Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 9

Société du Mercure de France (p. 271-314).
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IX

VOYAGES. — CROQUIS LONDONIENS
(1872-1873)

La mésintelligence avait grandi dans le jeune ménage. À la suite de scènes fréquentes, de plus en plus aiguës, poussé par la crainte d’être dénoncé comme ayant participé à l’insurrection, le poète, facilement alarmé, soumis aux suggestions de plus en plus impérieuses de son aventureux camarade, Arthur Rimbaud, médita, combina, et réalisa un départ.

Il n’était pas question tout d’abord d’une rupture définitive, sanctionnée par une intervention judiciaire. On ne parlait que d’un éloignement temporaire, d’une retraite apaisante. À distance, les époux se calmeraient. Les motifs de querelles n’existeraient plus. On ne se souviendrait plus des méchants propos échangés, au cours de reproches, d’invectives et de hargneuses récriminations. Le temps ramènerait la paix dans la maison, disaient tout haut les beaux-parents, et tout bas ils souhaitaient que le gendre, une fois parti, ne revînt jamais. Il entrait déjà dans leurs calculs que leur fille vécût tranquille auprès d’eux. Ils ne prévoyaient certes pas la solution du divorce, permettant une seconde union, une existence nouvelle, car rien n’annonçait ce grand changement de la législation, et Naquet n’avait pas encore parlé ; mais le régime de la séparation de corps leur paraissait préférable pour leur enfant à une vie commune, pénible et inquiétante. Ils préparaient déjà les éléments d’un procès, et le départ du gendre favorisait trop leurs désirs secrets pour qu’ils missent une grande ardeur à retenir l’émigrant.

On aurait pu, on aurait dû user de plus de ménagements envers ce tempérament nerveux de poète, que surexcitaient encore des excès alcooliques. Verlaine était docile et maniable. Il se fût laissé reprendre et conduire. Il ne demandait qu’à être pardonné, réconforté, consolé, gardé. Il avait, sans doute, besoin de beaucoup d’indulgence, et l’on devait se préparer à multiplier les pardons.

Deux personnes avaient de l’action sur lui, sa mère et sa femme. Mme  Verlaine mère, trop indulgente pour les écarts de son fils, mécontente d’ailleurs des parents de sa belle-fille, auxquels elle reprochait d’avoir trop bien veillé aux intérêts de l’épousée, lors de la confection des conventions matrimoniales, chez Me  Taupin, notaire à Clichy-la-Garenne, ne s’interposa point vigoureusement et consentit au départ de son fils. Elle lui fournit même des subsides. C’était un encouragement fâcheux, cet argent. Sans viatique, Verlaine ne pouvait commencer cette existence vagabonde, qui fut sans profit, même cérébral, pour lui, et qui devait le conduire aux plus mauvais ports. Quant à la jeune femme, un peu lasse des brutalités de son mari, que suivaient, dans les énervements dus à l’alcool, des expansions trop énergiques et des exigences conjugales trop passionnées, elle soupira après la délivrance du joug marital. Elle ne fit rien pour conserver près d’elle, pour sauver cet époux dont elle se détachait. Devenue indifférente à ses projets, à son talent littéraire, à sa naissante renommée, elle ne considérait en lui que les défauts vulgaires. Dans son cœur juvénile et frivole, la désaffection complète grandissait, et le souhait de la liberté, de l’affranchissement, devenait impérieux, dominait tout autre sentiment. Ce fut là le malheur initial, et la jeune femme d’alors, aujourd’hui remariée, respectable et paisible mère de famille, eut une grande responsabilité dans les désordres de l’existence désorbitée du poète ; qu’elle me permette de le lui dire, elle que j’ai connue presque une enfant, quatre ou cinq ans avant la présentation de Verlaine, et à qui je souhaitais de loin, en août 1870, étant sous les drapeaux, le jour de la cérémonie nuptiale, célébrée au son du canon prussien, de rendre heureux, toujours heureux, le pauvre, délicat, sensitif et maladif homme de génie, qui se donnait tout entier à elle. Car il l’aimait profondément ; il l’aima toujours, il n’aima qu’elle, je dois le redire encore, et cet amour, dont la preuve se trouve en tant de passages de ses œuvres, et dans de nombreuses lettres que je possède, devait survivre aux scandales, aux violences des procédures, aux cris de haine, aux imputations calomnieuses, aux articulations diffamatoires, à pis que cela, à une seconde union, contractée et maintenue avec bonheur, sous les yeux envieux et désespérés du poète infortuné.

Loin de moi la pensée de donner tous les torts à l’épouse, froissée, meurtrie, un peu délaissée par instants, et, aux heures de crise, mal conseillée. Les querelles quotidiennes, la nervosité constante, les paroles outrageantes, les menaces même, et les scènes pénibles de toute nature que l’ivresse multipliait, lui rendaient alors la vie commune insupportable, comme disent les papiers d’avoués, et pouvaient lui faire envisager la séparation préférable, même désirable. Mais Verlaine était bon, aimant, et c’était comme un souffrant qu’il fallait le traiter. On a des ménagements pour les malades. On leur passe bien des écarts, et leurs boutades, leurs mauvais moments, sont oubliés ; leurs violences même sont pardonnées. La guérison était possible, mais il était indispensable que la jeune épouse, qu’il adorait, se fît hospitalière, garde-malade, sœur de charité, plus que cela, chirurgienne de l’âme ulcérée de son mari, et geôlière de sa chair en révolte. Elle ne put ou ne voulut entreprendre cette médication sublime.

Verlaine a lui-même douloureusement constaté le refus de soins dont il fut l’objet, quand il soupira cette plainte douloureuse et touchante des Romances sans paroles :


Vous n’avez pas eu toute patience,
Cela se comprend, par malheur, de reste ;
Vous êtes si jeune ! et l’insouciance,
C’est le lot amer de l’âge céleste !

Vous n’avez pas eu toute la douceur.
Cela, par malheur, d’ailleurs se comprend ;
Vous êtes si jeune, ô ma froide sœur,
Que votre cœur doit être indifférent !

Aussi, me voici plein de pardons chastes,
Non, certes, joyeux ! mais très calme, en somme,
Bien que je déplore, en ces mois néfastes,
D’être, grâce à vous, le moins heureux homme…


Une séparation de fait eut donc lieu. Elle ne devait pas tarder à être transformée en séparation judiciaire.

Paul Verlaine se décida à faire des voyages dans le Nord, en Belgique, et jusqu’en Angleterre, en compagnie d’Arthur Rimbaud.

Son départ, qui ressemblait à une fuite, eut un singulier prologue. Les deux compagnons firent comme une répétition de leur expédition projetée, et un matin de juillet 1872, ils se mirent en chemin de fer à destination d’Arras. Ils arrivèrent de bonne heure, et, en attendant que les personnes que Verlaine connaissait dans la ville pussent les recevoir, ils s’installèrent au buffet de la gare, où ils s’offrirent des apéritifs, l’un poussant l’autre, si bien que l’ivresse bavarde s’empara d’eux. Alors ils entamèrent des conversations extraordinaires.

Rimbaud, qui affectait une morgue précoce et un silence hautain, imagina d’épouvanter les voyageurs du buffet. Verlaine, avec bonhomie, lui fournit la réplique. Ils parlèrent d’assassinats, de vols, de vieilles femmes étranglées, et aussi de prison, de verroux, d’évasion ; ils donnèrent des détails qui parurent précis, des aperçus semblant exacts sur les maisons pénitentiaires, et cela à voix assez haute pour permettre à leurs voisins inquiets, et bientôt terrifiés, de supposer qu’ils avaient à leurs côtés, consommant dans ce paisible buffet, deux échappés de maison centrale, peut-être deux criminels venant d’accomplir un mauvais coup.

Ils jouèrent si bien leurs personnages, ils effrayèrent si complètement les honnêtes consommateurs que tout à coup deux gendarmes, prévenus soit par un voyageur, soit par le garçon du buffet, survinrent, et invitèrent les deux compères à les suivre.

Ils sortirent au milieu des clignements d’yeux, des chuchotements, des mines effarées, et la légende courait bientôt, sur le quai, et de là se répandait en ville, qu’on venait d’arrêter deux célèbres assassins. Peu s’en fallut qu’on ne donnât des détails circonstanciés sur l’âge, le sexe, la situation de leurs victimes, et les dimensions des blessures qu’ils avaient faites.

Conduits à l’Hôtel de Ville, on procéda à l’interrogatoire des deux suspects. Rimbaud, en présence du procureur de la République, reprit son aspect d’enfant et se mit à pleurnicher. Verlaine, interrogé ensuite, confirma les dénégations de son ami, et comme le procureur commençait à s’excuser, reconnaissant l’erreur des gendarmes, facile à établir d’ailleurs, Verlaine ayant sur lui des lettres de l’Hôtel de Ville, des diplômes, des quittances de loyer et autres pièces justifiant de son identité, plus une certaine somme d’argent, le poète, dont ne s’était pas encore dissipée l’excitation des apéritifs, éleva la voix. Il menaça le procureur. Il déclara, avec des regards terribles lancés au personnel judiciaire estomaqué, qu’en présence de son arrestation arbitraire, et il accentuait « arbitraire » à la façon d’un traître de mélodrame, roulant les r dans un tremblement expressif, il allait faire du bruit dans la presse, agiter ses amis républicains, qui ne laisseraient point ainsi passer cette séquestration de deux camarades, citoyens paisibles, honorables, n’ayant pas l’ombre d’un casier judiciaire. Puis il ajouta qu’il était né à Metz, qu’il avait à opter entre la France et l’Allemagne, et qu’en présence des procédés violents dont usaient les agents français, il était sur le point de se mettre sous la protection des gendarmes allemands, qui, eux au moins, n’arrêtaient que les coquins !

Cette fanfaronnade parut faire une certaine impression sur le magistrat, qui appela les gendarmes et leur dit :

— Vous allez reconduire ces individus à la gare, où ils devront prendre le premier train pour Paris.

Ceci était peut-être plus arbitraire que l’arrestation, car, du moment que les prévenus justifiaient de leur identité, qu’ils n’étaient convaincus d’aucun délit, qu’ils n’étaient ni vagabonds ni mendiants, il n’y avait nulle raison pour leur interdire, étant français, le séjour d’Arras, ni pour les ramener à leur lieu d’origine.

Verlaine et Rimbaud furent donc ramenés vers la gare. En route, ils prirent quelque nourriture, offrirent la goutte aux gendarmes, et furent embarqués dans le premier train à destination de Paris. Arrivés à la gare du Nord, ils descendirent, se restaurèrent, et repartirent immédiatement pour la Belgique, De là, ils passèrent en Angleterre, sans encombre.

De Londres, Verlaine m’écrivit de nombreuses lettres, intéressantes surtout par le pittoresque, le coloris, l’humour, et l’originalité concise des descriptions de la vie anglaise. Il me donnait aussi, au milieu de ses remarques, de ses impressions, et de ses notes linguistiques et anecdotiques, quelques indications sur ses sentiments personnels, ses travaux, ses projets. Il y faisait, en même temps, de nombreuses allusions au procès en séparation de corps déjà entamé par sa femme, sur l’insistance de ses parents.

