Patriotisme et Humanitarisme - Essai d’Histoire contemporaine/03

PATRIOTISME ET HUMANITARISME
ESSAI D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

III[1]
DU TRAITÉ DE FRANCFORT A LA MORT DE GAMBETTA


I

« Ce qui m’afflige autant que nos malheurs, écrivait George Sand durant la guerre de 1870, c’est le rôle d’une nation protestante, civilisée, philosophe, telle que la Prusse. Je suis honteuse et pénétrée de douleur en songeant que le sentiment public s’est égaré si monstrueusement en Allemagne. » Les désastres succédaient aux désastres ; l’Empire succombait, victime des complaisances qu’avait eues sa diplomatie pour la « fraternité des peuples, » victime, aussi, des concessions qu’avait arrachées au maréchal Niel l’humeur soupçonneuse de l’opposition républicaine ; la conscience nationale, en un irrésistible soulèvement, multipliait les légions improvisées et les dévouemens héroïques, solitaires, des francs-tireurs embusqués ; et la France, virilement, de ces larmes qui sont des réparations, pleurait les erreurs de son esprit public et l’âpreté des résipiscences. Elle pleurait de son côté, la bonne châtelaine de Nohant ; mais incorrigible en ses illusions, c’était sur l’Allemagne qu’elle pleurait, sur cette Allemagne de convention qu’elle avait longtemps contemplée dans la brume de ses rêves, personne bien née puisque fille de la Réforme, personne bien éduquée puisque écolière de la philosophie, et qui, faisant son entrée dans le monde un peu plus tôt que les Français ne l’eussent pensé, allait couvrir de honte, par sa mauvaise tenue, la mémoire respectée de Luther et d’Hegel. Comment donc se pouvait-il faire qu’une nation de spéculatifs, — bien plus, une nation de luthériens, — commençât à tourner si mal ? George Sand en rougissait, elle s’en affligeait : ce Roon, ce Bismarck et ce Moltke, grands ouvriers de surprises, avaient négligé de. consulter son idéalisme pour construire la réalité. Mais peu s’en fallait que l’inlassable utopiste ne considérât son Allemagne à elle, celle de la poésie, comme plus vraie que la leur, celle de l’histoire.

De fait, les penseurs dont s’honorait l’Allemagne depuis un siècle n’avaient-ils pas, l’un après l’autre, condensé dans quelques formules décisives les aspirations et les doctrines humanitaires, exclusives de l’idée même de patrie ? Les patriotes, pour Herder, étaient des façons de don Quichotte : il qualifiait de barbarisme le duel entre deux patries ; se glorifier de sa nationalité lui paraissait une sottise accomplie, et le patriotisme, pour tout dire en un mot, lui semblait indigne d’un citoyen du monde. Schiller, à son tour, pareil à ces libres penseurs qui réputent la religion bonne pour des enfans, ne permettait qu’aux peuples enfans de s’agenouiller devant l’autel de la patrie : les Allemands devaient se contenter d’être hommes. Où Schiller était tout près de voir une puérilité, Lessing, lui, saluait une « faiblesse héroïque, » et se piquait de « s’en passer volontiers. » Quant à Gœthe, mettant au service de son superbe égoïsme son don naturel de synthèse, il professait que, dans l’histoire des peuples, le patriotisme n’est qu’un accident, et s’attardait à développer l’adage : Ubi bene, ibi patria. Henri Heine, toujours original, rafraîchissait l’aspect du débat : il invoquait l’arithmétique pour établir que l’humanitaire a quarante fois plus de valeur que le patriote, les habitans du reste de la terre étant quarante fois plus nombreux que les Allemands. Qu’était-ce d’ailleurs que l’Allemagne ? Un embryon de l’état de société. Et qu’était-ce que l’humanité ? Un épanouissement de l’état de nature. Ainsi raisonnait-on, dans cette cohorte de disciples de Jean-Jacques qui se qualifiaient eux-mêmes d’illuminés, et l’on détestait l’idée d’Allemagne par amour de l’état de nature.

Mais une singulière revanche était survenue, dont les études de M. Lévy-Bruhl nous ont récemment débrouillé les manèges. L’Allemagne avait prosterné son admiration devant les altières tribunes d’où vaticinaient les Lessing et les Herder, les Schiller et les Gœthe ; et cette admiration même l’avait conduite à conclure autrement qu’eux. Ils l’avaient rendue fière d’eux-mêmes et fière d’elle-même, fière de ce génie allemand qui semblait appelé à exercer le sacerdoce de l’humanité ; et l’Allemagne, toute vibrante de la superbe où l’induisaient de pareils maîtres, emportait de leurs chaires, jusque dans ses casernes, désormais jugées trop inactives, et jusque sur ses frontières, dès lors estimées trop étroites, l’idée de la mission conquérante et de la vocation providentielle du germanisme : l’internationalisme théorique des penseurs avait travaillé, en fait, pour le nationalisme pratique des hommes d’État et des hommes de guerre ; ils avaient été, inconsciemment ou consciemment, les avant-coureurs des armées allemandes. La pédagogie de M. de Bismarck, succédant à ces théoriciens, proposait des exercices pratiques au germanisme adulte ; et les « citoyens du monde, » affirmant leur souveraineté sur un certain nombre de Français, allaient en faire des sujets de l’Empire allemand. M. de Bismarck, hautement, donnait à cette vicissitude nouvelle de l’histoire le caractère et la portée d’une vengeance : c’est parce qu’il se souvenait d’avoir vu, jadis, sous le premier Empire, son berceau, là-bas, au fond de la Poméranie, brisé par nos soldats et la montre de son père volée, qu’il justifiait, en présence de Jules Favre, les cruautés de la guerre[2]. La politesse qui s’impose aux vaincus interdisait de faire observer au vainqueur qu’il était né en 1815... Ainsi, c’est à l’application de la loi du talion, s’appuyant sur d’imaginaires souvenirs d’enfance, qu’aboutissait un siècle de spéculations vaguement philanthropiques et formellement cosmopolites.

Une philosophie fort à la mode, dont l’Allemagne nous avait révélé la grandeur, nous apportait, juste à point, au nom même du progrès, des maximes d’abdication : pourquoi donc Gambetta et pourquoi donc Chanzy prétendaient-ils faire violence à l’histoire, puisque l’épée victorieuse, incarnation du Devenir humain, nous condamnait ? Il était bon pour d’autres âges de croire qu’à travers le flux et le reflux des événemens, l’active initiative des peuples peut s’intercaler en souveraine, et que la force des hommes, — cette liberté, — peut contre-balancer avec avantage la force des choses, — cette fatalité ; l’hégélianisme, enfin familier aux intelligences françaises, avait fini par terrasser de pareils préjugés. Près d’un demi-siècle auparavant, Cousin, dans son Introduction à l’histoire de la philosophie, avait prêté les prestiges de son éloquence au développement de la théorie d’Hegel sur la conquête : théorie qui conciliait, au prix d’une aventureuse antinomie, le culte du progrès et le culte de la brutalité, l’hommage à la Raison et l’hommage à la Force, qui faisait du canon le verbe de l’idée, et qui adorait le vainqueur, quel qu’il fût et de quelques procédés qu’il eût usé, comme une incarnation de la civilisation du lendemain. Proudhon ne pensait point autrement, lorsqu’il expliquait que la conquête est le sacrifice d’une ou plusieurs personnes morales, appelées nations, à une nécessité supérieure qui prime le respect dû à ces personnes et leur droit à l’existence. Ainsi la philosophie allemande, cinquante ans durant, avait exporté, par delà les Vosges, je ne sais quels conseils d’éventuelle acceptation du désastre, conseils fondés sur une métaphysique transcendante, et qu’à Berlin, d’ailleurs, l’on avait hâte de tenir pour non avenus dès qu’il était question de l’inoubliable défaite d’Iéna ; et le chauvinisme d’outre-Rhin, mis en branle par des écrivains qui ne parlaient que de paix, mais qui, implicitement, identifiaient leur cosmopolitisme avec une sorte de pangermanisme, était justifié, même en ses pires excès, par une philosophie qui ne parlait que du droit, mais qui confiait aux états-majors le soin de le définir.

Edgar Quinet, d’un coup d’œil, mesurait l’étendue de nos duperies : il écrivait, pendant le siège de Paris, qu’il fallait « prendre corps à corps l’esprit allemand, le déshabiller de ses oripeaux métaphysiques, » et il défiait qu’on trouvât au delà du Rhin quelqu’un « qui prît au sérieux ces outres vides. » Il se trompait : les grandes colères ont de ces injustices ; les déceptions méritées sont sévères pour autrui, de crainte d’avoir à se condamner elles-mêmes. Il y avait au moins trois personnages, au delà du Rhin, qui protestaient contre l’annexion : c’était Liebknecht, dont la prison, quelque temps durant, essaya d’étouffer la voix importune ; c’était Jacoby, un ancien député au Parlement de 1848, qui refusa de siéger au nouveau Reichstag, avec l’espoir un peu naïf que l’Allemagne remarquerait son absence et qu’elle y verrait une protestation ; et c’était enfin un banquier de Trêves, Louis Simon, habitué des Congrès suisses de la Paix et de la Liberté, et qui conjurait la démocratie allemande de laisser aux Alsaciens-Lorrains le droit de disposer de leur sort, de peur que la négation de ce droit n’opprimât tôt ou tard la démocratie allemande elle-même.

Mais la nation protestante, civilisée, philosophe, dont parlait George Sand, passait outre à ces trois mécontens : leur voix succombait sous les hourrahs d’un peuple ; et la France demeurait déconcertée. La guerre avait troublé, jusque dans leurs familiarités et dans leurs déférences intellectuelles, l’élite de nos poètes et de nos savans : habitués à suivre la pensée allemande dans les nuages où cette pensée les entraînait, ils l’avaient vue, soudainement, descendre du ciel sur la terre, et sur leur terre à eux ; et, suivant l’expression de l’un des plus illustres, qui longtemps avait salué l’Allemagne comme sa « maîtresse, » ils avaient « souffert » en voyant « la nation qui leur avait enseigné l’idéalisme railler tout idéal[3]. » Ni George Sand en ses larmes un peu sottes, ni Quinet en ses colères un peu folles, ne trouvèrent beaucoup d’imitateurs : la France, digne et fière, et trompée sans doute, mais s’étant elle-même trompée, avait mieux à faire, en présence de son vainqueur, que de jouer au dépit amoureux ; elle se replia sur son for intime, que la victoire étrangère n’avait pu violer, et l’on vit, sur beaucoup de lèvres, le repentir faire explosion.

Repentir : ainsi s’intitulèrent, sans plus d’ambages, les strophes de haute portée, sereines encore en leur franche tristesse, dans lesquelles un jeune poète osa faire, au nom de sa patrie, une coulpe publique :


Je m’écriais avec Schiller :
« Je suis un citoyen du monde,
En tous lieux où la vie abonde
Le sol m’est doux et l’homme cher.

Où règne en paix le droit vainqueur,
Où l’art me sourit et m’appelle,
Où la race est polie et belle,
Je naturalise mon cœur.
Mon compatriote, c’est l’homme ! ... »
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce cœur français :
J’en suis maintenant économe...


