Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Avant-propos

Société du Mercure de France (p. 9-13).


Paul Verlaine, à l’une des heures les plus critiques de son existence tourmentée, en proie à un accès de mélancolie bien justifiée, isolé, oublié, ou, si l’on se souvenait encore de lui, à Paris, parmi les camarades et les confrères, dénigré, calomnié, renié, écrivit, du fond d’une cellule de la prison de Mons, en marge d’une lettre adressée à sa mère, cet appel désespéré à celui qu’il savait être resté son ami :

«… Que Lepelletier défende ma réputation. Il se pourrait que ce fût, avant peu, ma mémoire. Je compte sur lui pour me faire mieux connaître, quand je ne serai plus là… »

Ce mandat d’exécuteur testamentaire moral, Verlaine ne l’a jamais révoqué.

Dix ans sont écoulés depuis la mort du poète. Il est entré dans le repos d’une notoriété prolongée approchant de la gloire. Ni sa réputation, ni sa mémoire ne semblent avoir besoin d’être défendues. Contre l’oubli, son œuvre le protège. La rouille n’attaquera pas de sitôt le fin métal de ses vers.

D’assez nombreuses publications, toutefois, dues à des écrivains bien intentionnés, mais mal renseignés, ou impressionnés par les anecdotes et les souvenirs du Quartier Latin, ont déjà paru sur Verlaine. Émanant d’amis de la dernière heure, imparfaitement liés avec le poète, ces biographies ne pouvaient le bien faire connaître.

Ces pages ont pour objet de substituer à la légende, qui accompagne la mémoire de l’homme, son histoire, qu’en apparence qu’ils lui lâchent la bride sur le cou. Ils retiennent et dirigent leur pensée. Ils se doutent que ce qu’ils écrivent n’est pas pour le seul confident qu’indique la suscription de la lettre. Prévoyants, ils habillent leurs phrases, avec l’arrière-pensée qu’un jour elles sortiront du tiroir intime et seront présentées dans le monde.

Rien de pareil chez Verlaine. Il écrit à la va-comme-je-te-pousse, sans souci du tiers et du quart, ne s’adressant qu’à l’ami auquel il se confie. Il ne soupçonne guère l’imprimerie future. Il a le décousu et le franc-parler de celui qui n’écrit pas pour le public. De là, des négligences, des incorrections sans nombre. Aucun souci de style dans cette correspondance brève, hachée, nerveuse, et même parsemée de jurons, d’épithètes et de termes si crus, que l’on ne pourrait publier, dans leur intégralité, ces lettres colorées. Cette familiarité, cette sincérité, qui donne tant de prix autographique et confessionnel à la correspondance de Verlaine, se retrouve dans les fragments de lettres déjà publiés par MM. Émile Blémont et Cazals, comme dans celles qu’on va lire ici.

Verlaine a peu correspondu. D’abord, ses relations n’étaient pas nombreuses. Dans les dernières années de sa vie, ses séjours dans les hôpitaux, ses déambulations au Quartier Latin, ne comportaient pas d’échange épistolaire. Après sa fuite de la maison conjugale, il évita de donner de ses nouvelles, et, durant sa détention à Mons, comme en ses divers séjours, en qualité de professeur, en Angleterre et à Rethel, il demeura silencieux. Il se blottit dans ces trous provinciaux. Comme terré, il disparut ; une dérobade d’animal blessé.

À plusieurs reprises, il me recommanda de ne donner son adresse à personne. Il voulait même que ses lettres fussent détruites. Mais ce sont des avis qu’on ne suit jamais.

