Patriotisme et Humanitarisme - Essai d’Histoire contemporaine/04

PATRIOTISME ET HUMANITARISME
ESSAI D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

IV[1]
LA POLITIQUE DE JULES FERRY


I

« Avec une claire conscience du passé et une vue précise de l’avenir, ayant consulté le temps et nos forces, Ferry fixa les quatre points qui déterminèrent, dès lors, le quadrilatère idéal de notre domaine colonial : Tunisie, Tonkin, Congo, Madagascar. » C’est M. Hanotaux, qui, naguère, rendait à Jules Ferry cet hommage ; et ceux-là mêmes qui, peut-être à juste titre, souhaitaient pour les destinées de la France une autre orientation que l’orientation « coloniale, » ne sauraient pourtant dénier à Ferry un souci tenace et constant de la gloire du pays.

Ferry fit deux parts dans la tradition nationale : il voulut être le destructeur de l’une et l’héritier de l’autre. Beaucoup de Français ne veulent connaître que la première partie de son œuvre, et son nom, dans leur mémoire encore blessée, ramène l’image d’une série d’aventures et de mésaventures pédagogiques qui visaient à réformer l’âme française et qui procurèrent à Ferry, quelques années durant, une notoriété « républicaine » incontestée. Il semble que cette notoriété ne soit point destinée à durer : dès 1895, certains représentans de l’ancien opportunisme déploraient qu’on eût séparé l’école de l’Église ; et ce ne sont pas, assurément, nos dernières générations d’instituteurs qui nous peuvent rassurer sur les effets de cette séparation. Mais l’avenir, en revanche, s’attardera plus volontiers à contempler et à discuter les efforts que fit Jules Ferry pour grossir de quelques feuillets le livre, depuis longtemps commencé, de notre histoire coloniale, et pour reprendre, hors de France et loin de la France, l’œuvre de Richelieu, de Colbert et de la Restauration.

Des patriotes délite se rencontrèrent, qui combattirent cette politique : ils firent un grief à Ferry d’avoir dispersé l’attention de la France et d’avoir agi comme ces médecins qui, négligeant une plaie béante, amuseraient leur inutile dévouement en s’occupant du reste de l’organisme. Seront-ils justifiés par l’histoire ? Ou bien répondra-t-elle, peut-être, que la meilleure des thérapeutiques est celle qui multiplie, pour le malade, les occasions de reprendre confiance, et que ces occasions sont comme des écoles où les nations convalescentes se peuvent exercer et tenir en haleine pour le service éventuel de certaines espérances invincibles ? L’avenir, seul, pourra juger un tel procès.

Mais on peut dire dès aujourd’hui qu’entre les patriotes qui attachaient sur la trouée des Vosges leur regard douloureusement impatient, et le ministre colonisateur qui conviait nos drapeaux à de lointaines et fécondes promenades, il n’y avait point, à proprement parler, conflit de doctrines On estimait, d’une part, que, suivant une maxime de Drouyn de Lhuys, la France devait « travailler à concentrer ses forces, » et que la politique coloniale, qui nous exposait à les éparpiller, était « la plus fâcheuse des politiques ; » on mesurait la répercussion qui en pourrait résulter sur nos rapports avec l’Angleterre, ou bien l’on s’inquiétait des approbations mal dissimulées que donnait à nos tentatives coloniales le chancelier de Bismarck : les écrits où le comte de Chaudordy condensait son expérience de diplomate et ses anxiétés de Français demeurent le manifeste de cette école, qui jugeait que « tout l’avenir de la France est sur le continent. « — On objectait, d’autre part, que la France est la seconde puissance maritime du monde ; que ce privilège autorise certaines ambitions plus lointaines ; et que, grâce à la politique coloniale, nos énergies courbatues auraient désormais une tâche. Ainsi discutait-on, souvent avec âpreté, sur les leçons que semblaient apporter les circonstances : au dire des uns (et, parmi eux, la droite presque entière se rangeait), elles nous invitaient au recueillement ; au dire de Ferry, elles nous invitaient à l’expansion. Mais, de part et d’autre aussi, l’on se refusait à rêver d’une France qui, béatement ambitieuse d’incarner la conscience du monde et de communier spirituellement avec toutes les nations, sacrifierait à cette humanitaire volupté le souci de sa propre gloire et la vigoureuse autonomie de l’âme nationale.

Au contraire, l’hostilité constante que témoignèrent à Ferry les hommes de l’extrême gauche, devenus les légataires universels du vieil humanitarisme républicain, apparaît comme l’un des épisodes les plus instructifs de l’histoire des idées politiques sous la troisième République. Le recul des événemens, qui en simplifie la complexité, nous permet de voir surgir, de la réalité même, une sorte de vérité supérieure et de saisir, derrière les luttes parlementaires que parfois des combinaisons suspendent, l’irréductible antagonisme des idées. On peut dire dès aujourd’hui, à la faveur de ce recul, que « l’homme du Tonkin » n’était séparé de ses contradicteurs de droite que par des questions d’opportunité et par des querelles de parti, et qu’il était séparé de l’extrême gauche par des questions de doctrine.