La résolution ratifiait l’aveu, et M. Sully Prudhomme continuait :


De mes tendresses détournées
Je me suis enfin repenti ;
Ces tendresses, je les ramène
Etroitement sur mon pays,
Sur les hommes que j’ai trahis
Par amour de l’espèce humaine.


Il achevait, enfin, par cette apostrophe à la France :


Pris d’une piété jalouse
Et navré d’un tardif remords,.
J’assume ma part de tes torts,
El ta misère, je l’épouse.


Nombreux à cette date étaient les Français qui, comme M. Sully Prudhomme, prenaient congé d’une humanité abstraite en s’accusant de trahison, et venaient épouser la misère de la France pour racheter leur infidélité à l’endroit de ses vieilles gloires. N’était-ce pas, jadis, une doctrine reçue, et volontiers caressée dans la neutralité des laboratoires, que la science n’a pas de patrie ? Une voix n’attendit qu’une occasion pour s’insurger, celle de Pasteur : « Si la science n’a pas de patrie, pensait-il, le savant en a une ; » cette vérité de bon sens dictait à l’immortel chimiste le message, demeuré fameux, qu’il adressait au doyen de la Faculté de médecine de Bonn[4] ; et c’en était fait, pour quelques années, des prétentieuses déclamations d’antan.

Taine, à son tour, en cette heure de crise, effaçait de sa pensée les premiers linéamens du livre qu’il rêvait d’écrire sur l’Allemagne<ref> Nous renvoyons le lecteur, sur ce sujet, à quelques pages pénétrantes de M. Victor Giraud, professeur à l’Université de Fribourg : Essai sur Taine, son œuvre et son influence, p. 61 et suiv. (Paris, Hachette.) </<ref> ; insouciant dès lors de rendre hommage aux rêves désormais ricaneurs de l’hégélianisme, il s’acharnait en patriote à l’étude des origines de la France contemporaine ; et Taine, prenant cette noble décision, était comme le symbole de la pensée française renouvelée. La pensée française, comme la pensée allemande, descendait du ciel sur la terre et de la sphère des nuages dans le domaine des réalités : aux yeux du Français qui jadis aimait « l’homme, » le Français blessé, meurtri, séparé du sol natal ou piétiné par l’invasion, apparut comme ce « prochain » qu’avant tout il convient d’aimer ; et la France amputée devint soudainement assez grande pour contenir la tendresse de ses enfans, et pour la retenir, et pour l’absorber tout entière.


II

Il fallait nous refaire une armée : l’œuvre fut si promptement accomplie que, moins de cinq ans après le traité de Francfort, Bismarck inquiet s’efforça, par de nouvelles provocations, d’entraver notre relèvement. Un principe fut mis au-dessus de toute discussion : c’était l’obligation du service personnel en temps de guerre. Durant les mois de résistance qui suivirent Sedan, le sentiment patriotique, de lui-même, avait pris l’initiative de cette nouveauté ; il appartenait à l’Assemblée nationale de l’introduire dans la loi ; c’est ce qu’elle fit, d’un accord unanime. On vit les héritiers des plus grands noms de France voter une mesure qui rouvrait droites et larges, pour leurs fils et leurs petits-fils, ces routes d’héroïsme où les aïeux avaient fait merveille ; et les représentans des « couches nouvelles, » de leur côté, acclamaient dans cette réforme une victoire du principe d’égalité. Noblesse ne dispense pas, disaient ceux-ci ; et ceux-là de répondre que noblesse avait toujours obligé ; entre les uns et les autres, le souci de la patrie demeurait un trait d’union ; et la collaboration qui durant l’année terrible avait groupé dans un même faisceau les Blancs et les Bleus se retrouvait encore, à de certaines heures, entre les chevau-légers de l’extrême droite et les intransigeans des gauches avancées. Gambetta fut injuste envers l’Assemblée nationale, le jour où il parla de cette « assemblée qui empêchait de voir la France ; » dans la discussion de la loi militaire, qui fut son œuvre principale, elle se comporta, tout au contraire, comme une véritable représentation de l’âme française, — de cette âme irrémédiablement troublée, incessamment divisée contre elle-même, mais que le péril unifie brusquement et que doit unifier, aussi, la prévision du péril. Les familiers de Versailles se souviennent encore de cette séance du 22 mai 1872 où M. le duc d’Audiffret-Pasquier, interpellant l’Empire effondré, lui redemanda les légions perdues : l’Assemblée, tout entière debout, complice de l’orateur et sentant derrière elle la France complice, prolongea, plusieurs minutes durant, l’une des plus majestueuses traînées d’applaudissemens dont l’histoire parlementaire fasse mention ; elle était bien, ce jour-là, l’image de la France et des deux sentimens auxquels le pays s’abandonnait : d’une part, une haine éphémère contre l’Empire, devenu, par une audacieuse simplification, le bouc émissaire de nos catastrophes ; d’autre part, un renouveau d’anxieuse tendresse pour les destinées de la patrie. L’Assemblée nationale, travaillant à nous rendre d’autres légions, ne faisait qu’un avec la France.

Les républicains de l’âge héroïque, représentés à Versailles par quelques noms célèbres, avaient une doctrine au sujet de l’armée : c’était le système des milices, qui transformait tout Français en une façon de Maître Jacques, échangeant, en temps d’exercice et en temps de guerre, l’habit du citoyen contre l’affublement du soldat, et que Garnier-Pagès commentait en enfant terrible, lorsqu’il disait : « Défions-nous de la discipline ; elle tue le citoyen dans le soldat. » Un avocat lyonnais, M. Millaud, aujourd’hui sénateur, tenta l’aventure de mettre cette doctrine aux voix. Il avait, en 1867, dans un Mémoire resté fameux pour lui, appelé de ses vœux « quatre millions de citoyens prêts à faire, à leurs femmes et à leurs enfans, aux tombeaux de leurs pères, un rempart vivant de cœurs et de muscles, plus difficile à ébranler que les forteresses de Luxembourg et de Landau. » La guerre s’était déroulée, sans lui rien apprendre et sans lui faire oublier son Mémoire : il en récita les plus beaux morceaux devant l’Assemblée nationale et crut obtenir de ses collègues que le soldat eût le droit de vote. Déférer au vœu de M. Millaud, c’était admettre qu’entre le citoyen et le soldat, il n’y a qu’une différence de vêtement, et c’était chasser de l’armée l’esprit militaire, qui repose sur l’obéissance, pour y introduire l’esprit électoral, qui est censé reposer sur l’autonomie. Le vote de l’Assemblée fut éloquent ; trente-cinq voix seulement se prononcèrent contre l’esprit militaire] on remarquait, parmi ces impénitens, Louis Blanc, Schœlcher, Quinet, Peyrat, Corbon, Challemel-Lacour, M. Naquet, M. Ferrouillat, M. Henri Brisson. Un homme de gauche, le général Guillemaut, fut très goûté de l’Assemblée, un jour qu’il eut la bravoure de dire : « Ce n’est pas le courage qui a manqué à nos jeunes mobiles, en 1870, mais bien cet esprit militaire, cet esprit d’ordre, cette confiance qu’on a les uns dans les autres, et qui ne s’acquiert qu’en restant longtemps dans les mêmes rangs, soumis aux mêmes règles et aux mêmes devoirs. » L’Assemblée ne craignait pas de passer pour militariste, comme l’on dirait aujourd’hui : M. Farcy, attaquant le fétichisme du galon, souleva des rumeurs hostiles ; et, lorsque Denfert-Rochereau critiqua l’obéissance passive prolongée et accusa les mœurs de l’armée de tendre à l’abrutissement des hommes, il fit un succès, sans le vouloir, aux protestations indignées de Changarnier.

Le temps était étrangement lointain, encore que tout proche, où l’on parlait avec emphase, dans les clubs parisiens, de « l’armée disciplinée qui avait capitulé à Sedan, » des « armées indisciplinées qui avaient sauvé la France en 1792, » et des quinze millions de combattans que donnerait la levée en masse. On avait cessé de croire à la vertu de l’indiscipline et d’estimer qu’il suffit de quinze millions de capotes pour créer quinze millions de soldats. On redisait avec l’un des poètes qu’aimait alors la jeune République, M. Paul Déroulède :


La guerre est une tâche et non une équipée.
Ce n’est pas en un jour qu’on refait une armée,
Que des soldats sont prêts, des chefs bien obéis ;
Ce n’est pas en un jour qu’on refait un pays.


Thiers courbait ses amis de gauche sous le poids du témoignage de Camille Roussel pour établir que les volontaires de la République héroïque, s’ils n’eussent été encadrés par les restes de l’ancienne armée, auraient t’ait une assez triste figure ; et Chanzy ne rencontrait que de faibles oppositions, lorsqu’il réclamait, dès le mois d’août 1871, la dissolution des gardes nationales. Car la gauche, ambitieuse d’apparaître comme un parti de gouvernement, se refusait désormais à dire : « Périsse la France plutôt qu’un principe ! » Elle accordait crédit à Thiers, lorsqu’il s’écriait : « Il ne s’agit que de la France et de l’armée ; la Révolution n’a rien à y voir ; » et, lorsque Chanzy déclarait qu’ « on ne fait pas de démocratie quand il s’agit de l’organisation de l’armée, » l’auditoire attentif esquissait des gestes d’adhésion.

Que la République naissante se laissât imposer par l’ancien ministre d’une royauté bourgeoise les règles fondamentales de son organisation militaire : c’était un signe évident que l’intérêt patriotique était exclusivement envisagé. Thiers posa la question de confiance ; et Trochu, qui réclamait le service obligatoire à court terme et qui ralliait à cette idée, dans l’Assemblée nationale, la majorité des opinions, n’obtint en sa faveur que la minorité des votes. Il avait l’adhésion latente de ses collègues, mais Thiers eut leur confiance ; le service de sept ans fut accepté.

Les divers partis suivaient Thiers sans l’aimer. On se rendait compte, à droite, qu’en perpétuant par sa présence au pouvoir un provisoire anonyme, il habituait les esprits à l’idée de la République ; et les hommes de gauche, accoutumés à mettre sous l’étiquette « République » un ensemble de doctrines et d’aspirations, d’utopies et d’hostilités, singulièrement incompatibles avec la politique de Thiers, s’amusaient parfois à concerter contre leur importun Mentor d’assez vilaines gamineries : l’élection de M. Barodet fut la plus gênante. Le Chef du pouvoir exécutif laissait faire ; il garda la présidence tant qu’il la put garder, parmi la double ingratitude des circonstances et des hommes ; il agit à l’endroit de la France comme agissent, à l’égard des familles dont ils ont à réparer les infortunes, ces tuteurs systématiquement sévères et presque disgracieux qui préfèrent aux mariages d’amour les mariages de convenance et aux amusemens de la sociabilité le souci d’un bon train de maison. L’on avait vu la France, sous le second Empire, se lancer dans le tourbillon du monde européen et prodiguer en amabilités le meilleur de son sang, de son or et de son cœur ; tantôt, avec cette courtoisie facile que donne une coquetterie sûre d’elle-même, elle laissait le pas à la Prusse ; et tantôt, de sa main charitable, elle recueillait une demi-misère en mal d’opulence, et l’Italie était faite ; s’abandonnant aux généreuses rêveries de son empereur, la France affectait de s’oublier elle-même pour penser à l’humanité ; et quelques jeunes hommes entreprenans, qui commençaient à faire autour d’elle les empressés, lui chuchotaient à l’oreille, contre ses anciennes gloires militaires, l’ordinaire banalité des railleries « républicaines. » Thiers survint ; il imposa silence à ces jeunes hommes, qui derrière lui briguaient le pouvoir ; au risque de passer pour un peu court de vues, il restaura le bon sens dans ses droits ; et, dût-il donner à la France des allures de bourgeoise égoïste, il exigea qu’elle fît retraite en elle-même, qu’elle rentrât chez elle, dans ce home traditionnel auquel le vainqueur venait d’imposer là-bas, vers l’Est, certaines servitudes d’alignement, et qu’elle avisât laborieusement aux nécessités de son intérêt national. Ce fut le premier épisode des revanches françaises, à l’endroit de cet humanitarisme dont la France s’était laissé griser.

