Patrie, Armée, Discipline

Patrie, Armée, Discipline
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 721-741).
PATRIE, ARMÉE, DISCIPLINE


I

Dire avec Renan que « la guerre est essentiellement une chose d’ancien régime », c’est dire qu’elle n’est pas de l’essence du nouveau ; et comme d’ailleurs il ne saurait exister d’ennemis là où la guerre est reconnue dénuée de causes, c’est enfin supposer qu’aujourd’hui aucun peuple n’a d’ennemis. Une pareille assertion n’exprime assurément point la vraie pensée de Renan. Il a voulu dire, sans doute, que, de nos jours, l’usage de la force pour régler les conflits internationaux est en contradiction avec les principes de morale professés par les nations civilisées ; en d’autres termes, que, logiquement, elles ne devraient jamais être ennemies. Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Malheureusement, nous savons trop qu’en réalité il n’en est rien. Aussi nul peuple, soucieux de sa conservation et de son indépendance, ne peut-il raisonnablement amoindrir ses forces militaires, ni même risquer de les amoindrir, à moins que les autres n’en fassent autant. Pour quiconque est renseigné à cet égard sur les dispositions de la plupart d’entre eux, cette simple remarque suffirait à condamner chez l’un d’eux toute réforme individuelle de ses lois militaires dans un sens compromettant pour sa sécurité au milieu des autres.

La puissance d’une armée se compose d’élémens nombreux dont il ne sera pas inutile de rappeler au lecteur les plus essentiels pour lui permettre de se bien représenter les aptitudes qu’il importe de recruter et le grand nombre des volontés qu’il est indispensable de coordonner et de concerter pour l’exercice de cette puissance. Je signalerai les suivans :

1° L’aptitude mentale, innée ou acquise (génie spécial, solide instruction militaire) ; 2° l’aptitude morale (courage et constance) ; 3° l’aptitude physique (vigueur musculaire et résistance à la fatigue, aux privations accidentelles).

En ce qui touche l’organisation des services : 1° l’armement et l’équipement des troupes ; 2° les moyens d’assurer leur marche, leurs communications entre elles et avec l’ennemi, leurs retranchemens, leur campement (service d’ingénieurs spéciaux ; sapeurs, pontonniers, télégraphistes, aéronautes, etc. ; service du train ; entretien et remonte de la cavalerie et service attenans) ; 3° une administration qui assure les fournitures de toutes sortes, vivres et munitions, où et quand il convient ; 4° un service de santé et ses dépendances (hôpitaux, ambulances, etc.) ; 5° le recrutement des effectifs calculés d’après la qualité des hommes et les forces ennemies ; 6° l’appui d’un bon système de positions fortifiées à la frontière et à l’intérieur ; 7° enfin et surtout, un commandement dont l’efficacité soit assurée par la transmission prompte et l’exécution fidèle des ordres.

Voilà le colosse aux milliers de têtes que l’initiative d’un seul homme doit mettre en mouvement.

J’implore l’indulgence des spécialistes pour les lacunes qu’ils ne manqueront pas de relever dans ce recensement improvisé et aussi pour l’impropriété du langage. Ma plume est dépaysée dans leur science. Il suffit à mon objet que l’imagination et la mémoire soient ici réveillées au profit du bon sens qui, dans ce travail, sera, faute de mieux, mon seul guide.

Les deux premiers facteurs, définis plus haut, de la puissance d’une armée, joints au respect spontané du commandement, constituent chez l’individu ou la nation l’esprit militaire, et j’aurai à considérer les influences sociales sur cet esprit.

Je ne m’occuperai que de l’efficacité du commandement, confiée jusqu’à présent dans toutes les armées à la hiérarchie et à la discipline.

Ces deux institutions ont pour objet d’assurer la cohésion, l’unité des forces militaires de toutes sortes, afin de les tenir le plus rapidement et le plus sûrement possible à la disposition du plus haut chef et de ses subordonnés ; elles ont pour condition l’obéissance indiscutée, dite passive. Une telle obéissance, pour être librement accordée, suppose un acte de confiance et un acte de foi par lesquels chaque militaire, conscient de l’insuffisance de ses propres lumières, délègue à ses supérieurs, en tout ce qui concerne le service, l’entière direction de sa volonté pour le meilleur succès final de l’action commune. Cette délégation est le fondement de la puissance d’une armée.

Ces actes de confiance et de foi assurent d’autant mieux l’obéissance qu’ils sont plus spontanés. Or ils le sont en proportion de l’attachement à la patrie et du prestige exercé par les chefs sur leurs subordonnés. Les chefs n’ont d’ascendant et d’autorité que dans la mesure où leur valeur intellectuelle et morale est reconnue de ceux-ci : toute organisation mécanique, même la plus savante, de la force matérielle d’une armée demeure stérile sans le concours de cette force immatérielle. Quiconque y porte atteinte sape l’édifice militaire par la base et en prépare infailliblement la ruine.

