonne encore sur toutes les autres divinités. Toute prière à un dieu, quel qu’il soit, doit commencer et finir par une prière au foyer. Le premier sacrifice qu’offraient les Hellènes, rassemblés aux jeux d’Olympie, était pour le foyer, le second pour Zeus. Vesta reste l’aïeule immémoriale et auguste de l’Olympe romain. L’enfant n’est reconnu par son père qu’après qu’il lui a fait traverser sa flamme ; l’épouse n’est légitime que lorsqu’elle a communié avec l’époux devant l’âtre, en mangeant le gâteau nuptial. Le foyer, dans le monde antique, reste la pierre angulaire de toutes les cités.

Revenons au Prométhée grec issu de l’engin rudimentaire à l’aide duquel les Aryens produisaient le feu. Cette filiation est indiscutable. L’acte de faire tourner le bois dans le bois, à la façon d’une tarière, s’appelait en sanscrit védique Manthâmi, qui signifiait « ébranler », « produire en dehors par le frottement ». Le bâton générateur qui en tirait l’étincelle était nommé Pramantha, ce qui ajoutait au premier vocable le sens « d’arracher » de « ravir ». Les choses employées par la main de l’homme se personnifiaient vite dans ces temps de mythologie luxuriante, la vie divine coulait à plein bord et pénétrait tout. Pramantha devint donc bientôt Pramâthyus, « Celui qui creuse en frottant », « Celui qui dérobe le feu ». Les commentateurs des Védas firent, plus tard, une sorte d’homoncule magique de l’instrument inflammable. Ils appliquèrent à la baguette qui le constituait un canon de plans et d’espaces correspondant aux parties qui divisent le corps humain. Tant de pouces pour la tête et pour la poitrine, tant pour le ventre et les hanches, tant pour les jambes et pour les pieds. Quelques légendes obscures le tirèrent même du trou où il était emboîté. Au déclin de la pure religion védique obscurcie par le brahmanisme, l’antique enthousiasme qu’avait inspiré l’avènement du feu s’étant dissipé, une idée de larcin et de sacrilège s’attacha à sa découverte. Il semblait impossible que l’homme eût pu, sans violence ou sans fraude, s’emparer du rayon et capter l’éclair. On voit alors Pramâthyus, sous le nom de Mâtarichvan, arracher Agni d’une caverne où il s’était endormi. Il le livre à l’insolente race des Brighus, qui, énorgueillie de ce don splendide, attire sur elle par son impiété la foudre d’Indra.

Pramâthyus, au travers duquel Prométhée transparaît si visiblement, emporté par les ancêtres de la race grecque, des pentes de l’Hymalaya dans les vallées de l’Hellade, y arriva donc à l’état de fétiche grossièrement incarné, renommé pourtant comme producteur, peut-être aussi signalé comme voleur du feu. Les traits saillants de sa grande histoire percent déjà sous l’ébauche du mythe primitif.

Nous allons voir maintenant le génie grec travailler cette donnée confuse, et tirer du disque à feu des bergers aryens la plus grandiose figure, l’incarnation la plus haute de l’Humanité.

