Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 6

Société du Mercure de France (p. 170-207).
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VI

CHEZ NINA. — LE PARNASSE CONTEMPORAIN
(1868-1869)

Mme  Nina de Callias était, en 1868, une jeune femme de vingt-deux à vingt-trois ans, petite, dodue, vive, spirituelle, névrosée, quelque peu hystérique, fort avenante, et qui a laissé une réputation, justifiée d’ailleurs, d’excentricité, d’outrance et de franche hospitalité. Elle se plaisait à réunir, vers la fin de l’Empire, dans son appartement, assez modeste et simplement meublé, dépendant d’une belle maison, d’apparence bourgeoise, rue Chaptal no 17, des jeunes gens de la littérature, des arts et de la politique, attirés par la gaieté et le sans-façon du logis, retenus par l’amabilité de l’hôtesse. On s’y retrouvait entre camarades. Un club sans apparat, sans baccarat aussi. On montait « chez Nina » jusqu’aux heures les plus tardives, certain d’y trouver gaie compagnie. On venait, soit en passant, soit exprès, entendre des vers, échanger des nouvelles, dire du mal du gouvernement ou des hommes de lettres arrivés, selon que l’on appartenait au clan politique ou au cénacle littéraire, car les deux groupes fraternisaient, sans se mêler absolument. J’appartenais aux deux, en ma double qualité de parnassien et de journaliste républicain, récemment condamné.

Ah ! quelle étrange petite fée que cette Nina, si folle, si rieuse, si avenante, et dont nous avons tous conservé le meilleur souvenir. Verlaine a dit d’elle : « Plusieurs d’entre nous fréquentaient chez l’admirable Nina, de qui j’ai parlé, deci delà, insuffisamment, nature d’artiste que son feu dévora prématurément. »

Elle était très bonne musicienne, jouant du piano en virtuose, composant aussi, mais rarement, et ne nous accablant pas de l’audition de ses nocturnes ou de ses caprices de concert. Elle adorait les vers, et avait ce mérite de n’en pas faire. Ardente à tout apprendre, fiévreuse de tout pratiquer, infatigable et complexe, elle devançait nos sportives contemporaines actuelles.

La première fois que je la vis, elle portait plastron et jupon court, et prenait une leçon d’armes avec un prévôt du bon maître Cordelois. Elle se passionnait pour tout : politique, littérature, philosophie, et aussi pour les mathématiques, le spiritisme ; la magie surtout l’attirait. Quand le maître en fait d’armes la quittait, le professeur de kabbale entrait donner gravement sa leçon, en attendant les gammes et les exercices sur le grand piano d’Érard. Elle avait rencontré Henri Rochefort à Genève, et avait conçu pour le célèbre pamphlétaire une amitié, qui, les circonstances s’y prêtant, aurait pu dégénérer en un sentiment plus positif. Elle écrivait, en souvenir de lui, sur du papier avant pour vignette une lanterne.

Cordiale et familière avec tous, on ne lui connaissait pas d’amant en titre, au moins dans les premières années de sa vie bohémienne. Charles Cros, le poète du Coffret de Santal, l’inaugurateur des monologues (le Hareng saur), et l’inventeur, avant Edison, du phonographe, était très assidu auprès d’elle. Il remplissait comme des fonctions de secrétaire officieux, d’intendant, et passa pour être du dernier bien avec elle. Avec sa tête crépue et sa physionomie négroïde, le fantaisiste et ingénieux Charles semblait mal préparé pour l’emploi des amoureux. Je crois que tout son rôle fut celui d’utilité. Bazire, un singulier garçon, au bégaiement intermittent, collaborateur de Rochefort à la Marseillaise, puis l’Intransigeant, républicain convaincu, et qui fut poursuivi pour avoir invectivé l’empereur Napoléon III, aperçu se promenant sur la terrasse des Tuileries, auprès du Pont-tournant, lui fut également attribué comme amoureux en pied. Peut-être cette supposition devint-elle exacte, par la suite, à une époque où je perdis de vue Nina, quand, après la guerre, elle alla habiter à Batignolles, rue des Moines, et qu’elle se fit appeler Nina de Villars.

Elle était fille d’un avocat de Lyon, M. Gaillard. Elle avait possédé une assez belle fortune, dont il lui restait une vingtaine de mille livres de rentes assurées, qu’elle dépensait jusqu’au dernier sou. Heureusement ces rentes étaient à l’abri, quant au capital. Elle vivait en compagnie de sa mère, qui était, je crois, titulaire de la majeure partie de l’avoir commun. Une physionomie étrange que cette Mme Gaillard, toujours en deuil, sombre, impassible, et comme inconsciente, au milieu de nos plus forts tapages, qu’elle semblait ne pas entendre. Elle se tenait comme une momie au milieu de nos rondes. Tout tournoyait autour d’elle, indifférente et comme aveugle et sourde. Elle n’approuvait ni ne blâmait nos excentricités les plus osées, qu’elle paraissait ne point voir. Elle avait pour compagnon perpétuel un horrible singe, qui, réfugié sur son épaule, nous faisait des grimaces et parfois nous montrait son derrière. Ce singe représentait le philosophe assistant à l’orgie, dans le tableau de Couture.

Nina avait été mariée, oh ! peu de temps, à un journaliste connu, et qui fut brillant, Hector de Callias. Un type aussi ce mari, et un excentrique comme sa petite femme, qu’il ne sut ni apprécier, ni rendre heureuse, ni conserver. C’était un absinthier de premier rang. Il réalisait parfaitement, pour les bourgeois l’apercevant attablé au Rat-Mort ou à la Nouvelle-Athènes, la caricature du bohème de lettres, telle qu’elle a été tant de fois esquissée.

Hector de Callias ne manquait ni d’esprit ni de talent. Il avait su marquer sa place, au milieu de nombre de journalistes réputés ; au Figaro, Villemessant s’était intéressé à lui, et, dans son testament, il lui avait laissé une petite rente, qui lui servait à manger, à boire pour dire le vrai.

Quand sa femme mourut, Hector de Callias, bien que n’ayant conservé aucune relation avec elle, crut bienséant de suivre le convoi. L’enterrement avait lieu du côté de Montrouge. Très digne, Callias, en habit noir avec la cravate blanche de rigueur, conduisit le deuil et fit les honneurs de la cérémonie funèbre aux rares assistants, stupéfaits par l’apparition de ce mari revenant.

La pauvre Nina avait fini par succomber à la suite des surexcitations de toute sorte, des veilles et des excentricités qui étaient, chez elle, les conditions normales de l’existence. Le personnel de ses soirées bizarres de la rue des Moines n’était plus celui de la rue Chaptal. Les habitués d’avant la guerre étaient devenus académiciens, décorés, célèbres, rangés, ou défunts, et sauf Léon Dierx, Sivry et quelques autres, aucun des anciens ne fréquentait plus la nouvelle maison de la vieille, que Catulle Mendès a décrite. Les décadents, les mystiques, les magnifiques, coudoyaient les fumistes poétiques des brasseries à guignols, et de vagues anarchistes y venaient causer de bombes inédites et d’explosifs nouveaux, en faisant sauter les bouchons du champagne à trois francs, qui coulait, comme par le passé, à flots. L’infortunée Nina eut la cervelle à la fois brisée par toute cette trépidation ambiante, et sa raison, avec tout le ressort de son âme, se cassa dans cette bousculade où elle s’était jetée, et où on l’avait maintenue. Elle se saoulait de tapage, elle, musicienne délicate, comme son mari d’alcool frelaté. Elle est morte démente.

La présence de ce mari, dont elle était séparée depuis de longues années, étonna mais n’indigna personne. On n’était ni formaliste ni bégueule, chez Nina, et puis, on supposa qu’à ses derniers moments, entre deux crises, la pauvre aliénée avait témoigné le désir de revoir celui dont elle avait porté le nom. Callias, d’ailleurs, se conduisit en parfait gentleman, durant toute la cérémonie. Ceux qui ignoraient l’histoire de ce singulier ménage pouvaient croire que c’était un veuf affligé rendant les derniers devoirs à son épouse regrettée.

Les obsèques terminées, c’est-à-dire le petit cercueil d’enfant, contenant la pauvre poupée, descendu dans la terre, Callias, sans tenir son rôle jusqu’au bout, et sans se placer dans l’alignement classique de l’allée funèbre, afin de recevoir la poignée de main de condoléance des assistants se retirant, s’éclipsa le premier, à travers les tombes. On admit, le monde n’est pas toujours malveillant, que ce rapide éloignement était affaire de convenance, vu sa situation d’époux séparé. Ce fut Charles Cros qui le remplaça dans la distribution cérémonieuse des poignées de mains.