On manque de détails sur les premiers moments du séjour de Verlaine et de Rimbaud à Londres, Voici une lettre non datée, mais qui est des environs d’octobre 1872, excusant par les nombreux déplacements des deux voyageurs l’impossibilité de donner une adresse :


Mon cher ami,

Tu es certainement au courant de toute cette affaire [son départ, la séparation de fait d’avec sa femme, procès commencé à l’instigation de la famille], car il paraît que ma femme, après m’avoir écrit lettres illogiques sur lettres insensées, rentre enfin dans sa vraie nature, qui est pratique et bavarde à l’excès. Ne demande-t-elle pas 1200 francs de pension, et ne veut-elle pas me faire interdire ? Tout ça, parce que je ne veux pas vivre sous le toit beau-paternel. Je ne voulais pas rester rue Nicolet, parce que toute ma vie, depuis que j’ai eu la bêtise d’entrer chez mes beaux-parents, toutes mes lettres, toutes mes paroles, tous mes actes étaient espionnés.

Il paraît que l’on clabaude sur mon départ avec Rimbaud. Avec ça que c’est compromettant pour un homme de voyager avec un ami ! On oublie donc qu’elle, ma femme, est restée seule deux mois à Périgueux, et que j’ignorais son adresse.

Mais à quoi bon te rabâcher tout ce que tu sais et que tu comprends aussi bien que moi ? Le fait est que j’aime horriblement ma femme… trop ! Tu m’as vu du reste, ta sœur aussi, dans ce fatal mois de février ; mais tout en souffrant, jusqu’à en évidemment mourir, je passe du moins par moins d’horreur douceâtre, c’est la pire, par moins de coups d’épingles, de piqûres de punaises, que dans cette exécrable maison Nicolet.

Je désire ardemment que ma femme revienne à moi, certes, et c’est même le seul espoir qui me soutienne encore, et Dieu sait, si cela arrive, comme elle reconnaîtra toute la sincérité de mes protestations incessantes, mais jamais plus je ne rentrerai là-dedans ! d’où toutes les taquineries, indélicatesses, crochetages de tiroirs (que c’en est un tic !) et autres menues provocations, m’ont expulsé, haineux et défiant, moi toute tendresse et toute naïveté, hélas !

Mais assez geindre ! Tu me feras le plus grand plaisir en m’écrivant. Avant de te donner mon adresse définitive, je te prierai de rédiger ainsi tes adresses à moi :

« M. Paul Verlaine, chez Mme  Veuve Verlaine, 26, rue Lécluse, Batignolles-Paris. »

Je le répète, tu me feras le plus grand plaisir, car si tu es mauvaise langue, je te crois bon ami, et tu sais que je suis le tien bien sincère ; écris-moi donc vite.

Mes meilleures amitiés chez toi.

Ton pauv’ vieux.
P. V.

P. S. — Il va sans dire que j’excepte de mes imprécations Mme  Mauté, qui fut toujours très bien, et Sivry, qui n’a qu’un tort, c’est d’être un peu lâcheur.

Je ne te donne pas notre adresse, parce que ami et moi wagonner et paquebotter insensément. Pas t’en formaliser et m’écrire vite, vite, vite ! À une prochaine occase, t’écrirai très curieux détails pittoresques, et enverrai vers nouveau modèle, très bien ; mais écris et envoie toi aussi.

Serre pinces.
P. V.


J’avais assisté, comme Verlaine y fait allusion dans cette lettre, au début de l’irritation conjugale, car je demeurais, pendant l’hiver de 1871-72, dans la même maison que Mme  Verlaine mère, 26, rue Lécluse. Là, bien souvent, je l’avais vu, revenir de la rue Nicolet, nerveux, accablé, se réfugiant auprès de sa mère, mâchant ses irritations et ruminant ses désespoirs. Il m’avait conté ses doléances, ses griefs, ses sujets de plaintes, durant de longues soirées, entremêlées de fumées de pipes, d’absorption d’une petite bière aigrelette, en bouteille, montée de chez l’épicier d’en face, et accompagnées de capiteuse littérature. Il ne dissimulait pas ses torts ; il confessait très volontiers les nombreux accès de « soulographie », comme il disait, qui amenaient des reproches familiaux et des scènes avec sa femme, mais il insistait surtout sur les mauvais procédés de son beau-père, sur les tracasseries dont il était l’objet. Bien vite la désaffection était entrée dans le cœur de sa femme. Elle faisait sans cesse allusion à une séparation ; elle témoignait hautement du désir de demeurer, sans son mari, chez ses parents, et de rompre toute existence commune avec Verlaine. Il y a un entraînement irrésistible dans ces préparatifs de rupture. On en arrive vite à envisager, comme très réalisable et très proche, une séparation qui, tout d’abord, n’apparaissait que comme problématique, presque chimérique, entravée de mille obstacles, d’habitudes de milieu, de sentiments, d’interventions légales, de partages d’actif, de règlement d’intérêts, de changement de train de vie. Ce déclanchement vital finit par se concevoir comme une opération simple et aisée. On se prépare lentement à cette grave perturbation, et l’incubation du divorce légal et effectif se fait dans la vision anticipée de la séparation. En envisageant l’époque où l’on sera étrangers l’un à l’autre, on s’accoutume à l’être, et le ménage est disloqué dès qu’on parle de le rompre.

Verlaine, cependant, en confessant ces tristes événements domestiques, avait les yeux à demi-pleins de larmes. Comme il le dit et le redit dans ses lettres, il aimait sa femme, et souffrait cruellement de la situation. Il en était évidemment en grande partie l’artisan. La douleur n’en était pas moins vive.

Il était faible ; il lui était impossible de résister aux tentations extérieures ; la boisson s’emparait de lui, et, dans l’ivresse, il n’était maître ni de ses paroles ni de ses actes. En outre, Rimbaud était venu ajouter un vigoureux ferment de division, et, comme un acide, sa présence avait rongé les derniers liens qui pouvaient unir les deux époux.

Mme  Mathilde Verlaine, profitant des relations de son mari avec Rimbaud, et tenant pour exacts des commérages colportés au sujet de l’intimité des deux amis, avait fermé la porte de sa chambre à coucher ; c’était une rupture définitive déjà. De plus, les hommes d’affaires s’en étaient mêlés. Me  Guyot-Sionnest, avoué, fut chargé d’occuper pour Mme  Mathilde Verlaine ; de son côté, Verlaine avait dû faire choix d’un mandataire, en la personne de Me  Pérard, avoué, rue Rossini.

Un des amis de la famille, connaissant les affaires, M. Istace, vieux plaideur endurci, lui avait indiqué cet avoué, et s’était chargé de suivre les phases du procès. Ce fut pour échapper à tous ces ennuis, pour changer d’air, que Verlaine résolut de s’expatrier, au moins provisoirement.

Il s’isolait depuis quelque temps déjà, ayant rompu avec bien des camarades ; il avait cessé ses fréquentations chez Lemerre. Celui-ci a dit « qu’à cette époque, — 1872, — le poète était devenu nerveux, atrabilaire, quinteux ». Il ne faut cependant pas croire, ce qui d’ailleurs eût été démenti par toutes les lettres, par toutes les appréciations de Verlaine, que le succès de ses amis lui eût porté ombrage. Verlaine ne fut jamais jaloux de personne, ni de Coppée, ni d’aucun autre des Parnassiens arrivés. L’envie lui était un sentiment tout à fait étranger Il était plutôt porté à se réjouir, comme d’un succès personnel, de la notoriété acquise par les Parnassiens, et volontiers il y coopérait par ses applaudissements. Il ne manquait jamais, chaque fois qu’un de nos camarades publiait un livre ou avait une pièce représentée, de manifester son intérêt ou sa satisfaction, même dans les moments les plus troublés et les plus accidentés de son existence, à l’étranger.

Lemerre ajoute d’ailleurs, dans cette note que reproduit M. Ch. Donos : « Il avait été des premiers à me prédire le grand succès de Coppée, mais l’alcool le rendait sujet à des colères terribles, et il fallut renoncer avec lui à toute réunion ; il se sentait observé, importun, il ne vint plus. »

J’avais répondu à la lettre de Verlaine qu’on vient de lire, en lui donnant le conseil de résister à la demande en séparation de corps intentée par sa femme. Je l’engageai à ne pas se laisser condamner par défaut, ce qui semblerait donner une acceptation des dites et griefs de sa femme, malgré le recours de l’opposition, et j’indiquais sommairement, avec une réserve que l’on comprendra, les motifs qui dictaient ces conseils. J’estimais certainement que la vie commune n’était plus guère possible entre les deux époux, et qu’à cet égard le jugement de séparation serait plutôt, pour tous les deux, un bien. Toutefois, dans l’intérêt de mon ami, prenant sa défense dans le présent, mais surtout envisageant l’avenir, je lui conseillais de résister, de contester les articulations de faits, d’exiger une enquête, en un mot, de faire tout ce qui constitue la défense sérieuse dans un procès en séparation de corps ou en divorce, surtout à raison de certaines articulations précisées par sa femme. Je redoutais qu’en se laissant condamner, il ne parût justifier ou accepter ses dires, et que créance ne fût accordée par la suite aux imputations calomnieuses portées contre lui, notamment en ce qui concernait ses relations avec Rimbaud.

Verlaine me répondit par le plus proche courrier :


Mon cher Edmond,

Par un inconcevable retard de la poste, pourtant si bien faite ici, je n’ai reçu que ce matin, dimanche 10, ta lettre du 7. Or, la poste ne fonctionne pas le dimanche en Angleterre ; impossible de te répondre plus vite que je ne le fais, c’est-à-dire de t’écrire ceci, ce soir, pour jeter à la boîte tout à l’heure. Ça partira à 5 heures du matin, et j’espère que le soir, vers 5 heures, tu auras ma lettre.

Certes oui, je vais me défendre comme un beau diable, et attaquer moi aussi. J’ai tout un paquet de lettres, tout un stock « d’aveux » dont j’userai, puisqu’on me donne l’exemple. Car je sens qu’à ma très sincère affection, tu en as été témoin cet hiver, succède un parfait mépris, quelque chose comme le sentiment des talons de bottes pour les crapauds. Et je te remercie de prendre mon parti, et je t’en félicite, cela prouve en faveur de ta vieille amitié d’abord, ensuite de ta judiciaire.

Oh ! quel déballage de bêtise, de naïveté dans la ruse, d’ignorance dans la cuistrerie ! Je te raconterai, un autre jour, mon entrevue à Bruxelles avec ma femme. Je ne me suis jamais senti disposé à psychologiférer, mais là, puisque l’occasion m’est offerte, le mémoire que je suis en train de préparer pour l’avoué sera la maquette d’un roman dont j’ordonne les matériaux présentement.