C’est dans la Théogonie et dans les Travaux et les Jours d’Hésiode, que le Prométhée grec apparaît pour la première fois. Il est absent de l’Iliade et de l’Odyssée, Homère n’a pas prononcé son nom. Dans la Théogonie, Prométhée se retrouve, pour ainsi dire, en famille. Par des transitions dont toute trace s’est perdue, il s’est élevé, de l’état de fétiche, au rang de héros et de demi-dieu : mais il habite encore une Mythologie tout aryenne. Chez Hésiode, comme dans le Rig-Véda, le Soleil et l’Air, le Feu et l’Eau, la Foudre et les Vents transparaissent sous les noms sacrés qui les désignent, sans les personnifier tout à fait. Des épithètes se détachent, comme des fragments d’astres, de ces divinités essentielles, et forment, à leur tour, des êtres divins. Les attractions cosmiques, les fusions des éléments et des choses sont naïvement figurées par des milliers de mariages, d’incestes, d’adultères que la chimie moderne renouvelle dans ses cornues, tous les jours. Les éruptions des volcans, les tremblements de terre, les torrents des eaux diluviennes prennent la stature énorme des Géants, les cinquante têtes des Typhons et les cent bras des Hécatonchires, pour déchaîner les mers et bouleverser les montagnes. La guerre de dix ans que les Titans soutiennent sur le champ de bataille de la Thessalie, entre l’Olympe et l’Othryx, contre Zeus tonnant dans le ciel, n’est au fond qu’une époque géologique en action. Des cataclysmes s’agitent dans leurs membres et leur bouche vomit le feu des cratères. Postérieure ou non aux épopées homériques, la Théogonie d’Hésiode en semble éloignée par une distance presque sidérale. L’Olympe d’Homère est stable et durable, il a ses hiérarchies et son couronnement, son ordonnance est fixée : celui d’Hésiode est déchiré par des guerres et des rébellions intestines. C’est la différence de notre planète, alors que sa masse gazeuse tournoyait en flamboyant dans l’espace, à la Terre refroidie et configurée, assise sur des étages de fondations solides, entre des mers limitées.

Prométhée, dans la Théogonie, est un Titan, fils de Japet engendré lui-même par Ouranos et Ghéa, le Ciel et la Terre. Ces Titans, contemporains de la création, aînés de la nature dont ils représentaient les forces abruptes, étaient, même avant leur combat suprême, en querelle constante avec Zeus. Par des révolutions dynastiques et des usurpations triomphantes, le fils de Cronos s’était emparé royalement du monde. Zeus grandissait à côté d’eux et sur eux. Il y avait antagonisme natif entre ce dieu d’équilibre et d’ordre, dont les violences même tendaient à une règle, et les puissances titaniques, habituées à l’anarchie du Chaos. Prométhée était de cette lignée révoltée, et ses frères avaient été de la grande bataille livrée au maître nouveau. L’un, Ménœtios, frappé de « la foudre blanche », gisait englouti dans l’Érèbe ; l’autre, Atlas, le dieu-montagne, ployait, à l’occident, sous la voûte du ciel ; Zeus l’avait condamné a porter la Sphère étoilée. Cariatide du firmament, le géant vaincu soutenait sur sa tête courbée, de ses bras raidis, l’énorme rondeur du Zodiaque. La seule distraction de son supplice immobile était la visite quotidienne du Jour et de la Nuit, qui, chaque matin et chaque soir, alternaient solennellement devant lui. — « Devant les portes du Tartare, le fils de Japet supporte le Ciel vaste, de ses mains infatigables, là où le Jour et la Nuit se rencontrent ; se parlant l’un à l’autre, lorsqu’ils passent tour à tour le large seuil d’airain. L’un entre et l’autre sort, et jamais ce lieu ne les renferme tous deux à la fois. Il y en a toujours un en dehors qui se meut sur la terre, tandis que l’autre reste en dedans, attendant l’heure du départ. » — Prométhée, le sage de la famille, n’avait point pris part à l’assaut de l’Olympe mais il s’était déclaré le patron des hommes haïs par Zeus, à son avènement, comme une race suspecte de titanisme, capable elle aussi de révolte, peut-être, un jour, de rivalité. De là une méfiance sourde et grondante, un ombrage qui s’amassait comme une nuée de tempête. Le regard du Titan et la foudre du Dieu croisaient leurs éclairs.