L’observation des réglemens et des consignes trouve sa première et sa meilleure garantie dans la soumission spontanée. Malheureusement, cette garantie a besoin d’être appuyée d’une autre qui soit fixe et ferme, d’une sanction pénale : car, même spontanée, la soumission est sujette à des défaillances ; les mouvemens passionnels, comme la colère, ou certains vices, comme la paresse et l’ivrognerie, certains défauts, comme l’inexactitude, peuvent, sinon l’abolir, du moins en paralyser les effets. Les dispositions morales qui la créent peuvent enfin manquer totalement ; le souci même des intérêts de la patrie peut être sacrifié à l’intérêt personnel du moment ; or, à tout prix, l’obéissance doit être obtenue, à moins de consentir à voir diminuer les moyens de protéger contre l’ennemi le sol et l’indépendance de la nation.

Mais, objecteront les révoltés à outrance, ce qu’on nomme la patrie, n’est au fond qu’une entité dont le caractère prétendu sacré profite exclusivement à ceux qui ont intérêt à la conserver. Il n’y a, en réalité, de patrie que pour ceux-là ; et, s’ils s’arrangent entre eux de manière à jouir seuls des avantages offerts par les liens héréditaires et autres qui la définissent, ils ne doivent pas s’étonner de rencontrer un refus d’obéir parfaitement légitime chez ceux dont ils sacrifient tous les intérêts aux leurs par une organisation léonine de la société. Argument redoutable, qui s’impose à la méditation des égoïstes insoucieux de certaines inégalités injustifiables et de la détresse imméritée. Il ne suffit pas de répondre que l’inégalité des conditions est fatale, car il existe entre elles plus d’une différence artificielle. Il ne suffit pas non plus d’alléguer que la misère est la suite ordinaire de la paresse, car il existe des infirmes et des incapables fort innocens de leur inutilité, tandis que les hommes valides et instruits sont responsables de la leur quand ils se dispensent de travailler grâce à des héritages qu’ils négligent d’employer à féconder leur activité ; et certes, ces indignes favoris du sort sont mal venus à reprocher aux gueux une oisiveté dont ils leur donnent le scandaleux exemple. Seuls les hommes, très nombreux heureusement, qui, ayant accepté la loi naturelle du travail pour vivre, se sont enrichis par des efforts personnels, sont en droit de flétrir et d’éconduire les oisifs sans excuses. Encore ont-ils à descendre au fond de leur propre conscience, à se demander s’ils ne sont pas laborieux et égoïstes tout ensemble, s’ils se préoccupent suffisamment de la subsistance des malheureux dont la faiblesse, l’âge ou la maladie stérilisent la bonne volonté, si même ils ne consultent que la justice et la sympathie dans leurs relations avec les hommes utiles qui les secondent.

Les vices de notre société, de toute société actuelle, loyalement reconnus, et la part faite largement à leurs conséquences, s’ensuit-il de là que nous soyons en demeure de déclarer préférable à l’état social la rupture de tous les liens qui forment les groupemens nationaux et les relations internationales, pour rendre à l’individu son entière indépendance ? Qu’en ferait-il ? Pourrait-il se passer du concours d’autrui ? Et pourrait-il s’adjoindre des aides sans, par cela même, reconstituer, peu à peu, la société abolie ? Dans tous les cas, je ne me chargerais pas de l’exécution de ce programme ; je craindrais de mettre en péril les musées et les bibliothèques et bien d’autres inestimables trésors conquis par les veilles et le sang d’une foule d’ancêtres, en un mot, les archives nobiliaires de l’espèce humaine.

Il faudrait donc aviser à quelque autre manière de supprimer les patries et les guerres, pour pouvoir, sans péril, abolir les armées.

J’aperçois un moyen terme plus moral et bien plus recommandable, s’il était davantage à notre portée. Ce serait, sinon la suppression de ce qui est indestructible par nature, à savoir la division de la surface terrestre par la différence des climats qui entraîne fatalement des associations humaines de mœurs différentes, mais du moins l’accord de tous les hommes pour la commune possession ou l’équitable partage du sol et de ses produits. La réalisation de cet idéal exclurait du patriotisme la belliqueuse jalousie qui en altère la pure essence, et supposerait l’oubli préalable des griefs internationaux. Assurément, il ne faut désespérer d’aucun idéal. Il est possible que le génie humain ait encore des milliers de siècles à vivre ; or l’accumulation des progrès partiels, en apparence minimes, est capable de transformer une donnée rudimentaire d’ordre physiologique et psychique au-delà de tout ce qu’on eût osé imaginer. Mais enfin, il s’agit de l’état présent des sociétés humaines, il s’agit d’une donnée éminemment hétérogène et rebelle aux variations brusques. Aussi faut-il en conclure que nul procédé subversif, même dans les conditions les plus propices, ne saurait, avec un succès durable, suppléer la loi naturelle de l’évolution et opérer d’un coup un entier changement des âmes amenant une réforme foncière de l’organisation sociale. Un régime d’universelle fraternité est, hélas ! trop loin d’être mûr, pour remplacer le régime de solidarité circonscrite que signifie le mot patrie. Le spectacle auquel nous assistons serait même propre à faire douter que ce régime fût réalisé. Et pourtant, si confus, si tourmenté qu’il puisse être encore, il existe ; et ce qui trouble aujourd’hui nos relations intérieures, c’est précisément une anxiété patriotique.