Du fond de la Suisse, l’humanitarisme protesta : c’était au Congrès international de Lugano ; et la lettre de Garibaldi dont on donna lecture mérite d’être conservée :


Qu’il entre dans les calculs des puissans de l’Europe de conserver et de perfectionner les armées permanentes, c’était une chose fatale, anti-humaine, mais évidemment certaine. Mais que la pierre du scandale, — la mèche des traîneurs de sabre, — soit la République française, — la patrie des Voltaire et des Victor Hugo, — ou plutôt le minuscule monarque Protée, abreuvé de sang, caméléon, qui, comme l’homme de Sedan, est envahi de velléités guerrières au point de tenir le monde en effervescence, et d’obliger les nations à s’armer jusqu’aux dents : c’est la preuve que ce soi-disant siècle du progrès ment à pleine bouche. Thiers, comme Bonaparte, trompe la France avec la gloire, la ruine avec des argumens disproportionnés, oblige le monde entier à s’armer et à soustraire les peuples au travail ; comme Bonaparte, Thiers est l’homme mensonge.


Thiers laissait dire, indifférent à ces séniles outrages ; et les républicains qui s’en allaient à Lugano, digne dès lors d’être la Rome de l’anarchie, pour acclamer de pareilles sottises, avaient bien soin, à leur retour en France, de se taire et de se terrer. Car Adolphe Thiers, en sa besogne de patriote, avait derrière lui Léon Gambetta, et Léon Gambetta, lui, avait derrière lui la République.


III

Nos malheurs avaient ridé Gambetta, et ils l’avaient changé, MM. Paul et Victor Margueritte comparaient, il n’y a pas longtemps, deux portraits du grand homme, dont l’un remonte à 1869 et dont l’autre date de 1871. En 1869, il est jeune ; les cheveux flottent ; l’œil rayonne d’enthousiasme ; la tête est haute, confiante ; en 1871, jauni, maigri, fatigué, le regard chargé de pensées amères, il semble vieilli de vingt ans. Les photographies ne sont point trompeuses : la guerre, pour Gambetta, fut l’occasion d’une crise intime et d’une collision constante avec son propre passé. Il n’avait pas le temps de mûrir en une retraite, loin des tribunes et loin des armées, l’évolution qui s’opérait en lui ; il devait agir en souffrant, et accumuler les responsabilités à mesure qu’il se sentait évoluer. Rien de commun, ici, avec ces élégantes acrobaties auxquelles est généralement contraint le leader d’une opposition, lorsqu’il prend la charge du gouvernement : le « repentir » de Gambetta, pour répéter le mot du poète, fut plus profond et surtout plus sincère.

Rappelons-nous les préjugés et les illusions de cette clientèle que l’évident déclin de l’Empire groupait autour du tribun. Il y avait, parmi cette jeunesse, une élite dirigeante, agissante, tonitruante, qui passait directement, des bancs de Sainte-Barbe ou des pensions du Marais, dans les cafés séditieux du Quartier Latin ; elle avait eu pour maîtres Eugène Véron, qui sous la République dirigea le Progrès de Lyon ; Eugène Despois, humaniste consommé, qui se consolait de l’Empire en traduisant Juvénal ; Frédéric Morin, qui avait rêvé, tout au début de sa carrière, d’une alliance entre le catholicisme et la démocratie, et qui, dans sa vieillesse, associait en une même antipathie le Pape et le César.

Les classes de ces trois professeurs étaient de perpétuelles leçons d’anti-militarisme ; le traité de la Tyrannie, d’Alfieri, les Propos de Labienus, de Rogeard, les vers manuscrits du jeune Richard, étaient servis et commentés aux écoliers désireux d’une « lecture. » On les reconnaissait ensuite dans le monde des écoles, les élèves de Véron, de Despois et de Morin : leur abondante culture classique alimentait incessamment leur appétit d’opposition ; contre celui qu’ils n’appelaient jamais que Napoléon le Petit, ils jouaient volontiers aux petits Brutus ; il n’était pas de niaiserie contre l’armée qui ne trouvât l’appui de leur créance et de leur faconde ; et leurs interlocuteurs d’alors se rappellent toujours ces haines d’avocats épris de paroles contre les « prétoriens » épris d’action ; cette manie de fraterniser avec la démocratie universelle, d’ennuyer les diplomaties par des manifestations inopportunes, et d’accueillir le Tsar en acclamant la Pologne ; et cette demi-conviction, s’échauffant dans la fumée des estaminets, que, pour donner une marque d’orthodoxie républicaine, il fallait se mal tenir en présence des rois. Ce fut là l’école de Gambetta : le futur inventeur de la République athénienne brûla devant une République bohème le premier encens de son éloquence. Il réclamait, en ce temps-là, La suppression des armées permanentes ; il prêtait sa signature à son ami Jung, pour la mettre au bas d’un article où le futur général républicain se plaignait que les troupes prussiennes ne fussent pas assez démocratiques et réclamait que les troupes françaises fussent délivrées de leurs oripeaux ; il écrivait à un journal de Lyon, qui s’appelait l’Excommunié, pour adhérer à une manifestation contre le concile du Vatican, machinée par des Napolitains : « Je ne mets rien, déclarait-il, au-dessus des intérêts de la libre pensée. »

Le chemin de Tours lui fut un chemin de Damas : il ne mit rien, désormais, au-dessus des intérêts de la patrie. Cet ancien champion des milices se garda soigneusement, — Von der Goltz lui en fait une louange, — de « flatter les caprices de la populace et de prendre sans motif la défense des bataillons de gardes nationaux contre leurs chefs ; » il apprit la valeur de l’esprit militaire et d’un long apprentissage du métier des armes, en constatant l’héroïsme des armées qu’il créait et la fuite trop fréquente de la victoire ; et pour lui, comme pour Von der Goltz, cette aventure de bravoure, dont six mois durant la France courut les risques, fut une forte leçon en faveur des armées permanentes. « Il fut grand comme ministre de la Guerre, « affirme l’historiographe allemand ; et l’histoire politique ajoute que ce fut par là, précisément, qu’il gagna des suffrages à la République. La France aima, dans la République, l’héritière de la Défense Nationale : elle crut voir l’auréole de sauveurs de la patrie sur le front de ces mêmes députés qui, en 1867 et en 1868, n’avaient songé, par haine de l’Empire, qu’à désarmer la patrie. Le parti républicain tout entier profita de cet effet d’optique, justifié, en quelque mesure, par l’attitude et l’éloquence de Gambetta.

Il est une idée, intimement gravée dans les âmes des simples, ces traditionnels dépositaires de la vérité, et trop souvent oblitérée, au contraire, dans les cerveaux qui se qualifient de distingués : c’est l’idée que la France est une personne, que, sous tous les régimes, cette personne a une vie qui vaut la peine d’être vécue, et qu’enfin, son rayonnement intellectuel sur le reste du monde, qui est pour beaucoup d’humanitaires le seul élément de sa grandeur, ne sera sauvegardé et respecté que si la France, tout d’abord, maintient avec jalousie l’autonomie de sa personnalité. Gambetta, différant en cela de beaucoup d’hommes de son parti, était le représentant de cette idée : il l’avait empruntée, semble-t-il, au commerce de la philosophie positiviste ; il s’y confirmait, au cours de ses voyages presque souverains, par le contact avec l’âme populaire. Au lendemain de sa mort, M. Pierre Laffitte écrivait :


La résistance désespérée de 1870 rendit à la France elle-même le sentiment de son individualité collective, qu’elle tendait à perdre dans les enivremens d’un économisme triomphant, dont les basses aspirations et les lâchetés se dissimulaient en vain sous les apparences d’une philanthropie trompeuse... Sans doute, un jour viendra où toutes les questions sociales pourront se résoudre simplement, par les procédés d’une conciliation rationnelle, et le positivisme lui-même peut, et mieux que toute autre influence, préparer l’avènement d’un pareil régime. Mais ce jour n’est pas encore venu, et les hommes d’État qui, tout en pensant à l’avenir, se préoccupent surtout du présent, ont pour mission et pour devoir de conserver l’existence et la vigueur des individualités collectives, ou des nations, dont la direction leur est échue. Tel fut le premier service capital rendu par Gambetta à sa patrie.


On ne saurait mieux dire, ni marquer avec une rigueur en quelque sorte plus scientifique, l’originalité de Gambetta. De nombreux textes militent, dans ses discours, en faveur des éloges que lui décerne M. Pierre Laffitte, et qu’une fraction du parti républicain préférerait certainement oublier : lorsque sa voix, à Cherbourg, sonna comme un coup de clairon, la France attentive l’entendit porter un toast au progrès de cette ville, « tant au point de vue militaire, qui est le premier, qu’au point de vue économique. » On commença de s’écrier en divers partis : Gambetta, c’est la guerre ; mais les hommes qui s’élevaient au-dessus des partis sentirent que la République Française, en affirmant que « le point de vue militaire est le premier, » donnait un double exemple de force, de cette force intime et confiante qu’impliquent toujours un grand acte de foi et un grand acte de contrition ; car elle osait, tout à la fois, parler au monde et se corriger elle-même.

M. Pierre Laffitte vient de nous dessiner le trait essentiel de la physionomie de Gambetta. Que si nous voulions, d’un œil plus minutieux, en épier les détails, un des amis qui l’ont le mieux connu, M. Deluns-Montaud, nous pourrait longuement aider dans cette recherche : il nous rappelait, il n’y a pas longtemps, « cette foi profonde » qu’avait Gambetta dans la « vertu sanctificatrice de la guerre, » son admiration pour le Premier Consul et pour les institutions de l’an VIII, et sa satisfaction, enfin, que le protestantisme, au XVIe siècle, ne l’eût pas emporté en France sur le catholicisme. Retenons cette série de traits : dussent-ils, aux yeux de ceux qui se réclament encore de Gambetta, donner au fondateur de la République l’aspect d’un « militariste, » — suprême injure, — ou d’un « césarien, » — suprême soupçon, — ou d’un « clérical, » — suprême rengaine, — il nous suffit, à nous, qu’ils nous offrent, en leur assemblage, une image vraie de Gambetta. Nous voilà loin de Quinet et de ses amis, qui, dix ans avant la réforme de notre enseignement primaire, déploraient que la France ne fût point protestante ; nous voilà loin de cette historiographie mesquine, familière aux républicains du Second Empire, et qui parlait de l’ère napoléonienne comme les historiens de l’Église parlent de la captivité de Babylone ; nous voilà loin de ces idées cosmopolites dont tant de consciences avaient été troublées, et que Gambetta, au dire de M. Joseph Reinach, « ne jugeait pas seulement prématurées, mais encore, par elles-mêmes, malsaines ou corruptrices ; » nous voilà loin, enfin, de cette antipathie systématique dont un certain nombre de parlementaires de gauche ont à toute époque honoré l’armée.