II

Le comte Albert de Mun, qui savait comme Mgr Freppel, lorsque les intérêts coloniaux étaient en jeu, préférer les applaudissemens du centre à ceux de ses amis, ne put se défendre de regretter, à plusieurs reprises, que Ferry ne parlât jamais au pays que « de petites opérations successives, sans lui découvrir aucunes larges visées : » ces demi-silences, ces artifices renouvelés, qui mettaient la Chambre et la France en présence de faits accomplis, étaient en effet pour notre démocratie une assez médiocre éducation. Mais la faute en était-elle à Ferry ? Travaillant à sa façon pour que, dans le monde, la France fît quelque figure, et sentant survivre et comploter, en face de sa politique, le vieil esprit républicain, il se devait peut-être résigner à cette tactique, de ne mobiliser nos hommes que par petits paquets à l’encontre des Chinois, et de ne mobiliser ses idées que par petits paquets à l’encontre des radicaux. Ainsi fit-il, pendant trois années, jusqu’à ce que survînt soudainement une dépêche de Lang-son : l’échec national, une fois de plus, fut la préface d’une manifestation « républicaine, » pour laquelle le concours de la droite fut accepté : Ferry fut expulsé du pouvoir, et même de la République. Le vieil esprit s’était ressaisi ; la tradition humanitaire, ennemie de toute politique coloniale, était vengée.

Elle s’épanouissait dès 1867, cette tradition toujours vivante, dans une lettre qu’adressait à Macé, à l’occasion du premier congrès genevois de la Paix et de la Liberté, le docteur Guépin, de Nantes, vénérable en sa loge à la veille du 4 septembre, et préfet de la Loire-Inférieure le lendemain. Il se proposait, s’il allait à Genève, de soutenir que « l’Angleterre, la France, la Hollande, l’Espagne, le Portugal ont intérêt à faire de leurs colonies des colonies européennes ; » et il s’attendrissait en expliquant à Macé que « cet abandon des colonies au profit de l’Europe entière aurait grande valeur aux yeux des Suisses, des Italiens, des Grecs, des Bavarois, des Prussiens, des Autrichiens et des Roumains. » L’âme européenne de Guépin n’était point une exception dans son parti. L’orthodoxie des gauches commençait à détester, dans les colonies, un double affront à l’humanitarisme, un prétexte à difficultés entre les nations de l’Europe, une source de discordes entre l’Européen colonisateur et l’Asiatique ou l’Africain subitement importunés ; et les guerres coloniales, qui ressemblaient fort à des guerres offensives, étaient réputées, par là même, incompatibles avec l’esprit républicain.

« L’Etat a-t-il le droit d’envoyer nos jeunes gens mourir au Sénégal ou en Cochinchine pour y tracasser des gens qui ne nous connaissent même pas ? » Ainsi parlait en 1875 un marin breton, que les « Bleus de Bretagne, » ces tirailleurs de la défense républicaine, devaient plus tard mettre à leur tête. Il ne faisait qu’exprimer, en cette troublante question, les susceptibilités de ses amis politiques, qui commençaient à s’insurger. L’insurrection, moins de dix ans après, était nettement avouée : lorsque, en 1884, une majorité plus craintive que croyante soutenait de son vote l’expédition du Tonkin, M. Jules Gaillard, député radical de Vaucluse et membre influent de la Ligue de la Paix et de la Liberté, constatait avec tristesse ce qui lui semblait à juste titre une nouveauté. « Le parti républicain » disait-il, est devenu belliqueux aujourd’hui, grâce aux inspirations d’un patriotisme que je respecte parce que je le crois sincère, mais qui me paraît s’égarer bien loin des voies de la justice républicaine. » Patriotisme et justice républicaine se trouvaient donc en conflit : la gauche était à un carrefour. En son radicalisme positiviste, le docteur Robinet, lui, n’éprouvait nul embarras : il écrivait un long article, dans la Revue occidentale, pour justifier la maxime fameuse : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » On ne pouvait mettre plus de franchise au service de plus de logique ; et cette thèse ne surprenait point sous la plume d’un homme aussi sensible, qui dénonçait un jour, comme un symptôme alarmant pour l’humanité, l’affluence des curieux attirés par l’exhibition d’un nouveau type de torpilleur. Ainsi la justice républicaine se superposait au patriotisme ; et elle tenait en réserve, contre les colonies, un arrêt de mort dûment rédigé.