Mon cas avec Rimbaud est très curieux également et légalement. Je nous analyserai aussi, dans ce livre très prochain ; et rira bien qui rira le dernier. À ce propos, la preuve en matière de diffamation est admise maintenant en France, je crois ?

Ci-joint l’autorisation demandée.

Et maintenant… à la Tour de Londres !…


Verlaine avait l’habitude de mélanger à ses lettres, me parlant de ses affaires domestiques et de ses projets littéraires, des croquis, des aperçus pittoresques sur Londres et la vie londonienne.

Voici l’une de ces premières impressions anglaises. Elles sont simples, parfois naïves, drôles souvent, nullement pédantesques. Ces notes ultra-familières sur Londres donnent une description, par les petites choses, par les vulgarités, de la rue rapidement observées, et par les brutalités, de la vie anglaise extérieure, encore suffisamment exacte bien que plus de trente années aient passé sur ces pages du voyageur hâtif et superficiel. Elles ont un caractère original, primesautier, sincère, que reconnaîtront tous ceux qui ont visité Londres. Ce ne sont que des raccourcis, mais ils donnent le mouvement. Ces « vues » de Londres à vol, non pas d’oiseau, mais de piéton, bien souvent campé devant les bars, ne méritaient pas assurément l’importance d’une publication spéciale, les honneurs de l’édition. Consignées ici, intercalées, comme elles le furent dans la réalité, parmi les lettres missives de Verlaine, elles complètent la physionomie et la biographie du poète voyageur.


M. P. Verlaine, à Londres. Angleterre. Poste restante. (Écrire très lisiblement, et beaucoup.)

Je ne geindrai pas comme Ovide ! et j’aborderai tout de suite le chapitre : Croquis Londoniens.

Plate comme une punaise qui serait noire, London ! Petites maisons noirousses, ou grands bahuts « gothiques » et « vénitiens » ; quatre ou cinq cafés potables, et encore ! Battur en rirait bien ! [Baptiste, garçon qui nous servait à la Brasserie des Martyrs.] Tout le reste c’est des dining rooms [restaurants], où l’on ne boit pas, ou des coffee-houses, d’où l’Esprit (spirits) est soigneusement écarté. « Nous ne tenons pas d’ « esprit », m’a répondu une « maid » à qui je posais cette question insidieuse : « One absinth, if you please, mademoisell ! »

Une nuée de boys rouges frotte vos bottes du soir au matin, pour un penny. Quand ils ont obtenu, grâce à leur mélange sirupeux, ce vernis, dont Labertaudière croit avoir accaparé le secret [personnage d’un monologue que débitait l’acteur Francès chez Nina de Callias], ils lèchent positivement votre soulier, et repartent de plus belle, la brosse molle d’une pince, et de l’autre la brosse dure ! et la botte reluit, sacrebleu !…

Ici, c’est le triomphe du haillon. Impossible de rêver de loques pareilles ! Par exemple, grâce à l’abominable multiplication des petits décrotteurs rouges, il n’y a pas un immonde mendiant dont les souliers, semelles et orteils y compris, ne soient cirés comme feu Cyrus lui-même.

Je te parlais des cafés sortables, tout à l’heure ; jamais on n’a rien vu de si pauvre, de plus mal assorti : garçons idiots, sales, dorures écaillées, peintures dont rougiraient Jean de Redon et Ducornet-sans-bras, eux-mêmes.

Et les théâtres ! L’odeur des pieds montait ! Acteurs du temps de feu le vertueux Moêssard, des cris de bêtes, des actrices maigres à faire pleurer ; — dans les bals publics, aucun piston. — Le chahut seulement au théâtre. Dans le Roi Carotte, on a intercalé, en plein ballet, un quadrille de Clodoches, tenu par des femmes ! Dans les cafés-concerts, Alhambra, Grecian Théâtre, etc…, on y danse la gigue, entre deux God save. Ah ! par exemple, on y bafoue les Jésuites, et, je ne sais comment les pitres chargés de cette exécution ressemblent tous à Leconte de Lisle. C’est inouï de ressemblance.

D’ailleurs, la Tamise est superbe ! Figure-toi un immense tourbillon de boue : quelque chose comme un gigantesque goguenot débordant. Ponts véritablement babyloniens, avec des centaines de piles en fonte, grosses et hautes comme feue la Colonne [la Colonne Vendôme n’était pas encore réédifiée à cette époque], et peintes en rouge-sang.

Il fait, depuis mon arrivée, un temps superbe, c’est-à-dire imagine un soleil couchant vu à travers un crêpe gris. Mais grâce à l’inouïe circulation de voitures, cabs, omnibus, infects par parenthèse, tramways, chemins de fer incessants sur des ponts de fonte splendides de grandeur lourde, passants incroyablement brutaux, criards, les canards doivent être d’origine anglaise, l’aspect des rues est sinon parisien, — ô blasphème ! — du moins très distrayant.

À une autre lettre plus de détails ! et des dessins.

Ah ! un nota bene : tout ce que je t’ai dit relativement aux haillons ne s’applique qu’aux beaux quartiers, Regent street, Piccadilly, Leicester, Trafalgar, Mansion House. Zuze un peu quand j’aurai vu les vrais quartiers pauvres !

Au résumé, très inattendu, tout ça, et cent fois plus amusant que les Italie, Espagne et autres bords du Rhin. À un prochain courrier, détails sur les dimanches ici.

Ci-joint un poème nouveau. Qu’est-ce que ce feuilleton promis ?

Ton vieux
P. Verlaine.

J’aurai sans doute bientôt une demeure fixe : t’auras l’adresse et n’en parleras pas trop.

Ici pas vu de Français, sinon Régamey — très gentil. — Peut-être logerai-je dans l’ancien room de Vermersch, qui vient de se marier, l’insensé ! J’espère voir bientôt tous ces « bons bougres ».


D’autres lettres, même époque, donnent la suite de ses impressions anglaises.


Croquis londoniens. — Vu les mannequins de Guy Fawks, vu l’intronisation plus que royale du Lord Maire ; du dor partout, trompettes, troubades, bannières, huées et vivats.

Je profite de cette lettre pour maudire comme il faut l’abominable ox tail sup ! Fi, l’horreur ! Il y a aussi le « coffee plain per cup », mélange affreux de chicorée torréfiée et de lait évidemment sorti du tétin du père Mauté ! Most horrible ! Et le gin donc ! De l’anisette extraite des W. C.

Le poisson est horrible : sole, maquereau, merlan, etc., tout cela ressemble à de la pieuvre, c’est mou, gluant, et coulant. On vous sert avec une sole frite une moitié de citron, grosse comme un cœur de canard ; viande, légumes, fruits, tout ça bon, mais bien surfait. Bières tièdes. Les établissements de consommation anglais proprement dits méritent une description : « Au dehors c’est gentil, mais au dedans ça s’encrasse » [refrain d’opérette sur les fusils aiguilles]. La devanture est en bois couleur d’acajou, mais avec de gros ornements de cuivre. À hauteur d’homme, le vitrage est en verre dépoli, avec des fleurs, oiseaux, etc., comme chez Duval. Vous entrez par une porte terriblement épaisse, retenue entr’ouverte par une courroie formidable, — et qui (la porte) vous froisse les fesses après avoir le plus souvent éraflé votre chapeau. Tout petit, l’intérieur : au comptoir d’acajou une tablette en zinc, le long duquel, soit debout, soit perchés sur de très hauts tabourets très étroits, boivent, fument et nasillent messieurs bien mis, pauvres hideux, portefaix tout en blanc, cochers bouffis comme nos cochers et hirsutes comme eux. Derrière le comptoir, des garçons en bras de chemise retroussés, ou des jeunes femmes généralement jolies, toutes ébouriffées, élégamment mises avec mauvais goût, et qu’on pelotte de la main, de la canne ou du parapluie, avec de gros rires, et apparemment de gros mots, qui sont loin de les effaroucher. C’était hier samedi, c’est le lundi d’ici. Que de pochards ! — Hier soir, à Leicester square, une troupe de musiciens allemands faisait son vacarme devant les cafés, quand tout à coup un Anglais, ivre horriblement, s’empare du pupitre d’un des pauvres diables, et lui tape, au milieu de l’indifférence générale, à coup redoublés sur la tête, jusqu’à ce que le malheureux tombât. Arrestation, d’ailleurs.

J’oubliais de dire que les wine-rooms, alsops bars et autres mastroquets indigènes, grâce à l’acajou crû de leurs entableblements, comptoirs, et buffets, et à leurs panneaux, volets, etc., peints en vert sombre, ne sont point d’un aspect vilain, et font songer, quand on cligne de l’œil, à des fonds de Delacroix. — Aujourd’hui dimanche : aoh ! very dull ! [très triste]. Tout fermé. Nul commerce. Les boîtes aux lettres fermées aussi. Pas de décrotteurs. Les endroits où l’on mange, ouverts juste le temps de manger, soumis à de fréquentes visites, à l’effet de savoir si l’on boit du superflu !

Trop vantés les « lieux à l’anglaise ». L’eau envahit tellement la cuvette que le « visiteur » se voit et se sent éclaboussé de si terrible façon, que moi, par exemple, en présence de cette propreté latrinale, je me suis presque pris à regretter l’immonde, mais paisible goguenot de chez le père Pointu, tu sais ! [Institution Landry, rue Chaptal]. Les lieux dans les cafés s’appellent lavatory, parce qu’il y a des robinets, cuvettes, savons dans l’endroit même. Quand vous sortez, vous tombez ès-mains de jeunes garçons, qui, pour deux sous, vous brossent des pieds à la tête : j’ignore ce que, pour un peu plus, ils doivent faire aux bien informés, mais ils ont l’air formidablement suspect, avec leur petit costume collant, et leurs figures généralement charmantes.

Mais en voilà assez pour aujourd’hui. Je t’enverrai prochainement d’autres détails, plus curieux encore, mais qui demandent quelques jours encore de sérieuses études.

Nouvelle, à toi, si ça peut t’être utile pour tes journaux : rencontré Oswald, qui s’est fait statuaire. Dois le voir sérieusement demain.

Nous apprenons l’anglais peu, mais avons assez de nos quatre z’yeux pour définitivement trouver cette ville absurde et…

[Ici une citation d’une opérette que nous avions vu jouer ensemble au Théâtre Montmartre, ayant pour musicien le chef d’orchestre de cette scène alors banlieusarde, et qui s’appelait La Nuit aux amours :]


… Je connais les malins français,
Les hitalliens pauétiques.
Les cross allemands whlegmatiques,
Et les ridicules anglais…
Oh ! Oui.


Amitiés chez toi, réponds-moi bientôt.
Ton vieux,
P. V.

Que dit Sivry ? Que cancane son éponge ?

Si tu trouves l’occase et le temps de me recopier les six sonnets des Amies, tu seras béni.

Vois-tu toujours mon aimable conjointe, et quels renseignements ? Malgré une assertion du Gaulois, l’Avenir paraît toujours ici.