« Gambetta, écrit encore M. Joseph Reinach, savait le secret de l’uniforme, et ceux qui portaient l’uniforme ne l’ignoraient pas. Aussi presque tous, sans distinction d’origine ni d’opinion, — car ils reconnaissaient que sa volonté était d’arrêter les questions de parti à la porte des corps de garde, — l’aimaient, l’estimaient, le tenaient pour un des leurs... Passionné pour la politique, pour le triomphe de son parti, il y devenait indifférent sur le terrain des questions militaires. » C’est en 1888, — mais un anachronisme est-il à craindre ? — que M. Joseph Reinach publiait cet hommage. Pareillement, le colonel auquel on doit les récentes études sur la Nation et l’Armée écrit de Gambetta qu’ « il s’était élu lui-même le représentant de l’armée auprès des pouvoirs publics et qu’il agissait comme un tribun des soldats. » Il avait mis en elle sa confiance, cette confiance qui, singulièrement plus efficace que les suspicions omnipotentes, crée, pour ceux dont elle est l’honneur, une sorte d’obligation morale de fidélité ; et c’est avec une sorte de coquetterie qu’il proclamait, en juin 1878, au banquet de Versailles, qu’au 24 Mai et au 16 Mai, il n’avait pas cessé de compter sur l’armée.

Qu’il s’agît des lois organiques de notre établissement militaire ou des chefs qui en étaient l’espoir, Gambetta ne tolérait point les attentats ou les soupçons auxquels une politique d’utopies ou de rancunes se fût volontiers complu. C’est ainsi que, plusieurs hommes de gauche, parmi lesquels M. Henri Brisson, voulant, dès 1876, au risque de paralyser le réveil de nos forces, obtenir une réduction dans la durée du service, Gambetta s’y opposa. Il prit plus tard l’initiative d’un projet analogue, mais exigea qu’avant de diminuer les années de caserne, on assurât l’ossature de l’armée. « Sinon, déclara-t-il, vous auriez des troupeaux, vous n’auriez pas des armées. » Il multipliait ses interventions, pour que la pension de retraite des officiers fût augmentée et pour que le corps des sous-officiers fût réorganisé. Il avait un beau mot sur l’armée : « C’est une fonction sociale, disait-il, à laquelle chaque citoyen doit concourir ; » et il voulait que cette fonction, exercée par tous, fût régie par les plus dignes.

Mais les plus dignes, qu’est-ce à dire ? L’homme politique est mal situé pour les discerner : à côté des compétences professionnelles qui savent se mettre à la portée de son regard, il en est d’autres, plus éprouvées, mais plus modestes, que la fierté du caractère, redoutant jusqu’aux apparences de la flatterie, maintient dans un discret effacement. Précisément, en 1881, les sympathies de l’armée, d’autant plus éloquentes qu’elles sont muettes, mettaient leur espoir et leur foi dans un officier qui n’avait jamais cherché les avances de Gambetta, et qui, lorsque étaient venues ces avances, avait ajourné toute réponse. M. le général de Miribel avait été le chef d’état-major de M. le général de Rochebouët, et l’on savait au Parlement qu’il aimait Dieu et qu’il aimait la vieille France, — deux archaïsmes assez imposans encore, apparemment, pour que leur culte parût un péril et presque un crime. La République, quoi qu’en eût dit Gambetta, ne ressemblait guère à celle d’Athènes que par une soif d’ostracisme : le chef du « grand ministère » détestait cette ressemblance-là ; gardant toujours devant ses yeux l’image fascinante de la « marche de tous les partis, en 1871, sous les couleurs nationales, » il refusa d’appliquer à M. le général de Miribel la loi des suspects, l’appela, d’autorité, dans un poste d’élite, et devint suspect lui-même.

Au lendemain de cette double victoire remportée par Gambetta sur la réserve de M. le général de Miribel et sur les suspicions du parti républicain, on inventa contre lui une candidature sénatoriale : celle de M. le major Labordère. Les électeurs sénatoriaux de Paris, désireux de voter contre le Gambettisme, exploitèrent la notoriété républicaine de cet officier. Il fut élu, réclama du Sénat, en juillet 1882, quelques modifications au code de justice militaire, provoqua, par ses critiques contre le principe de l’obéissance passive, d’éloquentes ripostes du général Chanzy et de M. le général Billot, recueillit trente-huit voix, entre autres celles de Victor Hugo, de M. Labiche, de M. Demôle, de M. Millaud, de Corbon, de Tolain, de Laurent Pichat, en groupa contre lui deux cent sept, parmi lesquelles celle de Jules Simon ; et quelques années plus tard, après un bref passage au Palais-Bourbon, — de crainte, peut-être, que les ennemis du militarisme n’abusassent de son nom, M. Labordère rentra loyalement dans le silence. L’élection Labordère fut pour Gambetta ce qu’avait été pour Thiers l’élection Barodet : elle commençait à sonner le glas de sa popularité républicaine.

Une revue cosmopolite à laquelle collaboraient plusieurs hommes politiques de la gauche émettait, au même moment, les plus expresses réserves sur le programme du grand ministère : « M. Gambetta, lisait-on dans cette revue, a-t-il entrevu pour la République Française le rôle de rallier hardiment les gouvernemens libéraux et les peuples sous la bannière d’une politique de paix, de justice et de liberté ? Son programme ne l’indique guère. »

Les États-Unis d’Europe avaient raison, et c’est encore M. Joseph Reinach qui nous explique, juste à point, que la France, au jugement de Gambetta, ne devait ni « faire de la démocratie pour l’exportation, » ni « pratiquer l’apostolat révolutionnaire. » Dès son arrivée à Tours, en 1870, l’apôtre de la Défense Nationale avait fait venir Barni, l’ancien président du Congrès genevois de la Paix et de la Liberté, pour lui confier la direction du Bulletin des Communes et associer ainsi ce missionnaire de la République universelle au laborieux enfantement de la République Française. Or, ses maximes de politique générale, à mesure qu’il en prit conscience et qu’il eut l’occasion de les appliquer, furent exactement l’inverse de celles de Barni. L’un se flattait d’être un humanitaire, et l’autre se piquait d’être un patriote ; l’un songeait à supprimer toutes les frontières, et l’autre à reculer celles de la France ; l’un méprisait la gloire des armes, et l’autre voulait qu’elle nous fût rendue ; l’un considérait l’égoïsme national comme une mesquinerie, et l’autre s’enorgueillissait d’en être le serviteur ; l’un rêvait d’une politique extérieure concertée par le libre suffrage des peuples, et l’autre, devenu familier avec les nécessités du pouvoir, ne craignait pas de dire, en 1882, qu’il fallait qu’à l’occasion des affaires d’Egypte, le gouvernement sût « prendre une initiative et une responsabilité. » — « Jamais ! ripostait alors M. de Lanessan. Le gouvernement n’a pas le droit de guerre et de paix... » Et M. Jules Gaillard (de Vaucluse) interrompait à son tour : « C’est la politique de la monarchie. »

La politique de la monarchie, était-ce de quoi faire reculer Gambetta ? Il avait le sens de la tradition nationale et l’intelligence des réalités de l’histoire ; la République lui paraissait appelée, non point à laisser tomber en déshérence l’héritage des régimes anciens, mais à l’accepter tel quel, avec ses gloires et avec ses fautes, et à continuer ces gloires, et à réparer ces fautes. « Ma noblesse va bien, » s’écriait-il un jour, en 1870, en apprenant les valeureux faits d’armes de M. de Carayon-Latour et de ses soldats : dans cette boutade, tout Gambetta jaillit. Il ne voulait pas que rien de ce qui était la France lui fût étranger ; « dévot de Jeanne d’Arc autant que de Voltaire, » il disait en 1876 : « Ce serait faire une politique détestable que de ne pas tenir un très grand compte, dans les relations de la France avec l’extérieur, de ce que j’appelle, avec l’histoire et avec les traditions diplomatiques du pays, la clientèle catholique de la France dans le monde. » Peu de temps s’écoulait, et sur les mêmes lèvres un cri de guerre contre le cléricalisme retentissait. Les coreligionnaires politiques de Gambetta applaudissaient ce cri de guerre, pour le rendre plus redoutable à tous ceux qui s’en effrayaient, mais certains de ces applaudissemens demeuraient quelque peu défians. Il évoquait trop volontiers l’ « histoire, » trop volontiers les « traditions diplomatiques ; » ces mots qui résument un passé, qui rappellent des liens, qui perpétuent une patrie, étaient faits pour déplaire aux amateurs de tables rases qui, sur les décombres des diverses patries, eussent volontiers construit la cité de l’humanité.

Lorsqu’il mourut, au début de 1883, sa dépouille fut plus honorée que sa personne ne fut regrettée. La maçonnerie montra peu d’empressement à l’inscrire dans le panthéon de ses grands hommes ; elle préfère des héros d’un autre ordre, moins exclusifs, moins étroits, moins militaristes, des héros qui n’aient point l’inconvénient, naïvement reproché à Gambetta par le « vieux républicain » Wladimir Gagneur, de « causer de véritables inquiétudes à l’étranger. » La loge Alsace-Lorraine faisant célébrer une tenue solennelle en mémoire de l’illustre défunt, un futur ministre de la République, M. Mesureur, empêcha, en se plaçant « au point de vue politique, » que la Grande loge symbolique écossaise n’y fût représentée. Il semble que ces réserves et ce veto eurent quelque écho dans l’église maçonnique ; car M. Reinach, dès la fin de 1884, crut opportun de fournir à ses frères de l’Alsace-Lorraine quelques explications nécessaires. Laissons ici la parole au chroniqueur :


Se déshabillant complètement sous le cordon maçonnique, et se mettant nu comme la Vérité, le frère Reinarh a jeté par-dessus bord les ralliés au parti gambettiste ; en cela faisant cause commune avec nombre d’auditeurs qui s’obstinent à les tenir pour la honte de la République... Comme il semblait, durant tout ce discours, que le grand orateur, soulevant la pierre de sa tombe, était venu demander pardon des fautes que son patriotisme lui fit commettre, s’excusant de la nomination de celui-ci parce qu’il le croyait bon général, ou de celui-là parce qu’il eût pu se faire acheter ailleurs !


Ce compte rendu est extrait d’une revue maçonnique ; c’est un Dangeau qui parle ici : pour raconter cette séance, qui dut être piquante et triste, on rêverait d’un Saint-Simon. Il semble bien que le bon chroniqueur, continuant et poursuivant, avec moins de nuances, mais sans trop d’infidélité, le geste de M. Reinach, jette ici par-dessus bord Gambetta lui-même. C’est qu’en effet, entre Léon Gambetta, qui qualifiait le parti républicain de « parti de patriotes » et conviait tous les Français à s’y venir grouper, et certains de ses amis, à la fois sectaires et cosmopolites, toujours prêts à surélever les frontières de la République et à abaisser celles de la France, la paix du tombeau, qui d’ordinaire scelle la réconciliation, devait au contraire, — et c’est l’honneur de Gambetta, — faire éclater les discordes posthumes.