On se trompait sur la cause de la dérobade du mari inopinément revenu le jour de l’enterrement. Callias avait faussé compagnie uniquement parce qu’il avait soif. Une journée pareille altère. Et puis, durant cinq heures qu’on était sur les rangs, à l’église, en route à travers Paris, et au cimetière, il n’avait pas humecté son gosier. Pareille sécheresse lui était inconnue depuis de bien lointaines années. Résolu à demeurer correct jusqu’au bout, il avait résisté à la tentation de quitter, en chemin, le convoi, pour se faire servir une verte à l’un des innombrables cafés, débits, liquoristes, aperçus, ironiques et provocateurs, tout le long de l’itinéraire des Batignolles à la porte d’Orléans. Mais il était à bout de résistance. Aussi, la morte confiée à la terre, s’était-il hâté de quitter la nécropole et de courir au plus prochain comptoir, à la sortie du cimetière, afin d’étancher sa soif de naufragé.

Trois jours après, on le rencontrait, vers deux heures du matin, dans le quartier Pigalle, festonnant consciencieusement, haranguant les becs de gaz, et toujours en habit noir, avec une cravate qui avait été blanche. Il n’était pas rentré chez lui depuis la cérémonie funèbre, et il n’avait atteint son quartier qu’après des étapes prolongées au Quartier Latin, aux Halles, au faubourg Montmartre, dans tous les débits rencontrés sur sa route : au retour, se dédommageant de l’abstinence de l’aller.

Il arrivait rarement à Hector de Callias de se griser en tenue de soirée. C’était un ivrogne professionnel, avant des habitudes et des procédés. Quand il avait touché sa pension au Figaro, il se préoccupait de la façon dont il rentrerait, sa visite faite aux cafés et comptoirs du quartier Pigalle. Il serrait soigneusement ses vêtements propres, de coupe élégante, se costumait d’un pantalon de velours et d’une veste de chasse côtelée, râpée, et se coiffait d’un feutre mou. C’était l’uniforme des cuites.

Après cet enterrement prolongé, Hector de Callias déserta de temps en temps le quartier Pigalle. Il avait pris goût aux caboulots du Quartier Latin, appréciés en revenant du cimetière de Bagneux, où il faisait si soif. Dans ces déplacements bachiques, il se rencontra avec Verlaine. Tous deux fraternisèrent, le verre en main, et insensiblement ils parlèrent de leurs épouses : l’une morte, l’autre divorcée. Alors ils échangèrent leurs regrets, leurs larmoiements et leurs invectives, car ils les maudissaient, en même temps qu’ils les regrettaient, ces disparues. Ils avaient l’œil humide à ces ressouvenirs, et au battement de la purée verte par l’eau perlant, larme à larme, du morceau de sucre, disposé sur la spatule ajourée, ils étaient sur le point d’ajouter de vrais pleurs.

De temps en temps, Hector de Callias allait faire, sur l’ordonnance d’amis médecins, inquiets de son état de délabrement, une sorte de cure à la campagne, respirant l’air frais et buvant du lait. Cela allait bien pendant quelques jours, puis, tout à coup, il désertait la ferme, entrait dans un cabaret, se faisait servir une verte, et, ainsi mis en haleine, se jugeant guéri, il reprenait aussitôt le train pour Paris, où il retombait dans ses absorptions alcooliques. C’est au cours d’une de ces cures intermittentes, à Fontainebleau, qu’il a succombé, frappé d’une congestion. C’est probablement le lait qui l’a tué. Il n’avait pas l’habitude.

Le salon de la rue Chaptal, dont Verlaine fut l’un des assidus, était composite et éclectique. On y était admis facilement et difficilement à la fois. Il fallait être de la troupe, apprenti académicien ou élève tribun, peu importait votre qualité littéraire, artistique ou politique, mais il fallait en avoir une. Tout bourgeois était éconduit, et, s’il parvenait à se glisser, n’y revenait plus, tant il était l’objet de brimades, dont quelques-unes raides, intolérables même.

On disait, entre jeunes poètes, artistes, peintres, journalistes, politiciens de Montmartre, du café de Madrid, du café de Fleurus : Allons chez Nina ! Et l’on partait tout à coup, en bande. Ainsi organise-t-on une partie de plaisir de nuit, une visite « dans le monde » ou « à la sous-préfecture » en province, après la manille au café, quand les établissements réguliers vont clore leurs volets et renvoyer les clients. Il n’y avait pas d’heure pour sonner chez Nina. La porte était ouverte toujours, et la nappe mise en permanence. Il y avait trois canapés, souvent occupés, après le départ du gros des habitués ; c’était le lit de repos de ceux qui habitaient loin, craignaient la rentrée trop matinale, ou la sonnerie trop tardive aux oreilles récalcitrantes de cerbères peu complaisants. À quelque heure qu’on se retirât, on n’était jamais le dernier. Je n’ai jamais pu savoir à quel moment Nina, enfin seule, se mettait au lit et goûtait un repos bien mérité.

Les notoriétés naissantes, les célébrités de l’avenir se coudoyaient chez Nina. On y voyait, avec son masque de premier consul, François Coppée récitant, d’une voix dolente, ses Intimités. Léon Dierx, évocateur des îles poétiques, secouait sa belle chevelure noire, en déclamant ses Filaos. Charles Cros décrivait, d’une voix moqueuse, les oscillations du hareng-saur, suspendu à un mur nu, nu, nu, au bout d’un fil long, long, long, conte imaginé pour amuser les enfants petits, petits, petits. Anatole France, Mendès, Mérat, Valade, tous les habitués du salon Ricard se retrouvaient là ; Charles de Sivry, toujours au piano, improvisait, Dumont modulait des airs hongrois sur le zither, Francès, l’excellent comique du Palais-Royal, au masque finaud de curé campagnard, débitait, en enflant la voix et en faisant rouler les r aussi férocement qu’il lui était possible, comment on avait pris Sarragosse. Henri Cros, le sculpteur cirier, modelait, dans un coin, silencieux, la petite tête de la maîtresse de la maison. Villiers de l’Isle-Adam grimaçait et scandait les plus imprévus apophtegmes du Dr  Tribulat Bonhomet, Prudhomme épique et Homais monstrueux.

Dans le clan des politiques, on voyait Abel Peyrouton, l’un des fondateurs des réunions publiques du Pré-aux-Clercs et de la Redoute, avocat nerveux, à la parole saccadée, au geste autoritaire, qui venait de prononcer une vigoureuse harangue sur la tombe de Baudin, récemment retrouvée, perdue parmi les sépultures du cimetière Montmartre. Cette trouvaille, la souscription au Réveil, et le procès retentissant fait à Charles Delescluze furent le point de départ de la fortune oratoire et politique de Léon Gambetta. On comptait encore parmi les habitués rouges : le gros et bon Émile Richard, rédacteur au Réveil de Delescluze, futur président du Conseil municipal ; Gustave Flourens, apôtre révolutionnaire destiné à une fin tragique, à Chatou, sous le sabre d’un gendarme ; Raoul Rigault, le fameux procureur et préfet de police de la Commune, qui, à souper, volontiers se chargeait de découper le jambon rose, maniant avec amour le grand couteau, comme s’il eût brandi le glaive légal sur le cou des réacs. Il proposait un toast à Chaumette ou à Anacharsis Klootz, entre un pantoum de Mallarmé, une fête galante de Verlaine, récités par les auteurs, ou la valse des Sylphes jouée par Ferdinand Révillon, pianiste et agitateur populaire, plus tard directeur des douanes, sous la Commune.

Les amusements étaient variés et comportaient les genres les plus divers. On improvisait des charades. Jeanne Samary, la future Martine du Théâtre-Français, ouvrait l’écrin de sa bouche rieuse, en débitant des fragments lu répertoire. Son rire excessif cascadait comme sous la détente d’un ressort. Catulle Mendès, secouant sa blonde chevelure, chantait lentement et gravement « les vaches au flanc roux qui portent les aurores ». Coppée parodiait Théodore de Banville. On faisait des imitations des comiques à la mode, Gil Pérès, Lassouche, Brasseur. On narrait des scies militaires, bien antérieures au répertoire de Polin, qui les a reproduites. Enfin, on psalmodiait des complaintes, et l’on entonnait des Noëls burlesques, sorte de revue où les événements de l’année défilaient en couplets de vaudeville. Le salon de Nina fut en quelque sorte, par l’ironie, la fantaisie, la blague et la rosserie des poèmes, chansons, saynètes, qu’on y fabriquait avec une verve joyeuse, le prédécesseur, l’ancêtre du Chat Noir.