Il ne faudrait pas non plus méconnaître que l’amour de la patrie, par cela même qu’il est exclusif, resserre et fortifie les liens sociaux entre les individus qu’il rassemble, entre ceux qui la forment et la représentent réellement. Que les étrangers ne s’y méprennent pas ! Nos ennemis seraient fondés à se réjouir de nos dissensions intestines, si, chez l’immense majorité des Français, au lieu d’avoir pour ferment cet ombrageux amour, où se greffe celui de la justice, elles en révélaient un refroidissement. Aussi longtemps que, pour régler leurs conflits, les partis font encore appel à la loi, qui est la consécration et la garantie du lien commun à tous, aussi longtemps que la loi réprime énergiquement tous les attentats aux droits des particuliers, à leur personne et à leur propriété, le ressort national ne s’est point rompu ni relâché. Il péricliterait si les partisans politiques, si les adeptes des religions différentes en venaient à former dans la patrie commune des patries distinctes. Là est le vrai danger de convertir des dissentimens judiciaires en haines politiques ou religieuses. Ce serait cette fois, sans conteste, trahir le pays. Aussi les bons Français ne sauraient-ils désavouer trop énergiquement et condamner avec trop de sévérité et d’indignation les honteux excès par lesquels, dans certaines villes de France et d’Algérie, ceux qui s’y sont livrés déshonoraient leur cause. Ils invoquaient la loi, ils s’en réclamaient contre la trahison ; et en même temps ils la violaient dans la personne et les biens des particuliers dont ils se contentaient de présumer injurieusement la complicité ! Rien de plus absurde ni de plus odieux à la fois.

Mais, chez la plupart d’entre eux, cette présomption n’a été qu’un prétexte à l’assouvissement de rancunes personnelles, et soulève une question coloniale étrangère à celle que je vise.

Si les précédentes considérations sont justes, s’il est vrai que le partage de l’espèce humaine en peuples distincts, aux intérêts distincts, soit un fait présentement indestructible symbolisé par l’idée de patrie, et que cette idée, avec les sentimens qui l’accompagnent, domine la conduite de tous les peuples dans leurs mutuelles relations, il s’ensuit donc que les armées, sauvegarde des intérêts respectifs des diverses patries, sauvegarde de leur existence même, doivent être maintenues et fortifiées proportionnellement aux exigences de la défense nationale. Toute réforme tendant à y atténuer la sanction pénale de la discipline ou, d’une manière quelconque, à en relâcher les ressorts matériels ou moraux chez un peuple est, par suite, pour celui-ci d’une gravité capitale car, si les autres peuples, contens de leur régime, s’y tiennent, elle risque de mettre sa puissance militaire dans un état d’infériorité relative, compromettant pour sa sécurité, pour l’intégrité même de son territoire.

Etait-il vraiment utile d’en écrire si long pour aboutir à une conclusion qui semble n’être qu’un truisme, une naïveté ? J’en suis confus. Mais les vérités les plus palpables sont tellement obscurcies, les conditions vitales de toute société tellement menacées par les spéculations d’esprits à la fois précipités et simplistes dont les mobiles n’ont rien de commun avec l’instinct de la conservation nationale, qu’il en faut bien remettre en pleine évidence et au point les données fondamentales.


II

Avant de toucher aux lois et aux règlemens disciplinaires existans, il importe d’abord de consulter l’état moral de la nation intéressée. Il s’agit, en effet, d’assurer l’obéissance qui est l’effet immédiat de ces mesures et sans laquelle on doit renoncer à obtenir d’un groupe d’individus différens de caractère et d’intelligence n’importe quel résultat collectif. Chacun tirant de son côté, le désarroi serait certain. Remarquons tout de suite que l’obéissance est d’autant plus indispensable, en pareil cas, que le nombre des activités à faire converger au même but est plus considérable.

Or, maintenant, les armées sont extrêmement nombreuses ; ce sont des multitudes qu’il s’agit d’amener à l’unité d’action. La nécessité de l’obéissance ne s’est donc jamais imposée plus impérieusement à une armée. Mais, d’autre part, à mesure que cette nécessité s’impose davantage, l’évolution démocratique tend à la rendre de plus en plus incompatible avec les penchans de l’individu et contraire à l’expansion de sa vie intellectuelle et passionnelle. Le propre de l’esprit démocratique est, en effet, d’inciter un peuple à la libre discussion par tous les citoyens des mesures qui concernent le bien public. Une pareille tendance n’a rien en soi que de légitime et d’avantageux pour le peuple, quand elle est accompagnée d’une tendance égale à développer l’instruction et l’éducation publiques et quand, en outre, ces deux fonctions sociales ont réussi à élever la culture de toutes les âmes au même niveau de discernement et de sagesse.

Alors, en effet, cette culture a pour résultat inappréciable, non pas d’assurer la même somme de connaissances à chaque citoyen, — car le même enseignement, fût-il intégral, est soumis à la sélection des intelligences diverses et inégales, — mais de rendre chacun capable de reconnaître son incompétence dans les matières qui lui sont demeurées inaccessibles, de lui donner la conscience de sa juste valeur intellectuelle et, avec l’amour de son pays, la crainte de lui nuire en se mêlant de discuter les intérêts supérieurs dont il n’a pas acquis une suffisante connaissance. Ces intérêts sont remis spontanément aux citoyens compétens par ceux qui ne le sont pas. Il faut avouer que ce bienfait moral de l’enseignement en est le fruit à la fois le plus précieux pour le bien public et aussi le plus lent à se généraliser. Un nombre relativement minime de jeunes gens l’ont recueilli à l’âge adulte, et ce n’est pas à l’égard de ceux-là que le problème de la discipline militaire offre de sérieuses difficultés. Notre démocratie n’est pas assez avancée dans le progrès de ses institutions sociales pour que chaque citoyen soit renseigné exactement sur sa compétence, pour qu’il ait acquis la conscience de l’immensité de connaissances nécessaires à la discussion de la plupart des affaires publiques.