IV

Ces discordes, en réalité, avaient toujours existé : la décence qui convient au lendemain d’une défaite, l’urgence d’une lutte contre la majorité de l’Assemblée nationale et contre le gouvernement du Seize-Mai, avaient pu les faire taire ou même les rendre inconscientes, mais non les supprimer. La dogmatique humanitaire et républicaine élaborée par les premiers Congrès de la Paix et de la Liberté n’était pas encore complètement définie lorsque la guerre de 1870 en vint déranger l’appareil ; elle avait des croyans et des docteurs supérieurs à tout découragement ; au lendemain du traité de Francfort, ils reprirent leur œuvre annuelle, et dans leur laboratoire suisse recommencèrent de travailler pour la France. C’est là que se forgèrent les doctrines qui, plus tard, se distillant à doses supportables dans une grande partie de la presse républicaine, furent employées à saper tour à tour la diplomatie gambettiste, la politique coloniale de Jules Ferry, et finalement le militarisme.

Lorsque, en 1871, à Lausanne, les congressistes se retrouvèrent, ils ne purent se dissimuler une déception : Simon, de Trêves, pour la forme, sans doute, leur fit voter un appel à la démocratie allemande ; puis, se retournant vers le peuple français, ils rengagèrent à répudier toute idée de revanche et à se préoccuper, avant tout, de consolider la République par l’abolition de l’armée permanente. Thiers et Gambetta négligèrent le conseil ; et le congrès de Lugano, en 1872, put regretter, avec Charles Lemonnier, que la République Française « n’eût point su se délivrer du fléau croissant du militarisme. » Entre Thiers et Gambetta, d’une part, Charles Lemonnier d’autre part, le conflit était flagrant ; ni Thiers ni Gambetta sans doute n’avaient cure de cet adversaire, non plus que de son correspondant Garibaldi, et ils avaient raison. Mais nous allons assister, ici, à l’une des premières prises d’armes de l’humanitarisme républicain contre les patriotes qui fondaient la République.

Un des apôtres les plus passionnés du nouveau régime en Franche-Comté, M. Victor Poupin, longtemps député, réclama de Charles Lemonnier une brochure sur les États-Unis d’Europe pour une collection qui s’appelait Bibliothèque démocratique, et qui, colportée parmi les « ruraux », les devait rendre « républicains. » C’est au moment même où Thiers et Gambetta conjuraient la France de se recueillir et de s’armer que Charles Lemonnier dénonçait au paysan de France le « fanatisme patriotique » dont l’Allemagne et la France donnaient un « exemple déplorable, » et qu’il le conviait à maudire les divers obstacles qui retardent l’heure de la paix universelle : intérêt dynastique, intérêt clérical, ignorance populaire, orgueil national. C’est au moment où Thiers et Gambetta travaillaient à balayer de la politique française les utopies nuageuses, que Charles Lemonnier, présenté à la démocratie française par M. Victor Poupin, apportait de la Suisse, dont il avait fait comme sa seconde patrie, l’idée d’une fédération européenne de républiques, homogènes, autonomes, entre lesquelles régnerait la paix.

On appelait à la rescousse de cette brochure, passablement romanesque, il est vrai, les charmes puissans du roman lui-même. Une femme de lettres, à qui l’on fait gloire, aujourd’hui, d’avoir été l’une des meilleures auxiliaires de la propagande républicaine, publia, en 1873, Chair à canon. C’est l’histoire d’un officier bavarois qui se fait Français pour servir la République universelle et régénérer la démocratie européenne, et d’une Française, sa fiancée, qui, sur son lit de mort, déchirant un testament par lequel elle léguait ses biens à la France pour faire fondre des canons, consacre sa fortune à la fondation d’écoles laïques en France, au développement du mouvement démocratique en Prusse, à la multiplication, par toute l’Europe, des comités de propagande démocratique internationale. On ne doute pas, en fermant le livre, que le prochain avènement des États-Unis d’Europe récompense une si intelligente générosité ; et ce parti pris de déshériter le ministère de la Guerre au profit du ministère de l’Instruction apparaît comme le symbole d’une vieille idée « républicaine, » que l’histoire antérieure fournissait à Mme Gagneur, et qu’avec l’aide des maîtres d’école l’histoire ultérieure fera s’épanouir ; nous la retrouverons en son temps, mais nous sommes encore, ne l’oublions point, au temps de Gambetta. Ce roman à thèse eut d’innombrables éditions ; les journaux avancés, les almanachs démocratiques, le découpaient ou l’exploitaient. Ainsi, dès 1872, sans aucune attaque personnelle contre Gambetta, dont sans cesse, au contraire, on arborait le nom comme un drapeau, s’insinuait, lentement, sourdement, non dans la nation, certes, mais parmi ces comités qui plus tard affecteront de représenter la nation, tout un flot de théories, tantôt surannées et tantôt prématurées, sous la poussée desquelles, peu à peu, la fortune même de Gambetta faillira sombrer.

Ces nouveautés ou ces vieilleries s’épanouissaient en toute licence dans la revue les États-Unis d’Europe, toujours publiée à Genève. On y parlait avec une si audacieuse netteté, qu’entre 1873 et 1876, les frontières de la France furent fermées à cette revue, à laquelle s’intéressaient, pourtant, quelques membres de notre Parlement ; mais c’était l’heure où nous nous occupions de concentrer et de restaurer nos forces, où l’admirable diplomatie de M. le duc Decazes, de M. le duc de Broglie, de M. de Gontaut-Biron, imposant silence aux frémissemens du Chancelier de Fer, protégeait efficacement notre relèvement ; au cours d’un tel travail, les chimères que nous proposait l’internationalisme genevois et les sommations qu’il nous adressait ressemblaient à des semences d’anarchie. Fauvety, en avril 1872, reprochait franchement à Gambetta de vouloir une France armée, et nous invitait à cette abstention, à cette réserve, à cette expectative, dont la République américaine donnait l’exemple : notre histoire, nos gloires, nos désastres même, passaient inaperçus pour Fauvety ; nous étions une république, et l’esprit abstrait du publiciste, l’un des philosophes les plus écoutés de la maçonnerie, cherchait à travers le monde des républiques sœurs, sur lesquelles nous devions obligatoirement nous régler. Henri Martin, ayant eu la témérité, en 1874, de prononcer le mot de revanche, fut blâmé par les États-Unis d’Europe.

Cette revue, et les congrès dont elle était l’organe, surveillaient d’assez près notre politique intérieure elle-même. On affirmait, dès 1878, que « notre armée était peuplée de Jésuites ; » et l’on distribuait l’éloge ou le blâme à nos chefs militaires, qui probablement n’en avaient souci ; car les lois de l’avancement, sous le règne de Gambetta, n’étaient point subordonnées aux caprices de la presse. Le soldat idéal, pour le périodique franco-suisse, c’était certain lieutenant-colonel dont nous tairons le nom, et qui, dans un ordre du jour adressé à son régiment, déplorait Les barrières internationales, menaçantes pour la paix universelle, et appelait de ses vœux la constitution des Etats-Unis d’Europe. Des officiers, l’on passait aux députés ; on publiait avec insistance, à leur usage sans doute, l’opinion fort autorisée d’un correspondant de Francfort, qui recommandait à notre République le système des milices, la séparation de l’Église et de l’Etat et la laïcité de l’instruction, et l’on nous promettait en son nom qu’en dix ans, si nous l’écoutions, nous aurions moralement conquis l’Europe ; on félicitait le peuple français, au congrès de Genève de 1877, pour sa résistance au Seize-Mai ; on gênait Ferry plus qu’on ne l’honorait, en lui rappelant, en 1879, dans une lettre où on le complimentait de ses projets scolaires, qu’il avait, sous le Second Empire, assisté au congrès de Lausanne. « Continuez, lui disait-on ; la solidarité des peuples fait qu’en travaillant pour la France, vous travaillez pour l’Europe. » On touchait à tout dans ces congrès et dans cette revue, mais en réalité l’on ne pensait qu’aux choses de France. Notre deuil national, au regard de ces observateurs, était presque un péché contre l’idée républicaine ; ils applaudissaient Garnier-Pagès disant à Genève, en 1873 : « Oui, l’Allemagne a son Empereur, et la France est délivrée du sien : quelle est la nation à plaindre ? » Pas plus que Garnier-Pagès, les membres de la Ligue de la paix et de la liberté n’inclinaient à nous plaindre longuement ; n’étions-nous pas le seul pays où leurs dogmes et leurs personnes pussent avoir accès au pouvoir ? Beaucoup d’entre eux, même, semblaient plus dévoués à l’idée de République qu’à l’idée de paix et plus soucieux d’envisager le contenu de la première idée que de mettre la seconde à l’étude ; la seconde, au fond, paraissait être un corollaire de la première.

Au demeurant, la question d’Alsace-Lorraine importunait les congressistes ; elle était une source de malentendus et de désillusions. Ils crurent, tout d’abord, que la démocratie allemande ne tarderait point à la résoudre ; certains esprits, hélas ! le croyaient aussi à Paris. Un vieux républicain, auquel sa haute situation dans les compagnonnages avait valu quelque célébrité, Agricol Perdiguier, écrivait, en 1871 : « Qui sait ce qui peut se passer d’ici quatre ou cinq ans sur la terre allemande ? si la Lorraine, si l’Alsace, ne nous seront pas rendues sans combats ? si nous n’aurons pas formé une magnifique confédération des peuples libres de l’Europe et du monde ? » Ainsi pensait-on dans les congrès suisses, et chaque année l’on y répétait : Qui sait ? qui sait ? La maçonnerie parisienne, impatiente déjà de rouvrir ses bras aux frères d’outre-Rhin, accueillait ces échos comme des augures : Emmanuel Arago, le futur diplomate, reçu au trentième degré, en 1874, par un haut dignitaire de la maçonnerie, dut entendre sans rire, vu la gravité du lieu, cette prophétie de l’initiateur : « Bientôt nous aurons la République du Rhin et nous nous fédérerons avec elle. Il faut le vouloir pour que cela soit. Le jour où la maçonnerie l’aura compris, la chose sera faite. » Les idylles qui voilent la réalité, et qui paralysent ou dévient l’action, sont toutes proches d’être criminelles : telle était l’idylle que, dès 1874, la maçonnerie française, docile auxiliaire des congrès suisses internationaux, se plaisait à ébaucher, et dont on retrouverait encore les troublantes illusions jusqu’en 1882 et 1883, dans l’éloquence maçonnique de Caubet et de Macé. Mais, à l’encontre de ces déliquescences, le militarisme français, sous les auspices de Gambetta, continuait de se parachever et de faire respecter la France. L’Allemagne, naturellement, faisait aux espérances de ces cosmopolites amateurs l’accueil qu’elles eussent dû prévoir : en 1874, Bluntschli, qui était à cette date le véritable chef occulte de la maçonnerie allemande, fut interpellé par les États-Unis d’Europe au sujet de la question d’Alsace-Lorraine ; il riposta, tout net, qu’il ne condamnait que les annexions faites en temps de paix. Peu d’années après, un membre du Reichstag, pressenti au sujet d’un désarmement franco-allemand, écrivait qu’il y consentait, mais sur la base de l’Uti possidetis. Alors on rêvait, dans la revue genevoise, d’une Alsace annexée à la Suisse et devenant le pivot de la grande alliance des peuples contre le césarisme ; et les Alsaciens, tout de suite, protestaient. L’Alsace, du reste, instruite par les leçons de la guerre, et privée, depuis 1870, des leçons de Jean Macé, opposait une froideur presque unanime à ces combinaisons d’un humanitarisme rêveur. Les États-Unis d’Europe traitaient en « ami » Louis Leblois, de Strasbourg ; il était peut-être, là-bas, leur seul ami. L’Alsace aimait mieux regarder vers Paris que vers Genève, vers Gambetta que vers Garibaldi.

