Paul Scarron (Th. Gautier)



PAUL SCARRON.

Dans les époques classiques, lorsque les écrivains s’efforcent de retrouver par l’étude les lignes simples et sévères des anciens poètes, ils retombent souvent dans un excès fâcheux, dans l’ennui, dans la sécheresse. Une idée de fausse noblesse semble les poursuivre, le familier les effraie, ils écrivent dans un dialecte savant comme celui des brahmes de l’Inde. Le bon goût est une belle chose ; cependant il n’en faudrait pas abuser : à force de bon goût, on arrive à se priver d’une multitude de sujets, de détails, d’images et d’expressions qui ont la saveur de la vie. La belle et riche langue du XVIe siècle, blutée et vannée par des mains trop méticuleuses, pour quelques mauvaises herbes qu’on en a retirées, nous paraît avoir perdu beaucoup d’épis pleins de grains d’or. Nous sommes de ceux qui regrettent que Malherbe soit venu. Un grand et admirable poète, Mathurin Régnier, a exprimé la même idée en vers d’une énergie et d’une vigueur surprenantes. L’influence de Louis XIV n’a pas toujours été heureuse sur la littérature et les arts de son temps. La perruque du grand roi y domine trop. La majesté, l’étiquette, la convention, ont quelque peu chassé la nature. Les arbres du parc de Versailles portent des boucles et des frisures comme les courtisans ; les poèmes sont tracés au cordeau comme les allées. Partout la régularité froide est substituée au charmant désordre de la vie ; la volonté d’un seul homme remplace le caprice individuel. Louis XIV, qui se laissait bénignement personnifier sous la figure du soleil, avait plutôt l’amour du faste que celui de l’art. Il n’était pas doué de l’intelligence passionnée des Jules II, de Léon X. Il savait qu’il entre dans la composition de tout beau règne une certaine quantité de poètes, de prosateurs, d’architectes, de statuaires et de peintres, et il se procura les artistes dont il avait besoin pour sa gloire, car les grands rois font les grands artistes ; ils n’ont qu’à vouloir : un regard d’attention, une bonne parole et une poignée d’or suffisent pour cela. Mais cet art improvisé n’avait pour centre et pour but que Louis XIV. Plaire au roi, divertir le roi, louer le roi, peindre le roi, sculpter le roi, telle était la pensée unique ; et comme le roi aimait la pompe un peu raide, la solennité un peu guindée, tout se modelait sur son goût. La poésie avait toujours des habits de gala avec un page pour lui porter la queue, de peur qu’elle ne se prît les pieds dans ses jupes de brocart d’or en montant les escaliers de marbre de Versailles. Une expression qui n’avait pas été reçue à la cour n’était admise nulle part. Les d’Hozier de la grammaire révisaient les titres de chaque mot, et ceux qui se trouvaient d’origine bourgeoise étaient impitoyablement rejetés. La peinture, tout entière aux tableaux d’apparat, aux plafonds mythologiques, jugeait l’imitation de la nature au-dessous d’elle. La nature n’avait pas été présentée, et Louis XIV avait horreur de la vérité en toutes choses, et surtout en art. Les Flamands lui déplaisaient souverainement ; il aimait mieux Charles Lebrun, son premier peintre : — un goût royal dont il ne faut pas disputer.

De tout cela il est résulté un art magnifique, grandiose, solennel, mais, osons le dire, sauf deux ou trois glorieuses exceptions, légèrement ennuyeux, et qui produit une impression à peu près pareille à celle que vous donnent les jardins de Le Nôtre ou de la Quintinie : partout du marbre, du bronze, des Neptunes, des tritons, des nymphes, des rocailles, des bassins, des grottes, des colonnades, des ifs en quenouille, des buis en pots-à-feu, tout ce qu’on peut imaginer de plus noble, de plus riche, de plus coûteux, de plus impossible ; mais au bout d’une heure ou deux de promenade, vous sentez l’ennui vous tomber sur le dos en pluie fine avec la rosée des jets d’eau : une mélancolie sans charme s’empare de vous à la vue de ces arbres dont pas une branche ne dépasse l’autre, et dont l’alignement irréprochable ravirait d’aise un instructeur de landwehr prussienne. Vous vous prenez, malgré vous, à désirer quelque petit coin de paysage agreste : un bouquet de noyers près d’une chaumière au toit moussu, fleuri de giroflée sauvage, avec une paysanne tenant un enfant au bras, sur le seuil encadré d’une folle guirlande de vigne ; un lavoir dans les eaux du vallon, sous ombre bleuâtre des saules, égayé par le babil et le battoir des lavandières ; une grasse prairie où nagent à plein poitrail dans des vagues d’herbes ces belles vaches rousses, que Paul Potter sait si bien peindre, et à qui les idylles de cour font paître un gazon de satin vert sous le nom euphonique de génisses.

Sous le règne précédent, l’élément gaulois se retrouvait plus visible au fond de la littérature, à travers un mélange d’espagnol et d’italien : la greffe hellénique que Ronsard avait entée sur le vieux tronc de l’idiome, nourrie par la sève du terroir, s’était fondue avec l’arbre. Il n’y a pas une si grande différence qu’on pourrait le croire entre les discours politiques du gentilhomme vendomois et certaines tirades de Pierre Corneille. C’était une langue charmante, colorée, naïve, forte, libre, héroïque, fantasque, élégante, grotesque, se prêtant à tous les besoins, à tous les caprices de l’écrivain, aussi propre à rendre les allures hautaines et castillanes du Cid qu’à charbonner les murs des cabarets de chauds refrains de goinfrerie.

L’esprit français, fin, narquois, plein de justesse et de bon sens, manquant un peu de rêverie, a toujours eu pour le grotesque un penchant secret. Nul peuple ne saisit plus vivement le côté ridicule des choses, et dans les plus sérieuses il trouve encore le petit mot pour rire. Du temps de Louis XIII, il régnait en littérature un goût aventureux, une audace, une verve bouffonne, une allure cavalière tout-à-fait en harmonie avec les mœurs des raffinés. On ne regardait de près ni aux mots, ni aux choses, pourvu que la touche fût franche, la couleur hardie et le dessin caractéristique. L’influence du cavalier Marin, de Lalli, de Caporali, de Quevedo, avait donné lieu à une foule de compositions burlesques où la singularité du fond le dispute au caprice de l’expression. On ferait un gros volume, rien qu’avec les titres de toutes ces œuvres que la réaction en tête de laquelle se trouvaient Boileau et Racine a fait rentrer dans un oubli profond, d’où les tire de loin en loin la curiosité d’un bibliophile ou d’un critique qui va chercher dans ce qu’on appelle les poetæ minores des traits de physionomie négligés par le large pinceau des talens de premier ordre. Paul Scarron est en quelque sorte l’Homère de cette école bouffonne, celui qui résume et personnifie le genre ; il possédait de son emploi jusqu’au physique. Byron, le chef de l’école satanique, avait le pied-bot comme le diable ; Scarron, chef de l’école burlesque, était contrefait et bossu comme une figure du Bamboche. Les déviations de ses vers se répétaient dans les déviations de son épine dorsale et de ses membres : les idées, comme les marteaux des orfèvres repoussent la forme extérieure et lui font prendre leurs creux et leurs saillies. Le nom de Scarron est à peu près le seul qui ait surnagé de toute cette bande, et de temps à autre on lit encore quelques pièces de lui. Ce n’est pas que parmi ses confrères, engouffrés sans retour dans l’eau noire de l’oubli, on ne trouve des morceaux d’une verve aussi franche, d’un comique aussi épanoui et d’une facture non moins habile ; la mémoire humaine, surchargée de tant de noms, en choisit ordinairement un pour chaque genre et le lègue d’âge en âge sans autre examen. Un travail amusant pour quelqu’un qui aurait du loisir, et qui ne craindrait pas de traverser et de remonter quelquefois le torrent des opinions reçues serait la révision des arrêts portés par les contemporains ou la postérité, qui n’est pas toujours si équitable qu’on veut bien le dire, sur une foule d’auteurs et d’artistes : plus d’un de ces jugemens serait cassé à coup sûr. Un pareil travail, appuyé de pièces justificatives, mettrait en lumière une foule de choses charmantes dans les écrivains voués à la réprobation et au ridicule, et trahirait un nombre pour le moins équivalent de sottises et de platitudes dans les écrivains cités partout avec éloge. Tous les poètes grotesques n’ont pas eu pour leur renommée l’avantage de laisser une veuve épousée par un roi de France, et cette bizarrerie de fortune a contribué pour beaucoup, à sauver de l’oubli le nom de l’auteur de Don Japhet d’Arménie.

Scarron naquit à Paris en 1610 ou 1611, d’une famille ancienne et bien située, originaire de Moncallier en Piémont où l’on voit dans l’église collégiale une chapelle fondée sur la fin du XIIIe siècle par Louis Scarron, qui y repose sous un tombeau de marbre blanc blasonné de ses armes. Il eut pour père Paul Scarron, conseiller au parlement qui jouissait d’une fortune de 25 mille livres de rente, somme considérable pour ce temps, et qui représenterait aujourd’hui plus du double. — Un Pierre Scarron fut évêque de Grenoble, un Jean Scarron, sieur de Vaujour. — Il n’y a rien là qui sente son poète et son bouffon, et l’on aurait pu, sans crainte de passer pour un faux prophète, prédire un avenir agréable au petit Scarron et à ses deux sœurs Anne et Françoise. Cet avenir si clair et si net en apparence ne tint cependant pas ses promesses. Le conseiller Scarron perdit sa femme, et, sans tenir compte de cette faveur que le ciel lui faisait de rompre un nœud indissoluble, il commit la sottise de convoler en secondes noces.

Françoise de Plaix, la femme qu’il épousa, lui donna trois autres enfans : deux filles, Madelaine et Claude ; un fils, Nicolas. — Vous savez que, si rien au monde ne vaut une mère, rien n’est pire qu’une marâtre, — si ce n’est une belle-mère. — Donc Françoise de Plaix, comme une vraie marâtre qu’elle était, aimait peu les enfans de l’autre lit, et tâchait de favoriser les siens de tout ce qu’elle pouvait tirer de son côté et du leur. Le petit Scarron, quoiqu’il fût tout jeune, s’apercevait de ces manéges et ne s’en taisait pas ; il avait une amitié fort mince pour sa nouvelle famille, et savait un gré médiocre à monsieur son père de lui donner des petits frères qui devaient diminuer sa succession d’autant. Déjà il avait le parler fort libre et fort caustique, et décochait à sa marâtre des pointes piquantes qui envenimaient encore la haine qui existait entre eux ; il fit si bien que le séjour de la maison paternelle lui devint impossible. Ce n’étaient du matin jusqu’au soir que tracasseries et querelles, de sorte que le conseiller, excellent homme, mais père assez faible, fut obligé de le sacrifier à la paix du ménage et de l’envoyer chez un parent, à Charleville. Il y resta deux ans, et ce bannissement ayant un peu fait rentrer les griffes à l’humeur féroce de la marâtre, il revint à Paris, où il acheva ses études, après quoi il prit le petit collet, non qu’il eût une vocation pour l’état ecclésiastique. Son tempérament bilieux-sanguin le portait plutôt à l’activité du plaisir qu’au recueillement de la vie méditative, et il ne possédait aucune des qualités qu’exigent les grandes fonctions du prêtre, aussi s’en tint-il au petit collet, qui n’engageait à rien et ne vous empêchait même pas de porter l’épée et d’être un raffiné duelliste, comme l’abbé de Gondi. Le petit collet était un costume propre, leste, dégagé, presque galant et peu coûteux, qui signifiait seulement que la personne qui le portait avait des prétentions à la littérature ou à quelque bénéfice. Rien n’était, du reste, plus profane, plus libre de tout préjugé que ces petits collets. Costumé de la sorte, et suivi d’un laquais, l’on pouvait se présenter partout sans crainte d’encourir la colère des suisses ; bien des portes qui seraient restées fermées s’ouvraient d’elles-mêmes devant monsieur l’abbé, et pourvu qu’il eût l’œil vif, la dent belle et la répartie prompte, il était le bien-venu des grands seigneurs et des belles dames.

Avec cet enjouement et cette tournure d’esprit, d’une famille honorable comme il était, et recevant quelque argent de son père, Paul Scarron devait avoir du succès dans le monde ; il fréquentait les sociétés galantes et spirituelles du temps, il était bien vu chez Marion de Lorme et Ninon de Lenclos, les deux lionnes de l’époque, qui réunissaient chez elles tout ce que la cour et la ville avaient d’illustre et de remarquable, les plus beaux noms et les plus fins esprits. Ce devaient être dans ces grands hôtels de la Place Royale et de la rue des Tournelles, car alors le Marais était le quartier élégant, le quartier à la mode, de bien charmantes causeries, de bien piquantes divagations à propos de rien et de tout ; l’épicurisme délicat de Saint-Evremond, les saillies de Chapelle, l’entrain bachique de Bachaumont, mêlaient à la conversation des grands seigneurs un élément littéraire suffisant pour éviter la banalité des propos vulgaires, sans tomber dans la préciosité et le phébus, comme le fit la société de l’hôtel Rambouillet. À un pareil commerce, Scarron ne pouvait que gagner, et c’est là sans doute qu’il puisa cette liberté de badinage, cette heureuse facilité de plaisanterie, cet enjouement qui, s’il n’est pas toujours de bon goût, au moins n’est jamais forcé, et fait naître le sourire sur les lèvres les plus rebelles à la gaieté.