On y entendit même un spécimen de cette littérature argotique, qui devait, un temps, obtenir si grande vogue et faire la réputation d’Aristide Bruant et de son cabaret. Ce fut Verlaine qui donna cette première note brutale et populacière, dont par la suite on devait abuser : mais alors les marlous et les escarpes n’étaient point célébrés dans la langue des dieux. Cette bizarre et tout à fait exceptionnelle pièce de vers, dont j’ai l’original, agrémentée d’un dessin à la plume, de Verlaine, représentait le personnage dont il est question, avec le costume de l’emploi, pantalon à carreaux larges, veston ouvert, chemise bouffante, cravate à nœud marin, casquette haute. Le gaillard était campé les mains dans les « profondes ». Cette charge, texte et dessin, fut sans doute inspirée par une promenade nocturne que nous fîmes, Verlaine et moi, vêtus de blouses et coiffés de casquettes à pont, achetées chez le fournisseur ordinaire des gentilshommes de la Villette, le chapelier Desfoux, rue du Pont-Neuf. Il nous avait pris fantaisie d’explorer les bals et les bouges du Combat et de Ménilmontant. Au bal Gelin, alors chaussée de Ménilmontant, Verlaine, avec sa face camuse, ses jeux perçants, son aspect étrange, eut un succès de terreur auprès des habitués des deux sexes. On le prenait pour un « mec » qui ne devait pas hésiter à jouer du couteau. On avala des saladiers de vin bleu avec deux ou trois danseuses de ce bal, où d’ailleurs on ne levait pas la jambe, où la gaîté avait quelque chose de morne, de contraint, où tout se passait, en apparence, paisiblement, patriarcalement, sous l’œil sévère des gardes municipaux, choisis parmi les plus râblés et les plus énergiques du corps. Grâce à ma connaissance de l’argot, nous pûmes soutenir assez bien nos personnages, et ne pas laisser supposer, ce qui pour la sortie aurait pu présenter quelque danger, que nous fussions des agents déguisés. Verlaine parlait peu ; il observait, fumait et buvait, oh ! solidement. Tout se passa sans autre incident qu’un colloque inattendu, au moment où nous allions quitter le bal, avec un maigre, blême et minable gamin, d’une quinzaine d’années au plus, qui, un éventaire accroché au cou, offrait aux clients des pommes, des oranges, des berlingots et des sucres d’orge.

— Allume, dit-il au poète, très bas, d’une voix rauque, à gauche de la gonde, y a d’l’arnacle…

Et il ajouta, encore plus sourdement :

— Je suis rien fauché, vieux, r’file-moi un patard.

Verlaine demeurait perplexe, un peu inquiet. Heureusement j’avais compris. « Regarde, avait dit, en son langage imagé, le jeune voyou à l’auteur des Fêtes galantes, qu’il prenait décidément pour un confrère de marque, à gauche de la porte, il y a de la police secrète. » Et pour prix de son avis, qui était peut-être une rouerie pour nous « estamper », car le jeune drôle pouvait nous avoir dévisagés et reconnus pour des « pantes », sous nos déguisements de « mariolles », il avait ajouté : « Je suis sans argent, donne-moi deux sous. »

Je « r’filai » à notre avertisseur les dix centimes sollicités, et j’entraînai vivement Verlaine, par un couloir à peine éclairé, vers la sortie. Sur le boulevard extérieur, après avoir allumé nos pipes, nous nous donnâmes le plaisir de cheminer au milieu de nombreuses filles apostées le long des arbres. Quelques-unes, en passant, croyant sans doute nous reconnaître, et nous prenant pour des « aminches en ballade », nous faisaient des signes d’intelligence, auxquels nous répondions amicalement, d’un geste suffisamment protecteur. Parvenus à proximité du café du Delta, abrités par la baraque d’une marchande de journaux, nous dépouillâmes nos blouses, et nous fîmes une apparition modeste, avec nos casquettes nous donnant l’aspect, non plus de « terreurs » en expédition, mais de paisibles consommateurs venus en voisins. Verlaine d’ailleurs était connu en cet établissement, et sa présence, pas plus que sa coiffure, ne pouvaient attirer l’attention.

La suite de cette équipée, renouvelée des pérégrinations aux tapis-francs de la Cité du héros des Mystères de Paris, avec cette différence qu’aucune Fleur-de-Marie ne se présenta à notre vue, nous n’étions du reste pas venus au bal Gelin pour y dénicher, comme le bon prince Rodolphe, de virginales prostituées, fut la pièce argotique : l’Ami de la Nature. Récitée chez Nina, elle eut un grand succès d’originalité et de pittoresque. Le genre était alors complètement nouveau, et la littérature montmartroise n’était pas inventée.

Cette pièce vient d’être publiée dans le volume complémentaire des Œuvres complètes.

Cette chanson n’ajoutera rien à la gloire lyrique de Verlaine. Elle affirme un des éléments de son caractère et de son talent : l’ironique et funèbre gaîté.

Chez Mme  de Ricard, après les vers, après les charades, quand, vers une heure du matin, s’éclaircissaient les rangs des habitués, fréquemment nous passions dans un petit salon, et là, autour d’un guéridon, recouvert d’un châle, nous faisions une partie, peu chère, mais attrayante, au point de nous retenir parfois jusqu’à l’aurore loin de nos dodos. Nous jouions le plus souvent un jeu de hasard tout à fait démodé, oublié aujourd’hui, le lansquenet. Très rarement on lui substituait le baccarat. Comme nous ne faisions que le chemin de fer, le choix de l’un ou l’autre jeu appartenait à celui qui avait la main. L.-X. de Ricard ne jouait pas, Verlaine très rarement se mettait au jeu, mais Coppée et Dierx étaient des pontes acharnés.

Chez Nina, on ne jouait jamais, mais la veille était quand même prolongée, car on soupait et l’on buvait. Ce genre de passe-temps agréait mieux à Verlaine que les cartes. Le défaut de sommeil contribua pour beaucoup à développer chez nombre d’entre nous la nervosité, l’irritabilité et une sorte de fébrilité permanente, assez désagréable pour les tiers dans les relations courantes.

Verlaine était fort excitable, et plus d’une fois j’eus la preuve de la fâcheuse tension de ses nerfs. On m’a caché, comme à tout le monde, le procès qu’il subit en Belgique à la suite de ce funeste coup de feu, tiré sur Rimbaud, dont on lira plus loin tous les détails. Averti à temps, j’aurais déposé devant les juges, pour établir que Verlaine, à de certains moments d’exagération, sous l’influence de la boisson, pouvait être entraîné à des actes violents, impulsifs, inconscients. Il n’a pas été défendu comme il convenait devant les magistrats de Brabant. Son irresponsabilité occasionnelle était certaine.

Sortis, un samedi, de chez Nina, fort tard, ou plutôt très tôt, c’était le printemps et l’aube était attirante, il nous prit fantaisie de nous en aller à pied, respirer l’air frais, à la campagne. Nous traînâmes, par les boulevards extérieurs, vers le Bois-de-Boulogne. En devisant, fumant, rêvassant, on toucha au Pré-Catelan. Là, absorption de lait et dégustation d’œufs frais. La clientèle était assez nombreuse. C’était la dernière halte des noctambules, le dépotoir matinal de tous les restaurants de nuit, le déversoir des comptoirs des Halles, des sous-sols de Hill’s et de la cave de Frontin. Verlaine eut une altercation avec des voisins et voisines. Je l’apaisai et l’emmenai. Il faut dire qu’après le lait et les œufs il avait demandé du café, du genièvre, et avait pris une forte « bistouille », comme s’il était à Fampoux.

Nous cheminions dans une des allées nous ramenant vers le lac et l’avenue, alors dénommée de l’Impératrice, quand l’idée vint à Verlaine de retourner au Pré-Catelan. Il voulait boire encore, et puis, le genièvre agissant, il éprouvait le désir de retrouver les gens avec lesquels il s’était disputé. Probablement il avait l’intention de recommencer la querelle. Son œil devenait mauvais, sa parole était brève, hachée, et il brandissait fébrilement sa canne. Je m’efforçai de le calmer, et à un moment donné, comme il faisait mine de rebrousser chemin, je le pris par le bras pour l’engager à continuer sa route, à rentrer chez lui, plutôt que pour le maintenir.