En rapprochant ici ces deux noms, nous n’essayons point une opposition factice : car, de même que Gambetta, ramassant sur la patrie blessée l’ardeur de son âme, symbolisait à cette époque, en toute sa pureté, le patriotisme national, de même Garibaldi, laissant absorber sa lasse vieillesse par la tyrannie d’une idée fixe, se montrait en toute occurrence le plus étrange prédicateur d’internationalisme humanitaire. On se rappelle ses furieuses invectives contre Thiers, coupable de nous rendre une armée. Il insistait auprès de Mme Goegg, l’une des instigatrices des congrès suisses de la paix : « Il est bien temps, lui écrivait-il, le voir le monde purgé de ces deux fléaux : le sabre et la soutane. » Le relèvement moral de la France, et cet effort de groupement entre toutes les forces vives de la nation, qui arrachait à beaucoup d’étrangers les témoignages d’un respect étonné, mettaient en colère Garibaldi ; et, parce que nous ne nous « lavions pas de cette double souillure, l’aristocratie et le prêtre, » il dénonçait notre « décadence Honteuse, » « spectacle dégoûtant dont l’histoire n’a jamais offert l’exemple. » Il s’excusait presque auprès de ses amis, — n’eût-il pas dû plutôt, après le singulier rôle qu’il avait joué, s’en excuser auprès de nous ? — d’être venu nous secourir durant l’année terrible : ce n’est pas contre le peuple allemand, écrivait-il, qu’il avait voulu combattre, mais contre le césarisme, et il ajoutait qu’il se réjouirait toujours des progrès que ferait l’Allemagne en se plaçant à la tête des nations qui s’efforçaient d’assurer l’émancipation de l’humanité. Les deux maçonneries de France et d’Italie respectent, en Garibaldi, le héros commun de leurs rêves : aujourd’hui, sa légende existe, coulée dans le bronze de plusieurs statues. En 1883, lorsqu’il mourut, elle était plus flottante et plus discutée : M. de Lanessan s’unit à M. Borriglione, le député de Nice, pour faire lever la séance de la Chambre en signe de deuil ; dans le vote, M. de Freycinet et les ministres s’abstinrent ; et l’hésitation des Gambettistes, qui faillirent eux aussi s’abstenir, fut très remarquée.

Un autre grand vieillard, Victor Hugo, continuait de bercer avec les illusions d’antan sa Muse presque octogénaire et les naïvetés de certains lecteurs superstitieux : en face de la politique réaliste que Thiers avait inaugurée et que poursuivaient les Gambetta et les Jules Ferry, Victor Hugo semblait être comme le barde du vieux parti républicain ; et les pompes assez indiscrètes dont on entoura son cercueil furent une récompense pour ses services beaucoup plus que pour son génie. L’ancien chantre des gloires napoléoniennes était devenu, sous le Second Empire, un fougueux adversaire du « militarisme ; » et dans les Châtimens sa bile s’était déversée sur nos soldats, qu’il accusait de ramper sans espérance, et d’avoir éteint la France dans le sang. Tel couplet même, écrit en 1853, pourrait servir d’épigraphe à nos diatribes contemporaines contre le sabre et le goupillon ; Hugo met en scène l’armée, avec les allures d’une personne d’assez mauvaise vie, et l’armée prend la parole :


Pas de scrupules ! pas de morgue !
A genoux : un bedeau paraît.
Le tambour obéit à l’orgue.

Notre ardeur sort du cabaret.
Notre gloire est à la morgue.


Sa prose eut des étincelles, dans son livre sur William Shakspeare, pour attaquer les gens de guerre ; et l’Exposition de Paris, en 1867, lui suggéra cette prophétie, qu’on ne distinguerait plus, bientôt, entre un chef d’armée victorieux et un boucher couvert de sang, et que « l’Europe entière serait le peuple du XXe siècle. » La déclaration de guerre, en 1870, lui parut être l’acte de baptême de ce peuple immense ; il prévoyait la fin de la « tyrannie, » et, dès lors, la fin des guerres, et, tout de suite après, la grande farandole des nations ; il apprêtait sa lyre pour en scander les ébats ; mais, en attendant, comme pour prendre date, il plantait dans son jardin d’Hauteville-House, le 14 juillet 1870, le chêne des États-Unis d’Europe : on peut lire, dans les Quatre Vents de l’Esprit, la pièce qu’il écrivit en l’honneur de cet arbre symbolique.

Un instant seulement, au cours des souffrances de l’année terrible, il eut l’intuition que :


Une fraternité bégayée à demi
Et trop tôt, lait hausser l’épaule à l’ennemi.


et son invective, projetée contre « ceux qui reparlaient de fraternité, » les fît courber timidement la tête :


Quand nous serons vainqueurs, nous verrons.


La victoire, hélas ! ne vint pas, et Victor Hugo, en sa volage impatience, recommença de songer aux destinées du chêne d’Hauteville-House. Pauvre grand poète, pourquoi donc plantait-il à cet âge ? La fraternité, avec les années, ne lui devint plus seulement un rêve, mais un cauchemar.

Soit qu’il s’imaginât, comme délégué de la commune de Paris, d’envoyer un message aux délégués des autres communes de France à la veille d’un renouvellement sénatorial, soit qu’il donnât un mot d’adieu à une députation d’ouvriers parisiens s’en allant visiter l’Exposition de Philadelphie, soit qu’il présidât quelque conférence démocratique, soit enfin qu’il s’ingérât, avec l’autorité du prophète, dans la besogne de ces « diplomates ventrus, » qui, au grand désespoir de Garibaldi, avaient mission de régler la situation des Balkans, Hugo répétait à satiété que la France devait grandir l’Europe, que la République, synonyme de l’âme humaine, n’était autre chose qu’un grand désarmement, que l’Europe unie embrasserait bientôt l’Amérique, que les nations sœurs, — c’est-à-dire la liberté, — auraient pour cité Paris, — c’est-à-dire la lumière ; et la conclusion pratique, c’était : « Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. » Il se croyait une mission, et la définissait en ces termes à ses chers « compatriotes d’Italie » : « Conseiller la paix aux hommes et l’intimer aux rois ; » il se croyait une infaillibilité, et prophétisait tranquillement qu’au XXe siècle, « la guerre serait morte, que l’échafaud serait mort, que la haine serait morte, que la royauté serait morte, que les frontières seraient mortes, que les dogmes seraient morts, et que l’homme vivrait. » Cependant, à certaines heures, le spectacle de la réalité, s’interposant comme un voile, obnubilait son regard de prophète : alors le prochain XXe siècle lui paraissait moins radieux, alors il se laissait aller à dire qu’ « on n’entrevoyait plus la paix qu’à travers un choc et au delà d’un sinistre combat ; » mais les États-Unis d’Europe, immédiatement, châtiaient par une sévère protestation la défaillance du rêveur ; la Gazette de Francfort insistait, et ratifiait la punition... Et le vénérable poète, ainsi bousculé dès qu’il regardait la terre, regagnait son Olympe, où l’attendait à l’avance, pour le cerner, la captieuse fumée des hommages. Lorsque, en 1885, il mourut, Lemonnier, au nom du comité de la Ligue de la paix, écrivit à M. Turquet, pour qu’aux funérailles de Victor Hugo, désormais confisqué par l’humanitarisme, la patriotique clameur des salves d’artillerie fût supprimée.

On rencontrait derrière Garibaldi et derrière Victor Hugo, soit dans les séances des congrès suisses, soit parmi les souscripteurs des Etats-Unis d’Europe, soit parmi les membres du comité directeur de la Ligne de la Paix et de la Liberté, quelques hommes politiques et quelques publicistes, qui laissaient Gambetta fonder la République, mais qui n’abdiquaient pas l’espoir de la rendre, tôt ou tard, républicaine à leur façon : c’étaient, parmi les députés ou sénateurs, Louis Blanc, Edgar Quinet, Laurent Pichat, MM, Barodet et Frébault, de la Seine ; M. Jules Gaillard, de Vaucluse ; Couturier, de l’Isère ; Codet, de la Haute-Vienne ; M. Laisant, de la Loire-Inférieure ; c’était Louis Mie, de la Gironde, l’avocat attitré du parli républicain ; c’étaient, au Conseil municipal de Paris, Antide Martin, A. S. Morin, et le gendre de Camille Leroux, Desmoulins ; c’étaient Armand Leygue, de Toulouse, et Mocqueris, gendre d’Eugène Pelletan ; c’était Vacquerie, proposant en 1877 à la signature de toutes les mères « une pétition qui demanderait, qui réclamerait, qui exigerait les États-Unis d’Europe, » et dérobant aux cartons d’Hugo les plus saisissantes antithèses : « À bas la guerre ! Meure le meurtre ! Vive la vie ! » C’étaient Ch. M. Laurent, qui luttait en Bretagne pour l’idée républicaine, et Mangin, directeur d’un journal niçois ; c’était Auguste Marais, ancien professeur à Sainte-Barbe, devenu sous-préfet au Quatre-Septembre ; c’étaient enfin un certain nombre de personnalités des loges maçonniques, aussi bien du rite écossais que du Grand-Orient, puisqu’on vit, en 1872, Jules Cousin, le futur président du conseil de l’Ordre du Grand-Orient, envoyer du congrès de Lugano l’adhésion de la loge la Clémente Amitié, et les représentans les plus qualifiés de la maçonnerie écossaise, réunis à Lausanne en 1875, adhérer individuellement au congrès de Genève.


V

Il semble, à la vérité, que durant les années qui suivirent la guerre la maçonnerie française ait fait plus de cas des vertus patriotiques, dont volontiers jadis elle abandonnait la culture aux profanes. Plusieurs souscriptions pour les blessés et pour la libération du territoire furent organisées par le Grand-Orient ; et jusque dans la Nouvelle-Calédonie, pourtant bien lointaine, prévalurent les souffles nouveaux auxquels la maçonnerie de la métropole paraissait devenir hospitalière : l’histoire rapporte en effet qu’en 1873, dans la loge de Nouméa, l’on discuta très solidement si, oui ou non, le maçon avait une patrie, et c’est le premier avis qui l’emporta. Si, dans le secret des tenues, on résolvait par l’affirmative cette question troublante, on prenait l’habitude, en présence des laïques, de la supposer toute résolue : aussi les solennités maçonniques où les profanes étaient admis se distinguaient-elles par une profusion d’éloquence patriotique, voire même de poésie, et l’on entendit Crémieux lui-même, en compagnie d’Arago, parler comme un Français de race, en 1878, dans la grande salle du Trocadéro. Une loge surtout, qui s’appelait l’Alsace-Lorraine, se complaisait en ces manifestations fort honorables : « Vous avez un caractère particulier, lui écrivait un jour un vénérable du voisinage ; chez vous, l’esprit patriotique domine l’esprit maçonnique. » Le mot mérite d’être retenu, autant qu’il est intelligible à des profanes. Un orateur de talent, conseiller municipal de Charonne, Maurice Véran, fut quelque temps vénérable de cette loge : il y parlait en termes émus de sa vieille Alsace, il osait y célébrer le développement de l’esprit militaire dans ce pays ; on l’entendait même, en sa paradoxale dévotion pour la maçonnerie, faire honneur aux maçons du XVIIIe siècle d’avoir les premiers compris l’idée de patrie.