Le récit par lequel Hésiode explique les griefs de Zeus contre Prométhée, a la grossièreté d’une légende rustique. C’est dans la Théogonie qu’il est raconté ; mais sa place serait plutôt dans les Travaux et les Jours, ce poème de sueur et de peine, dont chaque vers semble creuser un sillon. Mythe de paysan plutôt que de poète, il attribue au Dieu et au Titan l’âpreté cupide et l’esprit retors de deux métayers en procès sur un partage de domaine ou sur la borne d’un champ. La scène se passe à Sicyone, au temps d’une sorte de congrès fabuleux, « lorsque les dieux et les hommes disputaient entre eux » sans doute sur les rites des sacrifices et le partage des victimes. Prométhée, voulant tromper Zeus, tue un bœuf et le dépèce en deux parts : d’un côté, les chairs et les entrailles qu’il enveloppe sous la peau de l’animal écorché, de l’autre, les os qu’il recouvre d’une belle couche de graisse succulente. Zeus soupçonne la fraude, mais laisse faire le fraudeur, méditant déjà sa vengeance. — « Fils de Japet, » — dit-il au Titan, — « le plus illustre des rois, ô cher ! comme tu as fait les parts inégales ! » Prométhée lui répond, « souriant en lui-même de son stratagème » : — « Glorieux Zeus, le plus illustre des Immortels ! choisis entre ces deux parts celle que tu croiras la meilleure. » — Zeus ne se méprit point, mais voulant prendre le trompeur en flagrant délit, il enleva la graisse des deux mains, découvrit les os, et dit au Titan : — « Fils de Japet, subtil entre tous les êtres, ô cher ! tu n’as point oublié tes ruses adroites. » — Et châtiant sur Prométhée la race qu’il protège, content au fond d’avoir un prétexte de retirer aux hommes un élément dont il est jaloux, Zeus leur enlève le feu inextinguible ; il le souffle sur la surface de la terre, tous les foyers sont éteints. Mais Prométhée le trompe encore il monte au ciel sur un char ailé que Pallas-Athéné lui prête, et il dérobe au Soleil une étincelle qu’il cache dans la tige creuse d’un roseau : transformation visible du bâton de figuier — Pramantha, — qui tournait dans le disque des pasteurs aryens. Cette fois, Zeus « fut mordu au fond de son cœur ». Il enchaîna le Titan à une colonne qui figurait ironiquement le support des âtres rallumés par lui, et il lança sur sa poitrine un aigle vorace qui mangeait soit foie. — « Il en renaissait autant durant la nuit qu’en avait mangé, tout le jour, l’oiseau aux ailes éployées. »

La vengeance du dieu n’était pas encore assouvie. Avant de l’envoyer au supplice, Zeus dit à Prométhée : — « Fils de Japet, subtil entre tous, tu te réjouis d’avoir dérobé le feu et trompé mon esprit. Mais ceci te sera un grand malheur ainsi qu’aux races futures. J’enverrai aux hommes un Mal qui séduira leurs âmes, et ils embrasseront tous avec amour leur propre fléau. Il parla ainsi et il rit. » — Ce rire marque d’un trait sardonique toute l’histoire, telle qu’elle est contée par Hésiode. Prométhée rit quand il croit leurrer Zeus, Zeus rit lorsqu’il châtie le trompeur. Ils rient tous deux en pleine lutte, d’un rire fixe et perfide, comme ces statues d’Égine qui rient en tuant et rient en mourant.

Le fléau annoncé par Zeus, c’était Pandore, l’Ève païenne. Il ordonna à Héphestos de la pétrir avec de la terre et de l’eau, à l’image des plus belles déesses. Une tradition, rapportée par Stobée, disait que cette fange charmante avait été détrempée de larmes : symbole mélancolique de toutes les puissances de douleur que la femme possède et qu’elle exerce sur l’homme. C’est par elle surtout et pour elle qu’il pleure sur la terre. Ses larmes viennent de la femme, comme l’eau de la nue. Elle en est la source amère, enivrante aussi.