Il prit fort mal la chose. Il m’apostropha durement, puis brusquement, dégainant la lame qui était enfermée dans sa canne, il fonça sur moi. Je reculai, je parai de mon mieux les coups de pointe de plus en plus furieux qu’il me portait, excité par la lutte. Je le suppliai de redevenir raisonnable. Je lui criai que c’était un jeu dangereux, qu’on pouvait l’un ou l’autre se blesser. Il ne m’écoutait pas. La partie devenait inégale ; je n’avais qu’un léger jonc pour me défendre. C’était un duel où l’un des champions était désarmé. J’avais essayé, en tapant sur ses poignets, de faire tomber l’arme des mains de mon sympathique assaillant, mais le stylet de cette canne épée était court, difficile à lier avec une badine, et Verlaine en tenait le manche avec une vigueur surexcitée. Je battis en retraite, du plus vite que je pus, sans avoir aucune honte de cette fuite, d’ailleurs plus semblable à la ruse d’Horace, qu’à la dérobade du poète homonyme. Je m’étais jeté parmi les arbres, bouquets minces de bouleaux et de jeunes hêtres, comptant que Verlaine, alourdi par l’ivresse, ne pourrait ni me joindre, ni même se tenir debout longtemps. Ce que j’avais prévu arriva : comme il brandissait de plus en plus furieusement son stylet, sabrant les basses branches des arbres, et hurlant qu’il allait m’étriper, puisque je voulais l’abandonner, puisque je refusais d’aller avec lui au Pré-Catelan. Tout à coup, il emberlificota les pans de son macfarlane dans un buisson, il trébucha, fut comme pris dans un piège, et du coup lâcha son arme. Je m’élançai d’abord vers le stylet, je le réintégrai dans le fourreau de bois, et, comme confisqué, je le gardai, donnant mon stick inoffensif en échange à Verlaine, puis je le chapitrai, je le raisonnai. Il grondait, grognait, jurait, menaçait encore, et sans doute, malgré moi, malgré tout, il aurait réalisé son idée d’ivrogne entêté de retourner au Pré-Catelan, afin d’y provoquer ceux avec qui il s’était querellé, ou peut-être même, tout simplement, avec la mobilité d’impression, la facilité de réconciliation des buveurs, leur aurait-il offert de trinquer, quand un bruit de pas lourds, de branches froissées, nous fit tourner la tête. Un vieux garde du Bois, avec képi, uniforme vert et médaille militaire, courait vers nous. Son intention était visible de nous interroger. Peut-être projetait-il de nous arrêter. De loin, embusqué dans un taillis, ce vieux brave avait vu la scène, à laquelle il n’avait rien dû comprendre, d’un homme en menaçant un autre avec une arme, et il était accouru pour préserver la victime et arrêter le meurtrier.

Il ne dut pas comprendre davantage à ce qui se passa ensuite, car il vit l’assassin et l’assassiné se hâter de s’éclipser de compagnie, à travers les arbres, s’aidant, se favorisant dans leur fuite réciproque. J’avais saisi Verlaine, dégrisé et devenu très docile, par la main, et je l’entraînai de mon mieux vers Paris. La vue du garde lui avait rendu un peu de sang-froid. Nous ne tenions, ni l’un ni l’autre, à un procès-verbal à une heure aussi indue. D’où galopade effrénée vers la Porte Maillot. Nous percevions derrière nous la course précipitée du vieux garde haletant, soufflant. Ses cris : Halte !… Arrêtez-vous !… Arrêtez-les ! retentissaient tout proches, nous éperonnant. Puis ce ne fut qu’un brouhaha confus, une clameur assourdie, s’éteignant. Nous détalions toujours. Enfin, rouges, en sueur, avec de gros spasmes de respiration entrecoupée, nous avions atteint la gare : un train matinal arrivait précisément. En wagon, Verlaine se mit à ronfler, ce qui fit qu’il fut impossible de le faire démarrer à temps en gare des Batignolles. Descente à Saint-Lazare. Vin blanc avec croissant, chez un débitant du bas de la rue d’Amsterdam, en compagnie de facteurs et d’hommes d’équipe, et enfin rentrée, plutôt piteuse et dissimulée, dans nos familles. Il était six heures et demie.

Cette existence assez irrégulière, peu bourgeoise, s’accordait assez avec une compréhension de la condition du poète, de l’artiste, dans la société contemporaine, telle qu’on l’entendait et qu’on la pratiquait au temps des batailles de Hernani, quand, « sans pourpoint cinabre on était honni ». C’était la théorie des Jeunes-France qu’on reprenait. C’était aussi la bohème fantaisiste et outrancière de Pétrus Borel, de Lassailly et des autres romantiques, bien différente de la bohème carottière et geignarde d’Henry Murger, que ces jeunes écrivains revivaient. La plupart étaient, dans la journée, pourvus d’emplois sérieux, ou du moins peu folichons : Coppée, Verlaine, Mérat, Valade, Dierx avaient tous des bureaux où il fallait se rendre. Ils protestaient, le soir, par des déambulations accidentées, des veilles et des réunions interminables, contre la régularité et la monotonie de leur existence diurne. Ils étaient de véritables néo-romantiques. Avec cela, passionnés pour l’art, convaincus d’une sorte de mission rénovatrice, entendant des voix mystérieuses, comme Jehanne, qui les poussaient à courir sus à la vulgarité, à la platitude, à la comédie bourgeoise, au roman réaliste, au métier et à la fabrication bâclée de la copie payante. Ils étaient prêts à combattre et à vaincre, pour délivrer l’Art et le rétablir, le sacrer sur son trône reconquis, pas à Reims, par exemple, à Paris.

Il leur fallait, à ces aventureux conquérants de la forme, à ces artistes qui avaient surtout la prétention d’être des ouvriers en art, un centre, un lieu de réunion, un drapeau et un nom. Tous les groupements politiques, littéraires, artistiques philosophiques, scientifiques, universitaires, commerciaux, sportifs, se désignent par un qualificatif. La pléiade, les romantiques, étaient des exemples à imiter. Mais quel nom prendre ou recevoir, car parfois l’enseigne est fâcheuse et le sobriquet inférieur est imposé ?

On nous avait, dans la presse, dans les groupes gouailleurs du boulevard, affublés déjà de divers surnoms : les foôrmistes, — parce que j’avais publié, dans l’Art, le journal de Ricard, un article intitulé l’Idée et la Forme, où je soutenais, en commentant Destutt de Tracy et Maine de Biran, que, de même qu’il n’y avait pas de pensée sans signes, sans mot, il ne pouvait y avoir d’idée artistique sans forme : la forme ne revêtait pas l’idée, elle la créait, ainsi que, dans l’ordre physique, le corps crée l’âme. Après ce quolibet, qui ne dura pas, le sobriquet d’impassibles fut assez répandu. Il provenait d’un article de Louis-Xavier de Ricard. On essaya aussi du terme de fantaisistes, de stylistes, mais ces vocables n’étaient point assez moqueurs ; ils eussent plutôt paru élogieux. Enfin le verbe luit, destiné à survivre, à entrer dans le catalogue de l’histoire littéraire, et à désigner toute une génération, encore aujourd’hui agissante, militante, triomphante : quelqu’un avait dit que le Parnasse soit et le Parnassien fut !

On a vu plus haut comment, grâce à un ami de Verlaine, Ernest Boutier, client du libraire du passage Choiseul, on s’était abouché avec ce bibliopole audacieux, comment Alphonse Lemerre s’était improvisé dépositaire du journal l’Art, puis éditeur de poésies, en publiant successivement Ciel, Rue et Foyer de L.-X. de Ricard, les Poèmes Saturniens de Verlaine et le Reliquaire de Coppée.

Le journal l’Art ne faisait pas ses frais, ne portait pas sur le public, n’avait qu’une clientèle à peu près gratuite. Louis-Xavier de Ricard en supprima la publication, et, comme il lui restait encore quelques sous à dépenser en impression, sur le conseil de Catulle Mendès, et avec l’assentiment de Lemerre, le bien avisé, fut publié le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux. Pourquoi ce titre rococo ? On n’a jamais pu connaître exactement le nom de l’inventeur. Plusieurs parrains ont été mis en avant. Je crois, mais je n’affirme rien, que le choix de ce titre fut suggéré, tout au moins, par un philologue qui fréquentait chez Lemerre, M. Ch. Marty-Lavaux, à qui ce libraire confia par la suite la publication des poètes de la Pléiade. Le prince des poètes, Ronsard, déjà vengé d’un sort injurieux par Joseph Delorme et Banville, était très en honneur parmi les habitués de l’arrière-boutique du passage Choiseul. En tous cas, l’étiquette prise bientôt fut admise, colportée, vulgarisée, et le groupe de ces néo-romantiques fut définitivement classé sous le nom de Parnassiens. La parodie s’en mêla, et un groupe dissident de littérateurs fantaisistes, parmi lesquels se trouvaient Alphonse Daudet, Paul Arène, Jean du Boïs, firent paraître, sous le titre de Parnassiculet, un recueil satirique où les procédés des Parnassiens étaient imités et ridiculisés. Il y eut des protestations en mouvement, des gifles dans l’air. Des duels à l’épée : Mendès contre Arène ; des combats à coups de poings, Verlaine contre Daudet, faillirent se produire.

Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, premier fascicule, sur papier whatman teinté légèrement, avec couverture blanche, format petit in-8o, 16 pages, parut en mars 1866. C’était une publication éclectique. Si les jeunes, si les poètes, dont plusieurs encore inédits, qui s’étaient rencontrés et groupés déjà à la Revue fantaisiste, passage des Princes, puis dans le salon de Mme  de Ricard, ensuite chez Nina de Callias, enfin dans l’arrière-boutique de Lemerre, publiant le journal l’Art, chez Leconte de Lisle, boulevard des Invalides, chez Paul Meurice, avenue Frochot, chez Banville, dominaient, formaient le noyau important, une large et honorable place était réservée aux maîtres. Les aînés, non seulement les illustres, mais les notoires, et aussi quelques obscurs incompris, étaient accueillis avec égards. La doctrine de l’irrespect chronique et systématique n’était pas celle des Parnassiens. Sans doute, on conspuait fortement l’école dite du bon sens, et l’on excommuniait du temple de l’Art les Scribe et les Ponsard, mais on était hospitalier envers des poètes dont les œuvres et les idées ne se rapportaient guère au Parnasse et aux Parnassiens.