C’est dans ces conditions défavorables que se manifeste aujourd’hui l’esprit démocratique en matière disciplinaire, comme en beaucoup d’autres décisions nationales. Dans un genre d’opération très complexe, il tend à instituer chacun juge des motifs de l’ordre donné, à substituer l’opinion personnelle aux actes de confiance et de foi qui remettent la conduite individuelle au jugement et à la volonté d’une élite compétente. Je dis une élite compétente, parce que, chez tous les peuples civilisés, les chefs militaires sont recrutés par la vocation, et formés par une instruction spéciale. L’esprit démocratique suscite en chacun le besoin de discuter ce qu’on exige de lui, le besoin de comprendre avant d’obéir, de n’aliéner qu’à bon escient son libre arbitre. Par malheur, ce fier besoin est aussi inconciliable avec la puissance militaire que la guerre même avec la paix, qui n’est pas de ce monde, pas encore, hélas ! Il va contre l’idéal même de la démocratie, car, en livrant à la boucherie l’armée qu’il désagrège, il lui est aussi meurtrier que la guerre à l’espèce humaine.

En outre, les mœurs démocratiques, en dépit des violences qui accompagnent les délibérations dans les assemblées politiques de toutes sortes, ne semblent pas de nature à développer le genre de courage et la constance essentiels à l’homme de guerre.

D’une part, en effet, cette constance est le privilège d’une volonté qui n’est pas distraite de son objet par l’examen préalable et minutieux d’un grand nombre de motifs d’agir passionnels et intellectuels. La prédisposition à l’obéissance dispense même de délibérer. La solidité du soldat est une sorte d’endurance qui diffère par son principe de la résistance que communique au caractère du citoyen une préférence politique, soit ancrée dans l’instinct réveillé de l’indépendance individuelle, soit mûrie par l’expérience et la réflexion ; le soldat demeure aveuglément solide au poste où flotte le drapeau de sa patrie, quelle qu’en soit la couleur présente. D’autre part, on a toujours distingué avec raison le courage militaire du courage civique. Je n’ai pas besoin d’insister sur cette distinction. On sait que Bonaparte, au 18 Brumaire, n’a pas affronté la tempête du Conseil des Cinq-Cents avec la même fermeté d’âme qu’il apportait dans les batailles ; et défendre une position politique n’exige pas la même sorte d’énergie et d’initiative que défendre une position stratégique.

Autre observation : concurremment avec la démocratie, nous voyons progresser le commerce et l’industrie. Je me borne à constater la simultanéité des deux progrès : je laisse aux économistes le soin de discerner si ce régime est plus ou moins favorable qu’un autre à la production et à l’échange ; si le développement industriel et commercial est l’œuvre persévérante du temps, malgré des conditions désavantageuses, ou s’il est le fruit naturel de l’émancipation des forces qui composent cette double activité ; je n’ai point à m’en occuper ici : il me suffit de constater ce développement croissant. Or fabriquer, acheter et vendre sont des fonctions sociales aussi opposées que possible aux choses de la guerre. Celles-ci ne sont-elles pas aussi éloignées de celles-là que détruire l’est de construire, que suspendre les transactions l’est de former des contrats ? L’Industrie et le Commerce semblent belliqueux, à vrai dire, quand la première forge des armes et que le second en trafique. Mais il est bien probable que l’une et l’autre, dans ce cas, travaillent contre leurs intérêts. D’une part, en effet, la prospérité des vainqueurs ruine celle des vaincus pour le présent et risque de la compromettre pour l’avenir. D’autre part, si grand que soit le nombre des ouvriers et des employés transformés en agens de mort, combien d’entre eux et combien d’autres de tous les métiers sont enrôlés pour la guerre et y sont frappés ! De combien de naissances la population laborieuse de l’univers est-elle, par suite, frustrée à tout jamais ! En tous cas, si l’œuvre de l’Industrie et du Commerce est parfois belliqueuse, leur esprit, même alors, ne l’est point. La préférence pour les professions libérales, non moins que pour les professions d’ordre économique, s’accuse de plus en plus en France et dans beaucoup d’autres pays. Il en résulte que les aptitudes militaires chez les peuples modernes ne sont plus aussi spécialisées qu’autrefois, et la culture moins exclusive et plus raffinée favorise cette évolution ; elles tendent à se transformer dans le sens des préoccupations générales et à changer d’emploi. Le coup d’œil, la décision, la hardiesse d’initiative et la persévérance de la volonté, qui sont les qualités essentielles du génie d’un chef d’armée, trouvent une autre destination dans le monde des affaires ; et les soldats, une fois libérés du service, deviennent, grâce à leur habitude de la discipline, des auxiliaires très appréciés dans les fonctions civiles où l’exactitude et l’intégrité sont particulièrement requises. C’est même reconnaître jusqu’à en abuser cette fidèle docilité que de l’employer au service domestique sous l’uniforme. Il n’y a pas de meilleure bonne d’enfans qu’une ordonnance. En somme, la vie économique est de plus en plus défavorable aux institutions de la guerre, et s’assimile peu à peu, en les désaffectant, les aptitudes militaires.