On trouve dans les poésies diverses de Scarron deux petites pièces de vers, l’une à Marion de Lorme, l’autre à Mlle de Lenclos, qui prouvent en quelles relations amicales il était avec ces deux célèbres courtisanes, et qui sont assez curieuses en ce qu’elles montrent sous quel aspect les contemporains envisageaient ces deux émules, de Phryné et d’Aspasie. Voici l’étrenne adressée à Mlle Marion de Lorme :

Félicité des yeux et supplice des ames,
Beauté qui tous les jours allumez tant de flammes,
Ce petit madrigal ici
Est tout ce que je puis vous donner pour étrennes ;
Mais je ne vous demande aussi,
Au lieu de me donner les miennes,
Sinon que vos yeux pleins d’appas
Veuillent bien épargner les nôtres,
Afin qu’ils ne nous brûlent pas
Comme ils en ont brûlé tant d’autres.

Celle-ci est adressée à Ninon :

Ô belle et charmante Ninon,
À laquelle jamais on ne répondra non,
Pour quoi que ce soit qu’elle ordonne,
Tant est grande l’autorité
Que s’acquiert en tous lieux une jeune personne,
Quand avec de l’esprit elle a de la beauté !
Ce premier jour de l’an nouveau,
Je n’ai rien d’assez bon, je n’ai rien d’assez beau
De quoi vous bâtir une étrenne.
Contentez-vous de mes souhaits :
Je consens de bon cœur d’avoir grosse migraine
Si ce n’est de bon cœur que je vous les ai faits.
Je souhaite donc à Ninon
Un mari peu hargneux, mais qui soit bel et bon,
Force gibier tout le carême,

Bon vin d’Espagne, gros marron,
Force argent, sans lequel tout homme est triste et blême,
Et qu’un chacun estime autant que fait Scarron.

Souhaiter un mari à Ninon ! le vœu est assez bizarre, et qu’en aurait-elle fait, bon Dieu ?

Notre petit abbé vécut ainsi jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, ne s’occupant sérieusement que de ses plaisirs et tout entier aux charmes de nombreuses liaisons. Dans ce temps, il était du bel air pour tout jeune homme posé sur un bon pied dans le monde d’aller faire un tour en Italie. Scarron n’eut garde de manquer à cette mode. Il était à Rome en 1634, et il y rencontra le poète Maynard. L’aspect de ces ruines grandioses, la tristesse solennelle de cette ville, où chaque pierre éveille un souvenir, où le passé écrase le présent de tout son poids, ne fit aucune impression sur le jeune Scarron ; le pittoresque n’était pas son fort. Il vit la cité des Césars du même œil que Saint-Amant, qui, lui pourtant, avait à un haut degré le sentiment des merveilles de l’art et de la nature. Il en revint tout aussi mondain qu’il était parti, et sa vocation ecclésiastique ne paraît pas s’être augmentée à voir de près le pape, les cardinaux et les moines.

Scarron ne fut pas toujours ce goutteux, ce cul-de-jatte, ce paralytique à la poitrine concave, au dos convexe, que l’on voit grimacer sur le frontispice de ses œuvres. Dans une épître au lecteur qui ne l’a jamais vu, voici comme il parle de son état passé et de son état présent :

« Lecteur qui ne m’as jamais vu et ne t’en soucies guère, à cause qu’il n’y a pas beaucoup à profiter à la vue d’une personne faite comme moi, sache que je ne me soucierais pas que tu me visses, si je n’avais appris que certains beaux esprits facétieux se réjouissent aux dépens du misérable et me dépeignent d’une autre façon que je ne suis fait. Les uns disent que je suis cul-de-jatte ; les autres, que je n’ai point de cuisses, et que l’on me met sur une table, dans un étui, où je cause comme une pie borgne ; et les autres, que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je le hausse et le baisse pour saluer ceux qui me visitent. Je pense être obligé, en conscience, de les empêcher de mentir plus long-temps, et c’est pour cela que j’ai fait faire la planche que tu vois au commencement de mon livre. Tu murmureras sans doute, car tout lecteur murmure, et je murmure comme les autres quand je suis lecteur ; tu murmureras, dis-je, et trouveras à redire de ce que je ne me montre que par le dos. Certes, ce n’est pas pour tourner le derrière à la compagnie, mais seulement à cause que le convexe de mon dos est plus propre à recevoir une inscription que le concave de mon estomac, qui est tout couvert de ma tête penchante, et que par ce côté-là, aussi bien que par l’autre, on peut voir la situation ou plutôt le plan irrégulier de ma personne. Sans prétendre faire un présent au public (car, par mesdames les neuf Muses, je n’ai jamais espéré que ma tête devînt l’original d’une médaille), je me serais bien fait peindre, si quelque peintre avait osé l’entreprendre. Au défaut de la peinture, je m’en vais te dire à peu près comme je suis fait.

« J’ai trente-huit ans passés, comme tu vois, au dos de ma chaise ; si je vais jusqu’à quarante, j’ajouterai bien des maux à ceux que j’ai déjà soufferts depuis huit ou neuf ans. J’ai eu la taille bien faite, quoique petite ; ma maladie l’a raccourcie d’un bon pied. Ma tête est un peu grosse pour ma taille. J’ai le visage assez plein pour avoir le corps décharné, des cheveux assez pour ne porter point perruque ; j’en ai beaucoup de blancs en dépit du proverbe. J’ai la vue assez bonne, quoique les yeux gros ; je les ai bleus : j’en ai un plus enfoncé que l’autre, du côté où je penche la tête. J’ai le nez d’assez bonne prise. Mes dents, autrefois perles carrées, sont de couleur de bois, et seront bientôt de couleur d’ardoise ; j’en ai perdu une et demie du côté gauche, et deux et demie du côté droit, et deux un peu égrignées. Mes jambes et mes cuisses ont fait d’abord un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu ; mes cuisses et mon corps en font un autre, et ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras ; enfin, je suis un raccourci de la misère humaine. Voilà à peu près comme je suis fait. Puisque je suis en si beau chemin, je vais t’apprendre quelque chose de mon humeur. Aussi bien cet avant-propos n’est-il fait que pour grossir le livre de la prière du libraire, qui a eu peur de ne retirer pas les frais d’impression, sans cela il serait très inutile, aussi bien que beaucoup d’autres ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on fait des sottises par complaisance, outre celles que l’on fait de son chef.

« J’ai toujours été un peu colère, un peu gourmand, un peu paresseux. J’appelle souvent mon valet sot, et un instant après monsieur. Je ne hais personne, Dieu veuille qu’on me traite de même. Je suis bien aise quand j’ai de l’argent, et serais encore plus aise si j’avais de la santé. Je me réjouis assez en compagnie. Je suis assez content quand je suis seul. Je supporte mes maux assez patiemment ; mais il me semble que mon avant-propos est assez long et qu’il est temps que je le finisse. »

Dans une lettre à Marigny, il dit : « Quand je songe que j’ai été sain jusqu’à l’âge de vingt-sept ans assez pour avoir bu souvent à l’allemande ! » Le Typhon renferme un passage où le poète parle du commencement de son mal, qui le prit dans le temps que la reine accoucha de Louis XIV. Voici l’endroit :

Je suis persécuté dès-lors
Que du très adorable corps
De notre reine, que tant j’aime,
Sortit Louis quatorzième ;
Louis surnommé Dieu-Donné,
Pour le bien de la France né.

Ce prince naquit en 1638. Scarron avait donc à peu près vingt-huit ans lorsqu’il perdit la santé et gagna son talent.

Ce fut quelque temps après son retour de Rome qu’il ressentit les premières atteintes des douleurs étranges dont il souffrit sans relâche jusqu’à sa mort. La cause de cette maladie n’est pas bien claire. Suivant un récit probablement apocryphe, Scarron aurait eu pendant le carnaval l’idée de se déguiser en oiseau. Pour remplir ce but, il s’était préalablement mis tout nu et frotté le corps de miel ; après quoi il avait ouvert un lit de plume et s’était roulé dedans de manière à ce que le duvet s’attachât à sa peau et lui donnât l’apparence d’un véritable volatile. Emplumé de la sorte, il fit plusieurs visites dans des maisons où la plaisanterie fut trouvée de bon goût et des plus réjouissantes ; mais, la chaleur ayant fait fondre le miel, les plumes se détachèrent et trahirent la nudité de Scarron, au grand scandale de la populace, qui se mit à le poursuivre. Effrayé des clameurs, il prit la fuite et se cacha dans un marais, où il s’enfonça jusqu’au menton. La froideur de l’eau le saisit tellement, qu’il fut pris de rhumatismes qui lui tordirent les membres et le rendirent impotent et perclus. Des contemporains moins bénévoles, tels que Tallemant des Réaux et Cyrano de Bergerac, attribuent cette maladie à une autre cause que rend tout-à-fait probable la vie quelque peu licencieuse que menait le jeune abbé. En ce temps-là, les remèdes étaient pires que le mal, et, si quelquefois on guérissait de l’un, on ne guérissait pas des autres. Il est à présumer toutefois que Scarron ne fut pas tout d’abord aussi infirme qu’il le devint par la suite. Les biographes bienveillans se bornent à dire qu’une lymphe acre se jeta sur ses nerfs et le réduisit à un état de souffrances continuelles. Aussi l’épitaphe que le pauvre diable se composa lui-même, et dans laquelle on retrouve la pensée de l’inscription gravée sur la tombe de Trivulce : Hic quiescit qui numquam quievit, tace, est-elle plus véridique que ne le sont habituellement ces sortes de poésies :

Celui qui cy maintenant dort
Fit plus de pitié que d’envie,
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit,
Garde bien que tu ne l’éveilles,
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille !

Les stoïciens niaient la douleur, et ils mettaient à la supporter une constance, une insensibilité de parti pris, où la morgue de l’école et l’entêtement de la doctrine avaient peut-être plus de part qu’une résignation réelle. Souffrir sans se plaindre est beau sans doute, mais il faut une bien plus grande force d’ame pour plaisanter de ses tortures, y trouver le sujet de mille bouffonneries, et faire bonne mine à fort mauvais jeu. Tourner son mal en dérision sans chercher à provoquer la pitié des autres, la pitié, ce baume des malheureux, soutenir ce rôle pendant de longues années sans qu’un soupir d’angoisse vienne se mêler à l’éclat de rire, nous semble plus philosophique que toutes les vaines déclamations des sophistes. Nous serions curieux de voir des vers burlesques de Zénon écrits dans un accès de sciatique ou de rhumatisme ; il est douteux que l’on y trouvât le plus petit mot pour rire.

Le style burlesque, dont Scarron n’est pas l’inventeur assurément, mais dans lequel il excelle et qu’il résume en quelque sorte, a eu ses partisans et ses détracteurs. Le mot burlesque, en lui-même, n’est pas fort ancien. Ce n’est guère que de 1640 à 1650 qu’on le voit se produire ; avant cette époque, il n’avait pas franchi les monts. Sarrazin, selon la remarque de Ménage, est le premier qui l’ait employé en France, où la chose existait cependant, mais où elle était désignée par le terme de grotesque. L’étymologie de grotesque est grutta, nom qu’on donnait aux chambres antiques mises à jour par les fouilles, et dont les murailles étaient couvertes d’animaux terminés par des feuillages, de chimères ailées, de génies sortant de la coupe des fleurs, de palais d’architecture bizarre, et de mille autres caprices et fantaisies. Burlesque vient de l’italien burla, qui signifie plaisanterie, moquerie, et d’où dérivent les mots burlesco et burlare. Burla, que les Italiens ont adopté, est au fond un terme castillan. On nomme en Espagne burladores certains jets d’eau cachés sous le gazon, qui jaillissent subitement sous les pieds, et mouillent les promeneurs sans défiance de leur rosée imprévue. La comédie de Tirso de Molina, qui servit de modèle au don Juan de Molière, porte pour titre el Burlador de Sevilla, ce mot ayant dans sa signification espagnole une nuance plus dérisoire et plus ironique, car celui qui invite à souper le convive de pierre peut être moqueur, mais à coup sûr il n’est pas bouffon. L’emploi de ce style devint général ; depuis les moutons de Panurge et bien avant, la France est le pays de l’imitation par excellence, car les Français, si hardis sur le champ de bataille et dans les situations périlleuses, sont d’une timidité extrême sur le papier, et cette nation si folle et si légère, au dire des observateurs, est celle qui a toujours conservé le plus profond respect pour les règles, et qui a le moins risqué en littérature. Dès qu’ils ont une plume à la main, ces Français si téméraires deviennent pleins d’hésitations et d’anxiétés ; ils tremblent de dire quelque chose de nouveau et qui ne se trouve pas dans les auteurs du bel air. Aussi, qu’un écrivain ait la vogue, et tout de suite il paraît des nuées d’ouvrages taillés sur le patron du sien. On aurait tort d’attribuer cet esprit imitateur au manque d’invention ou de ressources individuelles ; ce n’est qu’une déférence à la mode, une crainte de paraître manquer de goût. Il n’y a qu’en France que le mot original appliqué à un individu soit presque injurieux. Tout Français qui écrit est travaillé de la peur du ridicule, et c’est ce qui fait que lorsqu’un style ou un genre a été adopté par le public, tous les auteurs se jettent de ce côté, heureux de décliner la responsabilité d’une manière à eux. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le succès d’un ouvrage fait éclore un cycle d’œuvres du même genre. Chaque époque a un poème ou un roman en vogue dont il se tire de nombreuses contre-épreuves, et ce serait un travail curieux de faire l’histoire de ces familles congénères. À cause de cela, notre littérature est plus pauvre que tout autre en ouvrages excentriques, le ton général se retrouvant dans le plus grand nombre des écrits contemporains, et chaque période ayant sa nuance particulière donnée par un succès. La réussite de Scarron amena une débâcle de poésies burlesques, ou du moins prétendues telles. Les sujets les moins aptes à la plaisanterie furent traités de cette manière. Brébeuf lui-même, l’auteur ampoulé de la Pharsale, fit une parodie de Lucain, la plus froide et la plus ennuyeuse du monde, tant le goût du burlesque était généralement répandu. Tout le monde s’en mêlait, jusqu’aux laquais et aux femmes de chambre, car la plupart des gens pensaient qu’il suffit d’accoupler des rimes burlesques, de rassembler des termes extravagans et bas, en un mot de parler en langage du Ponceau ou de la Halle, pour être un poète bouffon. Le vers de huit syllabes à rimes plates, que Scarron a presque toujours employé, et avec lequel sont écrits le Typhon et le Virgile travesti, offre des facilités dont il est malaisé de n’abuser point. Entre les mains d’un versificateur médiocre, il devient bientôt plus lâche et plus rampant que la prose négligée, et n’offre pour compensation à l’oreille qu’une rime fatigante par son rapprochement. Bien manié, ce vers, qui est celui des romances et des comédies espagnoles, pourrait produire des effets neufs et variés. Il nous paraît plus propre que l’alexandrin, pompeux et redondant, aux familiarités du dialogue, à l’enjouement des détails, et nous aimerions le voir en usage au théâtre. Il nous éviterait beaucoup d’hémistiches stéréotypés dont il est difficile aux meilleurs et aux plus soigneux poètes de se défendre, tant la nécessité des coupes et des rimes du vers hexamètre les ramène impérieusement. Ce vers octosyllabique était si spécialement affecté aux bouffonneries, qu’il était appelé vers burlesque, bien qu’il se prête également aux inspirations nobles et sérieuses. C’est dans ce mètre que le bon Loret, le journaliste du temps, écrivait sa Muse historique.

