Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 2

Société du Mercure de France (p. 34-63).
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II

ENFANCE. — METZ. — LES PARENTS
DE PAUL VERLAINE. — LYCÉE BONAPARTE
(1844-1862)

Verlaine (Paul-Marie) est né à Metz, le 30 mars 1844, dans une maison d’apparence bourgeoise, à plusieurs étages, portant le no 2 sur la rue Haute-Pierre, aujourd’hui Hochsteinstrasse, proche l’Esplanade. La maison existe encore.

Voici l’acte de naissance du poète, relevé par moi à l’Hôtel-de-Ville de Metz :


L’an mil huit cent quarante quatre, le premier avril, à l’heure de midi, pardevant nous, Jean Baptiste Pierre Sido, adjoint à la mairie de Metz, faisant les fonctions d’officier public de l’État-civil, est comparu Nicolas Auguste Verlaine, âgé de quarante six ans, né à Bertrix (Belgique), capitaine adjudant-major au deuxième régiment du génie, chevalier de la Légion d’honneur et de Saint-Ferdinand d’Espagne, domicilié à Metz, rue Haute-Pierre, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né le trente Mars dernier, à neuf heures du soir, dans sa demeure, de lui déclarant, et de Élisa Julie Josèphe Stéphanie Dehée, son épouse, âgée de trente deux ans, née à Fampoux (Pas-de-Calais), sans profession, et auquel il déclare donner les prénoms de Paul Marie.

Lesdites déclarations et présentations faites en présence de Antoine Nicolas, âgé de soixante quatorze ans, capitaine retraité, et de Charles Célestin Alexandre, âgé de trente sept ans, capitaine au deuxième régiment du génie, chevalier de la Légion d’honneur, tous deux domiciliés à Metz, rue Haute-Pierre, et ont le père et les témoins signé avec nous le présent acte de naissance, après lecture faite : Nicolas, Alexandre, Verlaine, Sido.

Für den richtigen Auszug Metz, der 9. August 1902. Der Standesbeamte I-V,

Signé : Illisiblement.


Verlaine est donc Messin, selon la coutume de donner pour pays d’origine à un être l’endroit où se trouve placé son berceau. On vous confère ainsi une patrie d’origine, sans examiner si ledit berceau était à son emplacement logique, régulier, prévu, et pour ainsi dire naturel, ou si le hasard et des circonstances accidentelles l’ont seulement posé ici plutôt que là. Paul Verlaine aurait pu tout aussi bien naître à Arras ou à Montpellier que dans la ville lorraine : ces trois villes se partageaient, en effet, les régiments du génie, qui, à tour de rôle, venaient y tenir garnison. Le roulement régimentaire ayant assigné Metz au 2e du génie, où M. Verlaine père était alors capitaine, vers l’époque de la naissance de l’enfant, ce séjour paternel fit du poète un Messin. Victor Hugo, par un hasard analogue, était né bisontin.

Disons que Verlaine a toujours revendiqué, et non sans un accent de fierté amère, après les désastres, comme patrie d’élection, sa patrie accidentelle. Il a, durant une seconde garnison de son père à Metz, pu connaître cette ville, dont il ne parlait jamais, depuis l’annexion, sans une sincère émotion. Metz ne fut pas pour lui une patrie fortuite et avec laquelle l’homme ne peut avoir que des rapports d’état-civil. Là, son enfance s’éveilla et son intellect eut sa croissance. Il ressentit, dans la vieille cité épiscopale, ses primes impressions. Il les a relatées en des pages charmantes. Son croquis de l’Esplanade, rendez-vous des officiers, des dames de la société messine, et théâtre des jeux des enfants de la bourgeoisie, est vif et coloré :


L’Esplanade, très belle promenade, donne en terrasse sur la Moselle qui s’y étale, large et pure, au pied de collines fertiles en raisins et d’un aspect des plus agréables. Sur la droite de ce paysage, en retrait vers la ville, la cathédrale profile à une bonne distance panoramique son architecture dentelée à l’infini. Vers la nuit tombante, des nuées de corbeaux reviennent en croassant, faut-il dire joyeusement ? reposer dessus les innombrables tourelles et tourillons qui se dressent sur le ciel violet. Au centre de la promenade s’élevait, et doit encore s’élever, une élégante estrade destinée aux concerts militaires, qui avaient lieu les jeudis après-midi et les dimanches ensuite de vêpres. Le « Tout-Metz » flâneur ou désœuvré s’y donnait ces jours-là, à ces heures-là, rendez-vous. Toilettes, grands et petits saluts, conversations, flirts probablement, agitations d’éventails, brandissage et usage du lorgnon, alors un monocle carré, ou du face-à-l’œil de nacre ou d’écaille, ce face-à-l’œil qui a essayé de ressusciter ces temps derniers, entre tant de modes du passé, toutes ces choses intéressaient à l’extrême mon attention gamine et parfois malicieuse, plutôt en dedans, bien que parfois des mots d’enfant terrible m’échappassent sur les gants un peu passés de Madame Une-Telle, ou sur le trop court ou trop collant nankin du pantalon de Monsieur Chose, tandis que ma puérile mélomanie s’enivrait des airs de danse de Pilodo, ou de solos de clarinette, ou de la mosaïque sur le dernier opéra-comique d’Auber ou de Grisar… (Confessions, Ire partie.)


Il ébaucha, sur cette Esplanade, une de ces amourettes enfantines, dont le souvenir persiste et parfume toute l’existence. Parmi les nombreux enfants qui venaient jouer sur l’Esplanade, sous l’œil des parents, se trouvait la fille d’un magistrat, avec laquelle vite il devint ami. Elle s’appelait Mathilde. Le poète devait par la suite retrouver ce nom.


Elle pouvait avoir huit ans, dit-il, moi je courais sur ma septième année. Elle n’était pas jolie de la joliesse qu’on veut chez les fillettes de cet âge. Blond ardent très près d’être fauve, ses cheveux en courtes papillotes faisaient à sa face très-vive aux yeux d’or brun, parmi le teint moucheté de taches de rousseur, comme autant, me semblait-il, et je le sentais ou plutôt ressentais ainsi, d’étincelles allant et venant dans cette physionomie de feu vraiment, des grosses lèvres de bonté et de santé, et, dans la démarche, un bondissement, un incessant élan, — tout cela m’avait saisi, m’allait au cœur, dirai-je aux sens déjà ? tout de suite nous étions devenus amis. Que pouvions-nous nous dire ? je ne sais, mais le fait est que nous causions toujours ensemble, quand nous ne jouions pas, ce qui nous arrivait souvent. Quand l’un de nous n’était pas encore là, car je lui plaisais, je dois l’avouer, autant, ma foi, qu’elle me plaisait de son côté, c’était une attente, une impatience, et quelle joie, quelle course l’un vers l’autre, quels bons et forts et retentissants et renouvelés baisers sur les joues ! Parfois il y avait des reproches à propos du retard, des miniatures de scènes, des ombres peut-être de jalousie, quand un garçon ou une fille, mêlé à nos jeux, trouvait trop d’accueil d’une part ou d’une autre. Notre amitié si démonstrative avait été remarquée et l’on s’y intéressait ; elle amusait fort, entre autres gens, les officiers qui formaient une bonne part du public de ces concerts. « Paul et Virginie », disaient les commandants et les capitaines, restés classiques immédiats, tandis que les lieutenants et sous-lieutenants, plus lettrés et d’instinct plus vif, insinuaient en souriant : « Daphnis et Chloé ! » Le colonel, lui-même, de mon père, qui devait être plus tard le maréchal Niel, se divertissait tout le premier à ces jeunes ardeurs, et nos parents n’y voyant que ce qui y était foncièrement, naïveté et candeur, admettaient volontiers de tels gentils rapports… (Confessions. Ire partie.)