La même fusion se manifeste entre les aptitudes intellectuelles requises pour la science de la guerre et les aptitudes d’ordre purement scientifique. C’est une école de savans qui défraie les cadres de l’artillerie et du génie. Dans les mathématiques, dans la mécanique, soit rationnelle, soit appliquée, le corps des officiers a formé des spécialistes de premier ordre. L’accès du haut enseignement est ouvert surtout par la voie des concours pour l’obtention des degrés et des diplômes universitaires et de ceux des écoles libres. Or ce mode d’admission aux études supérieures et de contrôle des capacités est tout à fait conforme à l’esprit qui anime la Déclaration des droits de l’homme. Il faut donc reconnaître que les principes démocratiques favorisent au plus haut point la dérivation des aptitudes scientifiques vers les carrières civiles, du moins vers le grand nombre de celles-ci qui exigent des connaissances positives et exactes. Les jeunes gens n’utilisent leurs diplômes dans le service militaire qu’en vue d’en abréger le plus possible la durée et d’être le plus tôt possible rendus à la vie civile.

Enfin, l’adoucissement des mœurs a progressé, malgré toutes les secousses révolutionnaires où il semble que la férocité primitive ait émergé du fond bestial qui n’a jamais cessé de relier notre espèce à la série animale. Ce dissolvant de l’esprit militaire, par l’infiltration due au régime scolaire uniforme de l’enfance jusqu’à la puberté, a pénétré peu à peu les habitudes de l’homme de guerre ; son tempérament même en a ressenti l’influence. Dans l’ancienne France, l’esprit militaire, presque vierge encore, grâce à une éducation dure et une instruction grossière, en imprimait la rudesse au caractère. Les officiers (je ne parle pas d’un Turenne ou d’un Vauban) manquèrent souvent de culture, et dans les rangs les soudards abondaient. La sauvagerie propre à la guerre, dont l’idéal est pour les adversaires de se nuire mutuellement le plus possible, animait encore, même en temps de paix, tous les hommes voués au métier des armes ; les châtimens étaient cruels. Il n’en est plus ainsi ; le rapport de l’individu à la fonction s’est peu à peu transformé. Sans doute, dans la fureur du combat, l’homme et l’agent de meurtre s’identifient ; mais c’est un éclair de férocité qui s’éteint au repos. Le soldat ne fait plus guère que se prêter à son état pour un temps déterminé ; les réengagemens se font rares ; chacun n’aspire qu’à rejoindre ses foyers. Quant aux officiers, hors de leur service ils n’abdiquent pas leur caractère propre, ils le conservent, mais intimement uni aux mœurs de la société civile où l’air martial, parfois brusque, mais le plus souvent tempéré de courtoisie, les distingue seulement. Ils y symbolisent la droiture, l’honneur et la dignité nationale dont ils ont la garde, ce qui fait singulièrement oublier la funèbre fatalité de leur profession relevée par le beau mépris de la mort.

En résumé, l’esprit démocratique, en se développant, tend à effacer, dans la façon dont les hommes se considèrent entre eux, se parlent et se traitent mutuellement, les anciennes distinctions fondées sur des titres impersonnels tels que la naissance, la fortune, la faveur, et à faire plus difficilement accepter par l’individu toute domination dont il s’aperçoit, même fondée sur une supériorité réelle. L’esprit démocratique fait ressortir davantage le contraste irréductible qui existe entre les aspirations croissantes de l’individu au libre usage de toute sa personne et les exigences de la guerre. Aussi ces aspirations mettent-elles le commandement militaire, pour demeurer efficace, dans la nécessité de leur opposer une discipline d’autant plus sévère qu’elle doit suppléer davantage la vocation et la bonne volonté. Si, en effet, le lecteur se rappelle la définition proposée de l’esprit militaire, il reconnaîtra que c’est précisément cet esprit, chacun de ses élémens essentiels, qui apparaît en voie d’altération. Sans être exclusivement confiné dans le personnel de nos officiers, il ne demeurera bientôt plus le trait qu’il était naguère de notre caractère national. A vrai dire, il s’émousse de même chez les autres nations travaillées par l’esprit démocratique ; mais il en est au moins une où une discipline rude et vigilante y supplée merveilleusement. Nous n’avons pas à en imiter les procédés incompatibles avec nos mœurs et notre tempérament, mais il importe à notre sûreté de ne pas paralyser ni même détendre le nerf de la nôtre.

Puisque, dans l’état présent du monde, le canon est plus que jamais l’ultima ratio du droit des gens, l’arbitre du sort des peuples, la répugnance aux œuvres de la force doit être dominée, vaincue en nous par les leçons de l’expérience et par le dévouement à la patrie, à l’idéal qu’elle représente sur la terre et qu’il s’agit de défendre contre la force par la force même. C’est, après tout, un sacrifice qui s’impose à toutes les nations civilisées, et d’autant plus impérieusement qu’elles le sont davantage et que, par suite, elles ont à sauver des conquêtes morales plus précieuses, l’institution de la justice, la sécurité du travail, les beaux loisirs, en un mot tout ce qui vaut la peine de vivre.