Le burlesque, ou, si vous aimez mieux, le grotesque, a toujours existé, dans l’art et dans la nature, à l’état de repoussoir et de contraste. La création fourmille d’animaux dont on ne peut s’expliquer l’existence et la nécessité que par la loi des oppositions. Leur laideur sert évidemment à faire ressortir la beauté d’êtres mieux doués et plus nobles ; sans le démon, l’ange n’aurait pas sa valeur ; le crapaud rend plus sensible et plus frappante la grace du colibri. La vie est multiple, et beaucoup d’élémens hétérogènes entrent dans la composition des faits et des évènemens. La scène la plus touchante a son côté comique, et le rire s’épanouit souvent à travers les pleurs. Un art qui voudrait être vrai devrait donc admettre l’une et l’autre face. La tragédie et la comédie sont trop absolues dans leurs exclusions. Aucune action n’est d’un bout à l’autre effrayante ou risible ; il y a des choses fort comiques dans les évènemens les plus sérieux, et des choses fort tristes dans les plus bouffonnes aventures. La tragédie et la comédie sont donc des poèmes classiques, attendu que, d’après une convention arrêtée d’avance, elles rejettent l’expression de certains sentimens et de certaines idées. La netteté un peu sèche de l’esprit français s’accommode de ces divisions et de ces compartimens dans le domaine de l’art. Pleurons ou rions pendant cinq actes, c’est bien ; mais ce désir d’harmonie et de régularité ne se satisfait que par le sacrifice des couleurs et des tons. On a une littérature monochrome, comme ces combats de gladiateurs peints avec de l’ocre rouge dont parle Horace, ou ces peintures en camaïeu dont les artistes de l’autre siècle ornaient les dessus de portes et les trumeaux. Tel poème est bleu, tel autre est vert ; tout y est modelé, comme dans les grisailles, par l’ombre et le clair ; dans aucun ne se marient harmonieusement les teintes variées de la nature. Nous ne reviendrons pas faire ici, à propos de Scarron, la théorie du grotesque, si éloquemment exposée dans une préface célèbre. Depuis Malherbe, la langue française a été prise d’un accès de pruderie et de préciosité dans les idées et dans les termes vraiment extraordinaire. Tout détail était proscrit comme familier, tout vocable usuel comme bas ou prosaïque. L’on en était venu à n’écrire qu’avec cinq ou six cents mots, et la langue littéraire était, au milieu de l’idiome général, comme un dialecte abstrait à l’usage des savans. À côté de cette poésie si noble et si dédaigneuse s’établit un genre complètement opposé, mais tout aussi faux assurément, le burlesque, qui s’obstinait à ne voir les choses que par leur aspect difforme et grimaçant, à rechercher la trivialité, à ne se servir que des termes populaires ou ridicules. C’est l’excès inverse, et voilà tout. Nous admettons parfaitement la bouffonnerie, l’invention des détails comiques, la gaieté du style, la réjouissante bizarrerie des mots, les rimes imprévues et baroques, les plus folles imaginations de tous genres ; mais nous avouons ne rien comprendre à la parodie, au travestissement. Le Virgile travesti, un des principaux ouvrages de Scarron et celui qui a fondé sa réputation, est à coup sûr un de ceux qui nous plaisent le moins, bien qu’il soit semé de mots plaisans et de vers très drôlement tournés. Après tout, qu’est-ce que cela signifie ? Mettre à la place d’un héros une épaisse figure bourgeoise, à la place d’une belle princesse une grosse maritorne, et les faire parler en style des halles, n’a rien en soi-même de fort récréatif. Il n’est pas de chef-d’œuvre dont on ne puisse, par ce procédé, faire aisément la chose la plus plate du monde. Nous concevons la parodie dans le sens critique, c’est-à-dire au moyen d’une certaine exagération humoristique des défauts de l’œuvre qu’on travestit, qui en fait ressortir le ridicule ou le danger, comme le Don Quijote, quand il parle des Amadis de Gaule, des Galaor, des Agesilan de Colchos, des Lancelot du Lac, des Esplandian et des autres romans de chevalerie. Nous avons vu la parodie de toutes les pièces représentées avec succès depuis une dizaine d’années, et bien qu’il y ait au fond de l’homme le moins envieux du monde un petit sentiment de malveillance qui lui fasse écouter avec une certaine satisfaction des plaisanteries sur une tragédie ou sur un drame en vogue, nous devons avouer n’y avoir jamais pris le moindre divertissement.

Du reste, Scarron était tout-à-fait de notre avis sur les parodies, et la manière dont il s’en exprime dans une épître à M. Deslandes-Payen, à qui il dédie le cinquième livre du Virgile travesti, prouve une modestie qui va jusqu’à l’injustice :

« Je suis prêt de signer devant qui l’on voudra que tout le papier que j’emploie à écrire est autant de papier gâté, et qu’on aurait droit de me demander, ainsi qu’à l’Arioste, où je prends tant de c… Tous ces travestissemens de livres, et mon Virgile tout le premier, ne sont autre chose que des c…, et c’est un mauvais augure pour ces compilateurs de mots de gueule ; tant ceux qui se sont jetés sur Virgile que sur moi comme un pauvre chien qui ronge son os, que les autres qui s’adonnent à ce genre d’écrire comme au plus aisé ; c’est, dis-je, un très mauvais augure pour ces très brûlables burlesques que cette année, qui en a été fertile, et peut-être autant incommodée que de hannetons, ne l’ait pas été en bled. Peut-être que les plus beaux esprits, qui sont gagnés pour tenir notre langue saine et nette, y mettront bon ordre, et que la punition du premier mauvais plaisant qui sera convaincu d’être burlesque relaps, et comme tel condamné à travailler le reste de sa vie pour le Pont-Neuf, dissipera le fâcheux orage de burlesque qui menace l’empire d’Apollon. Pour moi, je suis toujours prêt d’abjurer un style qui a gâté tout le monde, et sans le commandement exprès d’une personne de condition qui a toute sorte de pouvoir sur moi, je laisserais le Virgile à ceux qui en ont tant d’envie, et me tiendrais à mon infructueuse charge de malade, qui n’est que trop capable d’exercer un homme entier. »

Il résulte de cette épître que les contrefacteurs et les copistes ne manquaient pas à Scarron, et le travestissement du Virgile lui était vivement disputé. Le mode de publication qu’il avait adopté favorisait les fraudes des continuateurs. Il devait d’abord faire paraître un livre chaque mois ; toutefois, soit que les souffrances l’en empêchassent, soit qu’il fût ennuyé et rebuté de cette besogne, ce qui est plus vraisemblable, il ne mit pas beaucoup d’exactitude à tenir son engagement, et de longs intervalles séparèrent les apparitions des diverses parties de son poème. Certes, il faut toute la verve de Scarron pour soutenir une si longue plaisanterie ; il faut son habileté souveraine à manier le vers de huit pieds, sa facilité à trouver des rimes imprévues, des tours piquans, des suspensions, des enjambemens hardis, des coupes bizarres, enfin tout ce qui peut varier une œuvre d’une telle haleine. Souvent, à travers mille incongruités plus étranges les unes que les autres, se trouvent des morceaux vraiment bien traités, et dont la littéralité familière rend beaucoup mieux l’antique que les traductions sérieuses et en beau style. Des réflexions judicieuses servent de commentaire au texte :

Soyez justes, craignez les dieux ;
Cette sentence est bonne et belle,
Mais en enfer à quoi sert-elle ?

Il est impossible de railler plus finement le fameux vers :

Discite justitiam moniti et non temnere divos !

L’Énéide travestie n’a pas été poussée au-delà du VIIIe livre ; le Roman comique lui-même n’est point achevé, soit caprice, soit fatigue. Nous aimons assez ces œuvres interrompues auxquelles l’imagination du lecteur est forcée de chercher un dénouement.

Le Virgile fut continué, si cela peut s’appeler continué, par un certain Jacques Moreau, marquis ou comte de Brazey, et par un autre rimeur dont le nom est resté inconnu. Il est difficile de lire quelque chose de plus plat et de plus rampant, de plus insipide. Le sieur Offray n’a guère été plus heureux dans sa suite du Roman comique. L’immortel auteur du Don Quijote, don Miguel Cervantès de Saavedra, ayant laissé un long intervalle entre la publication de la première et de la dernière partie de son roman, eut aussi cet inconvénient d’être continué par un sacrilége barbouilleur de papier ; mais Cid-Hamet-Ben-Engeli accrocha si haut sa plume, que personne depuis ne put la reprendre.

Le Typhon, qui fut composé avant le Virgile travesti, est un poème burlesque sur la guerre des dieux et des géans. Il a cinq chants en vers de huit pieds. S’il y eut jamais un personnage mythologique sinistre et grandiose, c’est ce monstre informe que fit sortir de la terre Junon, jalouse de la création de son mari, qui avait produit Pallas tout seul. Sa révolte gigantesque a un caractère mystérieux et cosmogonique, effrayant comme ces bas-reliefs sculptés dans les cavernes qui font allusion à des évènemens dont on a perdu la mémoire et le sens symbolique, mais qu’on pressent avoir été terribles. Ce Typhon fut sur le point de mettre la terre à la place du ciel ; il coupa les bras et les jambes à Jupiter avec une faux de diamant, et inspira aux Olympiens une telle panique, qu’ils se déguisèrent, pour lui échapper, en animaux, en légumes, formes sous lesquelles les Égyptiens les adorent. Son aspect était formidable et monstrueux ; il avait cent têtes, et de ses cent bouches sortaient avec des flammes des cris si horribles, que les dieux et les hommes en tremblaient. Le haut de son corps était couvert de plumes, et le bas s’effilait en queues de dragon. Ce géant, tout abominable qu’il était, trouva à se marier, et d’Échidna, sa femme, il eut toute une affreuse famille de monstres : Orcus, Cerbère, l’hydre de Lerne, la Chimère, le Sphinx, et le lion de Némée. Enfin, Jupiter, ayant recouvré ses bras et ses jambes par l’adresse de Mercure et de Pan, monta sur un char attelé de chevaux ailés et foudroya Typhon si dru et si serré, qu’il le renversa et lui mit sur la poitrine, pour l’empêcher de se relever, le mont Etna qui, depuis ce temps, ne cesse de cracher à la face du ciel, en signe de mépris et de révolte, des jets de flamme, des rochers, des torrens de lave, et des trombes de fumée.

Voyons comment Scarron a caricaturé ce sujet épique et traduit cette lutte colossale.

Au début du poème, les dieux font bombance dans un Olympe macaronique arrangé en pays de Cocagne. Ils ont bu du nectar un peu plus qu’assez et se sont donné des indigestions d’ambroisie. Jupiter dort le nez sur la table ; Junon est étendue sur son lit très peu chastement drapée ; Mars, qui vient de Flandre, boit de la bière et fume du petun en vrai soudart qu’il est. Quant à Vénus, elle fait l’œil à quelque jeune dieu encore imberbe qu’elle veut déniaiser.