Les baptêmes de nos contes bleus, où les Fées et les Génies comblent de leurs dons une filleule au berceau, proviennent peut-être de la création de Pandore. Le corps d’argile de la femme gisait à terre, inanimé et muet. Zeus le toucha, et il se fit chair. Ses veux s’ouvrirent au jour comme des fleurs écloses, la voix chanta sur ses lèvres comme un oiseau matinal. Les dieux et les déesses vinrent, par ordre du maître, lui faire leurs présents funestes. Pallas-Athéné la revêtit d’une tunique blanche ; elle ajusta sur son front un voile transparent, et la ceignit d’une guirlande de roses printanières. Aphrodite versa lu volupté sur ses membres, et elle alluma dans son sein « les désirs qui lassent les jeunes corps». « Hermès » — dit le vieux poète dont les idées sur la femme sont celles de l’Oriental qui l’enferme comme une belle bête malfaisante, — « lui inspira l’impudence de la chienne, et les mœurs furieuses, les flatteries et les perfidies ». Les Grâces posèrent sur ses tempes une couronne d’or, diadème royal et bestial, où le forgeron divin avait ironiquement ciselé « tous les animaux que nourrissent la terre et la mer ». Quand la Femme fut accomplie, les dieux s’étonnèrent de leur œuvre, ils n’avaient pas cru si bien faire. — « L’admiration les saisit dès qu’ils eurent vu cette belle calamité. C’est d’elle que sort la race des femmes femelles, le plus cruel fléau qui soit parmi les hommes mortels ; car elles s’attachent non à la pauvreté, mais à la richesse. » — Hésiode est le rural primitif dans toute sa rudesse, l’homme de méfiance et d’épargne, qui voit dans la femme la cause de toute ruine. Il la méprise et il la redoute ; il la compare au frelon qui s’introduit dans la ruche, et « s’emplit le ventre » du miel produit par les abeilles laborieuses. Il l’accuse encore de mettre tout « le bien de son mari sur ses hanches ». Il a sur elle des proverbes qui crient comme des clefs avares tournant dans un coffre à triple serrure, lorsque le laboureur part le matin pour son champ, et laisse au logis l’épouse soupçonnée. — « Qu’une femme qui orne sa nudité ne séduise pas ton esprit par son bavardage. Qui se fie à la femme se fie au voleur. » — Ailleurs il crie au feu en signalant « la femme amie des festins, qui brûle son mari sans torche, et l’entraîne vers la vieillesse avant l’âge ».

Cependant, après l’avoir ainsi parée et armée e» guerre, les dieux envoyèrent Pandore à Épiméthée, le frère du Titan supplicié. Épiméthée, dans le mythe antique, est l’antithèse de Prométhée. Leurs noms définissent ce contraste. Prométhée est « le prescient », le « prévoyant », celui qui sait d’avance ; tandis qu’Épiméthée signifie « celui qui ne réfléchit qu’après coup », qui regrette trop tard le mal survenu. Son grand frère l’avait mis en garde contre les largesses de l’Olympe, il lui avait recommandé de renvoyer à Zeus tous les présents qu’il lui offrirait. Mais Épiméthée accepta la vierge inconnue qu’Hermès lui présenta dans sa fleur. L’homme primitif embrassa dans Pandore la civilisation qui venait vers lui, ornée et brillante, pour corrompre sa rude innocence. Comme Adam mordit à la pomme d’Ève, Épiméthée s’éprit de la beauté de Pandore. Elle lui apportait pour dot un grand vase ferme que Zeus lui avait remis. Le mystère attire la femme : ouvrir les clôtures, écarter les voiles, briser et divulguer les secrets, c’est l’instinct natif de son âme, l’irrésistible titillation de ses doigts. Pandore souleva le couvercle du vase, et tous les Maux que les dieux y avaient enfermés, misères et maladies, guerres et crimes, violences et soucis, s’en échappèrent sur la terre. — « Seule, l’Espérance resta dans le vase, arrêtée sur les bords, et elle ne s’envola point ; car Pandore avait refermé le couvercle par l’ordre de Zeus qui amasse les nuées. » — Belle et touchante légende ! Le Dieu est dur et inexorable ; il a pitié pourtant des créatures qu’il vient de vouer au malheur. Au fond de leur âme assombrie, il laisse l’Espérance, captive divine qui la colore d’une teinte d’arc-en-ciel. L’homme sait combien elle est fallacieuse, mais il se laisse toujours prendre à ses doux mensonges. Trompé par elle, il lui demande de mentir encore, de lui chanter d’une voix de berceuse, les promesses qu’elle ne tiendra pas. Isaïe, le grand prophète d’Israël, exprime avec une tristesse amère la même pensée que contient le vase de Pandore : — « Ô homme ! dès que tu es sevré du lait de ta nourrice ; dès qu’on t’a arraché de la mamelle de la femme, attends tribulation sur tribulation, attends aussi espérance sur espérance. »