De nombreux considérans motivaient ce verdict : Gagneur, A. S. Morin, le futur contre-amiral Reveillère, les congressistes genevois, apportaient chacun leur texte. Gagneur, dans la presse franc-comtoise, essayait d’accabler Ferry sous le poids de certaines théories humanitaires ; Morin, conseiller municipal de Paris, stigmatisait la politique coloniale comme la continuation du régime de la barbarie ; M. Reveillère proclamait qu’ « une démocratie ne peut fonder des colonies de domination sans mentir à tous ses principes ; » et la revue Les États-Unis d’Europe, fort experte à diagnostiquer la santé de notre République, affirmait en 1885 : « La politique dont M. Clemenceau s’est fait l’interprète est la vraie politique républicaine. »


III

Il suffisait, en fait, qu’en un point du monde le deuil de notre drapeau s’éclairât d’un scintillement de gloire, pour qu’à Genève ou à Paris cette « vraie politique républicaine » encombrât de ses chicanes ou troublât de ses scrupules nos premières allégresses patriotiques. En 1880, nous annexons Taïti : les États-Unis d’Europe regrettent que cette annexion n’ait pas été précédée d’un plébiscite des Taïtiens. Les Malgaches, ensuite, nous veulent mettre en échec : la revue genevoise, alors, après avoir applaudi comme il convenait une interpellation de M. de Lanessan contre Jules Ferry, explique à satiété que la France s’honorerait, en présence d’un adversaire aussi faible que les Hovas. en proposant un arbitrage ; et, comme le bon sens de Jules Ferry dédaigne cette façon de s’honorer, les États-Unis d’Europe déclarent, tout net, que Ferry a « tourné le dos à la République et reculé au delà de Bonaparte, jusqu’à Louis XIV. » Ce n’est point là une exagération de pamphlétaire, c’est le jugement d’une revue sérieuse, organe d’une ligue sérieuse, la Ligue de la Paix et de la Liberté, et d’une doctrine qui, sérieusement, revendique pour elle toute seule la qualification de républicaine.

Les affaires de Tunisie parurent assez graves pour que la Ligue elle-même, solennellement, au grand jour d’un congrès, prononçât, contre la France de Gambetta et de Ferry, un avertissement sévère. Hugo, dès le mois de mai de 1881, avait reçu de Florence une lettre pressante où l’élite de la maçonnerie italienne et du parti démocratique transalpin lui rappelait son idéal d’une fédération européenne et flétrissait, comme une atteinte à cet idéal, notre politique en Tunisie : on lisait au bas de cette missive, entre autres signatures, celle de M. Lemmi, le futur grand maître du Grand-Orient italien, celle d’Alberto Mario, l’ami de Garibaldi, celle d’Aurelio Saffi. Hugo fit-il usage du document ? Nous l’ignorons. Mais, quelques mois après, un autre manifeste s’élabora, portant uniquement la signature de Saffi ; il était destiné au congrès de Genève, et développait une protestation doctrinale contre la colonisation par la conquête, qualifiée d’ancien système monarchique. L’assemblée genevoise n’avait pas besoin de cet appel : Saffi prêchait des convertis. Mme Goegg, une Badoise, et M. Umiltà, un Italien, proposèrent de trancher la question de Tunisie par un ordre du jour fort incisif ; aucun des Français présens ne défendit la France ; Charles Lemonnier, tout au contraire, proclama qu’il la fallait blâmer, et que c’était là « un devoir rigoureux. » Les représentans improvisés de la démocratie universelle acclamèrent notre compatriote ; quant à notre patrie, elle apprit indirectement, par la presse italienne, la remontrance dont elle avait été l’objet.

« La Ligue, disait-on, blâme les actes par lesquels le gouvernement de la République française a porté atteinte à l’indépendance du gouvernement et à l’autonomie du peuple de Tunisie, et déplore que le gouvernement français, en méconnaissant les principes de justice et de liberté qui sont la garantie de l’existence des peuples, ait manqué à la tradition républicaine et profondément ébranlé la confiance et l’espoir de la démocratie européenne. » Douze ans plus tôt, en France, un tel jugement aurait fait réfléchir la gauche tout entière ; mais les hommes politiques qui avaient, entre 1881 et 1885, la responsabilité de la République n’avaient point de temps à perdre.