Typhon et les géans ses amis s’amusent aussi sur terre à leur façon. Ils jouent aux quilles dans les champs de Thessalie. Vous pensez que les quilles de gaillards pareils ne peuvent être des jouets d’enfans : ce sont d’énormes roches, aussi hautes que le clocher de Strasbourg, que Typhon a arrachées de ses mains puissantes et qu’il a grossièrement façonnées. Un prodigieux quartier de montagne à peine dégrossi sert de boule. Cette partie de quilles cause des tremblemens de terre dans la contrée. Cependant les géans ne sont pas encore échauffés ; ils jouent posément, comme cela se pratique d’abord ; petit à petit, le jeu s’anime, et Mimas, en lançant la boule, attrape le pied de Typhon précisément à l’endroit de son durillon. Typhon, enragé de douleur, mais ne pouvant s’en prendre à Mimas, qui ne l’a pas fait exprès, ramasse les quilles et la boule et les jette en l’air avec tant de force, qu’elles percent les voûtes bleues du ciel et retombent sur le buffet des dieux, où elles brisent tous les verres et toute la vaisselle. Jupiter se réveille en sursaut à ce tintamarre d’assiettes cassées, et demande, transporté de colère, ce que signifie une pareille bacchanale : — Majesté, répond Pallas, c’est un coup de quelque épouvantable machine de guerre braquée de terre contre le ciel qui a causé ce dégât dans votre buffet. Tous les verres sont en pièces, et il nous faudra désormais boire dans nos mains comme des mendians ou des philosophes cyniques. — Ce sont neuf quilles et une boule, ajoute Mome, le gentil bouffon. — Ah çà ! dit Jupiter, le ciel est donc pénétrable ; on le crève donc comme un plafond de papier ; nous ne sommes donc plus en sûreté dans cette bicoque d’azur. Les fils de la terre deviennent de plus en plus insolens, mais je leur rabattrai bien le caquet ; je tonnerai, je grêlerai, je pleuvrai sur eux d’une si rude manière, qu’ils rentreront bien vite dans le devoir.

La conversation en est là quand paraît Apollon, qui a fini sa journée, mis ses rosses à l’écurie et son coche sous sa remise ; il est naturellement mieux informé que personne de ce qui se passe sur la terre, qu’il est chargé d’éclairer en sa qualité de grand-duc des chandelles, que lui a décernée Dubartas. Il a vu Typhon, qui jouait avec sa bande en Thessalie, jeter les quilles contre le ciel. — Ce drôle finit par m’échauffer la bile, et la moutarde commence à monter à mon nez olympien, dit Jupiter en fronçant son sourcil de peau de taupe. Holà ! Mercure, chausse au plus vite tes souliers à talonnières, ils sont tout frais ressemelés, et va dire à ce sacripant que, s’il ne se tient pas tranquille, il aura à faire à moi.

Le fils de Cyllène se coiffe de son petasus, s’attache les ailes au pied avec une bonne ficelle, prend sa canne entourée d’anguilles, fait une révérence d’enfant de chœur, et le voilà parti. Il fend l’air, traverse les nuées, et ne s’arrête que sur l’Hélicon pour casser une croûte et boire un coup. Il trouve là les neuf Muses occupées à bluter des rondeaux, à vanner des sonnets, à trier des jouissances et des regrets. C’est le propre des vieilles filles et des dévotes de s’adonner à faire des confitures ; aussi présentent-elles à Mercure un pot de cerises et un fond de pâté entamé la veille par Apollon. Quand il a mangé, il s’essuie proprement la bouche avec le dos de la main, comme le fait un dieu bien élevé à qui l’on n’a pas présenté de serviette, et il repart au pas de course pour s’acquitter de sa commission.

Mercure arrive entre chien et loup dans l’endroit où se trouvent les géans ; on y voit encore un peu clair, mais la nuit ne tarde pas à déployer ses jupons pailletés d’étoiles. Les vauriens sont dans une plaine, non loin d’une forêt, occupés à faire un bûcher pour faire cuire une carbonnade. La forêt tout entière y passe : c’est un entassement de chênes noueux, de pins échevelés, d’ormes avec leurs racines, à croire que l’on veut brûler le monde. Des centaines de bœufs mis en quartier et qu’on a négligé d’éplucher de leurs charrues, rôtissent sur cet océan de charbons. Des milliers de moutons enfilés comme des alouettes dans des broches faites de cyprès tout entiers tournent lentement devant la flamme : ce souper a dû affamer toute une nation.

Les géans entourent Mercure, qui n’est pas plus rassuré qu’il ne faut en voyant se resserrer autour de lui cette ceinture de corps monstrueux, pourtant il prend son courage à deux mains et tient ce discours à Typhon, qui le regarde de travers et de sa mine la plus effroyable : — Seigneur Typhon, malgré votre gigantosité, vous n’êtes qu’une grande canaille. Jupin, mon bourgeois et le vôtre, m’envoie vous dire que vous vous teniez coi désormais, sinon il vous foudroiera bel et bien. Vous avez démoli notre vaisselle, et il faut que vous alliez promptement à Venise chercher une centaine de verres pour remplacer ceux que vos quilles ont brisés : — qui casse les verres les paie. — Vous êtes assez ivrogne pour connaître cette maxime. — Vous avez une semaine devant vous, mais pas plus. Sur ce, bonsoir.

À ce discours, une huée formidable, à rendre sourds les quatre élémens, sort de ces bouches plus larges que des fours, de ces poitrines plus profondes que des cavernes. Mercure pensa en rendre le sang par les oreilles, comme un canonnier qui a manœuvré sa bombarde toute la journée. — Sauve-toi vite, bélître, maroufle, ou je te jette tout vif dans le feu, hurle Typhon. Je me moque de ton maître et de ses fusées et pétarades comme de colin-tampon. — Là-dessus, le colosse se met à dévorer avec sa bande des montagnes de viande à moitié grillée, et ne tarde pas à s’endormir auprès du feu qui s’éteint, après avoir mis sous sa tête, en guise d’oreiller, un rocher que vingt mille hommes n’auraient pas fait bouger d’un pouce. Ainsi se termine le premier chant.

Le pauvre Mercure, fort effrayé, grimpe sur un arbre où il perche jusqu’au retour de l’aurore, les chemins étant peu sûrs et infestés de tirelaines. Le jour venu, il descend de son juchoir et se remet en route ; il trouve Jupiter encore au lit, et ce dieu se donne à peine le temps de passer une robe de chambre, tant il est pressé de savoir les nouvelles que son messager apporte de la terre. — Tout ce que j’ai pu obtenir, dit Mercure au maître des dieux, c’est la chanson de Daye-Dandaye. Ces faquins m’ont éclaté de rire au nez comme un cent de mouches, et peu s’en est fallu qu’ils ne me bernassent. Typhon en particulier m’a accueilli comme un cueilleur de pommes du Perche. Que j’aie la gale qui dure sept ans si je n’ai dit la vérité aussi nue qu’au sortir de son puits !

Le conseil céleste s’assemble, et l’on agite la question de savoir s’il faudra sévir ou non. De leur côté, les géans se consultent et se démènent. Encelade, dont le nom fournit la plus heureuse rime à escalade, veut absolument dénicher Jupiter de son taudis aérien, et se propose de faire déloger tous les hôtes des maisons étoilées. Il n’a besoin de personne pour cette entreprise ; il en aura tout seul le péril et l’honneur. Typhon entend ces fanfaronnades avec joie, et toute la bande démesurée pousse des acclamations en signe d’acquiescement. Mimas se met à braire d’aise, Porphyrion étend ses griffes de bête fauve ; Polybotte, au grouin de baleine, grogne pesamment ; Asie, le grand assommeur d’ours, Thoon, Ephialte, Coée, Japet, Echion, Almops, se mettent à crier comme des enragés : Vive Typhon ! Malheur aux dieux !

Pendant ce temps-là, Jupiter tempête et jure dans son Olympe comme un charretier dans un chemin creux de Basse-Bretagne. On fait la revue des munitions, qui ne sont pas très considérables, et l’on députe le factotum Mercure au dieu qui produit les exhalaisons. Celui-ci ne veut pas d’abord en donner à crédit, on lui doit déjà beaucoup, car au ciel on ne paie personne ; cependant, vu l’urgence du danger, il répond qu’il va en faire monter de quoi contenter maître Jupin. — Mercure, chemin faisant, met dans sa poche la Gazette et l’Extraordinaire qui renferment des détails sur les forces des géans.

Le conseil des dieux ressemble beaucoup à un conseil terrestre ; on s’y dispute d’abord sur le pas et la préséance. Neptune, qui n’est pas grand orateur et ne sait que gronder, s’embrouille dans son discours ; Mars fait le capitaine Fracasse, le tranche-montagne, au seul vent de sa tueuse il renversera l’armée des géans. Vulcain s’offre à fabriquer pour les fenêtres et les portes de l’Olympe des grilles et des serrures si compliquées, que Typhon s’y retournerait les ongles. Le temps se passe en délibérations ridicules, et Jupiter lève la séance. Chacun retourne dans sa chacunière sans que les choses soient plus avancées.

Au commencement du troisième chant, Apollon fait monter là-haut les nuages demandés : ce sont des nuages première qualité, gros de nitre, de soufre et de résine ; l’air en est obscurci : jamais brouillard de Londres ne fut d’une telle épaisseur. À la faveur de ces nuages qui empêchent de voir la terre du ciel, Encelade commence à poser des montagnes les unes sur les autres, comme un maçon qui arrange des briques ; il met Pelion sur Ossa, et fait un si prodigieux entassement, qu’il atteint à la hauteur du logis des Olympiens, dont il rejoint les murailles à l’aide d’un pont volant. Jupiter, voulant voir le temps qu’il fait, ouvre une fenêtre, et n’est pas médiocrement effrayé en se trouvant face à face avec le monstrueux visage du géant. Heureusement la fenêtre est trop étroite pour qu’il y puisse passer. Jupiter crie : À moi ! à moi ! demande sa boîte à poudre, retrousse sa manche jusqu’au coude et s’apprête à darder un coup dans la tête du géant, qui, voyant le péril, enfonce par la croisée un immense tronc de cèdre. — Il ne s’en faut pas de trois doigts que Jupiter ne soit embroché et piqué contre le mur comme une chouette à la porte d’un garde-chasse. L’alarme est donnée ; les dieux jettent par-dessus les créneaux des remparts célestes des fagots, des plâtras, des escabeaux, des eaux de toutes sortes, excepté des eaux de senteur, des poêles pleines de beurre bouillant ; Encelade en reçoit une sur le museau qui, bien que fort chaude, refroidit son courage et lui fait céder sa place à Mimas, qui, plus mince de taille, parvient à s’introduire par l’ouverture. La bataille devient générale. Jupiter monte à cheval sur son aigle et fait une sortie à la tête de tous les dieux. La foudre étonne d’abord les géans, mais elle leur fait plus de peur que de mal. Mars et Encelade se provoquent en combat singulier, mais ils se trouvent si redoutables l’un l’autre, qu’ils se tournent le dos après s’être injuriés, comme des héros d’Homère. Pendant la bataille, une vieille bohémienne fait parvenir à Jupiter, par un valet de pied, une lettre ainsi conçue : « Tirésias et Protée ont prédit que cette guerre ne pouvait être terminée à la gloire des dieux qu’avec l’aide d’un fils de mortelle ; c’est l’arrêt du destin. » Cet avis jette le découragement dans l’Olympe, et les dieux sont déjà vaincus, lorsque revient Typhon avec des géans frais cuirassés de pierres de taille. La déroute est complète, et Jupiter gagne au pied en criant : Sauve qui peut ! Les dieux et les déesses en font autant et détalent comme des Basques ou des coureurs dératés. Pour échapper aux énormes drôles qui le poursuivent en faisant des enjambées plus grandes que le Petit-Poucet avec ses bottes de sept lieues, ils sont obligés de se cacher sous des formes d’animaux. Jupiter se change en bélier, Junon en vache, comme son épithète de Βοοπις lui en donne bien le droit ; Neptune en levrier, Mome en singe, Apollon en corbeau, Bacchus en bouc, Pan en rat, Diane en chatte, Vénus en chèvre, Mercure en cigogne. Les géans, qui ne sont pas très fins de leur nature, ne savent ce que leurs ennemis sont devenus, et, pendant qu’ils les cherchent, ceux-ci, à la faveur de leur mascarade, gagnent les bords du Nil où ils vont attendre que la chance tourne, et que le jour paraisse de punir cette engeance impie et grossière.

La troupe céleste arrive près de Memphis. Jupiter, peu habitué à être vêtu de laine, a très chaud et se fond en sueur ; il traîne péniblement le gigot ; il s’est fourré une épine dans le pied et se laisse choir piteusement sur l’herbe tendre. Dans cette position, il bêle une harangue en grec, et conseille à Mercure de tâcher de dérober quelque habillement et d’entrer dans la ville prochaine pour aller chercher des vêtemens pour les dieux ; un collier de perles que Vénus a gardé à son col paiera la dépense.

Mercure, sans se décigogner, vole au bord du Nil, où des naturels du pays sont en train de se baigner et de chercher des œufs de crocodiles ; le dieu des larcins, naturellement passé maître dans le vol à la tire, s’empare d’une tunique et reprend sa forme, sous laquelle il entre dans Memphis. Il charge un mulet de pourpoints, de manteaux, de jupes et de caleçons, une friperie complète dont les dieux se revêtent après avoir dépouillé leurs déguisemens d’animaux. Ils vont se loger dans une auberge dont l’hôte est cocu et la femme coquette, allitération et rapprochement tout-à-fait vraisemblables, et bientôt leur divinité se révèle par un symptôme que nous vous donnons en mille à deviner, et dont nous laissons toute la responsabilité à la bouffonnerie de Scarron. — Le vulgaire des mortels n’a pas, en général, le gousset fort parfumé, et l’on peut adresser à beaucoup de gens la question : An gravis hirsutis cubet hircus in alis ? Les voyageurs mystérieux se distinguent, au contraire, par l’excellente odeur qui s’exhale de leur aisselle. Cette particularité surprend si fort les gens de la ville, qu’ils n’hésitent pas à reconnaître sur ce seul fait la divinité de leurs hôtes. Ajoutez à cela qu’ils marchent ou plutôt qu’ils glissent sans lever les pieds, comme s’ils patinaient, attribut distinctif des puissances supérieures. Les prêtres de Memphis, informés de ces circonstances, apportent en présens aux célestes étrangers quatre poinçons de vrai baume, des poissons du Nil, des crocodiles, des hippopotames, et deux paires de gants lavés.