Et attendri à ce chaste souvenir d’enfance heureuse, revivant cette idylle à trente-cinq ans de distance, il ajoute, s’adressant à la petite, devenue femme, maman sans doute, grand’mère même, et ignorée, perdue dans le torrent de la vie, morte peut-être et ne survivant que dans l’âme du poète :


Madame, si jamais ces lignes vous tombent sous les yeux, vous sourirez complaisamment, n’est-ce pas ? comme faisaient les témoins de nos pures amours d’enfance, et comme il m’arrive de le faire moi-même, à ces souvenirs tout frais, tout parfumés encore d’innocence et de primesaut, soudain éclos dans la mémoire, tout étonnée d’un charme exquis, du poète qui voudrait, hélas ! n’avoir que de pareilles choses douces et sincères à raconter… (Confessions. lre partie.)


Les existences, comme les fleuves, n’ont que près de leur source la limpidité. Ces souvenirs délicats et purs ne se retrouveront que rarement dans la biographie, lourde et bourbeuse, du Daphnis de 1850, et Chloé n’apparaîtra qu’une fois encore à ses côtés, aux heures trop brèves de la Bonne Chanson.

Verlaine habita Metz, avec ses parents, à deux reprises. Les souvenirs qu’il a notés, après de longues années d’éloignement, se rapportent à son second séjour. Peu de temps après la naissance de son fils, le capitaine Verlaine changea de garnison. Il se rendit à Montpellier. Verlaine n’a conservé qu’une très confuse image de la grande ville méridionale. Il se rappelait seulement, peut-être était-ce une réminiscence de lectures, ou un écho vague de conversations familiales, les processions religieuses, impressionnant et bizarre spectacle, avec les pénitents blancs, gris et noirs, défilant par les rues, la tête enveloppée de la sinistre cagoule, dans des allures de fantômes, évoquant des temps d’Inquisition.

Il éprouva, à Montpellier, deux de ces accidents, qui, par leurs circonstances et les commentaires qu’ils entraînent, se gravent à jamais dans la mémoire d’un enfant : il faillit avaler un scorpion dans un bol d’eau, et il se brûla le bras, en le plongeant imprudemment dans une bouillotte d’eau chaude.

Autre séjour. On l’emmena à Nîmes. Son père avait été envoyé avec un détachement de troupes, pour maintenir l’ordre, au moment de la révolution de 1848. Ce ne fut qu’une halte. Nul trace ne lui était restée de ce déplacement, brusque et court comme les événements qui l’avaient motivé. Il affirme avoir gardé pourtant très nette la vision d’une cérémonie : la proclamation de la République, à laquelle il assista, sur la place d’armes de Montpellier, en grande tenue de petit bourgeois, collerette avec broderies, pantalon, brodé aussi, descendant à mi-jambes, casquette à long gland retombant sur le côté.

La famille Verlaine revint bientôt à Metz, avec le régiment. Ce fut l’époque de la première enfance consciente, celle où s’éveille l’imagination, où le cerveau acquiert la compréhension et la comparaison. Alors les idées générales, recueillies d’après des leçons données et des enseignements surpris au hasard des propos attrapés au vol, se combinèrent dans son intellect. Son cerveau se forma et son esprit se meubla, dans cette ville de Metz, pour laquelle il conserva, avons-nous dit, jusqu’à sa mort, une patriotique et filiale affection.


J’y ai vécu peu d’années, dit-il, d’accord, mais c’est là, en définitive, que je me suis ouvert, esprit et sens, à cette vie qui devait m’être, en somme, si intéressante ! Puis, n’est-elle pas, cette noble et malheureuse ville, tombée glorieusement et tragiquement, abominablement tragiquement ! après quels combats immortels ! par la trahison, trahison comme il n’en est pas dans l’histoire, entre les mains de l’ennemi héréditaire ? Si bien que pour rester Français, à vingt-huit ans, après avoir accompli tous mes devoirs civiques et sociaux en France et comme Français, et m’être, sans que rien m’y forçât que le patriotisme, mêlé, la guerre arrivée, à la défense nationale, dans la mesure de mon possible, je dus, en 1872, opter à Londres, où m’avaient jeté les suites de la guerre sociale, après la guerre civile et la guerre étrangère, en faveur de la nationalité… de ma naissance ! (Confessions, Ire partie.)


Verlaine a donc opté pour la France, dans les conditions imposées par le traité de Francfort. Il eut toute sa vie, avec des ralentissements et des emballements intermittents, des sentiments patriotiques, presque militaristes. On a pu le qualifier de chauvin. Cette épithète ne le ridiculisait point. Son chauvinisme était sincère et énergique, à la fois instinctif et raisonné, héréditaire et acquis. Ceci contrastait avec les opinions indifférentes, sceptiques, cosmopolites ou même anarchistes, qu’exprimaient, surtout lors des dernières années de sa vie, ses compagnons de café, ses confrères des revues décadentes, ses collaborateurs aux feuilles symbolistes, ceux qu’il appelait ses disciples. Il protestait contre ces négations du patriotisme, qui pour lui étaient des blasphèmes, en affirmant « cette émotion très réelle, qu’il ressentait toujours, quand il était question, parfois trop légèrement, de cette Alsace-Lorraine, qu’on semble, disait-il, avoir un peu oubliée, ou même traiter, déjà ! dans quelques milieux, de quantité négligeable. »

Son ode vigoureuse à Metz demeure le témoignage écrit de ses sentiments nationaux :


Ô Metz, mon berceau fatidique,
Metz, violée et plus pudique,
Et plus pucelle que jamais,
Ô ville, où riait mon enfance…

… Patiente encor, bonne ville !
On pense à toi, reste tranquille.


On pense à toi, rien ne se perd.
Ici, des hauts pensers de gloire,
Et des revanches de l’histoire,
Et des sautes de la victoire,
Médite à l’ombre de Fabert.

Patiente, ma bonne ville,
Nous serons mille contre mille,
Non plus un contre cent, bientôt !…


Cette mâle poésie, ce salut énergique aux bataillons futurs, surgissant pour venger les défaites des armées disparues, et cet espoir persistant de la revanche placent Verlaine au premier rang des poètes patriotes.