P. V.


Les Amies, dont Verlaine parle dans sa lettre, sont un petit recueil de vers, très libres, dont je possède encore le manuscrit original, ou du moins la copie fort bien calligraphiée, de la main même de Verlaine. Les Amies, qui figurent aujourd’hui dans son œuvre complète, tome II, édition Léon Vanier, 1899, avaient été envoyées par Verlaine à Poulet-Malassis, et elles parurent en une petite plaquette, aujourd’hui introuvable, sous le nom de « Pablo de Herlagnez ». Ce livre fut tiré à un très petit nombre d’exemplaires, dont la majeure partie fut saisie par la police ; il y eut même un jugement, dit-on, validant cette saisie. Ces sonnets, qui sont de l’ordre lesbien, sont d’ailleurs devenus inoffensifs par suite de la publication postérieure, en France, de prose et de vers de nombreux écrivains, traitant le même sujet scabreux ; mais alors c’était, même pour Poulet-Malassis, une hardiesse bibliographique.

Suite des « Croquis Londoniens » :


Londres, 1872.
Cher ami,

En attendant une lettre de toi relative à mes misérables affaires, quelques nouvelles et d’autres détails londoniens.

Vu Lissagaray ; il demeure maintenant Newman Street, 30, Oxford Street ; il doit bientôt te répondre.

Vu Matuszewicz [officier de l’armée, compromis dans la Commune] ; excellents renseignements relatifs aux journaux où écrire pécuniairement.

Aux détails ! Le brouillard commence à montrer la boule de son sale nez ; tout le monde tousse ici, excepté moi. Il est vrai que moi, tu me connais, plein de flanelle, cache-nez, coton dans l’oreille, toutes précautions aussi ridicules à Paris qu’honorables ici.

Les grogs et le punch inaugurent leur sirupeux empire, mais à moi que me chaut ? Du pale-ale, du stout encore ; aussi me portè-je aussi bien que ma pauvre tête, toute à ces vilaines manœuvres à déjouer, me le peut permettre.

Et puis, il pleut, il pleut, il pleut ! à fondre certain cœur sec que tu connais, moins, hélas ! que moi !

Aussi les théâtres regorgent.

Je vais ce soir à l’Œil crevé d’Hervé, adapté à la scène anglaise, et en anglais (Opera-comic Strand), et je t’écris ceci de Leicester square, café de la Sablonnière et de Provence, bon petit endroit que je recommande à tous voyageurs. Au moins, pas de Bordelais ni d’Italiens ; personne jamais, sinon des mangeurs, à la table d’hôte. Dans la salle où je suis, nous sommes deux buveurs d’ale.

Chapitre des femmes. — Chignons incroyables, bracelets de velours avec boucles d’acier, châles rouges comme des saignements de nez, a dit fort justement Vallès. Toutes jolies, avec une expression méchante et des voix d’anges. On ne peut croire tout le charme qu’il y a dans cette petite phrase « Old c… », cherche l’équivalent en français, adressée tous les soirs à de vieux messieurs, mieux mis que fort équilibrés, par d’exquises misses à la longue jupe de satin groseille, jaspée de boue, tigrée de consommes épandues, trouée de chiures de cigarettes. Ces propos-là se tiennent généralement dans Regent-Street, Soho, Leicester Square, et autres quartiers franco-belges. Il paraît que, dans la Cité, c’est plus pire : j’irai y voir.

Des nègres, comme s’il en neigeait, au café-concert, dans la rue, partout !

Aux vitrines des photographes : Stanley, Livingstone, Badingue, Ugénie. Oh ! que d’Ugénies ! Plus de trente-deux positions. C’est importun, parole !

Donc Daudet fait four, et Abeilard, pas. Tant mieux ! Pourtant Busnach et Clairville ont été bien cruels de marier ce dernier !

Vu enfin Vermersch, très aimable, et sa femme très charmante : ils élèvent une souris blanche. Ces communards, c’est bien d’eux !

Vu l’Œil Crevé, car je t’écris ceci trois jours après le commencement de cette lettre. Très drôle. La « Langouste atmosphérique » est remplacée par une chanson à boire que chante le bailli. La flèche en diamant est supprimée. Le rôle d’Alexandrivore est tenu par une femme. Très gai le duc d’En-face.

Vu aussi Macbeth. L’orchestre prélude par l’ouverture de la Dame Blanche, et, dans les entr’actes, joue des quadrilles d’Olivier Métra. D’ailleurs, d’assez beaux décors. Ceci à Princess Théâtre.

Oh ! mon ami ! les allumettes, ici, ça pète comme un pet, et ça ne s’enflamme jamais, entends-tu, jamais ! Il y aurait une fortune à importer, malgré leur prix, des allumettes françaises et quel service rendu aux pauvres fumeurs ! J’y songe.

Je compte entrer, sous peu de jours, dans une grosse maison d’ici, où l’on gagne assez. En attendant, je fais des travaux américains, assez bons payeurs. Enfin je végète moins que ne s’y attendaient les bons bougres de la rue Nicolet, — quoique toujours bien triste de cette révolte de ma femme, pour qui ma mère et moi avions pourtant, elle tout fait, et moi tout subi, tu le sais

Réponds-moi vite, toujours : Howland Street, 34-35 — W.

Amitiés chez toi
P. V.

Vermersch doit faire vendredi soir une conférence sur Théophile Gautier. Ça sera un beau tapage dans la presse sale.

J’y serai et t’en rendrai compte.

P. V.


Autre lettre, qui n’a d’autre importance que de signaler les sentiments des Anglais à l’égard des réfugiés de la Commune :


Je te galope à la diable quelques mots sur la conférence Vermersch. C’était au premier étage d’un public-house, sis Old Compton Street, 6 et 7, Soho. Vermersch très élégant. Il a répudié, avec beaucoup de bon goût, le facile courage d’engueuler, ici, le bonapartisme de Gautier. Toute littéraire sa conférence, très documentée, très anecdotique, et très applaudie par les très nombreux Anglais, Français, des plus distingués et des moins communards pour la plupart, lesquels disaient en sortant : « Ces coquins-là, tout de même, c’est aussi honnête que des honnêtes gens, et c’est, de plus, spirituel. » Textuel.

Cette conférence est, d’ailleurs, la première d’une série dont la seconde sera, vendredi prochain, sur Blanqui.

Tu en auras des nouvelles par ton trop négligé

P. Verlaine.


Nouveaux Croquis londoniens :


Londres, 23 septembre 1872.
Mon cher ami,

Merci de ta bonne lettre substantielle, mais mal écrite. (De grâce, soigne un peu plus tes pleins et tes déliés, par pitié pour mes pauvres œils.) Je ne te dis pas de Favarger ni de Vitaliser, mais, pour Dieu, expéditionne un peu plus lisiblement tes minutes. — C’est convenu ? —

Merci aussi pour tes compliments relatifs à mes pauvres vers (qui ont été d’ailleurs soigneusement dénoncés, paraît-il dans une « Gazette de Paris » ou un « Courrier de France » quelconque, je ne sais trop). Tu serais, si tu en avais eu vent, bien gentil de te procurer le numéro et de m’envoyer l’entrefilet sous pli. Et pendant que j’y suis, veuille donc, quand tu verras Blémont, lui serrer la pince, et le prier, de ma part, de m’envoyer les numéros parus dans la « Renaissance », de I jusqu’à… exclusivement. Je me suis abonné, et je demande ça comme prime, d’autant plus que les aimables Mauté se gardent bien de me rendre les numéros qu’on m’envoyait gratis rue Nicolet. En outre, l’abonnement pour l’étranger est de 15 francs, port en sus, et j’ai envoyé 20 francs à Blémont. J’ai donc droit, me semble-t-il, pleinement à cette collection. À la rigueur, j’en rembourserai le port. Fais à Blémont cette requête bien amicalement, car il est très aimable avec moi, et seul de mes amis, seul avec toi, il « daigne » écrire à ce « misérable » que je suis, paraît-il.

Je vois assez rarement Lissagaray, mais je pourrai lui déposer un mot, exposant tes demandes, — et ce sera fait demain. — Demain, hélas ! c’est dimanche ! Heureusement qu’il y a dans Hyde Park un meeting monstre au sujet de la police, « On Behalf of the Discharged and imprisoned Constables ») [En faveur des constables accusés et mis en prison]. Orateur, M. Georges Odger — républicain. — On y ira et t’en rendra compte. L’affiche colportée à dos d’homme porte ceci :

Caution. — Do not heed the rumour circulated to the contrary and the false reports of the newspapers. [Avis. — Ne pas faire attention aux bruits contradictoires répandus et aux faux récits des journaux.] En un mot, c’est un essai d’embauchage de la police dans le parti radical d’ici.

Il y a une curiosité inconnue, je crois, ici : c’est le Tower’s subway — c’est-à-dire un tube immergé à une cinquantaine de mètres dans la Tamise. On y descend par une centaine de marches. Et c’est littéralement un tube en fonte avec des becs de gaz à hauteur d’homme, avec un plancher large d’un demi-mètre. Ça pue, ça est chaud, et ça tremble comme un pont suspendu, avec la rumeur énorme de l’eau ambiante. Bref, on est très content d’avoir vu ça. — Mais quand on pense que c’est construit avec toute la témérité anglaise, et toute l’insouciance du danger qu’ont ces étranges gens-là, on a, quand on en est sorti, un délicieux frisson lâche. Je dois bientôt aller voir le tunnel, au sujet duquel il faut, disent les Anglais eux-mêmes, bien déchanter.

Le Tube dont je te parle est à deux pas de Londonbridge, dernier pont possible de la Tamise.

Ici, tout est petit. Sauf la Cité, vastes offices, banques, etc., sauf Southwark, énorme rue pleine d’usines et d’immenses warehouses (magasins), sauf les docks, moins beaux pourtant que ceux d’Anvers, Belgravia Square, et quelques Terminus Hôtels gigantesques, tout est petit : les maisons, à deux étages, sans toiture visible, d’en bas, les portes, les « collidors», les boutons de porte, les compartiments des public-houses, comparables vraiment à des intérieurs de grenades, les toutes petites briques jaunes des murs, lesquelles briques deviennent, au bout de très peu de temps, obscurément rougeâtres, puis tout à fait noirouffes ; tout est petit, mince, émacié, surtout les pauvres, avec leur teint pâlot, leurs traits tirés, leurs longues mains de squelettes, leur barbiche rare, leurs tristes cheveux blondasses, frisottés naturellement par la floraison des choses faibles, telles que les pommes de terre énervées dans les caves, les fleurs de serres, et tous les étiolements. Rien ne pourra dire la douleur infâme, résignée jusqu’à l’assassinat, de ces très peu intéressants, mais très beaux, très distingués misérables.

Ici, on a pour deux sous (one penny) 3 oranges, et des poires exquises incalculablement. Des grenades aussi, des pommes, etc.

Fin, pour aujourd’hui, des beaux détails londoniens.