III

Mon confrère Anatole France constatait récemment « une sorte de contradiction entre la tendance démocratique de la nation française et l’organisation basée sur la discipline et la hiérarchie de notre armée ». Je ne pense pas qu’il lui soit venu un seul instant la pensée que ni la discipline ni la hiérarchie puissent être présentement, l’une et l’autre, abolies dans l’armée française non plus que dans aucune autre armée. Il se contente certainement de déplorer que le sacrifice de l’opinion et de la volonté individuelles aux œuvres de la force armée, bien que si peu conforme, si odieux à l’idéal démocratique, n’en soit pas moins requis par l’une de ces survivances du passé, par la guerre, dont il ne songe assurément pas à nier la persistance non moins réelle qu’abominable. Personne n’est en possession de la supprimer sur-le-champ ; tout ce qu’on peut tenter, c’est de gagner peu à peu toutes les nations à l’idée d’y substituer l’arbitrage pour régler les différends internationaux. Encore cette tentative est-elle condamnée à un succès fort lent et même aléatoire, car supposer que les nations les plus fortes renonceront par esprit de justice et de charité à l’avantage qu’attend de son organisation militaire chacune d’elles sur ses rivales, c’est vraiment beaucoup présumer de la générosité humaine. Quoi qu’il en soit, l’arbitrage n’est encore accepté que dans un nombre infime de différends secondaires où chaque partie craint d’avoir plus à perdre qu’à gagner aux risques de la guerre.

Les considérations, que j’ai citées, d’Anatole France sont purement platoniques. Peut-être les a-t-il, vu la gravité des débats actuels, complétées par d’autres d’une portée pratique. J’attends son projet de loi, à moins qu’il n’ait comme moi la prudence de s’en référer à des légistes complètement initiés aux problèmes de l’art de la guerre et convoqués pour une discussion approfondie.

Il serait, sans doute, bien désirable que l’évolution morale de l’espèce humaine en affectât tout l’organisme à la fois, même cet organe atavique, reliquat de l’état sauvage, la force armée, à la condition, bien entendu, que la discipline, qui en maintient l’unité fonctionnelle, trouvât un équivalent qui s’adaptât au progrès de la civilisation.

C’est aspirer à civiliser la guerre. Si étrange qu’il paraisse, le vœu est généreux et mérite l’examen le plus sympathique. On est tenté, à première vue, de relever dans les termes mêmes qui le formulent une contradiction qui suffirait à l’écarter. Civil et militaire sont, en effet, deux vocables habituellement opposés l’un à l’autre. Mais ce serait jouer sur les mots, car on voit parmi les civils des gens qui tuent, moins civilisés que les plus humbles troupiers. Néanmoins, tout en renonçant à cette objection purement verbale, on pourrait objecter encore que les nécessités de la guerre sont radicalement incompatibles avec la civilisation. Mais on pourrait aisément répondre que les ressorts moraux de la guerre même, l’esprit militaire, se modifient dans le sens du progrès général. Grâce à la facilité croissante des communications, aucun peuple n’est inaccessible à l’adoucissement général des mœurs sous l’influence continue d’une culture toujours plus large et plus répandue. Une race arriérée, au milieu de races avancées qui la circonviennent et la pénètrent, n’en garde pas moins, il est vrai, longtemps encore sa barbarie héréditaire sous le vernis des mœurs étrangères imparfaitement assimilées par elle ; mais sa législation se transforme avant son caractère (voyez les Japonais), ses lois réagissent sur ses mœurs et à la longue finissent par en avoir raison. Tout cela est incontestable, et la guerre paraît renier son atrocité, elle semble tendre à s’humaniser. La convention de Genève, par exemple, témoigne que des immunités bienfaisantes sont désormais accordées par les belligérans aux ambulances, à la condition des blessés protégés par la Croix rouge. On ne les achève plus, il suffit de les mettre hors de combat. Mais gardons-nous d’en inférer que l’esprit de charité ait pour cela réellement gagné sur l’essentielle et fatale cruauté de la guerre. Si, d’une part, en effet, on laisse la vie aux combattans rendus inutiles, on s’ingénie à les multiplier par le perfectionnement des armes. La mort même y trouve son compte, car une balle capable de percer plusieurs poitrines à la file menace de mettre les militaires hors de combat en les tuant, au lieu de le faire en se bornant à les estropier ou à les affaiblir. On ne peut pas doser charitablement la malfaisance d’une arme dont on s’est appliqué à rendre les coups le plus possible précis, rapides, nombreux et perforans. Une pareille tentative est contradictoire. En réalité, les champs de bataille sont devenus plus vastes que jamais et les batailles, plus froidement meurtrières. Il faut donc, malgré tout, en revenir à reconnaître que la guerre n’est pas seulement persistante, mais qu’elle demeure foncièrement féroce, en dépit des meilleures intentions de la civiliser.

Cette triste vérité entraîne des conséquences peu favorables au noble vœu de la réconcilier avec la liberté et l’égalité démocratiques.