Il tenait sans doute de l’hérédité et du milieu, ce fils d’officier élevé dans le voisinage du drapeau, ces idées martiales et ces aspirations belliqueuses. Il aimait et il admirait l’officier, son père. Il avait conservé le souvenir fier du bel uniforme paternel, et il se plaisait, par la suite, à en retracer les détails : « habit à la française au plastron de velours avec ses deux décorations d’Espagne et de France, Alger et Trocadéro, bicorne à plumes tricolores de capitaine adjudant-major, l’épée, le bien ajusté pantalon bleu foncé à bandes rouges et noires, à sous-pieds ! » Il mentionnait aussi, avec un vaniteux respect, en achevant le portrait du capitaine, « son port superbe d’homme de très haute taille, comme on n’en fait plus, » et son visage martial et doux, où néanmoins l’habitude du commandement n’avait pas laissé de mettre un pli d’autorité qui en imposait.

Au moment de la mort de son père, survenue un 31 décembre, bien que Verlaine fût alors républicain ardent et plein de respect pour Marat, Babeuf et les plus excessifs révolutionnaires, il surmonta sa douleur pour discuter, dans les bureaux de la place, avec les officiers de service qui refusaient d’accorder le piquet réglementaire pour les obsèques, sous le prétexte qu’elles avaient lieu le premier janvier. Il tint bon, et le capitaine Verlaine eut, à son convoi, les honneurs militaires dus à son grade, à ses décorations, et que son fils exigeait par respect pour sa mémoire. Lui, cependant, fut toujours insensible aux dignités, aux distinctions, et aux démonstrations honorifiques.

M. Verlaine père, que j’ai connu, était un grand vieillard, sec et droit, au visage maigre, tanné, parcheminé, avec courte moustache blanche, d’aspect généralement sévère, mais nullement grognon. Je ne l’ai jamais entendu rabâcher ses campagnes ni hâbler sur ses expéditions Il adorait son fils, tout en le traitant assez sévèrement, surtout en apparence. Ce père, au fond papa gâteau, se faisait croquemitaine exprès. Dans un pensionnat de la rue Chaptal, chez Landry, il venait tous les jours s’informer de sa santé, de ses progrès, et il lui apportait toujours quelque relief du dîner de la veille, mis en réserve à son intention, pour corser le menu assez maigre de la table de l’institution. Paul éprouva une profonde tristesse quand il perdit l’excellent homme. Je l’assistai et le consolai de mon mieux, faisant alors l’apprentissage d’un chagrin semblable qui devait m’atteindre trois ans plus tard. Un petit détail montrera l’intensité de l’affliction de ce bon fils : il était déjà grand fumeur, et pendant les deux jours de veille mortuaire, il ne voulut pas allumer une pipe ou une cigarette, il n’y songea même pas. Impressionnable et tout vibrant de douleur, il demeura de longues semaines accablé dans ce deuil.

Le capitaine Verlaine était né, en 1798, à Bertrix, et non à Paliseul, comme on l’a écrit. Bertrix faisait partie du département nommé alors les Forêts, village à cette époque français, depuis annexé au royaume des Pays-Bas, enfin attribué au Luxembourg belge. Bertrix est situé entre Bouillon et Paliseul, tout proche de la frontière. Paul Verlaine alla passer à Paliseul des jours de vacances, à plusieurs époques différentes. Il avait conservé des relations avec des parents paternels, Mme Grandjean, veuve d’un colonel, Mme veuve Évrard, à Jehonville et à Paliseul.

Le père de Verlaine était le fils d’un notaire, petit tabellion de chef-lieu de canton. Engagé à seize ans dans les armées de Napoléon, il fit les dernières campagnes de l’empire, 1814 et 1815. Il resta Français après que son lieu de naissance fût devenu, par les traités de 1815, luxembourgeois. Il conquit tous ses grades dans l’arme du génie. Il était capitaine adjudant-major quand il donna sa démission, mécontent de passe-droits dont il se jugeait victime. Son colonel était Niel. Le futur maréchal, qui l’aimait et l’estimait, voulut le retenir, et lui écrivit une lettre flatteuse pour l’engager à retirer sa démission. Mais le capitaine, de caractère fort têtu, persista, et, rentrant dans la vie civile, quitta Metz pour venir s’installer à Paris.

Par son père, Verlaine est donc d’origine ardennaise, c’est-à-dire française, car les habitants de ces villages du pays wallon et du Luxembourg, séparés de notre territoire par une frontière factice et toute politique, sont absolument identiques, comme mœurs, comme caractère, comme tempérament, comme tournure d’esprit, à leurs voisins des environs de Sedan.

Par sa mère, originaire du Pas-de-Calais, il est de la Flandre française.

Les Verlaine étaient d’ancienne origine ardennaise. Un biographe a cru retrouver la généalogie de la famille dans un cartulaire nobiliaire. Selon ce document, les Manuscrits généalogiques de Le Fort, père et fils, hérauts d’armes du pays de Liège, aux xviie et xviiie siècles, contiendraient un chapitre se rapportant à une famille de Verlaine, existant dans le pays depuis 1531. Un de ces Verlaine aurait été doyen de l’université de Louvain en 1722. Cette famille seigneuriale possédait en fief le village de Verlaine, dans le Luxembourg. (Ch. Donos, Verlaine intime.)

Je ne crois pas que cette généalogie noble soit exacte, ou du moins qu’elle s’applique au fils du capitaine de génie Verlaine. Je préférerai adopter l’origine que donne M. Saint-Pol-Roux en ces termes assez curieux :


Un camarade à moi, vieux pâtre paissant quotidiennement sa génisse et ses deux vaches devant ma demeure, me dit, un jour, s’appeler Verlaine. Je tressaillis. Nous causâmes. Il me conta sa race. Intrigué, je tentai des recherches. Bientôt je pus attester au pâtre belge qu’un grand poète de France était son parent, à lui tout petit ; ce qui le fit hennir de joie. Nouant alors ses sourcils, comme s’il eût croisé les minces bras velus de sa mémoire, il sonda ce coin pour, à la longue, en extraire une rencontre jadis, dans les environs, à Paliseul, chez le colonel Grandjean, avec un collégien de seize ans.

— Eh bien ! ce Paul oublié, dont vous m’apprenez la renommée, est mon sous-cousin germain, déclara le pâtre d’Arville.

Résumons ses dires :

Le bisaïeul de Verlaine, après avoir suivi les armées françaises en chef de charriot, se fixa à Arville, venant de Braz, village voisin, élu franc-fief par l’abbé de Saint-Hubert. Dispensé de la dîme, de la gerbe, sa fonction consistait à assister en uniforme et sabre au clair aux grand’messes de l’abbaye. De son mariage avec une Henrion naquirent Michel et Henri. Henri eut deux filles et un fils, le capitaine du génie, père de Paul… (Saint-Pol-Roux, la Plume, février 1896.)