Le Parnasse était ainsi annoncé : « Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, contenant des poésies inédites des principaux poètes de ce temps, se publie par livraison de seize pages, paraissant le samedi. » Cette publication, commencée le 3 mars, sera achevée le 14 juillet. — Conditions de la souscription : 8 francs pour Paris, 9 francs pour la province. Chaque livraison se vend séparément chez tous les libraires. — Nota. — Il sera tiré quelques exemplaires de bibliophiles sur papier de Hollande. Prix : 16 francs. Paris, Librairie d’Alphonse Lemerre, éditeur de la Pléiade française, 47, passage Choiseul, et chez tous les libraires, 1866. « Avec le médaillon : l’homme qui enfonce sa bêche dans le sol (pas encore, en arrière, au ras, de soleil levant), la devise Fac et spera, et les deux initiales A. L. en exergue. » Je n’ai pas besoin de dire aux bibliophiles que ces fascicules sont devenus à peu près introuvables.

La première livraison parut avec des vers de Théophile Gautier, en tête. Voici le titre des pièces : le Bédouin et la Mer, le Banc de pierre, le Lion de l’Atlas, A. L. Sextius, et la Marguerite. Immédiatement suivait une longue et unique pièce de vers de Théodore de Banville, l’Exil des dieux. La livraison se terminait par des sonnets de José-Maria de Heredia.

La seconde livraison fut en entier consacrée à Leconte de Lisle. La troisième eut des sonnets de Louis Ménard, des poèmes de F. Coppée, des vers d’Auguste Vacquerie. Le cinquième fascicule, le plus intéressant qui ait paru, contenait les nouvelles Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.

Puis vinrent successivement, dans l’ordre ci-après, les publications des vers de MM. Léon Dierx, Sully-Prudhomme, André Lemoyne, Louis-Xavier de Ricard, Antoine Deschamps, Paul Verlaine, Arsène Houssaye, Léon Valade, Stéphane Mallarmé, Henri Cazalis, Philoxène Boyer, Emmanuel des Essarts, Émile Deschamps, Albert Mérat, Henry Winter, Armand Renaud, Eugène Lefébure, Edmond Lepelletier, Auguste de Châtillon, Jules Forni, Charles Coran, Eugène Villemin, Robert Luzarche, Alexandre Piédagnel, Auguste Villiers de l’Isle Adam, F. Fertiault, Francis Tesson, Alexis Martin.

Je n’ai omis personne de cette longue liste. On remarquera le mélange de poètes connus, âgés déjà et remontant à la période romantique, comme Théophile Gautier, les deux Deschamps, Auguste Vacquerie, d’écrivains plus nouveaux mais déjà en possession de la notoriété, presque de la gloire, comme Théodore de Banville, Charles Baudelaire, Arsène Houssaye, Auguste de Châtillon, Philoxène Boyer, avec la génération neuve des Parnassiens proprement dits, dont trois ou quatre seulement, comme Catulle Mendès, Ricard, Verlaine et Coppée, avaient eu déjà des volumes de vers édités.

Le Parnasse fit un certain bruit dans le monde littéraire, surtout grâce à la trompette du terrible Barbey d’Aurevilly.

Le critique impétueux publia, dans le Nain jaune, en novembre 1866, une série de portraits, ou plutôt de charges, de caricatures, qui étaient d’une mauvaise foi évidente, mais d’une verve endiablée et fort amusante, sous ce titre : les Trente-sept médaillonnets du Parnasse contemporain, où nous étions présentés au public sous des traits plutôt ridicules. Barbey nous avait asséné ses adjectifs les plus étourdissants, et sa plume-massue nous écrasait dans de formidables moulinets.

Je vais reproduire deux ou trois de ces médaillonnets, cela fait partie nécessaire de ce tableau du Parnasse de 1866.

D’abord, à tout seigneur de lettres tout honneur ! le « médaillonnet » de Théophile Gautier. Le poète de Émaux et Camées ouvrait la série des auteurs invités à prendre part au « Parnasse contemporain ». Il présidait ce défilé des poètes, jeunes et vieux, inédits ou célèbres, dont la théorie magistrale et convaincue se déroulait, sous les yeux assez indifférents du public, devant la boutique du passage Choiseul, succursale de l’Hélicon, annexe des autres endroits sacrés, berceau des fils d’Apollon. Théo était également le premier des poètes médaillonnés.

Jules Barbey d’Aurevilly, c’était le critique passionné, rarement aimable, mais jamais insapide ou platement bénisseur, le coloriste aux épithètes truculentes, l’éreinteur au blâme éléphantique, le louangeur paradoxal et emballé, dont les très nombreuses études sur les philosophes, les écrivains religieux, les poètes, les historiens, les bas-bleus, sont hérissées de parti-pris, d’hérésies, d’inconvenances et de brutalités, mais contiennent aussi des aperçus originaux, des synthèses surprenantes, des aperçus justes, des jugements à récrire, à rédiger moins crûment, mais à confirmer, et qu’on doit lire comme les articles du Père Duchesne, d’Hébert, en supprimant mentalement les b… et les f… Il avait publié déjà, dans le Nain Jaune, un article d’ensemble consacré au Parnasse contemporain et aux Parnassiens.

Cet article avait fait du bruit dans le clan des poètes. Louis-Xavier de Ricard crut devoir protester. Le Nain Jaune refusa d’abord d’insérer sa lettre, comme n’ayant pas grand intérêt et constituant plutôt une réclame de librairie, mais Barbey d’Aurevilly insista auprès du directeur, Gregory Ganesco, pour que la lettre fût publiée. Elle parut, accompagnée d’un commentaire dédaigneux de Barbey.

Cette lettre, dit-il, n’est pas une réponse à notre premier article sur le Parnasse contemporain, que nous avons jugé, en donnant nos raisons, bonnes ou mauvaises, les gens compétents apprécieront. Non ! c’est tout simplement un petit « racconto istorico » qu’on aurait pu mettre en préface, mais dont on s’est obstiné à demander l’insertion comme réponse. C’est l’histoire de la cuisine du Parnasse contemporain dans laquelle M. de Ricard tenait, à ce qu’il paraît, la queue de la poêle ; c’est surtout celle des provisions qu’il n’y a pas faites. En quoi le détail de toute cette cuisine peut-il intéresser le public et nous ?… Nous avons trouvé la chose qu’il nous a servie détestable ; est-ce là une raison pour que ceux qui l’ont faite se fâchent plus que ceux qui l’ont avalée ?

Mais les poètes seront toujours les mêmes : Genus irritabile, vatum. Éternels comédiens !

— Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons !

— Pour le trouver ainsi vous avez vos raisons !… et la suite ! Nous avions compté là-dessus, du reste. Des prosateurs, jugés aussi durement que les poètes du Parnasse contemporain, n’auraient pas sourcillé, mais la vanité des poètes n’a d’égale que la vanité des femmes, qui en ont.


Après quelques réflexions sur une pièce de vers d’Amédée Pommier, que le Parnasse n’avait pas insérée, et que Barbey d’Aurevilly estimait bonne et digne de figurer dans le volume, le journal donnait la lettre du fondateur du Parnasse. Elle porte la date du 30 octobre 1866.

M. L.-X. de Ricard s’exprimait ainsi :


Avant d’entrer dans le sujet de cette lettre, il convient de vous apprendre dans quel intérêt je vous écris. Ayant fondé le « Parnasse contemporain » avec M. Mendès, je pense avoir le droit de rétablir quelques faits inexacts, qui se trouvent dans l’article que M. Barbey d’Aurevilly a publié sur ce recueil. Je ne viens pas réclamer contre les brutalités du critique.

Voici ces faits : il nous a reproché d’avoir oublié les contemporains sans lesquels en quelque sorte nous n’aurions pas existé, et ces contemporains sont Victor Hugo, Lamartine, Musset, de Vigny, Auguste Barbier, Sainte-Beuve, Amédée Pommier.

Or, je réponds ceci : en ce qui concerne Victor Hugo, l’éditeur Lemerre possède une lettre du grand poète où celui-ci lui dit que, « par suite d’engagements avec son éditeur, il lui est difficile de publier des vers dans le Parnasse contemporain ; que cependant, l’année prochaine, il tâchera de lui en donner ».