IV

En ce qui touche la sanction pénale de la discipline, il importe de distinguer avec soin la peine édictée, légale, de son effet sur la sensibilité tant morale que physique du délinquant, en un mot de la peine ressentie par lui, la seule efficace. Or la même peine légale est aujourd’hui plus redoutable qu’autrefois pour le militaire récalcitrant. Il n’est plus nécessaire de sévir contre lui par des moyens aussi énergiques pour lui causer la même crainte et, par suite, obtenir la même obéissance. A ce point de vue, il n’y a pas d’inconvénient à ce que les peines légales aient été atténuées, parce que, chacune d’elles tendant à être plus vivement ressentie, la discipline est en réalité demeurée aussi sévère.

S’il en est ainsi, est-il opportun d’en diminuer davantage la rigueur ? Ne risquerait-on pas de les rendre moins efficaces pour assurer l’exécution du commandement ? La question est complexe et périlleuse. D’une part, sans doute, en France la sensibilité humaine s’est accrue moralement et physiquement par une conscience plus réfléchie de la dignité individuelle et par une plus grande irritabilité des nerfs due à des excitations nouvelles de tous genres ; ce qui permettrait d’atténuer les peines légales sans en compromettre l’indispensable sévérité ; mais, d’autre part, l’influence des mœurs démocratiques sur les volontés travaille à les émanciper par la discussion des devoirs et la revendication des droits, à les rendre moins dociles, moins capables de se contraindre elles-mêmes et moins encore en humeur de tolérer une contrainte extérieure ; ce qui met la discipline en demeure de serrer ses freins, de ne se relâcher en rien et même de devenir plus sévère. Elle le devient en réalité, sans qu’on ait à accroître les peines légales qui la sanctionnent ; il suffit de les maintenir telles qu’on a coutume de les appliquer. Elle le devient précisément parce que, dans un État démocratique, la double sensibilité chez l’individu augmente en même temps que sa volonté aspire plus impatiemment à l’indépendance.

Dans ces conditions, ne risquerait-on pas davantage à réformer le code disciplinaire de notre armée qu’à le laisser tel qu’il est, avec les tempéramens que les supérieurs y ont introduits dans la mesure dictée par leur expérience ?

Je crois prudent de le conserver et je m’en remets sur ce point à l’appréciation des hommes compétens. Dans tous les cas, ceux-ci se livreraient d’abord à une investigation minutieuse sur l’état moral de tout le personnel militaire, qui est aujourd’hui composé d’une multitude hétérogène recrutée dans tous les corps de la société. Ils auraient à déterminer jusqu’à quel point les conscrits campagnards sont pénétrés par les idées et les sentimens démocratiques, à quel point ils subissent l’influence de ceux des villes, qui en sont évidemment imbus, mais plus ou moins aptes à les critiquer selon leurs divers degrés d’instruction. Ils examineraient en quoi se ressentent de cette influence le prestige et l’ascendant des supérieurs sur leurs subordonnés à tous les échelons de la hiérarchie. Ils auraient donc à instituer une vaste et délicate enquête. Elle serait longue et je ne m’en plaindrais pas, car, pendant qu’elle se poursuivrait, les esprits auraient le temps de recouvrer, dans le pays et dans les assemblées, le sang-froid requis pour délibérer sur une aussi grave réforme. Mais, encore une fois, elle ne m’apparaît pas indiquée.

La question du tribunal militaire est éminemment celle de la discipline ; les conseils de guerre en représentent la plus haute sanction. Les instincts démocratiques inclinent à les rapprocher du droit commun. Je ne présume pas toutefois qu’on ait songé à y substituer les tribunaux civils. Ce serait risquer d’énerver l’esprit militaire, de favoriser la fusion latente, que j’ai signalée plus haut dans les États démocratiques, entre cet esprit que suscite et entretient une survivance inéluctable du passé, et la conception moderne du statut personnel. Chacun prétend aujourd’hui à la libre disposition de soi-même pour accroître ses lumières et son bien-être, et s’en remet le moins possible à autrui pour le discernement de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. En outre, le prestige des chefs, condition du consentement à l’obéissance, aurait à subir une dangereuse épreuve dans cette abdication de l’autorité militaire devant le pouvoir civil, seul juge désormais des délits d’obéissance et des crimes contre la fidélité à la patrie symbolisée par le drapeau.

J’ai lieu d’espérer que les patriotes, même les plus libéraux, se laisseront induire, par ces motifs, à admettre l’utilité d’une juridiction militaire spéciale, à respecter l’institution des conseils de guerre. Il ne s’agirait plus, selon eux, que d’accommoder à l’esprit démocratique l’instruction des affaires disciplinaires qui sont du ressort de ces tribunaux et la façon de les juger. Il s’agirait d’accroître en faveur de l’accusé les garanties d’indépendance pour les juges et d’assurer à la procédure comme aux arrêts le contrôle de la nation tout entière. On supprimerait, par exemple, le huis-clos.