Cette modeste et rustique origine me paraît plus conforme à la vérité que la souche noble. Tous les parents des Verlaine, à Bouillon, à Jehonville, à Paliseul, étaient des cultivateurs, des petits propriétaires. Assurément, d’anciennes familles nobles, en perdant domaines, privilèges, rang, ont pu redevenir roturières, abandonnant ou cachant les titres inutiles, parfois gênants ou même nuisibles. Mais il demeure toujours, dans la mémoire des descendants, des souvenirs vaniteusement transmis par les aïeux, de la grandeur déchue. En mettant tout orgueil à part, les gens les plus modestes rappellent volontiers le rang lointain de leur maison. On cite facilement, dans la familiarité des propos de table ou de salon, les ancêtres qu’on a pu avoir ayant eu titres et particules. On se met au-dessus et en dehors de toute prétention aristocratique, mais on a soin de faire connaître qu’on est d’une lignée nobiliaire. Jamais ni Paul, ni sa mère n’ont fait une allusion à une noblesse ancienne, à des parchemins perdus ou dédaignés, mais ayant existé. Ajoutons que le fait de porter un nom de village n’indique pas la noblesse. Les nobles de l’ancien régime avaient tous un nom patronymique auquel ils ajoutaient celui de la terre, du fief, du château, du village qu’ils avaient en apanage, ou qu’ils détenaient à un titre quelconque. Dans la liste des membres de la famille Verlaine figurant sur les lettres de faire-part, soit au décès de M. Verlaine père, soit à la mort de la mère du poète, ne figure aucun nom nobiliaire. Ceci d’ailleurs a fort peu d’importance. Comme Alfred de Vigny, Verlaine pouvait dire de ses aïeux, nobles ou paysans : « Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi. » Mais il n’a rien écrit sur ses origines, ni sur les faits et gestes ancestraux, qu’il ignorait, comme la plupart des fils de paysans, d’artisans et de petits bourgeois. Ce silence prouve son défaut de renseignements sur ses aïeux, car il était fort soigneux de la parenté, et gardait très développé le sentiment du cousinage et du terroir.

Mme Verlaine mère s’appelait Élisa-Julie-Josèphe-Stéphanie Dehée. Elle était née à Fampoux, dans le Pas-de-Calais ; elle avait conservé de nombreux parents à Fampoux, à Lécluse, à Arleux-du-Nord et à Arras. Appartenant à une famille de propriétaires, de cultivateurs, de fabricants de sucre, elle avait apporté à son mari, outre la dot réglementaire, une certaine fortune. On pouvait évaluer à environ quatre cent mille francs l’avoir des Verlaine.

Cette aisance fut d’abord compromise par de mauvaises spéculations de M. Verlaine père. Le capitaine connaissait M. Michel Chevalier, l’ancien Saint-Simonien, l’économiste professionnel, sénateur de l’Empire. Comme ce personnage faisait partie du Conseil d’administration du Crédit Mobilier, fondé par les Péreire, M. Verlaine père crut devoir placer sa fortune dans cette valeur, qui atteignit un moment, à la Bourse, des prix fabuleux, les titres de 500 francs ayant été cotés jusqu’à 2.000 francs.

Le capitaine Verlaine consulta trop tardivement mon père, fondé de pouvoirs d’une grande maison de banque, dont le chef était l’un des Régents de la Banque de France, donc bien situé pour être renseigné. Mon père conseilla à M. Verlaine de vendre au plus vite ces valeurs périlleuses, qui subissaient déjà une dépréciation considérable et qui éprouveraient rapidement une déperdition plus grande, mais il eut beaucoup de peine à le persuader. Le vieux militaire ne comprenait pas que des titres qu’il avait payés de 13 à 1.400 francs, et qui avaient même atteint en Bourse la cote de 1.900 et de 2.000 francs, pussent être vendus 800 francs. C’était une perte qu’il ne pouvait s’habituer à envisager. Il résistait donc à la réalisation conseillée.

Il espérait toujours un retour de la hausse, et mon père ne put que difficilement le décider à vendre, tandis qu’il était encore temps. Le Crédit Mobilier, en effet, dégringolait tous les jours. On ne savait où s’arrêterait cette cascade de cours de plus en plus bas.

Grâce à cette vente, malheureusement trop différée, accomplie presque au dernier moment, une partie de la fortune des Verlaine fut préservée, mais l’actif n’en était pas moins diminué. Je crois me souvenir que le capitaine Verlaine vendit aux environs du cours de 700 francs. D’où une réduction sensible de son capital. Il fit encore deux ou trois fâcheuses spéculations. Il avait conservé un excellent souvenir de l’Espagne, où il avait fait campagne. Cela le détermina à placer des fonds sur les chemins de fer de Séville-Xérès, aux mains des fils de Guilhou, dont la dépréciation fut rapide et importante.

Ces pertes de Bourse précipitèrent la fin du capitaine. Il mourut, le 30 décembre 1865, des suites d’une attaque d’apoplexie. J’ai dit le très vif chagrin de Paul. Son père, bien qu’un peu sévère et bougonnant, habitude soldatesque, l’aimait tendrement. Il lui avait donné cent preuves répétées de son affection durant son enfance. Ce fut la première douleur du poète.

Mme Verlaine mère était une femme d’assez haute taille, maigre, droite, élancée, au maintien digne, d’allure froide et calme. Elle était toujours vêtue de noir, même du vivant de son mari. Ayant une parenté nombreuse, souvent elle devait porter le deuil, et, par économie, usait ses robes sombres. Elle était pieuse, économe, très respectable sous tous les rapports. Elle avait conservé dans la vie de Paris ses manières de provinciale et de femme d’officier. Elle affectait un air cérémonieux dans les relations ordinaires, même les plus simples. On lui trouvait l’air très « comme il faut » dans le quartier des Batignolles. Elle parlait peu, posément, et avait de petites manies, comme, par exemple, dans les dîners bourgeois où elle se rendait, de garder toujours sur la tête son chapeau à grandes brides de moire grise. Elle n’entendait rien à la littérature, et elle admira toujours les œuvres de son fils, sans les comprendre. Je ne suis pas sûr qu’elle les ait jamais lues.

Elle adorait son Paul, le gâtait, et lui pardonnait tout. Par la suite, elle eut bien souvent à se repentir de sa trop grande indulgence, et en silence elle souffrit des écarts du garçon, mais elle n’osait le gronder, quand il rentrait gris, ce qui était assez fréquent.

Elle l’aidait à se coucher, le soignait, lui apportait de l’eau sucrée et de la tisane, puis elle se retirait dans sa chambre et se mettait à pleurer. Mais elle avait toujours, le lendemain, des paroles d’indulgence pour réconforter le cher ivogne, pour l’excuser, et rejeter sur les camarades, dont j’étais, les excès de boisson auxquels Verlaine se livrait très spontanément, en toute liberté, sans pression et sans y être nullement entraîné par l’exemple de ses compagnons, car nous étions loin de nous abreuver comme lui. Quelques-uns de nos amis étaient, au contraire, excessivement sobres : L. Xavier de Ricard ne buvait que de l’eau ; Coppée, Dierx n’allaient au café que pour se rencontrer et causer.