Aussi les ingénieuses propositions de Fauvety, qui possédait, lui, une solution républicaine de la question de Tunisie, demeurèrent-elles inaperçues en France, si ce n’est peut-être dans les loges maçonniques, assez engouées de ce philosophe : il demandait que la France réprimât les ravages des Kroumirs et facilitât ensuite l’établissement d’une colonie italienne en Tunisie. Fauvety, d’ailleurs, en fait de détachement, était encore dépassé par un autre rédacteur des États-Unis d’Europe, qui expliquait que la France « ferait mieux de ne s’occuper de rien du tout. » C’est à la politique d’effacement systématique et d’abstention complète qu’aboutissait l’ensemble de la doctrine ; et l’on voyait A. S. Morin, — breveté bon républicain, tant à l’Hôtel de Ville qu’au Grand -Orient, pour ses brochures contre le célibat des prêtres et contre la confession, — inviter Ferry à évacuer la Tunisie et à reconnaître ses torts envers les Tunisiens, comme l’Angleterre, disait-il, venait de reconnaître les siens envers les Boers... Il proclamait que la conquête de la Tunisie était injuste comme toute conquête ; la colère échauffant sa dialectique, il se faisait l’avocat de tous les peuples contre Ferry, et pourchassait nos petits soldats, partout à travers le globe, de ses doléances de cosmopolite éploré. « Le Soudan aux Soudaniens ! » s’écriait-il un jour. La formule était si imprévue, et l’application si malaisée, que Charles Lemonnier lui-même montra, dans une note, quelque hésitation à suivre jusqu’au Soudan les utopies de Morin.

Mais lorsque M. Georges Perin lançait en pleine Chambre une formule analogue : « Le Tonkin aux Tonkinois ! » les applaudissemens du parti radical retentissaient. C’est que, derrière cette devise, toute une philosophie politique se dessinait, singulièrement caressante pour des regards républicains. On opposait à Ferry les grands ancêtres, qui s’étaient piqués de travailler pour l’affranchissement universel de l’humanité ; et leurs profils historiques, s’alignant sur l’horizon toujours étroit du Parlement, semblaient condamner, d’un froncement de sourcils, l’œuvre conquérante de nos troupes coloniales. Contre la politique de Ferry, Maigne, un ancien constituant de la seconde République, alléguait les droits de l’homme ; M. Joseph Fabre s’armait des principes de 1789 et des principes de 1848 ; M. Camille Pelletan demandait ce qu’était « cette civilisation imposée à coups de canon, sinon une autre forme de la barbarie. » Mais Ferry connaissait, pour les avoir lui-même autrefois courtisés, ces fantômes abstraits, revenans augustes de 1789 et de 1848, que Taine, à peu près à cette époque, mesurait d’un coup d’œil et renversait d’un coup d’épaule ; et Ferry passait outre, avec une négligence un peu hautaine : « C’est de la métaphysique politique, » disait-il.

Le problème, dès lors, était exactement défini. Il y avait, en effet, d’une part, la métaphysique politique familière au vieux parti républicain, et d’autre part, l’honneur de nos armes et la dignité nationale. Ferry, de toute évidence, ne parlait plus le même langage que ses anciens amis : il les laissait vaquer à leur métaphysique et faisait, lui, de l’histoire . Que Lemonnier s’en allât, au nom de l’humanité, pressentir le marquis Tseng au sujet d’un arbitrage possible entre la République et le Céleste-Empire, ou qu’un autre collaborateur des États-Unis d’Europe proposât on ne sait quelle autonomie tonkinoise, simultanément protégée par la France et par la Chine, Ferry n’en avait cure. Lorsque la France, en 1885, au moment de la rédaction de l’Acte de Berlin, repoussa l’idée d’une neutralisation perpétuelle et obligatoire du bassin du Congo, il dut, comme ministre des Affaires étrangères, partager avec M. le baron de Courcel, notre ambassadeur à Berlin, le blâme des États-Unis d’Europe : il s’en consola sans peine, et n’accepta point de lier à tout jamais les mains de la France en cette partie de l’Afrique.


IV

Les adversaires républicains de notre politique coloniale enveloppaient dans leurs suspicions nos prérogatives de puissance protectrice de l’Église. Emmanuel Kant, dont le Projet de paix perpétuelle demeurait le bréviaire de la Ligue de la Paix et de la Liberté, signale en un endroit les « injustices commises par les États qui se piquent de dévotion. » Veiller sur les missions catholiques à travers le monde, recueillir le bénéfice et accepter les obligations de ce somptueux héritage moral que l’amitié du Saint-Siège continuait de nous reconnaître, n’était-ce point précisément « se piquer de dévotion ? » Dès le lendemain du 4 Septembre, le gouvernement de la Défense nationale avait affront ce ridicule reproche ; le comte de Chaudordy, dans une courageuse dépêche qu’il adressait au cabinet piémontais pour exprimer nos réserves au sujet de l’occupation de Rome, déclarait en propres termes, et avec le demi-assentiment de Gambetta, que « la France demeurait la fille aînée de l’Eglise[2], « et, fort de cette croyance, il sut défendre efficacement, en Syrie et à Jérusalem, contre l’Autriche et contre l’Italie, l’influence de la France vaincue. Instruits par l’exemple de ce diplomate, encouragés par son succès, Gambetta et Ferry proclamaient volontiers que l’anti-cléricalisme n’est point un article d’exportation ; alors les « Droits de l’homme, » de nouveau convoqués contre la patrie, accouraient à la rescousse du philosophe de Kœnigsberg et de ses disciples genevois.