Donne le plus possible des détails sur la « chère enfant » et son auguste famille. — Vois-tu les Sivry, encore ? — Mme  Rimbaud s’occupe très véhémentement de l’affaire. Elle croit qu’en me séparant de son fils, je fléchirais ça. Qu’en dis-tu ? Moi je crois que ce serait leur donner leur seule arme ! « Ils ont cané, donc ils sont coupables », — tandis que nous sommes prêts, Rimbaud et moi, à montrer, s’il le faut, notre virginité à toute la clique — « et ce sera justice » !

Écris-moi bientôt.

Ton vieux
P. Verlaine.


Les parents de la femme de Verlaine, cependant, arguant du séjour à Londres de Rimbaud, en compagnie de Verlaine, lançaient l’assignation en séparation de corps. Un des motifs de la demande visait l’intimité avec Rimbaud. L’articulation du grief était précise.

Verlaine voulait répondre, publier des lettres dans les journaux, convoquer des amis, saisir comme un tribunal d’honneur. Il allait, on l’a vu dans la lettre qui précède, jusqu’à réclamer une expertise médicale, à laquelle lui et Rimbaud se soumettraient. Cette offre, qui pouvait être prise au mot par la partie adverse, est à retenir. Si elle n’eut pas de suite devant les juges, elle peut servir devant l’opinion. Le silence des accusateurs absout l’accusé.

Je lui répondis en l’engageant au calme et au silence, sauf les répliques légales, voulues par la procédure. Je lui recommandais surtout d’éviter de donner trop de publicité au motif en question, invoqué dans l’assignation. On le connaîtrait toujours assez, et la malignité publique ne s’en emparerait que trop aisément.

Il voulait, dans sa fureur, se transporter à Paris, afin de trouver l’avoué de sa femme, Me  Guyot-Sionnest, rue Richelieu, avec l’intention de lui casser les reins. Je le dissuadai de cette violence, ridicule autant qu’inexécutable vraisemblablement, et lui dis que, dans un duel de procédure, les avoués se battaient pour leurs clients à coups de papiers timbrés, qu’on nommait, sans doute pour cela, des exploits. Je l’engageai tout bonnement à confier à son avoué. Me  Pérard, le soin de riposter à son confrère.

Il me répondit par la lettre suivante, où il proteste une fois de plus contre l’odieuse accusation :


Londres.

Merci de tes bons conseils, mon cher ami, je les suivrai, bien qu’il m’eût été doux de quelque peu confondre tout de suite leurs abominables calomnies, dont on me crible, dans je ne sais quel but de chantage. J’avais, à cet effet, préparé un mémoire, qui alors me servira plus tard. Là-dedans j’expose avec lucidité, et, je le crois, avec une émotion communicative, tout ce que cette malheureuse m’a fait souffrir, et tout ce qui a amené mes morosités de la fin. Quant à l’immonde accusation, je la pulvérise, pensè-je, terriblement, et en rejette tout le dégoûtant opprobre sur ses auteurs. J’y dis les inouïes perfidies de ces derniers temps, et je démontre, clair comme le jour, que toute cette affaire contre nature, qu’on a l’infamie de me reprocher, est une simple intimidation (sive chantage), à l’effet d’obtenir une pension plus grosse. Tous les illogismes, indélicatesses, mensonges et ruses, tout y passe. J’y expose, dans une analyse psychique, très sobre, mais très claire, sans phrases ni paradoxes, les mobiles hautement honorables et sympathiques de ma très réelle, très profonde et très persévérante amitié pour Rimbaud, et je n’ajouterai pas très pure, fi donc ! D’ailleurs, tu en auras connaissance au premier jour, et m’en écriras ton avis, puisque tu veux bien m’offrir tes bons offices que j’accepte de tout cœur.

Je vais m’occuper de récupérer mes hardes et bibelots qu’ils persistent à me détenir, malgré une demande officieuse que je leur avais envoyée sous la forme d’une lettre, très affectueuse, à ma femme.

Il va sans dire que si des amis continuent à hésiter, et surtout si l’on sait de quoi il s’agit dans l’assignation, je t’autorise à répéter tout ce que je dis là, et au besoin à leur montrer mes lettres, — à moins que tu ne croies meilleur de garder le silence.

J’ai reçu une bonne lettre de Blémont et de Victor Hugo, à qui j’avais écrit avant de connaître l’assignation. Faut-il sur la matière leur écrire maintenant ?

Pardon de t’occuper si longtemps de mes affaires. Je reprends maintenant mes détails londoniens.

Croquis londoniens. — J’arrive aux Dimanches à Londres, qui sont véritablement la fête du Bon Dieu : juges-en !

Jusqu’à une heure de relevée, tout fermé, tout ! De une heure à trois de très rares public-houses et dining-rooms entrebâillent, sous la réserve des courroies formidables dont je t’ai parlé déjà, et sous l’œil du policeman, qui, montre en main, surveille l’ouverture et la fermeture. De six heures à onze heures du soir, même jeu. En dehors de ces établissements, tout chôme, jusqu’aux décrotteurs indépendants, dont l’un, qui cirait mes bottines, s’est vu, ce dernier « sunday », véhémentement réprimandé par un « serpent » qui passait. J’ai dit décrotteurs indépendants, parce que les gosses rouges, que je t’ai dénoncés déjà, sont exploités par une société de charité, qui, bien entendu, leur fait passer le jour du « Lord » à adorer ce dernier. Tout chôme : postes, chemins de fer, entre l’heure des offices, paquebots maritimes, toutes les administrations sont mortes, sauf le télégraphe et les bateaux desservant la Tamise. Entre parenthèse, on y boit, dans ces bateaux, en dehors des laps légaux ; que de pochards, ce jour-là, arpentent Londres, de Woolwich à Battersea ! Mais pour manger, « il est midi sonné ». Nul théâtre, naturellement. Des prêches et des chantages de cantiques partout, en plein air, jusque dans le français (donc shocking) Leicester Square.

Ces calotinades, et autres mômeries, ont redoublé depuis certaine loi, datant de juillet dernier. Les pochards naturellement ont réclamé. Je t’envoie à l’appui une pièce où tu liras avec plaisir que plusieurs de nos confrères d’outre-Manche ont combattu le bon combat. Mais le Clergyman l’a emporté. — Et ce fut justice ! Amen !

Mais voici le comble ! Il y a dans Regent-Street un photographe-enlumineur, dont la « great attraction » est un portrait de femme, peinte en trompe l’œil, d’ailleurs très réussi, et qui, sous un rideau soulevé, semble inviter le passant à entrer. Le dimanche, rideau baissé, disparue l’ingénieuse image ! Elle ne doit pas travailler le dimanche, elle ne trompe pas l’œil, le jour du Seigneur !

Ouf ! Et dire que j’en ai encore plus à te dire sur ce précellent sujet !

Ma vie est toute intellectuelle. Je n’ai jamais plus travaillé qu’à présent, débarrassé que je suis des mille papotages, cancans, taquineries, commérages et potins, dont fut parfumé mon séjour dans cette famille. Me voici tout aux vers, à l’intelligence, aux conversations purement littéraires et sérieuses. Un très petit cercle d’artistes et de littérateurs. Et voilà qu’ils me viennent relancer dans mon quasi hermitage, et qu’il me faut faire des mémoires et des lettres à des magistrats ! Je travaille, nonobstant, bien, je me suis mis en relations avec un éditeur, et j’espère qu’avant trois semaines je pourrai envoyer à quelques rares amis, dont toi, naturellement, une petite plaquette, avec (peut-être) une eau-forte initiale, intitulée Romances sans paroles.

J’ai vu Lissagaray dans un café de Leicester Square, mais, étant très occupé après mon fameux mémoire, je ne l’ai pas accosté. Je profiterai de l’horrible loisir de dimanche (après-demain) pour lui porter ta lettre.

Un dernier détail pour finir. Si tu vois Coppée, dis-lui que tous les orgues de Barbarie gueulent sa Sérénade du Passant [Mandolinata, par Paladilhe], concurremment avec cet horrible grand air de Martha. Laquelle survivra de ces deux machines à porter le Bon Dieu d’ici en terre ? That is the question ! Diamond cut diamond ! [Le diamant coupe le diamant. — Fin contre fin.]

Ici il y a abondance de turcs : l’un d’eux, marchand de tabac, s’appelle Économidès, et d’Italiens, tous souteneurs. Les Français, euh !…euh !… en général placiers en vins, marchands de journaux, et mal élevés, sauf ton serviteur et quelques bons bougres.

Écris-moi bientôt. Mes salutations chez toi. Si tu vois ma mère, tranquillise-la, et style-la procédurièrement, ainsi que ton vieux

P. V.

Amitiés à Oliveira, Charly, Notre Nanteuil [Monnantheuil, publiciste et violoniste] et à ces messieurs de la Renaissance.

Une humble prière : écris un petit peu plus lisiblement. C’est quelquefois des pattes de chat, ton écriture !

Londres, même adresse.

Croquis londoniens. — Merci de ta bonne lettre, et des détails sur Kopp et Lya [F. Coppée] Je reprends ceux sur ici : Leicester Square est une place inculte, entourée de sales arbres, et au milieu de laquelle est un cheval en zinc, peint en rouge, et décapité de son cavalier, Georges IV, je crois, un jour de meeting orageux. On a voulu depuis replacer l’homme sur sa bête, mais la place appartient à un homme d’esprit, qui n’a pas permis ce reboulonnement, au nom de quelque chose comme un bail durable encore 45 ans. Quarante-cinq ans de joie pour l’étranger ! Là sont donc les « cafés » français, fréquentés par les seuls commis-voyageurs. Les communards sont tous égaillés dans les faubourgs, où ils se tiennent tranquilles, sauf Oudet, Landeck et Vésinier, récemment exécutés dans une assemblée générale des Proscrits, et qui font un bien bon journal, la Fédération, qu’on dit soutenu par Badingue. Est-ce vrai ? Moi je m’en f…, étant bien résolu à fréquenter le moins possible ces messieurs. Sauf Andrieu, homme très rassis et lettré, et Régamey, très gentil et très parisien, je n’ai encore vu personne de connaissance, du moins fixé ici.

Tabac immonde, ici, cigares inabordables ! Les femmes, d’ailleurs, très jolies, marchent en canards, parlent avec des voix de gabier, et ne changent jamais de chemises. Il va sans dire que je parle des femmes chic. Zuze un peu du reste !

La Cité est un quartier vraiment intéressant : une activité inouïe dans des rues assez étroites, noires, mais flanquées de belles maisons : offices, banques, entrepôts, etc. — Poussé, l’autre jour, en bateau jusqu’à Woolwich, — les docks sont inouïs : Carthage, Tyr, et tout réuni, quoi ! — Regent Street, le beau quartier, heu ! heu ! la Chaussée d’Antin du temps de Louis-Philippe : étalages de province, passants mis comme des sauvages endimanchés, peu de voitures, pas d’équipages !