Mme Verlaine n’a pas quitté son fils jusqu’à son mariage. Ils vécurent ensemble rue Lécluse, 26, après la mort de M. Verlaine. Depuis, elle l’a accompagné dans ses séjours chez leurs parents du Nord, et elle l’a rejoint à plusieurs reprises au cours de ses caravanes aventureuses. Elle était auprès de lui, lors de la scène du coup de pistolet, à Bruxelles. Elle habitait avec lui, à Boulogne-sur-Seine, à son retour de Belgique, et dans les dernières années de sa vie, elle s’était logée rue de la Roquette, puis rue Moreau, près la Cour Saint-François, où campait Verlaine, dans une arrière-boutique de marchand de vins.

Sa mort, survenue le 21 janvier 1886, acheva de désemparer le pauvre isolé. Le mois de janvier fut particulièrement funèbre pour la famille : M.Verlaine père fut enterré le 1er janvier ; sa femme, le 23 ; Verlaine, le 10 janvier, et enfin Charles de Sivry, son beau-frère, est mort également en janvier.

La mort de sa bonne mère laissa Paul bien seul désormais, véritablement abandonné, déraciné du cœur, en proie à toutes les excitations de l’ivresse, à tous les désordres de la vie de bohème, aux fréquentations mauvaises, aux acoquinages dégradants, à la misère, et à la maladie.

La première jeunesse de Verlaine, entremêlée de séjours, soit à Fampoux, chez les Dehée, soit à Lécluse, chez les Dujardin, soit à Paliseul, dans le Luxembourg belge, chez sa tante Grandjean, s’écoula aux Batignolles, et dans une institution du IXe arrondissement (alors IIe), quartier Saint-Georges.

Le capitaine Verlaine, sa démission donnée, était, en effet, venu s’installer à Paris ; d’abord, pour attendre son mobilier, il se logea dans un hôtel meublé de la rue des Petites-Écuries. Paul Verlaine avait sept ans, et sa première impression de Paris, qu’il a consignée, avec une précision peut-être de seconde vue, et sans doute plus imaginée que gardée dans la mémoire, ne fut pas favorable. Il trouvait triste « ce lacis de hautes maisons, trop hautes, aux murs salis, et d’un gris douteux, aux façades en plâtre verni, et pleines de poussières, avec des taches verdâtres sur des jaunes pisseux ». Il est vrai que le quartier où la famille s’était arrêtée est l’un des moins attrayants de Paris. La rue des Petites-Écuries est encombrée, bruyante, étroite et sombre. Rue de commissionnaires, de camions, d’emballeurs clouant leurs caisses sur le trottoir, et de hangars où des chevaux attelés frappent du sabot le pavé sonore.

Quand le mobilier, confié à la petite vitesse, fut arrivé de Metz, on quitta l’hôtel meublé, et le capitaine Verlaine, attiré par l’espoir de retrouver des camarades retirés dans le quartier des Batignolles, encore très recherché des retraités, alla se loger rue Saint-Louis, au no 10, non pas au numéro 2 comme il a été dit par erreur dans les Confessions (page 41). La rue Saint-Louis est aujourd’hui la rue Nollet. La famille Verlaine occupait un appartement au second étage d’une maison de bonne apparence bourgeoise. La maison n’a pas changé et porte toujours le même numéro.

Paul fut mis comme externe dans une petite institution qui existe encore, rue Hélène. Il y apprit à lire, à écrire et les quatre règles. Il eut, dans ce pensionnat enfantin, comme condisciple, Carle des Perrières, bien connu depuis comme journaliste.

Le jeune Paul fut, à cette époque, atteint d’une de ces fièvres qui abattent si profondément les enfants et font trembler les mères. Mme Verlaine le soigna avec ce dévouement dont elle devait, par la suite, donner tant de preuves.

Dans sa convalescence, Paul sentit s’élever en lui un sentiment tout nouveau : celui de l’amour filial. Jusque-là, il avait aimé sa mère, comme tous les enfants, par une sorte d’instinct animal, par habitude. Mais il raisonna alors son affection ; il comprit combien sa mère l’aimait, et de quelle tendresse il devait payer cet amour. Au naturel et presque, sinon tout à fait, inconscient attachement du petit pour sa mère, succéda dès lors l’amour filial humain et véritable. Plus que le rire de Rabelais, l’amour de l’enfant pour sa mère, subsistant et même se développant après l’allaitement et la becquée du premier âge, est le propre de l’homme.


Cet amour, a-t-il dit, est, selon le dicton des bonnes gens, dans le sang, raisonné, tout en restant pour la vie déraisonnable, reconnaissant, et plus et mieux que cela, conscient d’être à son tour capable de dévouement, et susceptible de sacrifice.

Ce sentiment, puissant et doux, et bon par excellence, ajoute-t-il, se manifesta tout d’abord par une soumission surprenante et au fond attendrie, jusqu’à en avoir une envie délicieuse de pleurer. Il n’y eut pas de tisane assez amère, de drogue trop dure pour me tirer, quand, offerte par maman, autre chose qu’un sourire, j’oserais dire de béatitude, et lorsqu’arriva la guérison, d’étreintes assez étroites, de baisers assez forts, puis assez tendres, et mouillés de quelques larmes brûlantes sur ses joues et sur ses mains, et rafraîchissantes, oh combien ! à mon pauvre cœur d’enfant, encore si pur alors, et, au fond, toutes les fois que je pense à ma mère, à mon pauvre cœur d’homme, malheureux par ma faute, et la faute de l’avoir eue toujours sous les yeux, même morte, surtout morte qu’elle est maintenant… Mais non ! elle vit, ma mère, dans mon âme, et je lui jure ici que son fils vit avec elle, pleure dans son sein, souffre pour elle, et n’eut jamais un instant, fût-ce dans les pires erreurs, plutôt faiblesses ! sans se sentir sous sa protection, reproches et encouragements toujours !… (Confessions, Ire partie.)


Voilà d’excellentes paroles. Peut-être Verlaine, écrivant à quarante ans de distance, a-t-il corsé la reconnaissance et l’amour qu’il pouvait éprouver, à huit ans, pour son excellente maman. Comme la douleur, l’amour filial est un fruit qui a besoin d’une branche assez forte pour le porter.