Sur ces entrefaites, Hercule, qui était occupé nous ne savons où, rejoint la bande divine, que sa présence ragaillardit, et Mercure est de nouveau détaché en manière d’espion pour voir ce que deviennent les géans. — Les géans continuent à entasser montagnes sur montagnes, et à faire de la Thessalie un vrai pays de casse-cou. Typhon a élevé si haut sa plate-forme, qu’il croit pouvoir bientôt s’asseoir de plain-pied sur le trône de Jupiter ; mais il a compté sans son hôte. L’armée céleste arrive en tapinois, suivie de charrettes pleines de foudres fabriquées à Memphis. Jupiter lâche un coup de foudre, mais seulement pour faire diversion et dissimuler le vrai point d’attaque. Les colosses à moitié endormis se jettent à bas du lit en caleçons, et se portent du côté où le tonnerre a grondé. Pendant qu’ils se frottent de leurs doigts gros comme des colonnes leurs yeux larges comme des boucliers, les dieux envahissent le camp, et bientôt la mêlée devient générale. Les plus terribles horions sont échangés ; plusieurs des géans sont tués, ce qui les contrarie beaucoup, attendu qu’ils n’étaient jamais morts jusqu’à cette heure, et après diverses alternatives, grace à la valeur d’hercule, qui est né d’une mortelle, l’armée gigantale est mise en déroute, et la prédiction de la bohémienne accomplie. Typhon, sautant de sommet en sommet, enjambe la botte de l’Italie et se sauve en Sicile, où Jupiter le poursuit, le renverse et lui met, en manière de cauchemar, le mont Etna sur la poitrine, ce qui ne le gêne pas médiocrement : quand il tousse, il y a une éruption ; quand il se retourne, un tremblement de terre.

Ainsi presque toujours le vice
À la fin trouve son supplice,
Et jamais la rébellion
N’évite sa punition !

La gigantomachie dont nous venons de donner une idée succincte abonde en vers plaisans, en manières de dire originales, en idiotismes qui sentent bien leur terroir. Il est dommage que la pruderie de goût qui règne aujourd’hui et qui ne pardonne pas une joyeuseté de style, même dans une étude purement philosophique et littéraire, ne nous permette pas de citer les traits les plus vifs et les plus drolatiques. Autrefois la langue française ne respectait pas tant l’honnêteté dans les mots qu’elle ne le fait de notre temps ; les anciens conteurs avaient une liberté d’allure que nul ne pourrait prendre aujourd’hui, et dans le genre facétieux nous comptons beaucoup de chefs-d’œuvre : Rabelais, Béroalde de Verville, la reine de Navarre, Bonaventure Desperriers, ont des manières d’écrire et des inventions de style merveilleuses dont La Fontaine ne donne dans ses contes qu’une idée bien affaiblie. C’est là que brille dans tout son éclat le véritable esprit gaulois, et il est à regretter que le cant anglais, qui s’est introduit dans nos mœurs, nous prive de ces bonnes farces un peu grasses où le drolatique de l’expression fait oublier la licence du détail. Scarron, par le fond de son style, tient au vieil idiome, et relativement à plusieurs de ses contemporains il est quelque peu archaïque, le burlesque se composant d’une foule d’expressions proverbiales, de locutions familières, de termes populaires qui restent encore long-temps dans la conversation après avoir été bannis du style soutenu. Ce que nous disons de Scarron peut s’appliquer à d’autres et aux plus illustres. Molière, bien qu’écrivant à la même époque que Racine, est de cent ans plus vieux comme langue. Nous n’entendons pas par là lui faire un reproche, car, selon nous, la langue de Molière est une des plus belles qu’il ait été donné à l’homme de parler ; nous voulons seulement dire que la tragédie, du moins telle que les classiques la comprennent, renferme moins d’idiotismes que la comédie.

Boileau ne se montre pas fort tendre à l’endroit de Scarron et du Typhon en particulier. On connaît ces vers de l’Art Poétique :

La cour, enfin désabusée,
Distingua le naïf du plat et du bouffon,
Et laissa la province admirer le Typhon.

Mais Boileau, outre la délicatesse superbe de son goût, avait peut-être quelque rancune contre Scarron ; Gilles Boileau, frère aimé du poète, avait eu avec l’écrivain de vives escarmouches d’épigrammes, il avait été même jusqu’à dénigrer la vertu de Mme Scarron dans un sixain que voici :

Vois sur quoi ton erreur se fonde,
Scarron, de croire que le monde
Te va voir pour ton entretien ;
Quoi ! ne vois-tu, pas, grosse bête,
Si tu grattais un peu ta tête,
Que tu le devinerais bien ?

Scarron, furieux, lui répondit par un déluge d’épigrammes qui ne sont pas toutes, il faut l’avouer, relevées de sel attique, mais de gros sel gris salpétré. Il riposte aux injures de Gilles par des accusations de promenades nocturnes sur le quai de la Mégisserie, les Champs-Élysées de ce temps-là, pour les rendez-vous équivoques et monstrueux. C’était alors l’habitude entre savans et littérateurs en querelle d’aller chercher des épithètes à Sodome et à Gomorrhe ; ici du moins la cruauté de l’attaque excusait la violence de la riposte.

Le Typhon, dont Boileau lui-même reconnaissait que le début était bien tourné et d’une assez fine plaisanterie, est dédié à son éminence monseigneur le cardinal Jules de Mazarin. Cette dédicace offre un assez curieux rapprochement avec la Mazarinade du même auteur. Scarron appelle Mazarin grand homme, Jules plus grand que le grand Jules, Alcide sur lequel Atlas peut s’accouder quand il se sent fatigué ; il le supplie de jeter du haut de son Olympe un regard sur le pauvre poète ; s’il l’obtient, il sera aussi joyeux que s’il avait recouvré la santé, et que si, n’étant plus impotent, il pouvait à son éminence faire profonde révérence. Il paraît que le Mazarini ne se montra pas très sensible au compliment, ou que, pressentant quelque largesse à faire, quelque nouvelle pension émarger (Scarron en touchait déjà une de la reine), il fit la sourde-oreille et trompa les espérances que le poète avait fondées sur sa dédicace.

L’admiration de Scarron pour le grand Jules fut immédiatement calmée, et il se fit dans sa manière d’apprécier le ministre écarlate une révolution complète. Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il fit la Mazarinade ; il est difficile d’aller plus loin en fait d’invectives et d’ordures : c’est du Juvénal, moins l’indignation honnête. À ne la considérer que sous le rapport littéraire, cette pièce, qui est fort longue, contient des morceaux très-remarquables de verve et d’esprit, mais de cet esprit affreux dont Catulle étincelle dans ses épigrammes contre Mamurra. Il lui reproche, entre autres crimes, et c’est sans doute le plus noir à ses yeux, d’avoir sa bourse fermée à ces gueux qu’on appelle poètes, si chéris du feu rouge-bonnet Richelieu, qui craignait sur toute chose de voir ses beaux faits ternis par ces divins affamés, il lui reproche le ballet d’Orphée, où tout le monde dormit, sa musique de châtrés, ses courtisanes, ses gardes, ses deux cents robes de chambre, ses extraits d’ambre et de musc, son jeu de hoc, ses amours doubles, où il se montre

Homme aux femmes et femme aux hommes !

et mille peccadilles du même genre, dont le cardinal, habitué aux licences des pamphlets, ne se fût pas autrement inquiété, lui qui avait pris pour devise : Qu’ils chantent, pourvu qu’ils paient ! Mais Scarron ne s’en était pas tenu là ; il avait raconté une aventure qui touchait au vif le cardinal, c’est-à-dire l’histoire de ses amours avec une fruitière d’Alcala, amours qui lui avaient valu des coups d’étrivières et fait perdre les bonnes graces de son patron le cardinal Colonna. Aucun détail n’est omis ; il raconte comment, chassé d’Alcala, Mazarin se sauve à pied et en fort mince équipage à Barcelone, d’où il regagne son pays comme il peut et recommence sa fortune en occupant la place de Ganimède auprès d’un Jupiter empourpré ; puis il lui jette à la face ses fautes et ses crimes politiques : il le tance de la simonie insolente qu’il fait des bénéfices, de Lerida deux fois manquée, de Courtrai d’où ses menées ont fait sortir la garnison, du fruit du combat de Lens perdu par sa lenteur, de la Catalogne désespérée, du duc de Guise mal logé dans Naples où on l’abandonne, du duc de Beaufort mis en cage, du vol du duché de Cardone, de l’empoisonnement du feu président Barillon, du parlement outragé, des Anglais qu’il laisse mourir de faim, de leur reine désolée à qui il a volé ses bagues, et de je ne sais combien de forfaits plus ou moins vrais pour lesquels il lui souhaite de voir

Sa carcasse désentraillée,
Par la canaille tiraillée !

Nous ne rapportons ici que les injures les plus douces ; le reste est d’une virulence que les Latins eux-mêmes n’ont pas dépassée. Le burlesque y va jusqu’à la férocité ; les plaisanteries sont trop littéralement sanglantes. La colère poétique tourne à la rage, et il est étrange qu’il se soit trouvé autant de fiel dans ce petit corps rabougri. Le père Duchêne est pâle à côté de cela. C’est pousser bien loin le ressentiment d’une dédicace et d’une belle reliure perdues. Mazarin, qui était un homme d’assez d’esprit pour rire aux bons endroits des pamphlets et des chansons qu’on faisait contre lui, trouva cette fois la plaisanterie un peu forte et le style un peu libre. On ne voit pas cependant qu’il ait cherché à en tirer vengeance.

Le logis de Scarron servait de lieu de rendez-vous aux frondeurs. On appelait ainsi, comme chacun sait, ceux qui tenaient pour le parlement, et mazarins ceux qui tenaient pour l’autorité royale. M. le prince n’y allait pas lui-même, mais il y envoyait des gens de sa maison. On lisait là en petit comité l’Avis de dix millions et plus, le Courrier burlesque de la guerre de Paris, la Juliade, le Ramage de l’Oiseau, les Triolets frondeurs.

Les mazarins avaient aussi leurs poètes et leurs écrivains. Cyrano de Bergerac, qui était du parti de l’éminence, détacha en manière de réponse à Scarron, qu’il désigne sous l’anagramme transparent de Ronscar, une épître vertement sanglée. Cyrano, à qui les nombreux duels qu’il avait soutenus pour la forme de son nez donnaient, même la plume à la main, des airs de capitan matamore, traite le pauvre Scarron de haut en bas ; il lui dit qu’il n’a jamais vu de ridicule plus sérieux ni de sérieux plus ridicule que le sien ; il l’accuse d’avoir fait radoter Virgile, et l’appelle grenouille fâchée qui coasse dans les marécages du Parnasse. Il prétend que ce qu’il écrit est fait pour les harengères, et que, si le jargon de la halle vient à changer, il ne sera plus compris. Puis, passant à la description de sa personne, il assure que, si la mort voulait danser une sarabande, elle prendrait une paire de Ronscars pour castagnettes. — Voilà dix ans que la parque lui a tordu le col sans pouvoir l’étrangler. À le voir ses bras tors et pétrifiés sur ses hanches, on prendrait son corps pour un gibet où le diable a pendu une ame. Et quelle ame ! plus laide encore que le corps ! Ce monstre difforme, qui reste sur terre pour être un exemple continuel de la vengeance de Dieu, a osé vomir sa bave et son venin sur la pourpre d’un prince de l’église, qui, sous les auspices de Louis, conduit si heureusement le premier état de la chrétienté. La vue d’un chapeau écarlate le fait entrer en fureur, comme un bœuf ou coq d’Inde, et même il n’a pas voulu entendre un sonnet assez doux de Cyrano, et a forcé la personne qui l’avait déplié à le remettre dans sa poche. — Certes, l’on ne peut douter que Cyrano de Bergerac ne professât une grande admiration pour le cardinal Mazarin et ne lui fût tout dévoué ; cependant le certain petit sonnet assez doux, qui a dû sembler fade à un homme poivré, entre pour quelque chose dans toute cette colère.

Scarron, du reste, n’avait pas la chance pour les dédicaces. Son père, qui était un homme d’humeur assez singulière, une espèce de philosophe cynique, bizarre et fantasque dans sa conduite, eut l’imprudence de se mettre d’une partie faite entre des conseillers pour traverser quelques desseins que le cardinal-duc Armand de Richelieu avait fort à cœur : la robe-rouge ne badinait pas en fait d’incartades politiques, et pourtant elle montra une clémence relative en se contentant d’exiler en Touraine le conseiller Scarron. Heureusement le bonhomme avait du bien près d’Amboise ; il s’y retira et s’y tint tranquille. Notre poète comique, qui savait le cardinal rancunier comme un Espagnol, et vindicatif comme un Corse, laissa du temps s’écouler, et lorsqu’il pensa le ressentiment de l’affaire amorti, il se hasarda d’adresser une requête à l’éminence, démarche d’autant plus nécessaire que, pendant l’absence du père Scarron, la marâtre, restée à Paris, n’avait rien négligé pour s’approprier le bien, et que la pension du pauvre infirme, comme vous le pouvez penser, n’était guère exactement payée. Dans cette requête, une de ses meilleures pièces, il demande à monseigneur le cardinal la grace de son père, qu’il excuse de son mieux. Depuis ce malencontreux exil, Paul fils de Paul se trouve attaqué d’un mal bien dangereux :

C’est pauvreté, qui perd tous les esprits
Et tous les corps quand par elle ils sont pris.
Elle me prit lorsque mon pauvre père,
Qui de vous seul tout son salut espère,
Prit certain mal qu’on prend au parlement,
Et qu’on ne prend ailleurs aucunement.
Ce mal, nommé le zèle des enquêtes,
Fait aujourd’hui grand mal à bien des têtes.