« Point de convertisseurs, disaient les États-Unis d’Europe : la bonne politique est partout et toujours laïque. » La maçonnerie française s’agitait : pressentant peut-être l’influence qu’elle était appelée à prendre dans nos administrations d’outre-mer, elle dédaignait de prendre parti dans les débats dont la politique de Ferry était l’objet ; mais, à l’endroit des missionnaires, elle gardait ses coudées franches. Elle fit un succès, en 1885, à la conférence que donna, dans une loge, un magistrat angevin, M. Jeanvrot. Une brochure intitulée : La Question coloniale et la Maçonnerie ébruita cette conférence. On pouvait croire, en la lisant, que le procès intenté par Ferry contre la Chine, et dont nos armées accéléraient la solution, était susceptible de révision : c’est aux « privilèges exorbitans dont jouissaient les catholiques d’Annam » que M. Jeanvrot faisait remonter l’origine de la guerre. Son éloquence se mettait en frais pour dissuader la France de remplir sous d’autres latitudes ses fonctions historiques de fille aînée de l’Église : le « patriotisme théâtral de M. de Lavigerie, » en particulier, inquiétait M. Jeanvrot ; et, s’affichant comme le procureur général de l’internationalisme maçonnique, il méritait la gratitude du Grand-Orient de Rome en soulevant les défiantes colères de ses « frères » contre ce prélat qui, « secondé par une nuée de moines et de nonnes de tous poils et de toutes robes, dissimulant une propagande inavouable, nous exposait à des Vêpres tunisiennes. »

Mais, quelque crédit qu’assurât à M. Jeanvrot la part qu’il commençait à prendre, avec Colfavru, Charavay et Jean Macé, à la préparation du centenaire de 1789, son « morceau d’architecture » ne prévalait point contre les traditions diplomatiques, qui dictaient à nos agens, hors de France, leur attitude et leur conduite envers l’Église. C’est en vain qu’affluaient, dans l’abondant courrier de Macé, demeuré l’homme de confiance de la maçonnerie universelle, les délations contre nos consuls, « ces bedeaux grâce auxquels la puissance du cléricalisme ne fait que croître et embellir, » et contre le personnel de notre ambassade à Constantinople, qui, par une condescendance dont « il y aurait de quoi rire si le sujet n’était pas si triste, » se montrait à la messe et à la communion : la France du Levant survivait, intacte, aux étranges Français qui la voulaient mutiler. Hostile aux demi-mesures, et décidément impatient d’en finir, Morin voulait que tout Français qui, à l’étranger, se livrerait à la propagande religieuse, perdît son droit à la protection nationale. Cette merveilleuse proposition, qui déniait la dignité de citoyen français aux plus zélés propagateurs de notre langue et de notre nom, et qui visait à mettre les missionnaires à la porte de la France, était digne du publiciste maçonnique qui voulait mettre la France à la porte de partout. Le Soudan ne fut pas laissé aux Soudaniens, — ce qui, dans l’espèce, eût voulu dire : à l’Angleterre ; et la France du Levant resta française. Morin emporta dans la tombe cette double déception. Il eût pu s’y attendre, d’ailleurs, en voyant M. de Freycinet expliquer sans détour, au lendemain du 29 mars 1880, que les trop fameux « décrets ne pouvaient avoir pour conséquence l’abandon de notre politique séculaire, et que la sollicitude de la République française pour les intérêts religieux n’en était nullement affaiblie. »