Dans cette vénération, très légitime et très louable, pour son adorable mère, dont Verlaine a, par la suite, donné tant de preuves, surtout écrites, il y avait aussi de la ressouvenance littéraire. On sait quelle admiration, peut-être excessive, il exprimait pour Mme Desbordes-Valmore. Ces vers de la douce Marceline, par exemple, durent souvent chanter le cantique filial à son oreille :


… Où prend donc sa voix une mère qui chante
Pour aider le sommeil à descendre au berceau ?
Dieu mit-il plus de grâce au souffle d’un ruisseau ?
Est-ce l’Éden qui pleure à son hymne touchante
Et fait sur l’oreiller de l’enfant qui s’endort
Poindre tous les soleils qui lui cachent la mort ?…
… Merci, Seigneur ! Merci de cette hymne profonde,
Qui pleure encore en moi dans les rires du monde,
Qui fait que je m’assieds à quelque coin rêveur
Pour entendre ma mère en écoutant mon cœur…


Ce parfum d’amour filial, dont il était tout imprégné, surtout à l’époque où il écrivit ses Confessions, eut bien quelques intermittences, et, par moments, s’évapora, mais pour bientôt reparaître, arôme persistant. Il arriva même que Verlaine fut un instant accusé, par un magistrat trop zélé, d’avoir voulu faire mourir sa mère… de chagrin peut-être ! Mais non autrement, certainement. En tous cas, s’il y eut violences, en paroles, à la suite de libations irritantes, la colère, encore moins la haine, ne furent jamais dans son cœur. Verlaine avait les sentiments affectueux les plus ardents à l’égard de la famille. Sa douleur, à la mort de son père, fut sincère et profonde. Il éprouva ensuite un chagrin très vif à la nouvelle de la perte de sa cousine Élisa. Cette jeune femme, plus âgée que lui, et qui l’avait toujours aimé, gâté, un peu élevé, fournit les fonds nécessaires pour l’impression des Poèmes Saturniens. Elle se maria assez tard à un sucrier du Nord, près de Douai, et ses couches difficiles eurent un dénouement fatal.

Verlaine a raconté ses sensations douloureuses durant sa course lamentable, sous la pluie et le vent glacé d’hiver, dans la morne campagne douaisienne, et son arrivée, souillé de boue et fumant de pluie, comme un chien mouillé, à la maison mortuaire, d’où il suivit, sous « l’averse sans fin, sa cousine, sa chère, à jamais regrettée, bonne, bien-aimée Élisa, portée par huit vieilles femmes, en long manteau noir, à l’immense capuchon comme monastique, rond et large, sur leur front de tristesse non affectée, car elle avait été si bienveillante aux pauvres !… ».

Bien qu’il eût plutôt entrevu que connu son fils Georges, bébé lors de la séparation, Verlaine éprouvait une affection vraie pour cet enfant. Ce n’était pas seulement un sentiment de convention, de convenance, une pose paternelle, c’était une véritable tendresse instinctive, animale, irraisonnée, impulsive.

Après le petit pensionnat de la rue Hélène, où les écoliers n’étaient que des bambins, on fit entrer Paul dans une grande pension de la rue Chaptal, l’Institution Landry, établissement important qui a duré jusqu’à ces dernières années. On y préparait aux cours du Lycée Bonaparte, du Collège Chaptal, au baccalauréat et aux Écoles spéciales. Le maître de l’établissement, M.Landry, était malade, et la maison se trouvait dirigée par son frère, M. Fortuné, grand mathématicien, surnommé irrespectueusement par les élèves le « Père Pointu ». Un excellent homme, très ferré sur les « x », les cosinus et les logarithmes, mais assez ignorant du reste des choses. Un jour de distribution de prix, car je fus quelque temps externe dans cette pension, je lui demandai de réciter une pièce de vers de Victor Hugo (le Régiment du baron Madrace). Il se gratta le front, et me demanda :

— De qui est cette poésie ?

— De Victor Hugo.

— Ah ! Victor Hugo ? Celui qui écrit dans les journaux ?…

La maison cependant s’enorgueillissait d’avoir élevé des hommes remarquables, notamment Sainte-Beuve et l’ingénieur C. de Lapparent.

Paul Verlaine fut un élève ordinaire pendant ces premières classes enfantines. Il avait eu du mal à s’accoutumer à la vie de pensionnaire, et il trouva même le moyen de s’échapper, le jour de son arrivée, profitant de la porte laissée ouverte pour la sortie des externes. Il déboula vers la maison paternelle, les cheveux ébouriffés par la course, et se mit à pleurer en tombant dans les bras de ses parents.

On le sermonna, et il promit de se laisser ramener à la pension. Le lendemain, en effet, il réintégrait l’Institution Landry, où il devait rester plusieurs années, et faire sa première communion.

Il appartenait à un milieu respectueux des traditions catholiques. Si le capitaine Verlaine était assez indifférent, comme beaucoup d’officiers, aux choses religieuses, tout en se montrant respectueux envers l’Église, autorité hiérarchisée, Mme Verlaine, au contraire, était pieuse, et pratiquait les jours de solennités. Bien que n’ayant pas encore les idées, et surtout les élans mystiques, qu’il devait éprouver et manifester dans la prison de Mons, Verlaine fit ce qu’on a coutume d’appeler, entre pratiquants, une bonne première communion.

Après cette initiation traditionnelle, le brassard étant la robe prétexte des jeunes Français, il entra au Lycée Bonaparte, classe de septième, professeur M. Robert.

Les élèves de l’Institution Landry étaient menés deux fois par jour au Lycée. En longue file assez turbulente et désordonnée, les potaches descendaient la rue Blanche, la rue Saint-Lazare et la rue Caumartin, sous la conduite d’un pion hirsute, mal chaussé, et impatient d’aller fumer une cigarette et absorber une absinthe-anis chez le liquoriste de la place Sainte-Croix, en attendant l’heure de reprendre les élèves, à la sortie de dix heures, pour les ramener à l’Institution.

Ses professeurs furent : en sixième, M. Mazimbert, en cinquième, M. Bouillon ; en quatrième, M. Legouez ; et en troisième, M. Réaume, connu par des travaux historiques et littéraires. Ce fut au Lycée Bonaparte que je me liai avec Verlaine, pendant notre classe de seconde (1860).

Verlaine était plus âgé que moi de deux ans ; je n’avais que quatorze ans, en seconde, et Verlaine était déjà un assez grand gaillard de seize ans passés, toutefois resté un peu enfant. Nos relations étaient gênées par le système scolaire. J’étais externe libre, par conséquent affranchi de toute tutelle pionnesque. Je pouvais regagner, avec mes camarades externes, à ma guise, la maison paternelle, flânant sur les boulevards, regardant les boutiques, achetant, l’hiver, des marrons, l’été, des « suçons », au gré de notre fantaisie, et selon notre bourse. Tandis que le pauvre Paul, détenu scolaire, remontait, en rang, militairement, sous la direction du maître d’études, la rue Chaptal, pour rentrer au « bahut ».

La population du Lycée Bonaparte se composait d’externes libres, d’externes surveillés, et d’élèves des institutions de la rive droite, suivant les cours. Nous n’avions guère d’occasions de nous fréquenter avec ces derniers, et cependant la littérature nous fit, Verlaine et moi, rechercher les occasions de communiquer et de causer.

Le professeur de seconde était alors M. Perrens, universitaire distingué, auteur d’une Histoire de Savonarole, et d’un travail consciencieux sur l’Italie moderne, ainsi que d’une défense d’Étienne Marcel, le grand prévôt des marchands du xive siècle.