En résumé, sauf son immensité, et sa très imposante activité commerciale, presque effrayante même pour tout autre qu’un parisien, Londres est un immense Carpentras — et moi qui viens de Bruxelles tant moqué, je déclare Bruxelles une très charmante ville (400,000 habitants), plus belle et plus riche en beaucoup d’endroits que Paris, regorgeant de splendides cafés, restaurants, théâtres, et autres lieux, tandis que le fameux London ne peut être aux yeux du Sage qu’un Carpentras dégingandé, je le répète, et encore peut-être calomniè-je Carpentras.

Lissagaray pas encore de retour. Dès que, porterai lettre.

Merci des bons détails pratiques. J’en profiterai, j’ai écrit à ma femme relativement au rapatriage de mes affaires. Si récalcitrante, agirai autrement.

Bien triste tout de même de toutes ces indélicatesses, grossièretés, perfidies vulgaires, et fractures récidivistes de tiroirs. Plus triste encore de cet abandon de moi par ma femme, en faveur d’un tel beau-père. Je dis abandon, puisque je n’ai cessé de l’appeler auprès de moi, et qu’elle ne m’écrit même plus, après avoir été déblatérer follement sur moi et insulter ma mère, à qui elle n’envoie même pas mon fils ! Dis tout ça aux « ébahis » d’entre nos amis.

Écris-moi souvent.

Compliments chez toi.

Cordialement
P. V.


Autre lettre, mêmes sujets.


Mon cher Edmond,

D’abord des reproches sur ton absence de lettres, — puis, avant la suite des détails londoniens, — quelques conseils que je te vais demander.

Ayant fui, Loth imprévoyant, la Gomorrhe de la rue Nicolet, sans rien du tout emporter, me voici nudus, pauper, sans livres, tableaux et tous autres objets à moi appartenant, et détenus par l’aimable famille que tu sais, sans que je sache le moyen de leur faire cracher tout cela. Veuille m’induire dans les voies amiables, s’il se peut, ou bien alors légales, de rattraper mon fade. Explique-moi ça bien.

Il y a bien l’enfant aussi que l’on voudrait m’escamoter, et qu’en attendant on cache à ma mère, qui n’en peut mais ; pour ça, comme c’est un délit atroce, point je ne pense m’est besoin de m’en remettre à autre chose qu’aux justices humaine ou divine. De cette dernière, s’il le faut, je serai le bras provoqué…

Aux détails londoniens maintenant :

Croquis londoniens. — Je travaille beaucoup. Des journaux français sérieux se fondent ici ; j’intrigue et je crois que j’en serai. Puis, je connais des négociants ; puis, bien qu’en effet peu heureux, par suite des petites sécheresses, et des énormes indélicatesses de certaines gens, me voici tout courageux et les manches retroussées. Bref, comme le prêtre marié de Barbey, je ne suis pas encore si charogne que ça !

Moins triste que sa réputation, Londres : il est vrai qu’il faut être comme moi, au fond très chercheur, pour y trouver quelques distractions ; j’en trouve beaucoup. Mais des cafés propres, nix, nix. Il se faut résigner aux immondes caboulots dits « french coffee bouses », ou alors aux boîtes à commis-voyageurs de Leicester Square. N’importe ! C’est très bien cette incroyable ville, noire comme les corbeaux et bruyante comme les canards ; prude comme tous les vices se proposant ; saoûle sempiternellement, en dépit de bills ridicules sur l’ivrognerie ; immense, bien qu’au fond elle ne soit qu’un ramassis de petites villes, cancanières, rivales, laides et plates ; sans monuments aucuns, sauf ses interminables docks (qui suffisent d’ailleurs à ma poétique de plus en plus moderniste). C’est très bien, au fond ! malgré les ridiculités sans nombre que je renonce, à la fin, à t’énumérer.

Ci-joint deux petits poèmes, à la suite de celui que je t’ai envoyé ; je me propose de les faire imprimer avec d’autres congénères, et d’un tout autre genre, sous le titre de ' Romances sans paroles, ici, dans un mois. Je compte sur toi pour réclames.

Amitiés, et écris-moi plus souvent.

Ton
P. Verlaine.

M’écrire ; Howland-Street, 34-35 (W) Londres.


Verlaine avait quitté précipitamment, et comme en cachette, la maison conjugale, ou plutôt beau-paternelle, devenue intenable. Il était parti, comme il l’a écrit à plusieurs reprises, nudus et pauper. Il avait donc laissé rue Nicolet, en sus du mobilier commun, un certain nombre d’objets tout à fait personnels, qu’il désirait récupérer. On a de ces attaches avec les choses. Souvenirs du cœur, objets familiers, bibelots qu’on est accoutumé à trouver sous le regard et sous la main, décor intime du home. Vraiment tout cet ensemble d’accessoires, souvent bien inutiles, et qui vous semblent pourtant nécessaires, tous ces bagages de l’existence qu’on s’est faite, ou qu’on a subie, prennent une place considérable dans les séparations. Ils accroissent la souffrance de la rupture et cuisent longtemps après que l’on a subi l’opération. Dans de nombreux procès entre époux en désaccord, dans les disjonctions de couples irrégulièrement liés, les revendications de ces menus biens prennent souvent autant d’importance, dans l’énoncé des griefs réciproques, que des répétitions et des réclamations d’un intérêt pécuniaire beaucoup plus grand.

C’est la privation de ces livres, de ces tableaux, de ces portraits, qui sans cesse sont autour de nous, dans ce qui est notre domicile provisoire ou durable, et qui semblent faire corps avec nous-mêmes, qui rend souvent le voyage pénible et attristant. Sans ces accessoires familiers, on se trouve désorbité, et l’on se préoccupe d’abréger le séjour en des chambres d’hôtel, où tout vous paraît étranger.

Dans la mélancolie des moroses et sombres « furnished appartments » de Londres, Verlaine évoquait les souvenirs de ses bibelots absents, et me témoignait un violent désir de les retrouver. N’étaient-ce pas les témoins de ce qui avait été son bonheur ? Il voulait ramasser les fragments de sa vie brisée.

Mme  Verlaine mère me remit la liste des objets personnels réclamés par son fils à la famille Mauté. Je la transmis, avec prière de donner satisfaction à la demande légitime de l’absent. Je crois que la plupart des articles figurant dans la liste suivante furent remis à Mme  Verlaine mère, qui, à raison des fréquentes pérégrinations de son fils, et surtout à la suite de son incarcération, dut en assurer la garde. Presque tous ces objets, à la suite de la mort de Mme  Verlaine, et de l’expulsion du logis de la Cour de Saint-François, faute de paiement, ont disparu. Bien peu se retrouvaient dans l’appartement, qui fut mortuaire, de Mlle  Eugénie Krantz, rue Descartes.

Je crois donc devoir reproduire cet inventaire de choses dispersées ; leur désignation fait mieux connaître l’existence du poète, rue Nicolet, avant son départ pour les aventures, pour l’isolement, pour la vie de triste bohème.

On remarquera qu’il n’est nullement fait mention des meubles meublants, de style d’ailleurs fort bourgeois, qui garnissaient l’appartement de la rue du Cardinal-Lemoine, où le jeune ménage habitait en 1870-71.


Inventaire des objets personnels possédés par Paul Verlaine en 1871, apportés par lui, rue Nicolet, 141, chez ses beaux-parents [écrit de la main du poète] :

Un lavis signé A. Verlaine (mon père), représentant le château de Carlsbourg (Ardennes belges), encadré.

Un portrait lithographie de ma mère, encadré.

Un portrait de moi par Henri Gros, encadré.

Un portrait de moi par Régamey, passe-partout.

Une quinzaine de photographies d’amis.

Un portrait de moi (à l’huile) par F. Bazille.

Une quinzaine de photographies de communalistes.

Un paysage par Courbet, encadré.

Un tableau sur bois, signé Monticelli.


Ces deux derniers tableaux ont acquis par la suite une grande valeur. Il est probable qu’ils ont été vendus pour peu de chose. Le Courbet était assez insignifiant, une petite marine, mais le Monticelli, acheté chez un brocanteur de la rue Frochot, alors que le peintre, devenu célèbre, était plus qu’inconnu, méprisé, avait une valeur marchande élevée à la mort de Verlaine. Léon Dierx, qui avait acheté le pareil, ou à peu près, Femmes s’ébattant sur une herbe ensoleillée, en a trouvé acquéreur à 3 000 francs.


Une sanguine représentant deux femmes entrelacées, mi-corps, encadrée.

Une douzaine de dessins japonais, dont deux dans le petit salon, au rez-de-chaussée.

Un grand dessin japonais collé sur une toile, en façon de bannière (donné à moi par M. Ph. Burty).

Un manuscrit, sous pli cacheté, intitulé la Chasse spirituelle, par Arthur Rimbaud.

Une douzaine de lettres du précédent, contenant des vers et des poèmes en prose.

Une vingtaine d’autographes (Victor Hugo, Sainte-Beuve, Laprade, Goncourt, Coppée, etc.).

Une magnifique collection de Voltaire (xviiie siècle, avec gravures) 40 volumes.

Un choix des œuvres de J.-J. Rousseau, volumes.

Œuvres de Racine (4 volumes).

Œuvres de La Fontaine (gros volumes) avec vignettes.

Un beau dictionnaire latin, en deux volumes (édition xviiie siècle).

Un dictionnaire vosgien (géographie).

Œuvres de Gongora : — texte espagnol, édition du temps, relié en parchemin.

Les Épaves, par Ch. Baudelaire (pièces supprimées de l’édition des Fleurs du Mal, après le procès).

Le Parnasse Contemporain (1866).

Les Amies, par Pablo Maria de Herlagnez [Les Amies de P. Verlaine, voir plus haut].

Les poésies de Coppée, Banville (reliures de luxe), Mérat, Valade, etc., avec dédicaces.

Victor Hugo : L’Homme qui rit, Paris, Les Châtiments.

Le Parnasse Contemporain, 1869, en livraisons.

La Lanterne, d’Henri Rochefort, édition française, en livraisons.

20 numéros du journal La Renaissance.

Prologue d’Une Révolution par L. Ménard, en feuilletons cousus.

2 eaux-fortes de Rembrandt : La Mort de la Vierge, — Prédication au Désert, encadrées.

2 eaux-fortes d’Albert Dürer : La Melancholia, — Saint-Gérôme.

Ces 4 eaux-fortes ci-dessus sont dans le petit salon, sauf Melancholia qui est dans ma chambre.

4 portraits-charges d’A. Rimbaud, par lui-même.

4 photographies du précédent.

Une reproduction photographique par Carjat du dessin de Daumier représentant le massacre de la rue Transnonnain.

Également, un dessin de Gill sur la Commune, avec dédicace.

Plusieurs livres de Vermersch. Les Hommes du jour, deux volumes. Binettes rimées. Le testament du sieur Vermersch. Avec dédicaces.

Madame Putiphar, par Pétrus Borel, édition du temps avec eaux-fortes initiales, 2 volumes.

Champavert, par le même, édition de Bruxelles, avec eaux-fortes initiales.