Tout en demandant le retour de son père, il sollicitait en passant la faveur d’un petit bénéfice, mais d’une manière épisodique et timide, et seulement comme pour prendre acte. La requête se termine par quatre vers :

Fait à Paris ce dernier jour d’octobre,
Par moi Scarron, qui malgré moi suis sobre,
L’an que l’on prit le fameux Perpignan,
Et sans canon la ville de Sédan.

C’est-à-dire en vile prose en l’an 1642. C’était flatter l’orgueil du cardinal à deux endroits bien chatouilleux ; aussi, lorsqu’on lui lut l’épître de Scarron, il la trouva assez agréablement tournée, et il dit à plusieurs reprises qu’elle était datée plaisamment. Malheureusement le poète ne put ressentir l’effet de la bonne volonté de l’éminence qui mourut fort peu de temps après, évènement qu’il déplore en ces termes dans une autre requête au roi :

Je suis, depuis quatre ans, atteint d’un mal hideux
Qui tâche de m’abattre ;
J’en pleure comme un veau, bien souvent comme deux,
Quelquefois comme quatre.
Pressé de mon malheur, je voulus présenter
Au cardinal requête ;
Je fis donc quelques vers, à force de gratter
Mon oreille et ma tête.
Ce grand homme d’état ma requête écouta
Et la trouva jolie ;
Mais, là-dessus, survint la mort qui l’emporta
Et ne m’emporta mie.

Grace à la protection de Mlle de Hautefort, il avait été présenté à la reine, qui daigna lui permettre de se nommer son malade en titre, emploi dont il s’acquitta avec toute la conscience imaginable. La reine lui accorda une gratification de cinq cents écus. À force de placets, de requêtes, d’importunités et de protections, il vint à bout de changer cette gratification en une espèce de pension aussi régulière que pouvaient le permettre l’incertitude des temps et le désordre des finances. Scarron, qui portait le titre d’abbé gratuitement depuis près de quatorze ans, aurait bien voulu le justifier par quelque bénéfice, prieuré, prébende ou autre ; mais la vie licencieuse qu’il avait menée et la bouffonnerie dont il faisait profession ne s’accordaient guère avec des fonctions cléricales que ses infirmités l’eussent d’ailleurs empêché de remplir. Il demandait un bénéfice où il y eût si peu de choses à faire, que pour s’en acquitter il suffit de croire en Dieu. Ce fut encore Mlle de Hautefort, son bon ange, qui lui procura l’objet de ses désirs incessans. Elle engagea monseigneur de Lavardin, évêque du Mans, où elle avait des terres, à conférer quelque bénéfice de son diocèse au pauvre Scarron, que sa paralysie bien avérée permettait aux femmes les plus prudes de pousser et de recommander le plus chaudement possible. Notre poète, satisfait de ce côté-là, avait encore une autre ambition qui ne fut pas réalisée, celle d’obtenir un logement dans le Louvre ; on le lui fit long-temps espérer, mais il fut obligé de s’en tenir à l’espérance.

On aurait tort, après tout, d’après ces cris de misère et de détresse, d’induire que Scarron fût réellement misérable. Cette espèce de mendicité poétique était à la mode alors, et n’avait rien qui déshonorât. Par les sonnets flatteurs, les épîtres liminaires, les dédicaces, les auteurs cherchaient à se faire des protecteurs, à extorquer quelques cadeaux, pensions ou secours pécuniaires. Comme c’était la cour qui décidait de tout, et qu’un mot de M. le duc, un sourire de Mme la marquise suffisaient à mettre un ouvrage en vogue, il était naturel que le auteurs tâchassent de se concilier les suffrages des personnes haut situées par toutes les cajoleries possibles, et l’on sait qu’en matière de flatteries il n’y en a point de trop grosses, surtout auprès des gens de cour, accoutumés à se regarder comme le parangon et le centre de toutes les perfections. Ces phrases, qui nous paraissent aujourd’hui d’une bassesse abjecte, n’avilissaient pas plus les gens qui les employaient, que les formules de prostration dont on se sert maintenant encore au bas des lettres. Et puis, il ne faut pas oublier qu’alors les nobles et les gens titrés étaient considérés comme une espèce supérieure, comme des déités visibles auxquelles il n’était pas plus humiliant de demander des graces qu’à Dieu lui-même, tant était grande la distance qui séparait le protecteur du protégé. Sans doute, la dignité humaine semble avoir gagné à la fierté qu’affichent aujourd’hui les écrivains : leurs livres ne sont plus précédés de ces épîtres à deux genoux où l’auteur élève au-dessus du Mæcenas antique un grand seigneur ignare, dans l’espoir d’un régal de quelques écus ; mais aussi ils ne fréquentent plus le grand monde et ne vivent plus dans la familiarité des princes et des gens de qualité. Réduits à leurs propres ressources, ils sont contraint à un travail incessant et manquent presque tous de loisir, — le loisir, cette dixième muse, et la plus inspiratrice ! — s’ils ne sacrifient pas leur orgueil, il faut qu’ils sacrifient leur art. L’honneur de l’homme est sauf mais la gloire du poète périclite.

Scarron, bien qu’il se prétendît logé à l’hôtel de l’impécuniosité, habitait réellement une assez jolie maison, il avait une chambre à coucher tendue de damas jaune, avec un ameublement de six mille livres, il portait des habits de velours, faisait une chère délicate, avait plusieurs domestiques, et menait un train assez considérable. La pension qu’il touchait de la reine, celle que lui servait son père, son bénéfice et l’argent que lui rapportaient ses livres, devaient subvenir abondamment à ses dépenses. Son marquisat de Quinet lui rendait de bonnes sommes. Il appelait ainsi le revenu de ses écrits ; son libraire avait nom Quinet. Il n’était donc pas si à plaindre qu’il voulait bien le dire, et s’il souffrait de toutes les tortures de Job, il n’en fut du moins jamais réduit à s’asseoir sur un fumier et à racler ses plaies avec un tesson. Son fumier était un très bon fauteuil parfaitement rembourré avec des bras et une planchette, disposés de façon qu’il pût travailler lorsque la goutte ne le tourmentait pas trop. Il avait même un secrétaire ou un laquais qui en tenait lieu, s’il faut s’en rapporter à ces vers :

Et le valet que je faisais écrire,
Autre démon qu’on ne vit jamais rire,
Et dont l’esprit indifférent et froid
Eût fait jurer un chartreux tout à droit,
Cessant enfin d’être mon domestique,
M’a délivré d’un fou mélancolique.

Il était en relation amicale et familière avec Mmes la comtesse du Lude, de la Suze, de Bassompierre ; avec MM. de Villequier, le prince et la princesse de Guémenée, Mme de Blérancourt, la duchesse de Rohan, Mme de Maugiron, de Bois-Dauphin, M. de Courcy, le major Aubry, Sarrazin, la Ménardière, et beaucoup d’autres, ses voisins et ses voisines, qui habitaient la Place Royale ou les environs, et qu’il désigne par quelque compliment ou mention obligeante dans son adieu au Marais, lorsqu’il alla prendre les bains de tripes à l’hôpital de la Charité, au faubourg Saint-Germain, dans l’espérance de trouver quelque soulagement à ses maux. Le bain de tripes n’y fit pas plus que les eaux de Bourbon, qu’il était allé prendre par deux fois, et qui n’avaient pas même réussi, comme il le dit plaisamment, à changer son pis en simple mal. Si ces voyages ne contribuèrent pas au rétablissement de sa santé, ils servirent du moins sa fortune. Il y fit quantité de belles connaissances, et s’y créa d’illustres relations. Les deux Légendes de Bourbon, qu’on peut mettre au nombre de ses plus agréables poèmes, lui fournirent l’occasion de placer toute sorte de gracieusetés, et d’allusions flatteuses pour les grands personnages avec lesquels il s’était trouvé aux eaux : il y acquit un protecteur dans la personne de Gaston de France, duc d’Orléans, frère de Louis XIII, qui daigna s’informer de la santé du pauvre diable, et parut s’intéresser à sa situation. Il s’employa pour faire revenir d’exil le père Scarron ; mais soit qu’il n’eût pas pris sa cause assez chaudement, soit que le ressentiment de Richelieu persistât encore, le conseiller récalcitrant ne fut pas rappelé, et il mourut entre Amboise et Tours, c’est-à-dire à Loches, sans autre divertissement que le voisinage de son ami l’abbé Deslandes-Payen, conseiller de la grand’chambre, prieur de la Charité-sur-Loire et abbé du Mont-Saint-Martin. Le duc de Saint-Aignan en particulier fut si flatté de l’endroit qui le regardait dans la Légende de Bourbon, qu’il en remercia Scarron par une épître en vers de sa façon, à laquelle celui-ci ne manqua pas de répondre. Mais ceux qui lui firent le plus d’accueil à Bourbon furent un M. Fransaiche et sa femme, qui l’emmenèrent dans leur maison où il resta un mois, gorgé de bonne chère et de friandises, car, dans le grand ravage que la maladie avait fait sur notre poète burlesque, elle avait respecté l’appétit, son estomac semblait avoir retiré à lui la vie qui désertait le reste du corps. Il était gourmand comme un chat de dévote, et ne laissait les bons morceaux que pour les meilleurs ; aussi parle-t-il avec une reconnaissance qui donne envie de manger, des chapons du Maine et des pâtés de perdrix que lui donnaient Mlles d’Hautefort et d’Escars.

On faisait souvent dans sa maison des écots et des régals entre gens de la meilleure compagnie ; le vin y était bon, la chère délicate, et la conversation des plus enjouées. Il est probable que ses illustres convives ne laissaient pas toute la dépense à sa charge, qu’ils lui envoyaient soit des bourriches de gibier, soit des paniers de vins généreux, et que Scarron ne fournissait guère que l’esprit, la table et les morceaux de résistance. Il ne manquait même pas dans le logis du poète de jolis visages, quoiqu’il ne fût pas encore marié. Il avait retiré chez lui ses deux sœurs du premier lit, Anne et Françoise. L’une d’elles avait de la tournure, une figure charmante et de l’esprit. Le duc de Trêmes, qui fréquentait chez Scarron, se prit de goût pour elle et lui rendit des soins qui furent assez favorablement accueillis pour qu’il en résultât un enfant que Scarron appelait en plaisantant son neveu à la mode du Marais. Ce garçon épousa une demoiselle Anne de Thibourt et fut écuyer de Mme de Maintenon. Scarron était loin, comme on voit, de se poser en frère féroce, et il disait de ses deux sœurs que l’une aimait le vin et l’autre aimait les hommes ; cette appréciation succincte nous a la mine d’être sincère. Il prétendait aussi que dans la rue des Douze-Portes il y avait douze coureuses, en ne comptant les deux Mlles Scarron que pour une : cette pauvre rue du Marais n’est plus si gaillarde aujourd’hui, et la vertu y règne sur des murailles moisies.

Quoique perclus de tous ses membres, Scarron avait l’imagination vive. La lecture des auteurs espagnols dont il se nourrissait (car il possédait fort bien le castillan) lui remplissait la tête d’aventures romanesques. Madaillan, un de ses amis, résolut de le mystifier ; il lui écrivit des lettres sous un nom de femme et lui assigna quelque rendez-vous où ce pauvre diable se fit porter en chaise, la seule manière de se mouvoir qui fût à sa disposition ; il est bien entendu qu’il n’y trouva personne, et il comprit qu’on lui avait joué un tour. Une correspondance poétique avait préalablement été établie entre la dame mystérieuse et le galant paralytique, qui lui adressa, entre autres, une épître en vers dont voici le commencement :

Vous voyez, ô dame inconnue,
Par ma procédure ingénue
Et par ma ponctualité
À faire votre volonté,
Que je tâche au moins de vous plaire.
Vous m’avez ordonné de faire
Des vers. Eh bien ! je vous en fais.
Recevez-les, bons ou mauvais,
D’aussi bon cœur que je les donne
À votre invisible personne.

Il eut beaucoup de peine à pardonner ce bon tour à Madaillan, de qui il ne parlait qu’avec grosses injures, et il lui en voulut long-temps. Cependant il n’avait été dupe que de son amour-propre et il était son seul mystificateur, car comment avait-il pu croire un instant, dans l’état où il était, avoir pu inspirer une passion, un caprice, à une femme ? Il est vrai qu’il comptait sur les agrémens de son esprit et sur sa réputation littéraire, qui était grande, pour couvrir les défauts de sa personne. Les poètes disgraciés et contrefaits sont toujours prêts à trouver vraisemblable le baiser de reine qui descendit sur la bouche d’Alain Chartier endormi, bien qu’il fût d’une laideur exemplaire ; sans douter aussi notre poète était assez desséché pour prendre feu facilement, — qu’on nous passe cette mauvaise pointe, qu’il ne se serait pas refusé le plaisir de faire, malgré l’horreur que, selon Cyrano de Bergerac, Scarron professait pour les pointes.

Ce n’est pas à la vanité, mais à la seule bonté de son cœur qu’il faut attribuer l’action suivante. Ayant appris qu’une certaine Mlle Céleste de Palaiseau, qu’il avait aimée avant qu’il fût malade, se trouvait dans état voisin de l’indigence, il la retira chez lui, et s’agita de telle sorte qu’il lui fit obtenir le prieuré d’Argenteuil, qui était de deux mille livres ; cette pauvre fille n’avait pas vu le jour sous une étoile heureuse, car elle eut l’imprudence et la faiblesse de résigner son prieuré à une personne qui la laissa à la lettre mourir de misère.