V

A l’époque même où l’on répétait à Genève, annuellement, que la démocratie française, définitivement laïcisée et désavouant à jamais les antiques liens diplomatiques qui l’unissaient à l’Église, devait être pour les autres nations une maîtresse de désintéressement, Jules Ferry, lui, se refusait à donner au monde une leçon constante de résignation, de sacrifice, d’immolation. Il jugeait que la démocratie française, en affectant dans les rapports internationaux de pareilles vertus d’ascétisme, risquerait d’apparaître, à bref délai, comme l’ennemie de la patrie ; et il aimait mieux se rendre impopulaire à cette démocratie que de l’exposer elle-même, pour l’avenir, aux justes représailles de l’esprit de patriotisme. Nul ne savait avec plus de vigueur, parfois avec plus de cruauté, dégonfler une certaine phraséologie « républicaine. » Il était de mode, par exemple, dans les congrès internationaux où l’opinion française, représentée par quelques publicistes radicaux ou maçonniques, se laissait complaisamment tâter le pouls par des observateurs étrangers, de proclamer, avec une emphase largement souriante, que la France n’aspirait plus à d’autre gloire que celle d’être un phare de liberté ; et Ferry de riposter, à la tribune du Parlement : « Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent ; ce n’est pas par le rayonnement pacifique des institutions qu’elles sont grandes à l’heure qu’il est. » On étalait cette formule : « le rayonnement pacifique des institutions, » pour en obnubiler, comme d’un voile, la conscience nationale ; avec son ironie bien aiguisée, Ferry lacérait ce voile, et puis il continuait : « Le parti républicain a montré qu’il comprenait bien qu’on ne pouvait pas proposer à la France un idéal politique conforme à celui de nations comme la libre Belgique et la libre Suisse républicaine ; qu’il faut autre chose à la France ; qu’elle ne peut pas être seulement un pays libre, qu’elle doit aussi être un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient ; qu’elle doit répandre cette influence sur le monde et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie. » C’est en effet ce que comprenait Ferry et ce que, provisoirement, sa majorité semblait avoir compris.

Consultez un bon Français, quel qu’il soit, un de ces innombrables Français dont la spontanéité, toujours franche et parfois rude, exprime l’instinct même du peuple, un de ceux auxquels le drapeau « dit quelque chose, » qui aiment le soldat, respectent l’épaulette, et n’ont pas été gâtés par les romans « républicains » des Erckmann-Chatrian ; il trouvera toutes naturelles les paroles de Jules Ferry ; elles rendent trop exactement ce qu’il pense en son for intime, pour qu’il en apprécie la haute originalité. Mais relisez avec lui, tout de suite, la lettre qu’en septembre 1870 Jules Favre écrivait au ministre de Suisse : « Quand la France, disait Jules Favre, aura traversé la crise périlleuse que lui vaut l’Empire, elle comprendra qu’il est temps pour elle d’imiter l’exemple de la Suisse... L’épée qu’elle retiendra dans sa main, vouée désormais à l’agriculture et à l’industrie, sera désormais le symbole du respect, du droit et de l’intégrité du sol national. » Le Français que nous n’avons pas besoin d’imaginer, le Français que nous connaissons tous, commencera d’apercevoir, — et ce sera justice, — la patriotique nouveauté du langage de Ferry. Ne dirait-on pas, en effet, que Jules Ferry répond à Jules Favre ? Jules Favre nous voulait modeler sur la Suisse ; Jules Ferry proclame qu’il nous faut autre chose ; et, par sa façon de comprendre et d’oser dire quelle doit être l’attitude et l’allure d’une nation comme la France, il se rapproche de l’âme française[3] à mesure qu’il s’éloigne du vieil esprit républicain.

Ce fut l’honneur de Ferry, — et son crime, aux yeux de plusieurs, — de grouper une majorité de gauche contre les doctrines auxquelles ce vieil esprit s’attardait. Les stratagèmes dont il usa pour dompter ainsi son propre parti sont amusans à observer. Les leçons qu’il adressait à la gauche avaient toujours l’apparence de défis jetés à la droite : en manœuvrier parlementaire accompli, il trouvait le moyen de paraître viser les monarchistes lorsqu’il visait, en réalité, les radicaux. L’inimitié des anciens partis, qui semblaient défier la troisième République de pouvoir rendre à la France quelque prestige, était une bonne fortune pour Ferry : il leur reprochait de proposer à la France « une politique de pot-au-feu » et obtenait de la gauche, par un réquisitoire contre cette prétention des droites, des votes de confiance incompatibles avec la doctrine républicaine.

Si le comte Albert de Mun, proclamant que la politique coloniale était pour la France « un legs du passé et une réserve pour l’avenir, » avait été suivi par les conservateurs, il eût été facile à MM. Clemenceau, Perin et de Lanessan de rallier à gauche, contre la politique coloniale, un contingent bientôt victorieux ; et l’on peut dire, strictement, qu’en présence du vieil esprit républicain, la droite, sans le savoir et sans le vouloir, sauva cette politique par là même qu’elle la combattit.