Fortunio par Th. Gautier, édition princeps.

Un recueil de pièces xviiie siècle, entre autres Ninette à la Cour, par Favart, avec une eau-forte initiale.

Deux habits noirs.

Un chapeau rond.

Chaussettes, chemises, etc., habits d’hiver et d’été, cols, cravates, etc.


Dans une lettre postérieure, Verlaine ajoutait à cette liste les objets ci-après :


Ma mère t’a remis la liste des bibelots qu’ils me gardent : ajoutes-y ceci :

Une Vénus de Milo, réduction Colas.

Les Délices du Brabant, 4 volumes, xviie siècle, avec une centaine d’eaux-fortes.

Un Sabbat (lithographie) de L. Boulanger.

Et écris-moi à ce sujet avec l’ordre et la marche.

Je déménagerai sans doute bientôt. En attendant nouvelles, écris-moi toujours 34-35 Howland Street W. Fitzroy. Je souligne 34, parce qu’ici les numéros se ressemblent sans se suivre par pairs et par impairs, mais papillonnent scandaleusement au gré du vent.

P. V.


Le procès en séparation, cependant, se poursuivait, et faisait, à Londres, l’objet des préoccupations constantes de l’exilé volontaire. La lettre suivante montre l’état d’âme de Verlaine, à cette mélancolique, et pas encore entièrement désastreuse époque de sa vie.


Londres, le 14 novembre 1872.
Mon cher Edmond,

Je t’écris beaucoup, parce que je m’ennuie beaucoup, et qu’il fait bon causer avec une vieille branche comme toi, surtout une vieille branche de salut, en les écœurements que voici.

Et puis, je crois utile de te renseigner sur mes derniers agissements. Rimbaud a récemment écrit à sa mère pour l’avertir de tout ce que l’on disait et faisait contre nous, et je suis à présent en correspondance réglée avec elle. Je lui ai donné ton adresse, celle de ta mère, celle des Mauté, celle de M. Istace et celle des deux avoués ; tu sais que le mien est Me  Perard, rue du Quatre-Septembre. Tu as d’ailleurs reçu mon pouvoir. — Par des retards, d’ailleurs très concevables, vu l’état de la mer, les lettres sont à présent très irrégulièrement expédiées et distribuées ; c’est encore une raison de ma loquacité.

Comment est-ce qu’on procède ? Est-ce que les deux avoués se mettent en rapport ? Cela me semble logique, afin qu’il n’y ait nulle surprise le jour de l’audience. Mais il n’y a pas de logique avec la loi, que tous sont censés connaître. Donc veuille me renseigner et renseigner ma mère. Renseigne-la aussi sur les reprises permises à l’adversaire, sur le droit, selon moi monstrueux, qu’il pourrait avoir de garder mes livres, mes vêtements et mes correspondances, papiers et souvenirs personnels. Enfin, je t’en supplie, puisque tu m’as offert ton bon concours, fais diligence autant que tes occupations te le permettront, et, quand tu m’écriras, dis-moi tous les propos, cancans.

Vois-tu toujours ma femme ? les Sivry, Carjat, Pelletan ? T’a-t-on fait part des preuves ! ! des aveux ! ! des lettres ! ! ! des projets, des arrière-pensées ? Qu’est-ce que c’est que ces gens qui sont venus chez ma mère, au sujet de Rimbaud, soi-disant ? Et cette invitation à mol adressée par le commissaire de police d’avoir à me présenter devant lui tel jour, alors que le commissaire de police, étant du quartier Nicolet, savait parfaitement, par les démarches faites auprès de lui par les Mauté, lors de mon départ de Paris, que je n’y demeurais plus ? Ma mère t’a-t-elle fait part de la très folle lettre, commençant par « ma chère maman », et signée « Anna » (qui est le nom de la bonne que j’avais, rue Cardinal-Lemoine), laquelle lettre, datée de Liège, pour Bruxelles, est parvenue à mon adresse, à mon hôtel, trois jours après le retour à Paris de ma mère, et un jour après l’apparition, à la poste restante, d’une grosse dame, marquée de petite vérole, très rouge, petite, et vêtue d’une robe couleur sombre, laquelle dame a demandé mon adresse que j’ai immédiatement donnée à l’employé ? T’a-t-elle dit aussi que, quelques jours auparavant, un Monsieur avait fait la même démarche, que, malgré les adresses données, personne ne s’est présenté à mes domiciles, lesquels d’ailleurs n’ont jamais été ignorés de mes beaux-parents ? La lettre dont je parle était complètement incompréhensible ; seulement, outre le nom d’Anna, déjà caractéristique, il y avait, follement appliqués, les noms d’Emma et de Charles. Il y avait cette expression allemande, que connaissaient ma femme et ma belle-mère : « dormir avec » ; l’écriture était visiblement déguisée, et trop pas assez retournée, pour être naturelle. Enfin, des fautes d’orthographe particulières ne me laissent aucun doute sur la provenance quelconque de cette mystification impudente. De son côté, Mme  Rimbaud, elle me l’a écrit, a reçu à plusieurs reprises des lettres anonymes contre son fils. J’attends une nouvelle lettre d’elle pour connaître leur provenance et leurs détails. Il y a, dans toutes ces circonstances, un évident filet dont les mailles doivent être et peuvent être rompues. C’est pourquoi je t’en fais part, afin que tu m’aides de toute ton amicale intuition à épousseter cette toile d’araignée.

Ci-joint trois exemplaires des vers à Bibi, imprimés hier dans l’Avenir. C’est bien vieux, déjà, tu dois les connaître [les Vaincus], mais c’est enfin d’ici. Il y en a deux pour Valade et Blémont. Si tu vois le premier, vitupère sur son silence, ainsi que le jeune Gavroche [Forain], Gros et Cabaner.

J’attends bien prochainement lettre tienne, et suis toujours tien.

P. Verlaine.

Amitiés chez toi. Félicitations sur ta traduction de Swinburne.


Dans une lettre postérieure d’un mois, Verlaine semble faire effort pour écarter de son esprit le tracas du procès. Il me reproche même de l’en entretenir exclusivement dans mes lettres. Il revient aux « Croquis Londoniens ».


Londres, 26 décembre 1872.
Mon cher ami,

J’ai, contre mon habitude, tardé à te répondre. N’en accuse que toi. Pourquoi ne me parler que de ce vilain procès, aussi ? J’admets tes préoccupations à mon égard, pour son issue, mais j’ai, je crois, les miennes qui ne m’empêchent pas, quand je t’écris, de couper le vin pur des affaires avec cette eau, qu’on pourrait dénommer « légère », en antithèse de celle de Lourdes, et qui est le cancan, le potin, j’entends le potin innocent, le cancan solus, pauper, nudus, et non la preuve… en séparation. Mais il est dit que, de cette lettre, je balaierai toute allusion à cette stupide affaire.

Croquis londoniens : hum ! hum ! nulla dies sine

Cueilli sur le carreau immonde d’une fenêtre à guillotine d’une chambre, voisine de la mienne, et écrit, avec le doigt du locataire, parmi la crasse, ceci : « Very dirty » ! [Très sale !] C’est anglais, n’est-ce pas ? Mais quoi ? ça y est depuis trois mois. N’est-ce pas chez Nicolet que je loge ? J’entends l’honnête Nicolet, celui à la corde. Rien de la rue Mauté, où je logeais, — hélas !

Les grenadiers, splendides hommes en rouge, frisés et pommadés, donnent le bras, moyennant six pence, le dimanche, aux dames. Mais c’est autre chose pour les « Horse guards », cuirassés, bottés, casqués à tresses blanches, un shilling ! dame ! Ceci m’est affirmé par un Anglais, nommé Méjamel, ami de Régamey…

Les nègres des cafés-concerts sont épatants ; le climat aussi, qui est, au moins cet hiver, d’une douceur d’ange. Rien du quartier « Angels », oh ! la ! la ! Il fait un soleil de mai, aujourd’hui.

Christmas hier ! Un dimanche plus pire, aujourd’hui, presque aussi bondieusard ! Pourtant l’oie, the Goose, est exquise. M’en être bondé, ces jours-ci, chez insulaires, with apple sauce.

Bien triste, pourtant. Tout seul. Rimbaud (que tu ne connais pas, et que je suis le seul à connaître) n’est plus là. Vide affreux. Le reste m’est égal, c’est des canailles. C. Q. F. D., et ce qui le sera, démontré, mais chut ! zut !

Je sais à peu près l’anglais, mais comme c’est drôle !

Spleen ne signifie que rate en anglais,

Bitter — bière amère (le bitter, apéritif, est inconnu).

Pale Ale n’a pas lieu.

Beef Steack n’existe pas.

All right ! ne veut pas dire : tout droit, mais : c’est bien !

If you please, absurde. On dit : Please !

Price ? Non ! On dit : How much ?

Chop veut dire : côtelette de mouton.

Water Closet est une épouvantable indécence ; on dit (aux garçons) : Deuble-you si, W.-C.

Inn, pris comme cabaret, bonne blague ; on dit : public-house, et « the public can », c’est le mastroquet.

Stop n’existe que sur les bateaux ; aux cochers, on dit : much obliged !

À propos, il paraît que ma femme se rigole chez « eux » tous les mercredis. Cependant ma mère a été en grand danger : érysipèle, et mon fils continue d’être le petit captif des Mauté.

J’exclus toute chose d’affaire en cette lettre-ci. Je t’en écrirai prochainement.

Vois-tu les Sivry ? Entends-tu des potins ?

Amitiés chez toi.

Ton bien dévoué, à qui tu vas répondre, n’est-ce pas ?

P. Verlaine.


La lettre suivante est d’un ton rasséréné : Verlaine écrit en homme qui s’est raisonné et a fini par prendre son parti. On remarquera qu’il envisage l’éventualité d’un nouveau ménage, d’un recommencement d’existence à deux, projet qu’il ne devait mettre à exécution qu’aux approches de sa mort.


Mon cher Edmond,

Tout d’abord mes félicitations à propos de la naissance d’une petite fille. Fassent les Dieux qu’elle ait un plus heureux sort que mon pauvre petit volé ! Amen !

Ma vie ici va changer. Rimbaud doit repartir cette semaine pour Charleville, et ma mère va venir ici. Sa présence auprès de moi, outre qu’elle me fera un immense plaisir, me sera très utile au point de vue de la « respectability ». Il est probable que nous louerons une petite maison dans les quartiers bon marché, qui sont très nombreux ici, de même que la vie est cent fois moins chère qu’à Paris, le climat cent fois plus sain, et l’occupation infiniment plus facile à trouver.

Alors ma vie redeviendra heureuse, et, ayant tout à fait oublié ces vilaines gens, je me referai une tranquillité, et qui sait ? peut-être un ménage. Dame ! on m’autorise à toute revanche.