On devinait, en lui, une âme de liturgiste, phénomène commun chez beaucoup de maçons : il rêvait que les Alsaciens-Lorrains devinssent, en loge et hors de la loge, les grands pontifes de la patrie. En 1878, lorsqu’il mourut, on le pleura comme il eût souhaité d’être pleuré : les membres des ateliers voisins venaient à l’Alsace-Lorraine honorer sa mémoire, et M. Edouard Siebecker, au nom de ses Frères, prononçait quelques paroles patriotiques, dont l’écho se transmettait dans les autres loges et n’y semblait jamais banal. Un jour qu’on célébrait dans cette loge un baptême civil et qu’on y proclamait la « réintégration de l’enfant dans ses droits, » on vit subitement les yeux du vénérable se mouiller de larmes : cet enfant, qui cessait d’être la proie de l’Église, lui rappelait l’Alsace-Lorraine, qui demeurait la proie de l’Allemagne.

Il advenait d’ailleurs, de temps à autre, que la loge Alsace-Lorraine, comme pour se mettre en règle avec l’orthodoxie maçonnique, affectait de reléguer l’idée patriotique au second plan : c’est ainsi qu’un de ses orateurs, en 1874, après avoir relevé « la part plus grande faite au patriotisme dans les travaux de ses Frères, » maintenait qu’ « avant tout ils étaient sérieusement attachés aux règles de l’ordre, et que, comme tous les autres ateliers, l’Alsace-Lorraine se proposait d’être une école mutuelle d’humanitarisme. » Bref, cette loge, tant par son personnel que par ses tendances, représentait assez exactement le parti gambettiste, et, tout à la fois, le vieil homme et l’homme nouveau, qui se heurtaient continuellement chez la plupart des membres de ce parti ; elle était assez loyalement maçonnique pour laisser parler le vieil homme, assez ardemment patriotique pour entendre volontiers l’homme nouveau.

On assistait en revanche, dans le reste de la maçonnerie française, à la lente résurrection du vieil homme : Caubet, qui devint à Paris chef de la police municipale, était impatient de ce réveil. N’écrivait-il pas, dès 1874, qu’il regrettait les années où la maçonnerie travaillait à constituer la grande famille humaine, et n’applaudissait-il pas à la reprise de ces « banquets qui relient par les mêmes aspirations tous les ateliers du globe ? » Le vénérable de Saint-Nazaire faisait écho : il adressait un message à la Vérité, revue maçonnique de Lausanne, pour réclamer des convens universels en vue de la fédération de tous les peuples. A la loge Alsace-Lorraine elle-même, un visiteur, un jour, dessinant les futures républiques sur la carte des États-Unis d’Europe, « promettait tout tranquillement d’accepter les nouvelles républiques sur le pied d’égalité : » à l’arrogante sûreté de son langage, on eût cru entendre le Premier Consul. Un orateur, assez aventureux pour que le chroniqueur maçonnique remplaçât ses propos par des lignes de points, expliquait à la Jérusalem Écossaise que son idéal reposait sur la fédération universelle, et l’on eu fêtait l’aurore, à l’Aménité du Havre, par un impétueux échange d’étreintes entre maçons français et maçons anglais. Un enterrement dans le Cantal, un baptême au Havre, une séance de poésie à Lyon, un bal à Bordeaux, servaient de prétexte à des déclarations de cosmopolitisme. Ne voyait-on pas, dans ce bal, offert par une loge bordelaise, « l’Espagnole faire vis-à-vis à l’Italien, la Turque au caleçon écarlate s’appuyer mollement sur le sombre Moscovite ? » Ce quadrille hétérogène flattait l’internationalisme du chroniqueur ; il profitait de l’occurrence pour exhaler, au terme de son compte rendu, quelques soupirs humanitaires.

Il semblait qu’en accentuant en toute occasion le vrai caractère de l’institution maçonnique, on voulût marquer un point d’arrêt sur la pente inverse ; c’est qu’en effet on avait à remonter une côte jugée dangereuse, celle qui longeait l’abîme du chauvinisme ; et le vénérable des Hospitaliers de Saint-Ouen déclarait tout net, en 1874, qu’ « il vaut mieux être un peu moins animé de patriotisme que de n’être point un citoyen du monde. » C’est une banalité d’être patriote, surtout au lendemain d’une défaite ; une telle vertu n’est point une occasion de s’ériger au-dessus des profanes. La profession de civisme universel, tout au contraire, offre je ne sais quoi de plus distingué ; on se donne l’illusion de monter un degré sur l’échelle des intelligences en enjambant ce modeste et commun échelon qui s’appelle la patrie. Alors les horizons s’étendent, les liens réels, — et, parce que réels, importuns, — s’élargissent ou se rompent ; on envisage, d’un œil superbe et paresseux, les liens tout abstraits par lesquels on se sent relié à des hommes très lointains, à des Malgaches ou à des Boxers, liens fort commodes en vérité, puisqu’ils n’obligent à rien du tout, et l’orgueil et l’égoïsme trouvent également leur compte dans ce cosmopolitisme vaporeux. Ce n’est point un maçon vulgaire, mais le grand orateur du Suprême Conseil, qui disait en 1882, dans une séance d’apparat : « La maçonnerie ne veut pas connaître les barrières qui semblent avoir été plantées là pour parquer les peuples ; elle est comme la nature, qui ne paraît avoir souci que de l’espèce ; dans notre loi maçonnique, le principe de nationalité s’efface devant le grand principe de l’internationalisme. » Voilà des déclarations quasiment officielles ; elles tombent de très haut : mesurez-en l’effet sur le cerveau de l’officier du Cantal ou du politicien de la Haute-Marne, qui doivent préparer pour leurs Frères quelque pièce d’architecture : l’officier, dans la loge d’Aurillac, déclamera contre la guerre, souriant à part lui de ses camarades qui croient faire leur métier en la préparant ; quant au député, dans la loge de Chaumont, il professera que la maçonnerie doit devenir de plus en plus internationale, se reposant ainsi, dans l’intimité de ses Frères, de ces préoccupations nationales qui sont la raison d’être de son mandat. Des brochures appropriées confirment et centuplent l’effet de ces discours : le Monde maçonnique, vers cette époque, signale un opuscule intitulé : Le Problème de la guerre, où l’on montre que la guerre n’est que le maintien de l’esclavage et qu’elle est un moyen d’opprimer les classes laborieuses. On recommande cette brochure comme « profondément empreinte de l’esprit maçonnique. » Nous sommes en 1882 ; depuis nos désastres, douze ans à peine se sont écoulés ; Gambetta et un certain nombre de républicains, se penchant sur la France pour la guérir et la relever, ont oublié leur folle jeunesse et essaient de la faire oublier ; la maçonnerie, elle, en dépit des prônes patriotiques que multiplie la loge Alsace-Lorraine, redevient ce qu’elle était en 1869, un dissolvant de l’idée de patrie.

Ce n’était pas que les déceptions lui eussent fait défaut. Nous avons dit, dans un précédent article, celles qui lui furent infligées par les Frères d’Allemagne. L’Italie aussi ne lui avait pas épargné certains vilains procédés : il est de notoriété publique, — le détail est consigné dans le Bulletin officiel de la maçonnerie du Luxembourg, — qu’une loge d’Italie, au lendemain de nos défaites, écrivit aux maçons du grand-duché pour se faire désigner un Allemand de distinction qui eût conquis quelque gloire aux dépens de nos armées ; cette loge lui voulait proposer un trophée suprême en le nommant membre d’honneur. Dans la maçonnerie d’Alsace, même, deux courans s’étaient dessinés, dont l’un fut assez pénible pour la maçonnerie française. Tandis que les loges de Mulhouse et de Colmar s’apprêtèrent, dès le lendemain de la guerre, à « briser leurs colonnes » plutôt qu’à subir l’obédience allemande, celle de Strasbourg, qui, peu d’années auparavant, avait facilité l’échange de coquetteries entre Jean Macé et les loges badoises, ne craignit pas d’user d’équivoques ; sans demander la permission du Grand-Orient de France, elle s’empressa, tout de suite après le traité de Francfort, de proposer à ses sœurs alsaciennes la constitution d’une grande loge d’Alsace ; et les autres loges ne laissèrent pas d’en être choquées, craignant d’entrevoir, derrière ce projet, un élégant moyen de prendre congé du Grand-Orient de France avant même que l’Allemagne victorieuse ne l’exigeât. Cette exigence survint en 1873, et, par un étrange retour, l’un des maçons d’outre-Rhin qui furent le plus impitoyables à l’endroit des loges d’Alsace-Lorraine et qui contribuèrent le plus activement à les faire persécuter, fut ce même Frère Brinck qui, en 1869, dignitaire de la Concordia, loge allemande de Paris, présidait avec Hubert le dîner mensuel des vénérables et toastait familièrement, sous les regards émus de Lachambeaudie, avec M. Henri Brisson. Toutes les loges d’Alsace se fermèrent, et la presque-unanimité de la maçonnerie allemande approuva la mesure du nouvel Empereur. On professait, d’ailleurs, un véritable culte pour ce « Frère » couronné, « homme pacifique, osait-on dire, homme aux chaudes étreintes ; » la loge de Worms entendit et fit imprimer, en 1875, un morceau d’éloquence presque idolâtrique, œuvre du « Frère docteur Münch, » et qui s’intitulait : « Guillaume Ier, notre modèle ; » et la loge de Metz, en 1877, reçut la double visite de Guillaume Ier, Empereur, et de Frédéric, Prince impérial, maçons l’un et l’autre. Ce jour-là, dans la loge de Metz, était-ce l’humanitarisme, ou bien un patriotisme imprévu, qui prenait droit de cité ?