Il est vrai que nous n’avons rien demandé à M. de Lamartine, qui, selon M. Barbey d’Aurevilly, « a le fier honneur de ne plus être populaire parmi nous ». Il est vrai aussi que nous n’avons rien demandé à Alfred de Vigny ni à Alfred de Musset, par cette raison qu’ils sont morts et que le Parnasse contemporain n’est pas une collection de morceaux choisis parmi les œuvres des poètes du siècle, mais simplement, comme l’indique son sous-titre, un recueil de vers nouveaux.

Continuons : M. Antony Deschamps a bien voulu nous présenter, nous et M. de Heredia, à M. Auguste Barbier, qui nous a fait informer tout récemment qu’il n’avait plus rien dans son portefeuille. Enfin, M. Sainte-Beuve, sollicité, a répondu, dans une lettre fort bienveillante, qu’il avait vainement cherché dans ses papiers pour y trouver quelques vers inédits.

Tels sont les faits que j’oppose au factum de M. Barbey d’Aurevilly.

M. de Ricard donnait ensuite les raisons qui lui avaient fait refuser les vers envoyés par M. Amédée Pommier.

L’objection, ou plutôt la critique de Barbey d’Aurevilly, avait, en apparence, sa raison d’être, et l’on devait se demander pourquoi certains poètes étaient admis au Parnasse, et pourquoi d’autres, ayant les mêmes titres, n’en faisaient pas partie. On pouvait croire à un exclusivisme d’école, à une sorte de coterie, présidant au choix des auteurs. Si, en effet, dans ce Parnasse, on n’eût accepté que les vers des jeunes poètes, tels que ceux de L. Xavier de Ricard, ou des débutants qui avaient lu leurs premiers essais, soit dans le salon de Mme  de Ricard, soit chez Nina de Callias, soit chez Catulle Mendès, rue de Douai, où l’on buvait le thé vert servi par un jeune larbin vicieux, qui répondait au nom de Covielle, en déchiffrant du Wagner et en écoutant des poèmes hindous, on aurait pu être surpris de trouver, à côté des noms de Mendès, de Coppée, de Verlaine, de Léon Dierx, de Mérat, auteurs inédits alors, ou à peu près, les noms notoires et presque illustres de Baudelaire, d’Émile et Antony Deschamps, d’Arsène Houssaye, d’Auguste de Châtillon, d’Auguste Vacquerie. Surtout la magistrale présence de Théophile Gautier, en plein rayonnement de gloire, pouvait étonner. Sa collaboration à l’œuvre juvénile, un peu téméraire, sans grand retentissement probable, de ces parnassiens, rendait plus sensible l’absence de Victor Hugo.

La lettre de L.-Xavier de Ricard avait donc une autre importance que la riposte vexée d’un poète irritable à un critique peu indulgent. Elle expliquait les motifs de l’absence de Victor Hugo et la non-participation de certains poètes, comme Auguste Barbier et Sainte-Beuve. Ces maîtres figurent d’ailleurs, ainsi que le faisaient prévoir leurs lettres, par deux envois intéressants, dans la seconde édition du Parnasse contemporain, année 1869. Un seul grand poète contemporain paraît ne pas avoir été sollicité, et ce fut une injustice et une erreur : c’est Lamartine. La lettre de Ricard garde sur ce point un silence, peut-être trop prudent.

Barbey d’Aurevilly répondit à la lettre de Xavier de Ricard par la publication de ses Médaillonnets. Voici celui de Théophile Gautier :


Commençons par retourner celui-ci contre le mur, ou par le voiler, comme le portrait de ce doge de Venise décapité pour crime de trahison. Je l’ai déjà dit, M. Théophile Gautier ne devrait pas être ici ; ce n’est point sa place ; il n’est pas de proportion avec ces « médaillonnets ». S’il avait eu la juste fierté de son talent, de son passé et de son âge, on ne l’eût point vu à la tête de ce volume du Parnasse. Mais roi débonnaire et indolent, et un peu… populacier de cette jeunesse qui l’appelle Son Maître, il s’est laissé jucher sans résistance sur le sommet de ce Parnasse contemporain, qu’on voudrait parer de son nom.

Tous ces bâtards de la poésie avaient besoin d’un père. Ils l’ont pris pour s’en faire un, mais en réalité ce n’est point M. Théophile Gautier qui devrait être le chef de la troupe imitatrice que voici, c’est plutôt M. Théodore de Banville, et par-dessus tout M. Leconte de Lisle, bien plus fort que M. de Banville, et que j’estime autrement râblé.


Après le médaillonnet de Théophile Gautier, celui de Théodore de Banville :


La poésie de M. Théodore de Banville n’est, en effet, rien de plus qu’une décoction vague, dans un verre de Bohême vide, de la poésie de M. Victor Hugo et d’André Chénier ; non plus de M. Victor Hugo, le grand « genuine », mais de Hugo faisant aussi, hélas ! de la mythologie, de l’archaïsme Renaissance, car il a de ces tristes jours. L’imitation est tellement dans l’air de ce temps sans idées ni cœur, qu’elle monte parfois, comme une mauvaise herbaille, jusqu’au front du génie. Grec pleurant sur Vénus défunte, qu’il appelle « Aphroditè », avec un accent grave sur l’é, pour toute invention, M. de Banville, qui a soutiré à André Chénier son enjambement, et qui en a abusé jusqu’au déhanchement et au déboîtement, m’est plus insupportable qu’un superbe modèle de creux. Sa flûte a plus de sept trous, ou plutôt elle n’en a qu’un seul, dans lequel la flûte disparaît. On a dit de lui, avec une brutalité assez heureuse, qu’il n’était littérairement qu’une « cruche qui se croyait amphore ».


Voici à présent le portrait, assez chargé, du poète qui exerçait la véritable suprématie parmi les Parnassiens :


M. Leconte de Lisle ne se contente pas, lui, de se suspendre, de se balancer éternellement, comme Sarah la Baigneuse, entre deux imitations. Il en a trente-six pour trapèzes. C’est un vigoureux et c’est un varié. Il imite aussi M. Hugo. — M. Hugo, leur fatalité ! leur « anankè » à tous ! — mais bast ! il en imite bien d’autres. Qui le croirait ? Il va jusqu’à imiter Ossian ; il se coule le menton dans cette barbe postiche. Il est Scandinave. Il est barbare. Il est Grec. Il est Persan. Il peut être Persan ! Il étonnerait Montesquieu ! Il est tout, enfin, plutôt que d’être Français et poète du dix-neuvième siècle, un homme pour son propre compte d’humanité, tout simplement. M. Leconte de Lisle a choisi d’être un maître dans l’imitation systématique.

C’est dommage. Il aurait pu avoir peut-être de l’originalité. Disons-lui la vérité dans la langue symbolique qu’il adore. M. Leconte de Lisle est le véritable Hanouman de ce Parnasse contemporain. Hanouman, il le sait, est le dieu singe de la mythologie indienne, fils de Pavana, le dieu des vents (et des poètes creux !) qu’on représente avec une longue queue, suivi d’une troupe de singes, et tenant une lyre ou un éventail… Un éventail ! Ce n’est pas toujours contre la chaleur de ses vers.

Ce jugement pittoresque et amusant, plein de rosserie, comme on dirait aujourd’hui, était aussi rempli d’injustice. Leconte de Lisle fut, en effet, l’âme du Parnasse contemporain, et, bien plus que Victor Hugo, divinité qu’on saluait et vénérait à distance, le pontife présent et entouré d’une façon permanente des lévites du nouveau culte de la forme et de la beauté.

Barbey d’Aurevilly reproche à Leconte de Lisle de ne pas être un poète du dix-neuvième siècle, un contemporain. Il y a du vrai dans cette observation. Les poètes, dans la pensée de Leconte de Lisle et de tous ceux qui participèrent à l’éclosion du renouveau poétique de 1866, qualifié de « mouvement parnassien », devaient vivre, ou plutôt affecter de vivre en dehors de leur temps. Leur doctrine était non pas tant l’impassibilité que l’indifférence, l’isolement ; le poète fuyant par-dessus tout l’actualité, considérée comme vulgaire et importune, ne devait postuler aucune action sur son siècle. Ce qu’il dit, ce qu’il pense, ce qu’il veut, doit échapper aux contingences qui agitent, modifient ou passionnent la société au milieu de laquelle il vit ; il doit sembler tomber de la lune, ou s’échapper d’un asile réservé au génie.

Il y eut d’ailleurs à cette époque, et nous avons vu assez près de nous, avec les Décadents, les Symbolistes et les Naturistes, recommencer cette évolution, un double mouvement d’éloignement. Les poètes prirent un chemin, la foule un autre. Dédain de part et d’autre. On se tournait le dos, on affectait, non pas seulement de se séparer, de s’éviter, mais de s’ignorer. Aussi la foule est-elle demeurée de plus en plus étrangère au mouvement de la poésie, et, pour les poètes, il ne semble point y avoir place, intérêt ou utilité dans la société moderne. Tout au plus les admet-on sous la forme dramatique, ou encore leur pardonne-t-on de fournir, dans les matinées littéraires, des intermèdes écoutés distraitement, et toujours moins goûtés que les monologues en prose, moins applaudis que les chansonnettes. Les versificateurs ironistes, chatnoiresques, parodistes, ont seuls pu trouver un public dans quelques journaux et dans les cabarets dits artistiques. Encore la mode semble-t-elle s’éloigner de ces acrobates de la rime, dont quelques-uns furent prestigieux.