Je ne vois pas, après avoir tant souffert, tant supplié, tant pardonné, alors qu’on m’attaque monstrueusement, qu’on offense ma sainte mère, et qu’on la blesse dans toutes ses affections, avec toutes les ingratitudes, je ne vois pas pourquoi je renoncerais aux joies d’un ménage honnête, bien que M. le maire de Montmartre n’y ait pas passé. Il y a seulement trois mois, je n’eusse pas parlé ainsi, mais depuis, tant d’offenses m’ont désabusé, tant de masques ont été jetés, tant de perfidie s’est cyniquement dévoilée, qu’en vérité je crains que tout ne soit bien fini, et qu’il ne me reste plus, sauf un quasi miracle, que je n’invoque même plus, dégoûté que je suis de croire encore, qu’à prendre mon parti en brave et honnête homme bafoué, mais qui saura un jour mesurer sa douleur à son définitif mépris.

Me voici, diras-tu, bien enfoncé maintenant dans l’Anglicisme, pour avoir commencé par dégobiller sur ce pays-ci tant de griefs (légitimes en partie). — Mon Dieu ! voici. Je te parlais, je crois, dans une de mes dernières lettres, de ma recherche de ce qu’il pouvait y avoir de bien ici. Je crois avoir trouvé : c’est quelque chose de très doux, d’enfantin presque, de très jeune, de très candide, avec des brutalités et des gaietés amusantes et charmantes. Pour trouver cela, il faut percer bien des puits artésiens, surmonter bien des préjugés, bien des habitudes ; — évidemment, ces gens-ci ne nous valent pas ; ils sont moins bons que nous, en ce sens qu’ils sont trop chauvins, et d’une désespérante spécialité d’âme, de cœur et d’esprit. Mais leur spécialité est exquise, et même, il y a, dans cette espèce d’égoïsme, une très grande candeur, je le répète. Leurs ridicules n’ont rien d’odieux. La famille, qui est stupide en France, parce qu’elle est faible, est ici tellement organisée que les plus bohèmes s’y laisseraient prendre. — Ces observations résultent de tout ce qu’il m’a été donné d’entendre dire, et même chanter, dans les cafés-concerts, mine admirable, en tous pays, d’information sur le vif, n’est-ce pas ? et aussi de tout ce que j’ai appris chez les quelques gens que je connais — ici. Il va sans dire que c’est sous toutes réserves, et sauf plus amples études, qui pourraient modifier mon dire, que je te griffonne ce petit morceau édifiant.

Rien de neuf ici, si ce n’est la présence, entre autres tableaux français (Manet, Monet, Harpignies, Renoir, etc.), du Coin de Table de Fantin. Nous sortons de nous revoir. Ç’a été acheté 400 livres (10.000 francs) par un richard de Manchester. Fantin for ever ! Il y a aussi une dizaine de tableaux de fleurs vendus proportionnellement aussi bien.

Je vais porter chez l’imprimeur les Romances sans paroles, 4 parties :

Romances sans paroles. — Paysages belges. — Nuit falote (xviiie siècle populaire). — Birds in the night.

Avec ceci pour épigraphe :


« En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j’étais soucieux.
Elle apparut souriante à mes yeux,
Qui l’admiraient sans redouter d’embûches. »


400 vers à peu près en tout, tu auras ça dès paru, c’est-à-dire en janvier 1873.

Envoie-moi donc ta nouvelle adresse, je l’ai perdue. Et des vers, si tu en fais encore, homme occupé.

Ton vieux fidèle,
P. Verlaine.


Rimbaud, cependant, avait quitté son ami. L’aventureux garçon, déjà pratique et fort égoïste, estimait n’avoir plus rien à faire en Angleterre. Il avait mis à profit son séjour à Londres, aux frais de Verlaine. Il avait fréquenté le British Museum, autant que les tavernes, s’était initié aux mœurs britanniques, avait appris l’anglais, acquis de plus de l’expérience, et fait comme un apprentissage de sa future carrière d’explorateur, de commerçant, d’homme d’affaires. Ce séjour à Londres lui fut fort utile. C’est là qu’il se mua en homme pratique, qu’il devint apte aux choses de commerce.

Verlaine, séparé de celui qu’on considérait comme son inséparable, fut saisi par l’ennui, dans son isolement londonien. Il cessa de m’adresser ses croquis humoristiques. Il souffrait d’une double nostalgie. L’éloignement de Rimbaud le laissait tout entier à ses pensées, le livrait à l’ennui, et le souvenir de sa femme, les soucis du procès en cours, lui rendirent plus intolérables la solitude et l’exil. Il tomba malade et pensa mourir. Il télégraphia à sa mère, à sa femme et à Rimbaud, les suppliant de venir. Il me fit part, seulement quelques jours après, de sa maladie et de son désarroi, n’ayant pas eu, dit-il, ma nouvelle adresse, qu’il me réclamait dans sa dernière lettre.


Londres, samedi.
Mon cher ami.

Si je ne t’ai pas écrit, c’est par l’unique raison que j’ignorais ta nouvelle adresse, sans quoi tu eusses reçu, voilà huit jours, en même temps que les deux ou trois que je considère comme mes amis sérieux, une espèce de lettre de faire-part, où je leur faisais mes adieux.

En même temps, je télégraphiais à ma femme de venir vite, car je me sentais positivement crever. Ma mère seule vint, et c’est d’elle que je tiens ton adresse nouvelle.

Deux jours après, Rimbaud, parti d’ici depuis plus d’un mois, arrivait, et ses bons soins, joints à ceux de ma mère et de ma cousine, ont réussi à me sauver cette fois, non certes d’une claquaison prochaine, mais d’une crise qui eût été mortelle dans la solitude.

Je te supplie de m’écrire. J’ai bien besoin de témoignages amicaux. Dis-moi où en est le référé ?

Je m’occupe de mon petit volume, seulement j’aurais besoin d’un type. Veuille donc m’acheter un exemplaire des Fêtes Galantes, et me l’envoyer vite. Je te rembourserai immédiatement.

L’heure me presse, et d’ailleurs ma faiblesse est extrême.

Je te serre la main.
P. V., toujours à Howland Street,
34-35, W.


Inquiet sur l’état physique et moral de mon ami, je m’empressai de lui écrire. Il me rassura en ces termes, où l’amertume domine, mais qui cependant indiquaient plus de calme et une reprise d’énergie :


Mon cher ami.

Merci bien de ta cordiale lettre. Mon mieux continue, bien que ma santé soit toujours très précaire, au point que je crains — dirai-je que je crains ou que j’espère ? — ne vivre plus bien longtemps.

D’ailleurs, on m’a cassé ma vie par mille cochonneries perfides et grossières, et sans être positivement une sensitive, tout ça m’a tué par degré. Aussi ai-je, à présent qu’on m’a bien abreuvé, que j’ai tout tenté pour guérir ma malheureuse femme de sa folie, — sinon la sérénité, du moins la résignation d’un juste. Je ferai donc le procès puisqu’on m’y accule, je poursuivrai l’action en référé (occupe-t’en dès que tu pourras) — et, en attendant, je travaillerai mordicus ! Je n’attends que les Fêtes Galantes pour livrer mon petit bouquin à l’impression. Veuille me les envoyer au plus vite.

Quel que soit mon désir d’apprendre l’anglais, et bien que Paris me répugne immensément, je suivrais ton conseil d’y retourner, si je n’avais la certitude que j’y courrais les plus grands risques. Outre les « attentions » officieuses des gens de la rue Nicolet, j’ai les preuves qu’on poursuit, de par l’autorité militaire, tout ce qu’a épargné la justice civile. Je les tiens, ces preuves, d’un employé (ancien) de mairie, qui n’a échappé que par sa fuite, ici, à un mandat d’amener contre tous ceux qui sont restés.

De plus, et ceci pour ta gouverne, il se pourrait très bien que les troubades revinssent sur les jugements civils. La mort du grand homme [Thiers] crie vengeance, et les Gaveaux restant [le commandant Gaveau, qui requit devant les conseils de guerre] tiennent à honorer ses mânes en tapant sur le tas encore pas emprisonné des communards. Ceci est également très sérieux, et je te colle ce renseignement à titre de remerciement de tes conseils, qui sont excellents d’ailleurs, et que je me propose de suivre dès que prudence m’y autorisera.

Écris-moi toujours à la même adresse, et crois-moi bien

Ton dévoué vieux
P. V.

— À propos, — pourquoi diable, au Rappel, écrit-on toujours Chiselhurst ? C’est bien positivement Chislehurst, ainsi que l’écrivent d’ailleurs tous autres journaux.

Amitiés, ma mère se joint à moi.


Mme  Verlaine mère, qui était venue voir son fils malade à Londres, allait repartir. Elle l’engageait fortement à revenir en France. Elle le rassurait, — d’après mes avis, et celui d’amis consultés, — sur les dangers d’une poursuite politique, et elle lui donnait à entendre qu’une réconciliation avec la famille Mauté était possible.

Verlaine hésitait. Le départ de sa mère, qui allait le laisser de nouveau isolé dans la bruyante solitude londonienne, car Rimbaud était retourné à Charleville, l’engageait à rentrer en France.

Il m’écrivit à ce sujet, au commencement de 1873, me faisant part de certaines appréhensions à l’égard de l’accueil qu’il trouverait à Paris :


Mon cher ami.

Je profite du retour de ma mère à Paris, pour te faire parvenir ces mots.

Voudras-tu, quand tu me répondras, me renseigner sur ces divers points :

J’ai l’intention de bientôt retourner à Paris, afin de terminer moi-même toutes ces affaires. Je compte sur ton concours en cette besogne, d’autant que tu connais ma prodigieuse inexpérience. Seulement, je voudrais connaître les êtres, je veux dire, et tu vas me comprendre, savoir un peu qui est, ou fut, pour ou contre moi, parmi les camarades, afin d’éviter tout impair, et de savoir à qui je dois tendre la pince.

Écris-moi donc bien en détails là-dessus. Dis-moi encore s’il n’y a pas moyen d’accélérer les choses, ça finit par être ridicule, d’autant plus que ma défense est si simple. La négation pure et simple de tout, le défi de fournir une preuve ou un témoin, enfin cette suprême chose : il m’est impossible de rester chez les Mauté, et ma femme a préféré tuer son ménage que de me céder sur ce point.

Écris-moi encore cela. Et réponds-moi vite. Envoie-moi donc les Fêtes Galantes.

Je t’en écrirai plus long bientôt.

P. V.


Il devait quitter Londres prochainement, départ motivé sans doute par son état de santé et le besoin de changer d’air, mais, au fond, il espérait qu’en Belgique sa femme consentirait à une entrevue, et que, dans ce milieu nouveau, où elle se trouverait avec lui, loin de l’influence de sa famille, et des souvenirs de la rue Nicolet, la désunion cesserait. Les pièces du procès en cours étant anéanties par suite de cette réconciliation, la vie commune pourrait reprendre. C’était une illusion, assurément, mais elle décida Verlaine à s’éloigner de l’Angleterre, au commencement du printemps de 1873, pour se rendre à Jehonville, dans le Luxembourg belge, chez une tante paternelle, Mme  veuve Évrard.