Mais ces incidens, si graves qu’ils fussent, n’eurent qu’une médiocre influence sur les rapports de la maçonnerie française avec les maçonneries étrangères. Un publiciste maçonnique fort écouté, et d’autant plus influent parmi ses Frères qu’il était peu connu des profanes, était, à lui seul, entre le Grand-Orient et le reste du monde, comme un perpétuel garant d’amitié : nous voulons parler d’Hubert, directeur de la Chaîne d’Union. C’était un personnage fort curieux, et par certains traits il était touchant. Il avait, de 1851 à 1853, occupé le poste de secrétaire du Grand-Orient ; deux années lui avaient suffi pour que le nombre des « planches » échangées entre le Grand-Orient et les divers ateliers devînt à peu près vingt fois plus considérable. Les suspicions de l’Empire l’amenèrent à quitter cette fonction, mais il se voua tout entier à la maçonnerie, allant jusqu’à faire des frais d’érudition pour rendre plus pressantes les déclarations d’amour dont il la comblait. « J’aime les colonnes des loges, écrivait-il un jour, comme Antée aimait la terre où il puisait l’énergie nécessaire pour surmonter tous les obstacles. » Il disait une autre fois qu’il ne voulait pas d’autre femme que la maçonnerie. Il pardonnait tout à cette maîtresse, même d’être désobligeante pour le Grand Architecte : lorsqu’en 1877, Dieu fut supprimé, Hubert regretta le départ d’un aussi grand nom, mais il resta maçon et bon maçon. Vénérable ou membre d’honneur de plus de quatre-vingts loges, il rendait de si précieux services et s’attachait si pieusement à perpétuer en toute sa pureté l’esprit de son église, qu’en 1879 plusieurs pasteurs et quelques fidèles, — je veux dire plusieurs vénérables et quelques hommes politiques, — lui voulurent offrir une belle récompense. On acheta les bijoux nécessaires, et toutes les loges parisiennes organisèrent une « réunion extraordinaire et solennelle, » qui fut un triomphe pour Hubert. Il y avait là Cousin, président du Conseil de l’Ordre ; Antide Martin, conseiller municipal, et Poussier, son collègue ; Duhamel, secrétaire général de la présidence de la République ; Heredia, le futur député ; M. Desmons, le futur sénateur ; d’illustres excuses furent lues, celle de Floquet, celle de M. Barodet. C’est le chevalier d’éloquence de la loge Isis-Montyon qui prit la parole, pour rendre hommage à Hubert ; il le félicita d’avoir pour idéal « de n’appartenir exclusivement ni à une loge, ni à une obédience, ni même à une nationalité maçonnique, mais d’être le maçon de tous les pays comme de tous les rites. » Tel était, en effet, l’idéal d’Hubert ; malgré les déceptions de 1870, dont le souvenir. parfois, amenait sur ses lèvres des effusions semi-patriotiques, il planait volontiers au-dessus des chicanes des liturgistes et des chicanes des nations ; et la tiédeur des Écossais à l’endroit de la rue Cadet, ou celle des Français à l’endroit de l’Allemagne, étaient une souffrance pour son cœur, large comme le monde.

On vit, après la guerre, certaines loges comme les Philanthropes réunis, de Paris, l’Aménité, du Havre, l’Anglaise, de Bordeaux, prendre des délibérations solennelles pour rompre tous rapports avec les puissances allemandes : la maçonnerie italienne, fidèle gardienne de l’internationalisme maçonnique, blâma sévèrement ces votes d’intolérance, et Caubet, tout en n’ayant pas le courage de s’associer à ce blâme, le déclara « conforme à la vérité des principes maçonniques. » Hubert, avant l’intuition des périls que couraient ces principes, suivit dans son journal la plus savante des tactiques. La Chaîne d’Union rechercha, quelque temps durant, les noms des loges allemandes qui avaient établi des ambulances, et publia nombre d’anecdotes volontairement émouvantes : tantôt l’on y voyait des Français prisonniers ou blessés se reconnaître frères en maçonnerie du médecin allemand qui les soignait et bénéficier de cette réciproque reconnaissance ; tantôt l’on y voyait les exigences des réquisitions ou les âpretés du pillage atténuées ou réparées au nom des principes maçonniques et en faveur des Frères en maçonnerie. Par cette suite d’historiettes édifiantes, Hubert, lentement, déplaçait la question. Les Frères de France, fortement choqués, en tant que maçons, de l’esprit d’exclusivisme national des Frères d’Allemagne, laissèrent de côté, sans la trancher formellement, la question, posée au couvent de 1872, des rapports officiels avec les puissances maçonniques d’outre-Rhin ; ils continuèrent, en fait, d’adresser aux « Frères » d’Allemagne les publications maçonniques françaises, qui demeuraient lettre close pour la presque-unanimité des Français ; et, sans paraître le moins du monde offusqués que la maçonnerie allemande ne leur rendît point la politesse et gardât pour elle ses propres publications, ils se demandèrent entre eux si l’on pouvait, dans les loges françaises, accueillir des membres de nationalité allemande.

Les loges, çà et là, se chargèrent de répondre par des faits accomplis.

Dès 1873, les Amis de la Paix, de Paris, protestèrent contre l’exclusion des Allemands ; l’Aménité, du Havre, en 1876, sur la proposition de Santallier lui-même, revint sur une « mesure violente de radiation, décidée dans un moment d’effervescence patriotique, » et adressa aux deux loges allemandes et aux quatorze Frères allemands, qu’elle gratifiait jadis de son amitié, des planches de réconciliation ; aux Hospitaliers de la Palestine, en 1878, un conférencier déclara, avec une désinvolture dont Hubert lui-même fut choqué, qu’il fallait accepter les Allemands dans les loges et « se venger par la plus belle et la plus brillante de toutes les armes, l’intelligence unie à l’instruction ; » et le Libre Examen, de Paris, en 1881, proclama que la nationalité ne pouvait pas être un obstacle à la fraternité maçonnique. On voyait, il est vrai, la Fraternité des Peuples refuser, en 1883, d’initier un Alsacien, parce que son dévouement à la France était suspect ; mais ces susceptibilités étaient rares. Consulté, vers la même époque, par une loge du Midi au sujet de la réception d’un Allemand, Hubert répondait au vénérable en l’invitant à lire l’exergue de la Chaîne d’Union ; cet exergue portait les mots : « Fraternité universelle. »

En présence de cet irrésistible courant d’harmonie, la politique du Conseil de l’Ordre, rappelée dans une longue circulaire en 1885, fut de laisser aux loges françaises toute liberté. Il considéra que « la réserve officielle qui s’applique aux collectivités ne s’applique point à la personne individuelle des Frères qui appartiennent à ces collectivités. » A vrai dire, ce libéralisme offrait un péril, et le péril n’échappait pas au Conseil de l’Ordre : les puissances auxquelles appartiennent ces Frères, n’ayant aucun lien officiel avec le Grand-Orient, seraient moralement irresponsables de la conduite et de l’attitude que pourraient avoir, dans les loges françaises, les Frères émigrés. Mais qu’importait après tout ? et la crainte d’un tel danger pouvait-elle prévaloir contre les lois inflexibles de l’hospitalité maçonnique internationale ? Au demeurant, le Grand-Orient voulait se souvenir que « la lumière maçonnique est un flambeau et que les nuages qui peuvent momentanément diviser certains rayons de ce flambeau surgissent avec les événemens humains et disparaissent avec ceux-ci. »

Quant à dissiper ces nuages eux-mêmes, on s’en occupait sérieusement et discrètement dans les hauts conseils du Grand-Orient. Caubet, Duhamel, S. de Heredia, concertaient, en 1883, une lettre amicale aux obédiences étrangères pour qu’elles désignassent auprès du Grand-Orient de France des garans d’amitié ; le chapitre des « relations extérieures, » mystérieux chapitre que les comptes rendus des convens remplacent souvent par des points, grossissait et s’amplifiait sur le budget de la maçonnerie ; c’est même une question financière relative à ce chapitre qui amena Cousin, en 1885, à quitter la présidence du Conseil de l’Ordre ; et, quel que dût être le résultat de ces négociations semi-politiques avec les diverses maçonneries de l’univers, Duhamel, du moins, expliquait, en s’en félicitant, que « les Frères de toutes les obédiences avaient le plus souvent continué à se recevoir et à s’accueillir avec les démonstrations d’une chaude sympathie maçonnique, » et que « ce n’est qu’au regard de l’observateur superficiel que la famille des Enfans de la Veuve pouvait sembler hétérogène, »


Elle redevenait homogène, en effet, comme l’étaient restés, même au lendemain de la guerre, ces congrès suisses où, sous les auspices de Garibaldi, quelques personnalités importantes de notre démocratie prêtaient leurs oreilles naïves à des Italiens et à des Allemands assez insignifians dans leurs propres patries. Ces deux influences, celle de la maçonnerie et celle de l’étranger, perpétuaient à travers le parti républicain, en dépit de Thiers et de Gambetta, un certain courant d’utopies humanitaires et de suspicions contre l’armée : courant d’autant plus fort, en son laborieux et sourd progrès, qu’il était plus facile aux gouvernans de la France de passer outre sans en tenir compte que d’y mettre une barrière. Mais passer outre, c’était en même temps laisser passer le courant, et c’était tolérer à travers le pays la lente diffusion d’un système de doctrines périlleux pour la vitalité française. C’est à quoi la République se résigna : il était plus aisé, pour des hommes dont la jeunesse s’était enchantée de ces doctrines, de finir par les négliger implicitement que d’en hasarder une réfutation formelle. Nous reviendrons un jour sur le rare courage de Jules Ferry, qui ne craignit pas, en 1891, à la tribune du Sénat, de sourire en quelque sorte de lui-même et de ses vieux préjugés contre l’armée ; quarante-huit heures après, Jules Simon protestait doucement dans un journal contre cette résipiscence de son collègue et laissait entrevoir, à cette date où la gauche les avait l’un et l’autre excommuniés, que l’auteur de Dieu, patrie, liberté, voulait bien oublier et laisser oublier le livre de la Politique radicale, mais non point le déchirer. Ce sacrifice de certaines idées de jeunesse, auquel, en 1891, un philosophe abandonné par son parti ne se pouvait cependant résoudre, devait paraître plus dur encore, quinze ans plus tôt, aux plus patriotes d’entre les gambettistes ; ne les accuserait-on pas de désavouer ou de congédier un certain nombre de coreligionnaires politiques qui sans cesse, pour toutes les questions intérieures, confondaient leurs bulletins avec les leurs, dans ces urnes si lentes à devenir républicaines et perpétuellement guettées par les partis adverses ? Une solidarité républicaine subsistait, créée par une éducation commune, cimentée par le respect fétichiste d’une phraséologie commune, affermie par des luttes communes ; entre les politiques responsables qui gouvernaient la nation et les propagandistes irresponsables qui répandaient l’idée républicaine, les divergences d’aspirations et de tendances se laissaient provisoirement effacer pour faire place aux apparences de l’harmonie. Ainsi s’atténua peu à peu, dans la mémoire de la France, l’originalité de la personne et de l’œuvre de Gambetta : on réduisit ce personnage national à n’être qu’une sorte de héros éponyme du parti républicain ; et son nom, depuis vingt ans, sert de pavillon pour des haines ou pour des rêves dont il eût souvent décliné la responsabilité. Ferry, lui, qui n’avait pas eu la bonne fortune de mourir à temps, fera péricliter cette solidarité républicaine ; entre lui et une certaine fraction de la gauche, la brisure sera plus profonde et plus avouée, et le récit des luttes qu’il soutint, en faveur de sa politique coloniale, contre une moitié de ses coreligionnaires nous permettra d’ajouter quelques nouveaux traits à la physionomie, toujours plus impérieuse en même temps que plus accusée, de ceux que nous appellerions volontiers les républicains historiques, et d’entrevoir, d’un peu plus près, leur lent acheminement vers l’exploitation exclusive de la République.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 15 octobre 1900.
  2. Il faut lire tout ce récit, recueilli sur les lèvres mêmes de Bismarck, dans le livre si sereinement émouvant où M. Cresson, alors préfet de police, vient de raconter Cent Jours de siège (Paris, Plon, 1901).
  3. Renan, la Réforme intellectuelle et morale de la France, préface, page VI : tout le passage est à relire.
  4. L’épisode, qui fait grand honneur à Pasteur, est raconté dans le beau livre de M. Vallery-Radot : La vie de Pasteur, p. 269-274. (Paris, Hachette.)