De même, c’est à la droite, encore, que Ferry semblait faire allusion, lorsqu’il s’écriait en 1882 : « On dit que l’esprit républicain est incompatible avec l’esprit militaire : c’est une double calomnie. » Non certes, ce n’était point une calomnie, et l’esprit républicain, tout le premier, se targuait volontiers de cette incompatibilité ; mais Ferry, par un adroit artifice, le contraignait à résipiscence et lui proposait, en même temps, le suprême plaisir d’accuser les droites de calomnie. Alors, parmi les dévots de l’antique doctrine, un certain nombre étaient comme cernés par l’hésitation ; Ferry suscitait en leur cœur une sorte de respect humain ; la droite était là, qui regardait ; ne fallait-il pas donner tort à la droite, dût-on pour cela cribler d’égratignures le bloc soi-disant intangible dont Jules Simon, jadis, en son livre de la Politique radicale, avait dessiné l’appareil ? Ferry savait, par sa longue habitude de nos assemblées, qu’un Parlement aime toujours à voter contre quelque chose ou contre quelqu’un, que ce genre de régime est, par son essence même, purement négatif, et que la façon la plus sûre de sauvegarder la cohésion d’une majorité sera toujours de dresser en face d’elle un obstacle, un épouvantail, un repoussoir. Les anciens partis, à leur insu, rendaient à Ferry ce service. Jouer du péril de droite, auquel il croyait peu, pour déjouer le péril de gauche, auquel il croyait, telle fut sa tactique.

On peut assurément la juger médiocre ; et il n’est pas surpreprenant qu’au spectacle de pareils manèges, la France incertaine et lassée ait continué d’ignorer la pratique de la vie publique, qu’elle en ait désappris le respect, qu’elle en connaisse surtout le dégoût. Mais ce serait manquer d’équité que d’oublier les dangers que courait dès 1883, non point seulement la politique coloniale, mais la vitalité nationale elle-même, et que la savante prestesse de Ferry sut provisoirement conjurer.


VI

Devenu maître de la France par la popularité de Gambetta, et maître de lui-même par la disparition de cet importun directeur, le parti républicain triomphait. Il fallait occuper son lendemain de triomphe. Les sceaux apposés par de timides policiers sur quelques chapelles de couvens étaient, en réalité, des trophées bien éphémères ; le parti républicain s’ennuyait et risquait d’ennuyer la France. Alors surgissait, en beaucoup de cerveaux, l’idée d’appliquer, en toute leur ampleur, les programmes autrefois affichés par les adversaires de l’Empire libéral. Il y avait dans ces programmes des articles, lointains en leur portée, qui tendaient à la réforme de nos institutions militaires, à la transformation de nos maximes de politique extérieure ; le moment était venu, peut-être, de se mettre à l’œuvre. Ferry, par sa politique coloniale, occupa le pays et occupa son propre parti ; et ces articles d’autan continuèrent à demeurer lettre morte.

Il ne faisait pas bon, devant lui, attaquer l’armée. « Ne mettons pas si aisément nos vieux soldats sur la sellette, » ripostait-il aux radicaux qui demandaient si l’amiral Cloué était républicain ; et les radicaux durent attendre, longtemps encore, qu’on leur laissât le droit d’user de cette sellette. Comme, un autre jour, M. Clemenceau exigeait une enquête sur les opérations militaires en Tunisie : « Ce serait meurtrier pour la discipline, » objectait Ferry ; et d’un geste il repoussait cette manie « républicaine » de traiter l’armée en suspecte. Son langage avait d’autant plus de poids qu’il était celui d’un néophyte, et c’est avec fierté qu’en 1885, à Bordeaux, il parlait de son évolution : « Quand on vit sous la servitude, disait-il, on se laisse aller aisément à rêver d’un gouvernement idéal, on se console dans la recherche de l’absolu. En est-il une preuve plus manifeste que les idées qui avaient cours jadis sur la guerre et sur l’armée ? Vous souvient-il que sous l’Empire nous ne disions pas beaucoup de bien du militarisme ? Vous rappelez-vous ces vagues aspirations vers le désarmement général, le détachement manifeste du véritable esprit militaire, cette tendance à la création d’une sorte de garde nationale universelle, qui caractérisaient la démocratie d’alors ? Ces idées-là eurent des partisans ; plusieurs d’entre nous les ont professées, y ont incliné, s’y sont laissé prendre. Mais, je vous le demande, en est-il un seul aujourd’hui qui n’ait pas été converti par les événemens ? Ce pays a vu la guerre de 1870 ; il a tourné le dos pour jamais à ces utopies périlleuses et décevantes. » Ferry savait, hélas ! que tous n’étaient pas convertis ; mais, si quelque chance subsistait d’arracher à l’impénitence certains de ses coreligionnaires, c’était en leur laissant croire qu’ils étaient déjà des pénitens. Sous la poussée du remords et du mépris, les maximes antimilitaristes de l’archaïque orthodoxie, qui derechef prétendaient affronter le théâtre parlementaire, étaient retenues en quarantaine dans les coulisses.