IV

D’autres mythes, d’une conception plus hardie, agrandissent démesurément le rôle de Prométhée sur la terre. D’après eux, les mortels ne possédaient pas le feu avant le Titan ; c’est lui qui le ravit au soleil et leur en fit don. Il en est l’inventeur et non pas seulement le restituteur. Bien plus, c’est Prométhée qui a créé les hommes en les pétrissant dans le limon du Chaos. Lorsque Pausanias visita la Phocide, on lui montra près d’une chapelle en brique crue, dédiée au fils de Japet, des rochers terreux qui exhalaient l’odeur de la chair humaine. Les habitants du pays disaient que c’étaient les restes de la boue sacrée dont Prométhée avait fait les hommes. Des sculptures et des camées antiques le montrent à l’œuvre. Il n’y paraît point comme un créateur surnaturel et instantané, mais comme un statuaire savant dans son art, attentif aux dimensions et aux proportions du simulacre qu’il forme, ajustant pièce par pièce sa charpente osseuse, avant de la revêtir de chair et de muscles. Trois pierres gravées représentent Prométhée mesurant le corps humain avec un fit de plomb : — Prométhée modelant le squelette : — Prométhée pesant dans une balance les membres du corps. — Images frappantes qui résument les règles de l’art si profondément scrutées par les Grecs. On sait avec quelle précision pénétrante ils étudiaient l’organisme humain dans tous ses ressorts. Quelque chose de sacré s’attachait pour eux à cette science. Hippocrate déposa dans le temple de Delphes, entre les statues des dieux, un squelette d’airain rigoureusement reproduit.

On voit aussi sur un bas-relief Prométhée assis devant sa plinthe de travail : il achève de modeler un enfant impatient de rejoindre trois autres figurines déjà descendues de leur socle. Ailleurs, il tient paternellement sur ses genoux la maquette d’un homme qu’il termine. Un autre marbre le montre raccordant les bras et les jambes, le torse et la tête d’un corps qu’il a sculpté par fragments. Mais, dans toutes ces scènes, Prométhée n’apparaît que comme l’ouvrier de l’homme, son praticien inspiré. Le pouvoir de l’animer lui est refusé. C’est Pallas, la Sagesse céleste, qui pose le papillon de l’âme sur la tête de ses créatures. Le Titan a tiré le feu du ciel, mais il ne peut en faire jaillir l’étincelle divine de la vie.

Le génie plastique de la Grèce se révèle, dès son origine, par ces beaux symboles. Dans les autres Mythologies, l’homme est créé d’une façon baroque : l’engendrement dont il naît ressemble à un cas tératologique. — Belus, dans la Phénicie, l’extrait de la tête coupée d’une déesse informe. Il sort, en Perse, de l’épaule d’un taureau tué. Brama tire les pères des castes de l’Inde de sa bouche et de ses bras, de ses cuisses et de la plante de ses pieds. L’Odin scandinave ramasse deux troncs d’arbres échoués sur une plage de la mer du Nord, les taille à la hache, et en façonne le premier couple du monde ténébreux. — La noble Grèce fait naître l’homme dans un atelier de sculpteur. Un artiste à demi divin, un Phidias titanique, y travaille comme au chef-d’œuvre des êtres. Il le modèle dans la glaise selon les lignes d’un type idéal. L’homme sort de ses mains à l’état de statue vivante, semblable aux dieux qu’il adorera, digne de les figurer dans leurs temples. Son berceau est un piédestal.