Leconte de Lisle, qui avait assisté à cette rupture, et qui avait même contribué à la faire naître et à l’agrandir, souffrait pourtant intérieurement de l’isolement subi, de l’indifférence qu’il constatait. Bien qu’entouré d’hommages discrets, salué respectueusement par l’élite littéraire, et bientôt investi des suprêmes honneurs attribués aux littérateurs reconnus, patentés, officiels, décoration et académie, il regrettait, au fond de l’âme, cette popularité qu’il n’avait point sollicitée, certes, mais qu’il eût voulu voir accourir à lui, sauf ensuite, par orgueil, et pour une jouissance suprême, à lui fermer sa porte. Mais il aurait voulu éprouver la satisfaction de repousser des hommages qu’on ne songeait point à lui apporter, et d’écarter de sa Tour d’Ivoire, ou plutôt de sa pagode, une foule idolâtre qui ne se souciait nullement de se prosterner sur les marches.

Leconte de Lisle avait conservé une secrète rancune de ses premières tentatives pour devenir un homme populaire, un élu de la foule. Venu des Îles avec une ardeur politicienne, une fièvre démocratique, depuis soigneusement coupée, déjà refroidie aux premières batailles de 1848, le jeune créole de la Réunion s’était jeté dans la lutte républicaine, lui le futur olympien, le roi des impassibles, le calme et froid contemplateur, digne et superbe, comme un Bouddha sur son trône, dans son fauteuil d’artiste. Il avait apporté dans cette mêlée la fougue d’un étudiant méridional. Il fut un orateur de clubs, un agitateur de formules novatrices, un partisan de la masse, un admirateur du nombre. Il prépara, avec d’autres jeunes créoles démocrates, comme Melvil Bloncourt, des plans de réformes ; il s’affilia à des sociétés révolutionnaires ; il aspira à la gloire de représenter quelques-uns de ces simples, de ces illettrés, de ces ignorants, pour lesquels ses livres projetés et ses chants futurs ne pourraient jamais être que des textes indéchiffrables, des sons incompréhensibles proférés dans un idiome inconnu. Il lui était resté dans l’âme comme un arôme persistant de cette floraison politique.

Toute sa vie, comme Renan, il conserva l’amertume au cœur d’avoir été dédaigné de ce suffrage universel, auquel il rendit, par la suite, en mépris, son dédain. De là, le plissement ironique de sa lèvre, la morosité de son allure, les mordantes saillies qui lui échappaient, dans la cruelle fixité de son regard sous le monocle, qu’accentuait l’aristocratique port de son crâne dominateur.

Malgré la froideur calculée qu’il projetait comme une barrière autour de lui, nous l’aimions et le respections en notre jeunesse, aux premières aurores du Parnasse. Il nous ensoleillait de sa gloire naissante, qui pour nous était déjà au zénith, dans la boutique obscure de Lemerre, et nous souffrions de l’ombre injuste qui l’enveloppait. Avec quelle indignation on nous entendait crier aux passants : « Mais lisez donc Hypathie, l’Agonie d’un Saint, la Mort de Tiphaine, Midi roi des étés, le Manchy, le Corbeau, lisez et admirez, tas d’imbéciles ! » On ne nous écoutait pas. Leconte de Lisle demeurait profondément ignoré. On faisait la nuit autour de ses livres, le silence autour de son nom. Tout injuste que fût la diatribe de Barbey d’Aurevilly, elle eut son avantage. Le « médaillonnet » que nous venons de reproduire servit du moins à faire sonner aux oreilles du grand public, de celui qui lit les journaux et non les volumes de vers, le nom du poète. Quelque temps après, le Figaro publia une des plus belles pièces de ses vers inédits, le Cœur de Hialmar. C’était la célébrité qui s’établissait. L’aube de la gloire perçait les ténèbres de l’indifférence.

Leconte de Lisle a eu une considérable influence sur la génération poétique de 1866. Sully-Prudhomme, Coppée, Verlaine, José-Maria de Heredia, Léon Dierx, Armand Silvestre procèdent de lui. Ses réunions du boulevard des Invalides étaient très suivies. On l’écoutait comme un professeur du Beau. Sa forme impeccable, son objectivité magistrale, son coloris intense, sa magnifique imagination et sa merveilleuse reconstitution des héros des époques nébuleuses ont rénové la poésie. Il a substitué à la Christolâtrie lamartinienne, à la chevaleresque et féodale poésie de Victor Hugo, des évocations de pays lointains, des interprétations de religions mystérieuses, des paraphrases de cosmogonies barbares. Les paysages blancs et mornes du nord, les visions des fjords de la Scandinavie et des forêts celtiques accompagnaient ses tableaux, au coloris ensoleillé, de la végétation tropicale. Il évoquait les savanes natales et les îles océanes, en même temps que les rochers des skaldes et les pierres runiques. Voilà des monuments fermes de poésie, des blocs solides d’art robuste, qui demeureront en place tant que la langue française sera. Il faudrait un cataclysme intellectuel pour renverser ces durables édifices.

Il n’avait pas besoin, le grand artiste, de vocables inouïs, de formules spéciales, de rythmes extravagants, de néologismes inintelligibles et d’ellipses bizarres pour traduire le monde intérieur qu’il portait en lui. Pour rendre les formes plastiques, qu’il savait si admirablement fixer en des moules poétiques indestructibles, les mots intelligibles lui suffisaient. Il avait le dictionnaire de tous et sa grammaire était l’usuelle. Il respectait sa langue. Il gardait au mètre sa dignité. Il ne fut jamais un seul instant, ce chef des Parnassiens, le protecteur ou l’inspirateur des Symbolistes et des Décadents. La force et la simplicité furent ses attributs. Comme l’oiseau des Andes, qu’il a si magnifiquement chanté, il s’est enlevé au-dessus des vulgarités du sol, et quand la mort l’a enveloppé de son implacable rigidité, il est resté planant dans l’immortalité, et s’est endormi dans l’air glacé de la gloire, les ailes toutes grandes !

Barbey d’Aurevilly fut partial et cruel envers ce grand poète. La sévérité outrancière dont il fit montre dans le « médaillonnet » de Leconte de Lisle ôte de la rigueur et enlève de l’autorité à ses autres portraits-charges.

Nous avons déjà cité une phrase du « médaillonnet » de Paul Verlaine. Le voici en entier :

Un Baudelaire puritain, combinaison funèbrement drôlatique, sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. Hugo et d’Alfred de Musset ici et là : tel est M. Paul Verlaine. Pas un zeste de plus ! Il a dit quelque part, en parlant de je ne sais qui, cela, du reste, n’importe guère :

                                                         … Elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Quand on écoute M. Paul Verlaine, on désirerait qu’il n’eût jamais d’autre inflexion que celle-là.

Cette boutade est peut-être spirituelle, mais c’est insuffisant comme critique.

Je terminerai l’évocation de ces « médaillonnets », aujourd’hui fanés, oubliés, et qui n’ont qu’un intérêt rétrospectif, par celui-ci, qu’on me permettra de citer. J’ai assez de fois, dans ces pages, et ailleurs, témoigné de mon admiration pour Barbey d’Aurevilly pour indiquer qu’il ne ménageait guère ceux qui, comme Verlaine et moi, avions pour lui une déférence peut-être excessive.

Bien que je fusse son collaborateur au Nain Jaune, à cette époque, et que je l’eusse remplacé, à plusieurs reprises, comme critique dramatique à ce journal, en lui laissant, bien entendu, les émoluments, pendant qu’il se reposait à Valognes-en-Cotentin, où il composait le beau roman du Chevalier Destouches, on verra qu’il ne fut pas plus indulgent pour moi que pour mes amis et nos maîtres.

Voici mon « médaillonnet », que je reproduis surtout pour montrer que Barbey ne « bénissait « pas ses plus grands admirateurs, je puis dire ses amis, car j’eus l’honneur d’être du nombre.

Écho grossi d’André Chénier, écho de M. Hugo Renaissance, écho d’écho, puisqu’il est aussi l’écho de M. Théodore de Banville, M. Edmond Lepelletier a donné deux pièces au Parnasse Contemporain. La deuxième, le Léthé, malheureusement, ne fait pas oublier la première, laquelle s’appelle l’Attelage, un poème grec et mythologique. L’auteur s’est mis à sonner de ce vieux cor de chasse de la mythologie grecque, pendu à la porte de tous les marchands d’habits, vieux galons poétiques de ce temps de carnaval. Il chante « Cléobis et Biton », sujet digne de la main résurrectrice du peintre de Lycus et d’Homère, mais qui, tel que le voici, n’est plus que cette vieille gravure d’hôtel garni, qui empêcherait de louer la chambre.