Elles y étaient rejointes, bientôt, par une certaine conception « républicaine » de notre politique extérieure. Un maçon de quelque réputation, — le même qui devait, au couvent de 1889, signifier à ses frères que, dix ans plus tard, personne en France ne bougerait hors de la maçonnerie, — fit paraître en 1883, avec l’approbation d’une partie de la presse de gauche, un livre sur la politique extérieure de la République française. Faisant bon marché des « arrangemens de la diplomatie, » il y dédaignait comme une « abstraction » la grandeur de la France dans le Levant, et invitait notre République, définitivement inaccessible à toute ambition militariste, à se conduire en État économique, — ce qui voulait dire, en son langage : État commercial et industriel, — et non point en État dynastique. « Que sommes-nous allés faire au congrès de Berlin, à Dulcigno, en Tunisie ? » demandait M. Fernand Maurice : il s’irritait, au nom de la République, que la France eût fait entendre son mot et chargé ses soldats de le répéter, s’il en était besoin, dans leur idiome à eux. Ce livre était comme un symptôme des pensées ultimes d’une certaine catégorie de républicains : Ferry, qui les connaissait bien, leur barrait la route. Il disait tout haut, pour les réfuter et parfois pour les flétrir, les illusions inexprimées, ou même inavouées, dont ses anciens coreligionnaires conservaient le culte. Édifier une France abstraite, hors du temps et de l’espace ; l’identifier avec une notion abstraite, celle de république ; définir, par une sorte de déduction, par des a priori présomptueux, la politique extérieure qui s’impose à une république ; et oublier que la France vit en Europe, héritière d’une histoire, entourée de voisins : ce n’est rien moins qu’une malfaisante folie. Ferry s’en rendait compte, et ne ménageait, ni dans ses propos ni dans ses actes, ce rêve de « renoncement diplomatique » dont il accusait un jour les « intransigeans, » et qui devait aboutir, d’après ses propres paroles, à la « suppression de la diplomatie, faisant pendant à la suppression des armées permanentes. »


Lorsque, en 1885, Ferry succomba, frappé de mort politique, il avait construit l’engrenage auquel, pour un temps, son parti n’oserait plus se dérober ; la République, bon gré mal gré, demeurerait la légataire de l’homme d’État qu’elle avait congédié. L’heure n’est point venue d’établir une balance entre les avantages et les charges d’un pareil legs. Mais, en tout état de cause, soit que nos sympathies s’aventurent, allègres et confiantes, à la suite des héritiers de la pensée de Ferry, soit au contraire qu’elles demeurent prudemment fidèles à cette école politique qui souhaitait que la France, se retranchant sur elle-même, n’affirmât sa personnalité qu’en Europe, un fait demeure acquis : c’est que l’initiative de Ferry fut une défaite décisive, irréparable, pour les utopistes qui auraient voulu que la France, naïvement fière de devenir l’hôtelière du cosmopolitisme universel, n’affirmât sa personnalité nulle part et renonçât à faire acte de nation.

La République, telle que Ferry la laissait au moment où il quittait le pouvoir, s’était faite conquérante au dehors ; elle était demeurée, en Orient, l’avocate efficace des intérêts religieux ; elle avait respecté nos institutions militaires, éconduit les monomanes, toujours anxieux d’un coup d’Etat, qui plus tard siffleront la gloire de nos armes comme un péril pour la constitution. Ces monomanes, çà et là, avaient bien essayé de se plaindre que la presse algérienne eût offert une épée d’honneur à M. le général de Négrier, ou que le même général, chargé d’agir au Tonkin, châtiât avec âpreté les révoltes et les pirateries. Mais leurs murmures expiraient aux pieds de la France relevée, de cette France où la jeune école laïque aspirait à substituer à la vieille foi religieuse la dévotion à la patrie... Et les cosmopolites de France se rencontraient avec les patriotes de l’étranger, dans une commune attente de l’aventure, prochaine ou lointaine, qui leur permettrait, aux uns et aux autres, de faire retomber la gauche dans les doctrines et dans les caprices de sa prime enfance, et d’aboutir, si possible, — peut-être avec la complicité de cette école laïque elle-même transformée, — à rendre la France moins « étroitement » française et la République plus « fermement » républicaine.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 15 octobre 1900, et du 1er mai 1901.
  2. Voyez le récit de ce curieux incident, qui fait beaucoup d’honneur à M. de Chaudordy, dans le livre instructif et piquant qu’a consacré M. Ernest Daudet à l’Histoire de l’Alliance franco-russe (Paris, Ollendorlf, 1894).
  3. A vrai dire, une partie de cette âme lui échappe : des circonstances confessionnelles empêchaient Ferry de partager cette opinion de Gambetta, d’après laquelle le XVIe siècle, en laissant au catholicisme français la victoire sur la Réforme, avait bien mérité de la France ; et l’œuvre scolaire à laquelle demeure lié le nom de Ferry ne fut autre chose qu’une revanche de l’esprit de la Réforme éconduit trois cents ans auparavant. Mais est-ce un motif d’oublier l’énergie que montra Jules Ferry, par ailleurs, pour perpétuer et accentuer, dans le gouvernement de la France, les droits de la tradition nationale ?