Verlaine a dit de lui : « M. Perrens me détestait, et me déteste encore ! » Il a dû s’exagérer l’hostilité professorale. Nos professeurs étaient de majestueux personnages très indifférents à la conduite et à l’application de la plupart de leurs élèves. Ils faisaient leur classe la toque en tête, et revêtus de la toge magistrale, sur laquelle quelques-uns portaient brodées des palmes violettes, distinction alors purement universitaire. Ils ne s’abaissaient que rarement à surveiller leurs élèves, pendant le cours. Ils s’occupaient presque exclusivement d’une dizaine d’écoliers, plus studieux ou plus âgés, la plupart étant préparés par des répétitions particulières, et qui figuraient régulièrement au tableau d’honneur.

De ceux-là les devoirs étaient lus, les compositions soigneusement examinées, et c’étaient presque les seuls qui fussent interrogés. Les écoliers indépendants, les cancres, comme on les appelait, pouvaient lire romans, journaux, livraisons, en cachette, pendant la classe, ou, comme nous le faisions Verlaine et moi, il leur était loisible de crayonner des vers ou de dessiner des bonshommes en marge des cahiers, sans risquer d’être interrompus ou réprimandés.

Un maître seul faisait exception à l’apathie hautaine de ces cuistres éminents : c’était le bon, le doux, et quelque peu grotesque professeur d’anglais, M. Spiers. Par une originalité, qui le faisait tourner en dérision dans le Lycée, même par ses collègues, M. Spiers voulait diriger et suivre ses élèves, tous ses élèves. Il les interrogeait, il corrigeait leurs devoirs.

Je sais gré à l’excellent homme de sa méticuleuse surveillance ; elle me permit de soigner davantage mes devoirs, de faire plus attention aux leçons, et, par la suite, de continuer l’étude de l’anglais. Il est impossible d’apprendre une langue vivante au lycée, mais on peut y acquérir les premières notions d’un idiome étranger, avec le goût, le désir de le posséder plus complètement.

Verlaine, comme moi, subit l’influence du bon M. Spiers. Il acquit des éléments d’anglais suffisants pour pouvoir, par la suite, en Angleterre, où l’avaient jeté les événements, se débrouiller, et même arriver à une certaine connaissance de la langue anglaise. Quand, homme fait, il se mettait à l’étudier avec ardeur, durant son séjour à Londres, il regretta, plus d’une fois, de n’avoir pas mieux suivi jadis les leçons de l’excellent M. Spiers, à qui justice, pour la première fois, sans doute, est ici rendue. Le bon maître est, d’ailleurs, mort et enterré depuis longtemps, et cet éloge est seulement un hommage à la vérité.

Ceci démontre que l’éducation donnée à un trop grand nombre d’élèves, rassemblés, par un professeur uniquement attentif à ceux de ses auditeurs qui lui paraissent susceptibles de profiter immédiatement de l’enseignement, de le faire valoir au dehors, d’attirer les éloges officiels, et de récolter couronnes, mentions et diplômes, a empêché bien des jeunes gens de tirer un fruit quelconque de leur séjour au lycée.

Si chacun de nos professeurs s’était occupé de ses élèves comme le maître d’anglais, nous eussions été d’aussi bons écoliers que d’autres, et nous n’aurions pas eu tant de peine, par la suite, à conquérir nos diplômes, et à réapprendre nous-mêmes le latin, le grec, et bien d’autres choses encore, d’ailleurs généralement inutiles pour la réussite dans la vie, comme pour le bonheur.

Le bon M. Spiers, malgré son zèle et le soin qu’il apportait à verser son enseignement dans les petits vases cérébraux inclinés devant lui, sur les gradins de la classe d’anglais, était souvent obligé de fermer les oreilles, pour ne pas entendre certains frôlements de pieds, certains bruissements et bourdonnements, transformant la classe en ruche, dont les abeilles étaient des frelons. M. Spiers, à la perception du frôlement pédestre ou du susurrement labial, distribuait, à droite, à gauche, les verbes irréguliers à copier. Parfois, entendant bavarder, il s’arrêtait, au milieu de sa leçon, et s’écriait, avec une solennité comique, « qu’il considérait toute conversation entre élèves comme une demande « tacite » de passer à la porte » !

En rhétorique, l’année suivante, nous eûmes, comme professeur de latin, un universitaire de la vieille couche. M. Durand, ancien pédagogue insignifiant, savant en « us », qui nous négligeait comme ses collègues. Le professeur d’histoire, plus intéressant, était M. Camille Rousset, l’auteur de divers travaux historiques sur Louvois, sur les Volontaires de la République, sur la Conquête de l’Algérie, devenu académicien par la suite. Enfin, notre maître de littérature se nommait M. Deltour. Il a laissé un nom dans l’enseignement. Jeune encore, noir, barbu, avec sa maigre tête ascétique, il évoquait assez bien un sorbonnien du xvie siècle. Il avait, d’ailleurs, pris le nom, pour ses publications classiques, d’un célèbre érudit de la Renaissance, « Tourne-bœuf » ou « Turnèbe ». Racine était son auteur favori, et il ne manquait pas de le citer à tout propos, souvent hors de propos. Naturellement, nous préférions les chevelus romantiques au tragique emperruqué, et nous scandalisions notre professeur racinien en approuvant ce blasphème d’Auguste Vacquerie, que, « dans la forêt de l’art, Shakespeare était un arbre et Racine un pieu ». Nous ne devions pas, par la suite, persister dans cette comparaison injuste, et l’analyste pénétrant de Bajazet, le psychologue subtil d’Andromaque, le physiologiste hardi de Phèdre, devait retrouver de notre part l’admiration qui lui est due.

Verlaine revint vite au respect racinien. Il fut disposé par la griserie délicate qu’il éprouva en respirant l’arôme des poésies de Mme Desbordes-Valmore, cette douce violette du champ de poésies, pour laquelle il eut toujours une admiration qui touchait au culte. C’était une adoration reposante, purifiante, presque un sentiment filial.

Notre classe comptait plus de cinquante élèves. J’ai retrouvé une liste des places obtenues, dans une composition en dissertation française, où, modestement, j’étais classé 6e et Verlaine 14e. On y voit figurer quelques noms, depuis connus : Richelot, devenu chirurgien renommé et chef de clinique dans les Hôpitaux de Paris ; Humbert, également chirurgien des hôpitaux ; Paul Stapfer, universitaire notoire ; Marius Sépet, publiciste religieux, biographe de Jeanne d’Arc ; Abel d’Avrecourt, poète et critique ; Albert Millaud, l’un des rédacteurs principaux du « Figaro », courriériste parlementaire, et auteur dramatique dont le répertoire joyeux fit, avec Judic, la fortune des Variétés ; Ducloux, le parfait notaire, dont l’étude paternelle fit beaucoup parler d’elle, au moment du Siège, comme ayant reçu le dépôt du fameux plan Trochu ; Destailleurs, orientaliste ; Marzoli, publiciste républicain ; Vernhes, pasteur ; Hayem, dilettante et humouriste ; Heugel, l’éditeur de musique bien connu ; de Lespérut, diplomate distingué, et enfin cet excellent Antony Jeunesse, qui, sous le surnom du « Propriétaire » — il l’était en effet —, a laissé une joyeuse réputation au Quartier Latin, dont il fut pendant nombre d’années le boute-en-train, en même temps que l’un des plus actifs agitateurs républicains.