Cependant Prométhée, enchaîné à sa colonne ou à son rocher, subissait le bec acharné de l’aigle et l’horrible renaissance de son foie rouge. Les Argonautes, traversant le Pont-Euxin, entrevoyaient de loin sa silhouette colossale à demi couverte par l’oiseau vorace ; ils entendaient ses cris qui déchiraient l’air. Médée, la sorcière tragique, herborisant dans les lieux sauvages, venait cueillir, au pied de son gibet, une plante qui germait de la terre rougie par son sang, pour en extraire des philtres terribles.

Cette plante tenait au corps du patient par des ramifications invisibles ; le fer qui la tranchait entrait aussi dans sa chair. Comme la branche de l’arbre du Dante, qui enfermait un damné, elle aurait pu crier, sous la faucille de la magicienne : — « Pourquoi me déchires-tu ? N’as-tu pas pitié ? »

Perchè mi scerpi ?
Non hai tu spirto di pictate alcuno ?

Le supplice de Prométhée, d’après le décret de Zeus, devait durer trente mille ans.

Hercule hâta sa délivrance. Il y avait sympathie native, fraternité d’âmes entre le jeune héros et le vieux Titan. Tous deux amis des hommes et martyrs des dieux, champions de la justice, combattants du droit, redressés contre les tyrans, inclinés vers les opprimés. L’un dérobant au ciel le feu salutaire, l’autre éteignant le feu ravageur dans la gueule des monstres qui le vomissaient. Le bienfaiteur appelait le libérateur. Hercule s’achemina donc, un jour, par les rochers et les précipices, vers la sommet où se tordait Prométhée. Il tendit son arc formidable, et il transperça l’aigle au vol, au moment où il s’abattait sur sa proie. Zeus laissa faire et ferma les yeux. — « Ce ne fut pas contre sa volonté, » — dit Hésiode — « que le fils robuste d’Alcmène aux beaux pieds délivra le fils de Japet, mais afin que la gloire d’Hercule, né dans Thèbes, fût encore plus grande sur la terre nourricière. Voulant honorer son illustre fils, il renonça à la colère qu’il avait conçue autrefois contre Prométhée qui avait lutté de ruses avec lui. »

Mais Zeus, en amnistiant sa victime, voulut qu’elle restât marquée du stigmate de son châtiment. Prométhée gracié dut porter au doigt un anneau de fer fait d’un morceau de sa chaîne, et dans le chaton duquel était incrustée une parcelle du roc de son pilori. Il était ainsi censé le traîner toujours après lui. Le dieu, rusant avec lui-même, pouvait dire qu’il ne s’était pas démenti.

Prométhée resta honoré en Grèce, et presque adoré, mais dans une sorte d’ombre craintive. La reconnaissance des hommes trop bruyamment proclamée envers l’ancien proscrit de l’Olympe, aurait paru offenser les dieux. Lucifer pardonné avait repris sa place dans le ciel, mais il sentait encore la foudre, et la cicatrice de sa plaie saignait toujours à son flanc. Son culte n’était qu’une hérésie tolérée. Il avait son autel à Colone dans la banlieue d’Athènes, là où Œdipe vint mourir, au seuil du bois des Furies. On eut dit un Saint équivoque, relevé d’une ancienne excommunication, mais toujours suspect, qu’on aurait logé dans une chapelle limitrophe entre le paradis et le purgatoire. Chaque année pourtant, une fête superbe, — les Lampadaphories, — réveillait glorieusement sa mémoire, en imitant la fuite du larron sublime, après qu’il eut volé le soleil. Ce jour-là, une cavalcade de jeunes gens partait au galop du Céramique pour Colone. Le chef de file agitait un flambeau ardent allumé au feu d’un sanctuaire. S’il s’éteignait au vent de la course, il le passait à son compagnon qui le rallumait en courant toujours, et celui-ci au troisième. La torche aléatoire passait de coursier en coursier et de main en main, jusqu’à ce que le vainqueur la déposât, scintillante encore, sur le sombre autel du Titan.

Telle était la légende de Prométhée, rudimentaire et contradictoire, mais renfermant en elle des trésors d’interprétation et de poésie. — Eschyle s’en empare de sa main puissante, il l’agrandit et la dégrossit, il la transforme et l’idéalise : le génie va achever le géant.