« Je t’en supplie, m’écrivait-il de Belgique, ne dis à personne que je t’écris, à personne ! de façon à ce qu’on ne sache rien de moi. Déchire ma lettre. Barre soigneusement ce post-scriptum, si tu tiens à conserver les farces ci-contre [vers intitulés Vieux Coppées, dizains ironiques, parodie des Intimités]. Garde mes vers pour toi seul, sans les communiquer à qui que ce soit… »

Du collège Notre-Dame, à Rethel, il m’écrivait, sous le coup de la même préoccupation de mystère, de silence et d’oubli :

« Ne communique mon adresse à personne. Ma famille, M. Istace [vieil ami de Mme  Verlaine mère] et Nouveau [le poète Germain Nouveau] sont les seuls à connaître mon actuelle Thébaïde. Donc motus, même aux anciens camarades [souligné], quels qu’ils soient, parnassiens, échotiers, courriéristes ou autres. Je ne veux plus connaître que juste de quoi remplir cette maison de Socrate qui s’appelle l’amitié. »

Verlaine, en dehors de quelques amis demeurés fidèles, et que n’effrayait point la légende de truand et de mauvais garçon, tels Émile Blémon, Valade et deux ou trois autres, a donc eu fort peu de correspondants, et je suis le seul auquel il ait écrit de sa prison, au moment le plus décisif de sa vie morale, celui de sa conversion religieuse et de son changement de poétique.

3o Enfin, on trouvera, ici et là, selon les époques, et se rattachant à des incidents de sa vie, des fragments inédits, des pièces de vers non publiées, à moi adressées, des ébauches d’œuvres dramatiques. Je serai très réservé sur cette publication, car, dans ses dernières années, au Quartier Latin, Verlaine, besogneux, et cherchant à utiliser ses moindres productions, a fait paraître, dans des recueils peu répandus, qui ont pu m’échapper, des poèmes par lui retrouvés, et jusques-là inédits. Verlaine a égaré, surtout dans sa jeunesse, beaucoup de petits vers, qu’il griffonnait sur des bouts de papier, et qu’il envoyait à des camarades. Ses migrations nombreuses, sa privation de bibliothèque, de cabinet, de cartons, de tout ce matériel indispensable à l’homme de lettres pour conserver ses écrits, ses ébauches, ses œuvres de premier jet, firent défaut à notre poète. Voyageur capricieux durant dix ans, puis revenu de l’étranger pour errer d’hôtels garnis en hôpitaux, il ne lui était guère possible de collectionner ses manuscrits.

Une anecdote, à ce sujet, établira qu’il a dû perdre, et même oublier bien des fragments d’œuvres.

J’écrivais, vers 1894, une chronique hebdomadaire dans le journal Paris, où je signais d’un pseudonyme, « Pégomas ». C’était une sorte de revue littéraire et anecdotique. Voulant faire une surprise à Verlaine, amené à parler de lui, je publiai une pièce de sa jeunesse, découverte dans mes papiers, que je supposais peu connue, ou même inédite, ne l’ayant pas rencontrée dans les recueils déjà parus. C’était l’Enterrement. Verlaine reproduisit avec empressement la pièce dans un journal du Quartier Latin, sans se douter que l’exhumation provenait de moi, s’étonnant qu’une personne, qu’il ne reconnaissait pas sous ce nom de Pégomas, possédât une pièce de vers de lui, qu’il retrouvait à présent dans sa mémoire, mais dont il avait perdu jusqu’au souvenir, et qu’il eût été incapable, dit-il, de reconstituer !

Je fais donc toutes réserves, et je réclame l’indulgence, pour le cas où les pièces inédites ou les fragments que je donne comme non publiés auraient déjà paru quelque part. Nous avions souvent causé, avec Verlaine, de faire une révision des manuscrits que je possédais, ainsi que des textes imprimés dans de vagues journaux devenus introuvables, mais la mort brusque survenant a empêché cette vérification.

Tout ce que j’ai cité d’inédit, lettres, vers, projets, n’a pas été donné en vue de satisfaire une curiosité posthume, et comme publication d’œuvres ignorées, mais uniquement pour expliquer, pour éclairer, pour justifier parfois, la Vie et l’Œuvre de Paul Verlaine.

E. L.
Bougival, février 1907.