Tous les Parnassiens furent ainsi sévèrement portraicturés par Barbey d’Aurevilly, et cette critique outrancière et amusante contribua à attirer l’attention sur eux, répandit le nom qu’ils avaient pris pour se grouper et prépara l’oreille du public à leurs œuvres futures.

Barbey d’Aurevilly expliqua ensuite, dans un dernier article du Nain jaune, la portée de ces « médaillonnets ».

Qu’ai-je voulu prouver et mettre dans une violente lumière, dit-il, si ce n’est le caractère exclusivement imitateur d’un livre aux prétentions exorbitantes, et cette preuve je crois l’avoir faite, non pas seulement en bloc, mais par le menu le plus menu, en examinant nom par nom, et pièce de vers par pièce de vers, la poésie de chacun des trente-sept poètes de ce plaisant Parnasse.

Dans l’impossibilité où j’étais de citer tous les vers d’un livre qu’il faudrait copier tout entier pour convaincre le lecteur de l’inanité de son contenu, de l’immense ennui qui s’en épanche, j’ai signalé l’origine de chaque poésie de ce malheureux livre, où il n’y a que des imitateurs, et j’ai mis à chacun de ces parnassiens serviles le carcan du nom de l’homme qu’ils avaient imité.

Il termine par cette violente apostrophe :

On m’a fait cette noble objection, pendant que j’écrivais les « médaillonnets » de ces Parnassiens au même visage, que j’avais tort, « dans un moment où la littérature est justement accusée d’abaissement, d’attaquer à plaisir les poètes qui sont l’expression de la littérature la plus élevée », Certes, ce serait la vérité, si la poésie du Parnasse contemporain n’était mauvaise que par la forme, mais elle est radicalement mauvaise par l’inspiration, et c’est pour cela qu’il faut être implacable ! La poésie des Parnassiens ne pense ni ne sent. Elle n’est qu’un vil exercice à rimes, à coupes de vers, à enjambements. Enjambements, ronds de jambes de danseuses, et toutes indécences que soulèvent d’ordinaire ces sortes de ronds ! Elle ne chante ni Dieu, ni la Patrie, ni l’Amour, qui est le sacrifice, ni aucun des mérites de notre pauvre cœur En cela d’autant plus coupable, en cela d’autant plus basse, d’autant plus digne de la cravache et du fouet de poste de la critique qu’elle ne croit qu’à la matière et aux attachements matériels ! Dans l’ordre des coupables sont les sacrilèges quand ils prostituent à d’indignes ou de puérils usages les vases sacrés de leur autel !

C’est sévère, c’est injuste, c’est inexact aussi, mais c’est fièrement dit tout de même !

C’est en 1869 que la seconde publication du Parnasse contemporain fut faite, sous la direction plus spéciale d’Alphonse Lemerre, devenu un important éditeur. Leconte de Lisle l’assistait dans le gouvernement de cette encyclopédie lyrique. Des poètes, qui, pour diverses raisons, et notamment Sainte-Beuve et Auguste Barbier, comme on l’a dit plus haut, n’avaient pas été compris parmi les auteurs du premier volume, furent invités à participer à la seconde collaboration. Nous relevons, parmi ces noms nouveaux, ceux de Mmes  Nina de Callias, Louisa Siéfert, Blanchecotte, Louise Collet, Augusta Penquer ; et, du côté des hommes, ceux de MM. Henry Rey, Victor de Laprade, Anatole France, Léon Cladel, Alfred des Essarts, Joséphin Soulary, Armand Silvestre, Laurent Pichat, Antonin Valabrègue, Gabriel Marc, André Theuriet, Jean Aicard, Georges Lafenestre, Alexandre Cosnard, Gustave Pradelle, Robinot-Bertrand, Louis Salles, Charles Cros, Eugène Manuel, Claudius Popelin, Édouard Grenier.

Malgré le renfort de poètes, plutôt « minores », comme Cosnard, Louis Sales, Robinot-Bertrand, Mmes  Blanchecotte, Penque, Siéfert, et cette pauvre écervelée de Nina de Callias, dont Charles Cros avait certainement rimé ou tout au moins révisé les envois, la seconde publication du Parnasse ne produisit aucune sensation. Ce fut une reprise sans attrait. Elle n’eut pas les honneurs de « médaillonnets », ni même d’une critique quelconque dans la presse. Les Parnassiens, d’ailleurs, commençaient à se disperser. Le grand succès du Passant, de Coppée, ce fut notre première d’Hernani, et, comme la revue triomphale du nouveau contingent poétique, précédant sa dislocation. Il se produisit à la suite de ce succès inattendu, mais certainement mérité, bien des jalousies, suivies de ruptures personnelles et d’éloignements d’école.

Verlaine et moi, nous restâmes toujours très unis avec Coppée, et nous étions heureux de son succès très grand, mais beaucoup de nos camarades n’éprouvèrent pas le même sentiment. Ils dissimulaient leur mesquine envie sous des affirmations d’art. Ils trouvaient que le Passant était de la poésie à l’usage des bourgeois, et que Coppée n’était pas assez hindou… Les salons où se rencontraient les Parnassiens n’avaient plus les mêmes habitués. Quelques-uns continuaient toujours à se rendre chez Leconte de Lisle ou à fréquenter chez Lemerre, mais la boutique de l’excellent éditeur devenait tantôt boîte à potins, tantôt salon académique, et beaucoup d’entre nous n’allèrent plus que pour affaires d’édition, et accidentellement, au passage Choiseul. La guerre de 1870 acheva cette dispersion des Parnassiens.

Cependant, entre eux persista comme une camaraderie secrète, et plus tard, dans des chemins divers, dans la littérature, l’art, la politique, ils ne cessèrent de se sentir reliés par le câble puissant des amitiés de jeunesse et des premiers combats littéraires. On était des frères d’armes, et, quand on se retrouvait, on évoquait avec bonheur les années, alors que la renommée n’était pas encore venue, et qu’on croyait que tout l’avenir tenait dans le cycle du Parnasse, dans l’arrière-boutique de Lemerre, dispensateur de la gloire imprimée.

Louis-Xavier de Ricard, qui a publié dans le journal le Temps des articles fort intéressants sur le Parnasse contemporain, ce qu’il était plus à même de faire que personne, a dit, en résumant son travail, et ce sera la conclusion à donner sur le Parnasse :

Je ne crois pas que les Parnassiens aient été les suprêmes poètes que s’imaginait Verlaine, ni toute la poésie antérieure, ni davantage que toutes les poésies futures doivent être décriées ; si persuadé que je sois que nous avons fait œuvre bonne et salutaire, sérieuse, utile ou nécessaire, je le suis tout autant que l’action parnassienne est actuellement épuisée sur les jeunes générations.

Le Parnasse n’a pas été une école, pas même un cénacle, encore moins cette coterie contre laquelle on s’est si fort irrité, si mal à propos, et parfois à faux, avec si peu de sincérité. Le Parnasse n’a pas eu de Credo ni de dogme esthétique ; il n’eut pas davantage de théorie officielle, j’entends par là de plan collectif, sur la poétique, ni même sur la prosodie. Ces gens, qu’on a accusés de n’être que des rimeurs, ne professaient pas tous la même superstition sur la préexcellence de la rime riche.

Ce que le Parnasse n’eut pas non plus, mais pas du tout cela, c’est une communion, même apparente, en philosophie, en politique, ou en sociologie. Tels de nous, au contraire, je constate sans approuver, professaient pour toutes ces questions-là plus que du dédain, un vrai mépris. Voyez les survivant, ils sont épars un peu dans tous les partis I Ni une esthétique, ni une doctrine, ni même une poétique au sens classique du mot, le Parnasse n’eut rien de tout cela. Que fut-il donc ? Et qu’avions-nous de commun pour nous unir ? Une formule, et pas plus ! Mais une formule si large que l’évolution personnelle d’aucun de nous n’en fut entravée ni même gênée.

Et si vous en doutez, comparez entre elles les œuvres des Parnassiens, et observez comme chacune d’elles ne ressemble à aucune des œuvres de leurs glorieux aînés, a dit Verlaine, et ajoutons, après Verlaine, comme les Parnassiens se ressemblent peu entre eux !

Il y eut, en 1876, une troisième publication du Parnasse contemporain. Paul Verlaine n’y figura pas. Il était cependant alors l’auteur des Romances sans paroles et de Sagesse, mais la légende mauvaise l’enveloppait, et bien peu de ses anciens amis avaient le courage de prononcer son nom. Il était oublié, méconnu, autant que calomnié. C’était un enterré vivant.

Avec quelques amis, nous avons heureusement fait l’exhumation.