Pour en finir avec les détails biographiques, arrivons à l’époque où Scarron fit la connaissance de Mlle d’Aubigné, qui devint plus tard sa femme, et dans la suite reine de France sous le titre de Mme de Maintenon. Si jamais existence fut aventureuse et accidentée, c’est assurément celle de Mlle d’Aubigné. Elle est fabuleuse comme la réalité. Un roman n’oserait pas être si invraisemblable.

Mlle d’Aubigné descendait de ce fameux d’Aubigné qui se fit connaître sous Henri III par la Confession de Sancy et le Divorce satirique, œuvres étincelantes de verve, d’une fermeté et d’une énergie de style admirables. Nous ne nous arrêterons pas à faire ici l’histoire de Mlle d’Aubigné, elle est assez connue, et on peut la trouver dans toutes sortes de livres, sans que nous prenions la peine de la transcrire. À son retour d’Amérique, Mlle d’Aubigné vint se loger avec sa fille, qui n’avait pas plus de quatorze ans, vis-à-vis de la maison de Scarron. Le voisinage ayant établi la liaison, notre burlesque, qui, malgré son gros rire, avait le cœur facile à émouvoir, s’intéressa aux malheurs de la mère, qui était dans la plus précaire des situations ; il trouva la petite charmante et proposa de l’épouser. Bien qu’il fût impotent et tordu comme un Z, sa demande ne fut pas rejetée, et la seule objection qu’on y fit, c’est la trop grande jeunesse de Mlle d’Aubigné. Il fut convenu que l’on attendrait deux ans, et que, ce temps passé, le mariage se ferait : ce qui eut lieu effectivement. Il fallait que ces deux femmes, la mère et la fille, fussent réduites à de bien tristes extrémités pour accepter un semblable parti ; peut-être cet espace de deux ans fut-il demandé par elles dans l’espoir de quelque chance heureuse qui ne se présenta point, puisque Mlle d’Aubigné devint Mme de Scarron. Voici une lettre assez curieuse que Scarron écrivait à Mlle d’Aubigné dans les commencemens de leur liaison.

« Je m’étais toujours bien douté que cette petite fille que je vis entrer il y a six mois dans ma chambre avec une robe trop courte, et qui se mit à pleurer je ne sais pas bien pourquoi, était aussi spirituelle quelle en avait la mine. La lettre que vous avez écrite à Mlle de Saint-Hermant est si pleine d’esprit, que je suis mal content du mien de ne pas m’avoir fait connaître assez tôt tout le mérite du vôtre. Pour dire vrai, je n’eusse jamais cru que dans les îles d’Amérique ou chez les religieuses de Niort on apprît à faire de belles lettres, et je ne puis bien m’imaginer pour quelle raison vous avez apporté autant de soin à cacher votre esprit que chacun en a de montrer le sien. À cette heure que vous êtes découverte, vous ne devez point faire de difficulté de m’écrire aussi bien qu’à Mlle de Saint-Hermant. Je ferai tout ce que je pourrai pour faire une aussi bonne lettre que la vôtre, et vous aurez le plaisir de voir qu’il s’en faut beaucoup que j’aie autant d’esprit que vous. »

Dans une autre lettre, on trouve ce passage : « Je ne sais si je n’aurais point mieux fait de me défier de vous la première fois que je vous vis. Je devais le faire, à en juger par l’évènement ; mais aussi, quelle apparence y avait-il qu’une jeune fille dût troubler l’esprit d’un vieil garçon, et qui l’eût jamais soupçonnée de me faire assez de mal pour me faire regretter de n’être plus en état de me revancher ?… La male peste que je vous aime, et que c’est une sottise que d’aimer tant ! À tout moment, il me prend envie d’aller en Poitou ; et par le froid qu’il fait, n’est-ce pas une forcenerie ? Ha ! revenez de par Dieu ; de par Dieu, revenez, puisque je suis assez fou pour me mêler de regretter des beautés absentes. Je me devais mieux connaître, et considérer que j’en ay plus qu’il ne m’en faut d’être estropié depuis les pieds jusqu’à la tête sans avoir encore ce mal endiablé qu’on appelle l’impatience de vous voir… »

N’est-ce pas un spectacle étrange et philosophique de voir celle qui plus tard partagea presque le trône de France entrer dans le mince taudis d’un poète avec un jupon trop court, car elle avait grandi depuis qu’il était fait, et sa pauvreté l’avait empêchée de le renouveler ? — Et ce bélître de Scarron qui se demande pourquoi elle pleurait ! Elle pleurait parce que sa robe n’était pas assez longue. N’est-ce pas une bonne raison, une vraie raison de femme ?

Pour se marier, il fallut que Scarron résignât son bénéfice, qu’il céda, moyennant trois mille livres, à un valet de chambre de Ménage, garçon d’esprit que son maître protégeait. Il se défit aussi d’une petite terre qu’il avait du côté du Maine, et dont M. de Nublé eut la délicatesse de lui donner vingt-quatre mille livres, ayant reconnu, après l’avoir visitée, que le prix de dix-huit mille, auquel elle avait été fixée d’abord, était au-dessous de sa valeur réelle. Malgré son mariage, Scarron, avec ce penchant à changer de lieux qui caractérise les gens malades, nourrissait depuis long-temps l’idée d’aller à la Martinique, d’où l’un de ses amis était revenu parfaitement guéri de douleurs semblables aux siennes. Dans une lettre à Sarrazin, il parle de cette intention en termes explicites : « Je me suis donc mis pour mille écus dans la nouvelle compagnie des Indes qui va faire une colonie à trois degrés de la ligne, sur les bords de l’Orillane et de l’Orenoque. Adieu, France ! adieu, Paris ! adieu, tigresses déguisées en anges ! Adieu, Ménages, Sarrazins et Marignys ! Je renonce aux vers burlesques, aux romans comiques et aux comédies, pour aller dans un pays où il n’y aura ni faux béats, ni filous de dévotion, ni inquisition, ni d’hiver qui m’assassine, ni de défluxion qui m’estropie, ni de guerre qui me fasse mourir de faim. »

Son union avec Mlle d’Aubigné ne pouvait que raviver ces projets, qui pourtant ne s’accomplirent pas. Admirez la marche des choses ! Si, par un concours de circonstances quelconques, Scarron n’eût pas été empêché d’accomplir son dessein, Mlle d’Aubigné, devenue sa femme, serait retournée en Amérique, et la fin du règne de Louis XIV eût sans doute été toute différente. L’influence de Mme de Maintenon a été grande sur le roi vieilli et tourné vers les idées moroses, dans lesquelles elle le maintint, soit pour assurer son empire, soit par suite d’une dévotion que rien ne prouve ne pas avoir été sincère. Bien que Mme de Maintenon eût de la coquetterie et la poussât jusqu’à se faire saigner très souvent pour conserver la blancheur délicate qui était une de ses principales beautés, les rudes leçons qu’elle avait reçues de l’adversité, les chances si diverses de sa fortune, avaient dû jeter dans son ame un sentiment grave et mélancolique de la vanité des choses d’ici-bas ; elle qui avait dormi sous la couverture de Ninon et sous le toit d’un pauvre poète contrefait, couchée entre les courtines d’or des alcôves de Versailles, devait faire d’étranges rêves et douter de sa propre identité. Il ne serait pas étonnant que Mme de Maintenon eût regretté du haut de sa grandeur le logis si joyeux, si gai et si libre de Scarron, et les jours où elle remplaçait le rôti absent par une histoire. Scarron n’était pas si difficile à rire que Louis XIV, dont elle disait qu’elle s’ennuyait à la fin de tâcher de divertir quelqu’un qui n’était plus amusable. Dans cet intérieur royal qui va s’assombrissant, se glissent les robes noires, les confesseurs rôdent en chuchottant, et doucement se préparent et s’organisent l’édit de Nantes, les dragonnades des Cévennes, le ministère Chamillard. À quoi cela a-t-il tenu ? à quelques centaines de pistoles, à un rhumatisme de plus ou de moins. Cromwell manque de souliers pour se rendre au vaisseau qui devait l’emporter à la Jamaïque. Si le farouche puritain avait eu une paire de chaussures, Charles Ier aurait gardé sa tête sur ses épaules. Si Mme Scarron fût retournée en Amérique, Louis XIV aurait probablement continué ses ballets, ses carrousels et ses amours ; l’ennui des dernières années de son règne n’eût pas provoqué le long carnaval de la régence et les orgies de Louis XV, où la noblesse fit tant d’excès, que la révolution devint fatalement indispensable comme réaction et comme châtiment. Il faut si peu de choses pour faire gauchir et détourner à sa source tout un fleuve d’évènemens !

Lorsqu’on dressa le contrat de mariage, le notaire demanda à Scarron ce qu’il reconnaissait lui être apporté par sa future ? — Deux grands yeux fort mutins, un très beau corsage, une paire de belles mains et beaucoup d’esprit, répondit-il. — Quel douaire lui assurez-vous ? ajouta le notaire. — L’immortalité, continua le poète. — Les noms des femmes de rois meurent avec elles ; celui de la femme de Scarron vivra éternellement. Mme Scarron amena dans la maison de son mari l’ordre, la bonne tenue, et, sinon la décence, du moins un enjouement plus voilé. Elle changea l’aspect de ce triste intérieur de vieux garçon malade, où les fioles coudoyaient les bouteilles, et si la compagnie fut aussi nombreuse qu’avant, du moins elle était plus choisie et plus contenue. Sous cette douce influence, Scarron, qui avait une liberté de langage toute cynique et toute rabelaisienne, se corrigea de ses vilains mots et de ses équivoques. L’on remarque dans tout ce qu’il a fait depuis son mariage une plaisanterie de meilleur goût, moins de choses grossières et surtout d’obscénités. Il ne faut pas croire pourtant, d’après cela, que notre burlesque se fût amendé complètement : une originalité aussi forte que la sienne ne pouvait ainsi renoncer à elle-même ; il se permettait encore beaucoup de licences, et justifiait le programme qu’il avait adopté en se mariant : — Si je ne fais pas de sottises à ma femme, au moins je lui en dirai beaucoup.

Eh bien ! ce petit homme contrefait, malade et ridicule, évita le malheur dont les plus grands hommes, dont les plus fiers génies n’ont pas toujours été à couvert. Sa femme, belle, jeune, spirituelle, courtisée par tout ce qu’il y avait de galant, d’illustre et de riche, lui garda une stricte fidélité, que personne ne mit en doute, excepté le Gilles Boileau, et qui fut reconnue des auteurs les plus médisans, au nombre desquels on peut compter Sorbière. Lorsque tant de maris jeunes, amoureux, charmans, sont trompés pour des magots ou des bélîtres, une mandragore sculptée comme Scarron évita ce qui fit le malheur de la vie de Molière. On doit rendre du moins à l’auteur de Virgile travesti cette justice, qu’il n’abusait pas de ses prérogatives conjugales, et ne s’en faisait pas accroire sous ce rapport.

Un jour, Ménage lui disait : « Vous devriez au moins avoir un enfant de votre femme. » Notre paralytique se tourna vers un sien valet nommé Mangin, homme simple et rustique, et lui dit : « Mangin, ne ferais-tu pas bien un enfant à ma femme, si je te le commandais ? — Oui-dà, monsieur, s’il vous plaît et avec la grace de Dieu. ».

Les affaires de Scarron n’allaient pas trop mal ; il avait, avec la protection du surintendant Fouquet, organisé une espèce de garantie pour les voitures arrivées à la barrière, et qu’il faisait conduire à leur destination dans la ville par des agens sûrs qui répondaient des droits. Cette entreprise lui rendait environ six mille livres par an. Outre ses nouvelles et son Roman comique, Scarron travaillait pour le théâtre, et fit plusieurs pièces qui lui rapportèrent beaucoup d’argent. Jodelet Maître et Valet fut représenté en 1645. Le sujet en est tiré d’une pièce espagnole de don Francisco de Rojas, intitulé Don Juan Alvaredo. Jodelet Duelliste se donna la même année, à l’hôtel de Bourgogne, sous le titre des Trois Dorothées, et ne fut imprimé sous l’autre titre qu’en 1651. Les Boutades du Capitan Matamore, tirées du Miles Gloriosus de Plaute, furent jouées en 1646 (car Scarron avait une extraordinaire facilité) et offrent cette particularité, d’être en vers de huit pieds, tous sur la même rime : l’assonance choisie est ment ; pour continuer la plaisanterie, il est juste de dire que rien n’est plus assommant. L’Héritier ridicule ou la Dame intéressée parut en 1649. Cette pièce plut tant au roi Louis XIV, qu’il la fit, dit-on, jouer trois fois devant lui dans la même journée. Nous l’avons lue, et nous avouons qu’une représentation nous satisferait et au-delà. Le caractère odieux et vil de doña Hélène, les vanteries et les coqs-à-l’âne du valet Filipin, que son maître fait travestir en don Pedro de Buffalos pour éprouver la dame intéressée, qui ne manque pas de le trouver charmant, le croyant possesseur des mines du Pérou, le tout relevé des naïvetés du laquais Carmagnole, ne nous semblent pas mériter cet engouement. Après cela, l’anecdote est peut-être controuvée.