On voit que, pour cette seule classe de rhétorique du Lycée Bonaparte, en 1862, il y eut une floraison assez forte de notoriétés futures.

Deux de nos camarades se sont donné la mort, et, pour un seul, le suicide fut causé par la misère. Ce désespéré se nommait James de Rothschild. Il devait de l’argent : 35 millions, il est vrai, par suite du krach.

James était le fils de Nathaniel de Rothschild. C’était un garçon blond, timide, aimable. Il avait fait son droit, et figurait au tableau des avocats. Ne pouvant payer, et sa famille estimant que trente-cinq millions étaient somme trop forte pour se laisser aller à rembourser, le pauvre héritier de tant de millionnaires se fit sauter la cervelle. Une victime du nom. Un Rothschild ne pouvait sauter vulgairement, comme le premier tripoteur venu.

J’ai dit quelque part que Verlaine avait été un lycéen assidu, lauréat même par moments, et l’on m’a opposé la dénégation de Verlaine lui-même, confessant qu’il avait été un cancre, et que les punitions ne lui avaient pas été épargnées. Ceci est exact en général, et cependant, notamment en rhétorique, ses études furent assez bonnes. Le latin l’intéressait fort. Il y fit de grands progrès, et eut, à la distribution des prix, une nomination en version latine, et une autre pour la dissertation française.

Il fit, je puis l’affirmer, une rhétorique suffisamment sérieuse, s’intéressant à cet enseignement littéraire, qui était, donné sous une forme assez large, plutôt conférencière que scolastique. Il soignait les dissertations et les versions qui sortaient de la teneur des devoirs scolaires ordinaires. M. Deltour se laissait aller volontiers à développer des sujets à côté du texte qu’il expliquait. Ainsi, un jour, il ne craignit pas de nous faire la lecture d’une pièce de vers d’un poète fort peu classique, d’un révolutionnaire et d’un romantique : Hégésippe Moreau, lyrique populaire. La pièce était celle du « Souvenir à l’Hôpital », ballade avec refrain mélancolique à la Villon, où le poète, à propos de son devancier, expirant à l’hôpital, fait un retour sur lui-même, pleurniche sa misère, son abandon, maudit son temps et larmoie :


Sur ce grabat, chaud de mon agonie,
Pour la pitié je trouve encor des pleurs…
C’est là qu’il vint, veuf de ses espérances,
Chanter encor, puis pleurer et mourir…
Et je redis, en comptant mes souffrances :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !


Verlaine goûtait mal cette poésie geignarde, et plus tard il déclara combien il trouvait peu intéressante l’agonie à l’hôpital. Le souvenir de M. Deltour devait être pour quelque chose dans cette persistante réprobation. Sans avoir été un fort en thème, l’élève Paul Verlaine fut donc un assez bon rhétoricien, et le palmarès témoigne que l’Université sut reconnaître, ici et là, à nous deux, notre jeune savoir et notre aptitude, il est vrai, quelque peu irrégulière et intermittente. Nous pratiquions la théorie de Fourier sur le travail attrayant, et nous faisions bien nos devoirs de rhétorique, parce que la rhétorique nous plaisait.

Pour moi, comme pour Verlaine, les facultés étaient limitées : c’étaient le discours latin, la version latine, et surtout la dissertation française, qui seuls nous permettaient de compter parmi les élèves marquants. Mais, pour les sciences, et principalement pour la géométrie et la trigonométrie, nous étions absolument fermés. D’où, au bachot, de néfastes rouges pour l’examen oral scientifique.

Je me liai tout à fait avec Verlaine par suite d’un incident scolaire : une dissertation française qu’il imagina de remettre versifiée, et qui lui attira les sarcasmes de M. Deltour, en même temps que toute ma sympathie. J’attendis l’auteur de la pièce de vers à sa sortie du lycée et je le félicitai. Nous échangeâmes aussitôt nos derniers vers, fraîchement éclos, et, à la classe du soir, nous étions devenus tout à fait de vieux amis.

Dès lors, nos relations se poursuivirent par un commerce de livres prêtés, de vers recopiés communiqués, et de projets confiés. Nous nous soumettions nos élucubrations, et nous nous interrogions l’un l’autre sur leurs mérites.

Pour compléter ces détails sur la jeunesse lycéenne de Verlaine, je dois rappeler que le baccalauréat ès-lettres était assez difficile à obtenir, à cette époque (il y avait discours latin et version pour l’écrit), et que Verlaine fut reçu d’emblée, en sortant du lycée, c’est-à-dire avec la seule préparation universitaire, tandis que moi, je crus prudent de me munir de deux mois de répétitions spéciales, avec l’excellent professeur M. Herbault, mort il y a deux ans, préparateur aux examens de Chaptal, de Fontanes, et que j’ai eu le plaisir de fréquenter jusqu’à ses derniers jours.

Un certificat délivré, et remis à l’Hôtel-de-Ville, avant l’examen d’employé, porte les déclarations suivantes :


Je soussigné, chef d’institution, certifie que le jeune Paul Verlaine a fait toutes ses classes dans l’institution, d’octobre 1853 à juillet 1862. Qu’il a suivi, avec des succès marqués par plusieurs prix, les cours du Lycée Bonaparte, depuis la sixième jusqu’à la philosophie exclusivement ; que sa conduite a été celle d’un bon élève, et qu’il a terminé de fortes études, en se faisant recevoir bachelier ès-lettres à la fin de sa rhétorique. Je ne puis que rendre un excellent témoignage de cet élève, qui est au nombre des sujets distingués que compte l’établissement.

Signé : Landry, 32, rue Chaptal.


On voit donc, par cette pièce, sorte de certificat d’études, qui, sans être exigé, était avantageux pour le classement parmi les candidats aux emplois municipaux, que Verlaine n’a point été le cancre et l’ignare qu’il a bien voulu se dire. En tout, il se plaisait à se confesser pire. Ses biographes, M. Ch. Donos entre autres, ont eu tort d’accorder trop grande créance à ses Confessions, où il a souvent posé pour la plus déplorable des galeries. Ses bonnes études lui ont donné, toute sa vie, le sentiment des œuvres classiques. Il a si souvent exprimé son goût du latin ! Son œuvre entière s’est certainement ressentie de cette excellente et forte préparation universitaire, insoupçonnée de plusieurs de ses « disciples », et que, par une forfanterie singulière, il a contribué lui-même à dissimuler.