S’il fut jamais un cadre heureux et commode, c’est celui de Don Japhet d’Arménie, une des pièces les plus drolatiques de Scarron. Voici comme don Japhet se pose et décline ses qualités :

Moi je suis don Japhet, de Noé petit-fils,
D’Arménie est mon nom par un ordre préfix

Qu’avant sa mort laissa ce fameux patriarche,
Parce qu’en Arménie un mont reçut son arche.

Il y eut deux portiers étouffés à Don Japhet, tant la presse était grande. La première représentation eut lieu en 1653. Réduit en trois actes avec des intermèdes de chant et de danse, Don Japhet fut joué le 10 mai 1721, devant le roi Louis XV, sur le théâtre de la salle des machines aux Tuileries ; Méhémet-Effendi, ambassadeur turc, y assista.

Ce fut sur le théâtre du Marais, en 1654, que se produisit l’Écolier de Salamanque ; c’est la première pièce où le rôle de Crispin ait été introduit. Ce sujet fut traité simultanément par Thomas Corneille et Boisrobert. La pièce de ce dernier fut donnée à l’hôtel de Bourgogne la même année, et il est probable qu’il abusa d’une lecture que Scarron avait faite de son manuscrit, comme c’était son habitude, pour brocher au plus vite une tragi-comédie sur le même argument Nous ne nous arrêterons pas au Prince corsaire, à la Fausse apparence, et à quelques autres comédies dont on n’a imprimé que des fragmens, et nous donnerons, pour faire connaître la manière de Scarron, une analyse du Jodelet. Don Juan Alvaredo arrive nuitamment à Madrid, si pressé de conclure son mariage avec doña Isabelle, fille de don Fernan, que sans descendre dans aucun parador, sans se donner le temps de boire ni de manger, il veut aller au logis de son futur beau-père, malgré les sages représentations de son laquais Jodelet, qui voudrait bien se mettre quelque chose sous la dent, et trouve qu’il est incongru de réveiller ainsi les gens, et d’aller chercher à tâtons une maison dans une ville qu’on ne connaît pas. Don Juan est amoureux fou d’Isabelle, dont il n’a cependant vu que le portrait. Il lui a envoyé le sien, fait par un peintre de Flandre, pensant qu’il produira un effet semblable. Jodelet n’a pas l’air aussi sûr que don Juan du pouvoir de cette peinture, et cela par une bonne raison : c’est que Jodelet, qui est la distraction même, a emballé, au lieu du médaillon de son maître, son propre museau à lui Jodelet, que le peintre flamand, fort bon homme, avait eu la complaisance de portraire par-dessus le marché. Cet aveu transporte de rage le seigneur Alvaredo. Qu’aura dit Isabelle ? s’écrie le galant désespéré. — Elle aura dit que vous n’êtes pas beau, répond Jodelet avec un flegme désespérant. Enfin don Juan s’apaise un peu, et, tout en cherchant la maison de don Fernan de Rochas, il raconte qu’en revenant de Flandre à Burgos, sa patrie, il a trouvé son frère tué en duel et sa sœur Lucrèce enlevée, sans savoir ni par qui ni comment. En errant dans l’ombre, Jodelet se heurte contre un drôle qu’il interroge, et qui lui apprend que c’est bien là le logis de don Fernan de Rochas. Pendant cette conversation, un homme descend du balcon et manque d’enfoncer avec son pied le sombrero des voyageurs jusque sur leurs yeux. Il appelle Estienne, et, voyant que c’est Jodelet qui répond, il s’échappe, non sans avoir échangé, à travers l’obscurité, quelques estocades inutiles avec don Juan d’Alvaredo. Est-ce donc l’habitude, à Madrid, de se servir des fenêtres en manière de portes ? dit Jodelet à son maître, tout penaud et tout déconfit, qui commence à prendre une mauvaise idée de la vertu d’Isabelle. Pour savoir à quoi s’en tenir, il propose à Jodelet de prendre ses habits et de jouer le rôle de maître dans la maison de don Fernan, déguisement déjà préparé par l’erreur dans l’envoi des portraits. Grace à ce déguisement, don Juan d’Alvaredo apprend que don Luiz, l’homme qu’il a vu descendre du balcon, est le séducteur de Lucrèce et le meurtrier de son frère. Lucrèce, par un hasard romanesque, est venue précisément chercher un asile chez doña Isabelle ; don Luiz répare sa faute et rend l’honneur à celle qu’il a séduite. Don Juan d’Alvaredo épouse Isabelle, qui l’a aimé bien qu’elle le prît pour un domestique, et a su reconnaître l’ame du maître sous les habits du valet. Quant à maître Jodelet, ce qu’il entasse de bévues, ce qu’il commet d’extravagances et de bêtises énormes, monte à un chiffre que nous ne sommes pas en état de calculer. Ce rôle est assurément un des plus naturellement bouffons qui se puisse voir ; il a été fait pour un acteur de beaucoup de talent, nommé Julien Geoffrin, qui prenait au théâtre le nom de Jodelet et a joué tous les Jodelets. Cet acteur fut incorporé par ordre royal dans la troupe de l’hôtel de Bourgogne. Ce fut lui qui joua le personnage de don Japhet d’Arménie, et il contribua fortement au succès des pièces de Scarron.

Ces pièces, que Scarron brochait en trois ou quatre semaines au plus, sont tout-à-fait conduites à l’espagnole, sans nul souci des règles d’Aristote, et notre burlesque y met en pratique le précepte de Lope de Vega, d’enfermer les préceptes sous six clés, quand il s’agit de faire une comédie. La scène est tantôt dans une rue, tantôt dans un jardin, dans une chambre ou sur un balcon ; les duels, les rencontres imprévues, les travestissemens, les substitutions de personnes, les enlèvemens, les masques, les lanternes sourdes et les échelles de soie y sont prodigués. Quelque valet ridicule ou stupide remplit le personnage du gracioso. Le style, précieux et contourné dans les scènes d’amour ou de galanterie, offre en général cette rondeur familière et cette propriété qui est la grande qualité de la manière de Scarron. La plupart de ses comédies sont entremêlées de stances, comme c’était la mode alors. Au second acte de Jodelet se trouve une parodie en stances du Cid, qui commence ainsi :

Soyez nettes, mes dents, l’honneur vous le commande.

Mais le chef-d’œuvre de Scarron est à coup sûr le Roman comique, vrai modèle de naturel, de narration et d’originalité. Rien ne ressemble moins à l’illustre Bassa, à la Clélie, à l’Oroondate, au Grand Cyrus et autres fadaises contemporaines. Si quelque chose peut en donner l’idée, ce sont les romans espagnols du genre dit picaresque, parmi lesquels on compte Lazarille de Tormes, Gusman d’Alfarache, el Diablo Cojuelo, et beaucoup d’autres.

L’action du Roman Comique se passe aux environs du Mans, que Scarron avait visitée, et qu’il décrit avec la sûreté et la facilité de touche d’un homme qui peint d’après nature. Les personnages ne sont pas moins finement indiqués que les lieux. Il semble qu’on assiste aux mésaventures de Ragotin, tant le détail est vrai, les gestes sûrs, et la scène nettement indiquée. Les caractères du comédien La Rancune, de l’avocat Ragotin, sont devenus des types. Le Destin, Mlle de l’Estoile et Mlle Lacaverne, vivent dans toutes les mémoires. Il n’est pas jusqu’à la grosse Bouvillon qui n’ait un cachet de réalité, si fermement empreint, qu’il semble qu’on l’ait connue. C’est d’ailleurs une excellente prose, pleine de franchise et d’allure, d’une gaieté irrésistible, très souple et très commode aux familiarités du récit, et, quoique plus portée au comique, ne manquant cependant pas d’une certaine grace tendre et d’une certaine poésie aux endroits amoureux et romanesques. Mlle de l’Estoile est une figure charmante, une délicieuse personnification de la poésie. Qui de nous d’ailleurs n’a suivi comme le Destin, en imagination du moins, dans les routes effondrées du Mans, quelque Mlle de l’Estoile sur la charrette embourbée des comédiens ? n’est-ce pas l’histoire éternelle de la jeunesse et de ses illusions.

La première partie du Roman Comique est dédiée au coadjuteur, le cardinal de Retz, qui était des amis de Scarron et le venait visiter assez fréquemment, et la seconde à Mme la surintendante, avec qui Mme Scarron était en relation d’amitié, ainsi qu’on le voit par un passage d’une lettre de Scarron au maréchal d’Albret. « Mme Scarron a été à Saint-Mandé voir Mme la surintendante, et je la trouve si férue de tous ses attraits, que j’ai peur qu’il ne s’y mêle quelque chose d’impur ; mais comme elle n’y va que quand ses amis la mènent, faute de carrosse, elle ne peut lui faire la cour aussi souvent qu’elle le souhaite. » Le succès du Roman Comique fut si grand, que La Fontaine ne dédaigna pas d’écrire une comédie des aventures de La Rancune, où il ne fait, le plus souvent, que rimer la prose de Scarron. Le Roman Comique est entremêlé de nouvelles fort agréables imitées ou traduites de l’espagnol : outre celles-là, Scarron en a fait quelques autres tirées du recueil de doña Maria de Layas, intitulé Novelas ejemplares. Le Châtiment de l’Avarice est, pour ainsi dire, une traduction interlinéaire d’El Castigo de la Miseria. Ce n’est pas là, du reste, le seul emprunt que notre poète burlesque ait fait à la littérature d’au-delà des monts.

Un volume ne suffirait pas pour mentionner toutes les pièces et les poésies diverses de Scarron, sonnets, épithalames, requêtes, étrennes, épîtres, rondeaux, odes burlesques, chansons à boire. Ne pouvant marcher et n’ayant guère d’autres distractions, il composait presque sans cesse, joignez à cela qu’il avait une immense facilité, et vous comprendrez aisément que le recueil de ses œuvres soit considérable. Les deux Légendes de Bourbon, les Adieux au Marais, la Foire de Saint-Germain, Héro et Léandre, les Requêtes à la Reine, l’Épître à la comtesse de Fiesque, la Lettre à son ami Sarrazin, en vers trisyllabiques, son Sonnet sur Paris, et deux ou trois autres où l’emphase poétique est fort agréablement raillée, sont les morceaux les plus lus et les plus souvent cités.

L’existence de Scarron n’était en quelque sorte qu’une trêve entre la vie et la mort, et qu’il fallait s’attendre à voir rompre au premier jour. Chaque année, malgré les secours de la médecine, les soins de Quenault et ceux de sa femme, ses souffrances s’aggravaient de façon à lui faire comprendre que sa fin était prochaine. Toute son inquiétude était de laisser sans ressource une femme jeune, belle et honnête, à laquelle il était tendrement attaché. La cour se disposait alors au voyage en Guyenne pour le mariage de Louis XIV, et cet éloignement de ses amis l’attristait encore davantage. Un jour, il fut pris d’un accès de hoquet si violent, que l’on crut qu’il allait mourir. Dans les courts momens de répit que lui laissaient les convulsions, il dit : « Si j’en reviens jamais, je ferai une belle satire contre le hoquet. » Il ne put tenir sa parole, car il retomba bientôt malade, et voyant autour de son lit les gens de sa maison tout en larmes : « Mes amis, leur dit-il, vous ne pleurerez jamais tant pour moi que je vous ai fait rire. » Il mourut en 1660, âgé d’environ cinquante ans, les uns disent au mois de juin, les autres au mois d’octobre. Un passage de la Muse historique de Loret du 16 octobre de la même année semblerait corroborer cette dernière opinion :

Scarron, cet esprit enjoué
Dont je fus quelquefois loué,
Scarron, fondateur du burlesque,
Et qui dans ce jargon grotesque
Passait depuis plus de seize ans
Les écrivains les plus plaisans,
A vu moissonner sa personne
Par cette faux qui tout moissonne ;
Lui qui ne vivait que de vers
Est maintenant mangé des vers.
Il était de bonne famille ;
Il ne laisse ni fils ni fille,
Mais bien une aimable moitié
Digne tout-à-fait d’amitié,
Étant jeune, charmante et belle,
Et tout-à-fait spirituelle.

Scarron fut enterré à Saint-Gervais, où, si nous ne nous trompons, son tombeau se voit encore. Mme Scarron resta seule, mais non sans protection. La pension que son mari touchait, et qui était de cinq cents écus, lui fut continuée sur le pied de deux mille livres ; au sortir du couvent où elle s’était retirée pour passer le temps de son veuvage, elle fit la connaissance de Mme de Thianges, qui la mit en rapport avec Mme de Montespan. De là date le commencement de sa fortune ; mais ceci est de l’histoire et ne nous regarde plus, simple biographe littéraire, humble critique cherchant quelques perles dans le fumier des écrivains de second ordre. Quand Mme Scarron fut devenue la marquise de Maintenon, il arriva une chose singulière. Il ne fut pas plus question de Scarron, qui avait si fort occupé la cour et la ville, que s’il n’eût jamais existé ; la flatterie des courtisans supprima complètement le poète comique. Personne ne se permit de faire l’allusion la plus détournée au Typhon, à l’Énéide travestie. Il se fit un grand silence sur la tombe du pauvre cul-de-jatte, et si Mme de Maintenon n’avait pas eu bonne mémoire, elle aurait pu parfaitement oublier que Mlle d’Aubigné avait épousé Paul Scarron. Le genre qu’il avait mis à la mode disparut avec lui. Vainement le plat d’Assoucy, pensant recueillir l’héritage du maître, se proclama lui-même empereur du burlesque : Boileau l’emporta, et Scarron n’eut pas plus de postérité littéraire que naturelle ; ce n’est que lorsque le grand roi fut bien et dûment couché à Saint-Denis, que l’on osa se souvenir des œuvres du pauvre poète et les réimprimer.


Théophile Gautier.