Ce programme de réformes est inspiré certainement par les intentions les plus élevées, il est généreux et l’on ne saurait trop souhaiter qu’il fût applicable à une institution militaire. L’est-il ? Je ne le pense pas. Je ferai observer tout d’abord qu’il retire implicitement la concession précédemment faite à la nécessité de préserver l’esprit militaire des atteintes du milieu social contemporain. Au fond, il identifie la justice militaire à la justice civile et ne fait qu’ajouter à celle-ci un organe de plus, un tribunal de même espèce, sujet aux mêmes inconvéniens à l’égard de l’efficacité du commandement. Or les motifs qui ont déterminé les différences entre la juridiction militaire et la juridiction civile subsistent encore, et ils subsisteront aussi longtemps que la guerre. Il faut oser l’avouer : la même raison qui fait de la guerre une survivance monstrueuse du passé fait, hélas ! fatalement, de la discipline militaire, dans un monde jaloux de la liberté individuelle, une anomalie, et, par suite, fait du tribunal qui en assure le respect et en punit le mépris dans les cas les plus graves un tribunal d’exception. Sans doute, l’attitude menaçante des armées jure avec les mœurs raffinées et molles de la société moderne : ce sont des molosses qui s’observent en grondant au seuil de villas parfumées. Mais chacun d’eux est un gardien vigilant : Cave canem ! et puisque sans lui le foyer, le boudoir et la caisse ne seraient pas en sûreté, il faut bien, bon gré mal gré, lui concéder les moyens de vivre. Il serait illogique et injuste de lui demander sa protection contre les attaques du dehors et de lui rogner les dents et les ongles. Car, enfin, s’il regagnait les bois en nous disant : « Arrangez-vous ! » nous serions bien attrapés, à moins que tous ses pareils s’entendissent pour l’imiter, ce qui est douteux. Comme, d’ailleurs, nous savons bien que jamais il ne nous jouera ce mauvais tour, il y aurait lâcheté puérile à lui disputer les conditions de son emploi, à maudire tout haut sa férocité originelle tout en bénissant tout bas sa mission protectrice, à lui reprocher la brutalité et la maladresse de ses manières tout en se blottissant entre ses pattes puissantes, à tenter de l’émasculer tout en exigeant le bienfait de sa force, à l’humilier enfin tout en lui confiant la défense de l’honneur national.

Il serait contradictoire, à plus forte raison, de concéder, d’imposer même le huis-clos aux tribunaux de droit commun en matière de mœurs, pour la sauvegarde de la pudeur nationale, et de l’interdire aux conseils de guerre qui ont souci de sauvegarder la pudeur internationale en matière d’espionnage, pratique regrettable sans doute, mais périlleuse et nécessaire. Là encore, le caractère sauvage et, partant, immoral de la guerre, que malheureusement la nation même la plus policée est contrainte d’absoudre pour son salut, a sa répercussion inévitable. Il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher et en accepter les conséquences.

Je sens l’insuffisance de ce travail. Je n’ai pas la ridicule ambition de l’assimiler aux profondes études, aux recherches minutieuses d’un légiste compétent, également versé dans les connaissances pratiques et dans la science du droit. Je croirais néanmoins n’avoir pas perdu mon encre et mon temps si seulement ma modeste contribution à l’examen du problème de la discipline militaire en avait fait pressentir au lecteur l’extrême et périlleuse complexité. Je verrais en tremblant y proposer des solutions hâtives, improvisées dans l’ardeur d’une polémique passionnée.


V

Les questions que je viens d’agiter font songer aux conditions étranges, contradictoires, des peuples modernes. Grâce à l’avancement des sciences, dont l’industrie ne cesse d’utiliser les découvertes, l’humanité prend possession de sa planète avec une puissance croissante et s’y installe de jour en jour avec plus de confort et de luxe ; les besoins en même temps se multiplient et se compliquent. Pour les satisfaire, un réseau de communications innombrables et promptes entre tous les peuples procure à chacun d’eux les matières premières dont il manque et ouvre à ses produits des débouchés. Mais la subsistance et la prospérité sont mises par-là pour chacun à la merci des autres. L’avantage qu’ils trouvent respectivement à étendre leur territoire, à s’annexer des colonies pour s’assurer des ressources, les pousse à les conquérir par les armes. Il s’ensuit que leur concurrence effrénée multiplie les cas de guerre entre eux à mesure qu’ils se créent plus d’appétits et de moyens de les assouvir ; en outre, la facilité des transports les expose autant qu’elle les invite aux invasions. Mais, d’une part, plus leurs convoitises leur suscitent d’occasions de se disputer dans les batailles les objets de jouissance, plus ils souhaitent la paix pour en jouir ; et, d’autre part, plus il leur faut d’énergie et d’endurance pour soutenir ces luttes, plus leur genre de vie s’amollit par les richesses, plus s’adoucissent leurs mœurs et décroissent leur vigueur et leur esprit belliqueux.

Ils gagneraient donc à spécialiser l’état militaire par une sélection des individus que l’atavisme y prédispose et que leur constitution physique y rend propres encore. Mais voilà que, par une fatalité nouvelle, les armées deviennent de plus en plus nombreuses et se recrutent de tous les mâles adultes indistinctement. Ce n’est pas tout : l’inégalité des intelligences s’accuse davantage à mesure que s’élève la moyenne des connaissances requises pour entrer dans les carrières qui assurent la plus large existence ; de là, une progressive inégalité des fortunes, favorisée prodigieusement par le progrès de la spéculation financière. Il en résulte que les multitudes enrôlées sous les drapeaux sont composées d’hommes aisés, qui supportent avec impatience le régime dur et grossier imposé au soldat, et de pauvres, que nul intérêt palpable n’attache solidement à la patrie ; l’abnégation qu’on exige d’eux est vraiment héroïque. On sent combien est réduit le nombre des hommes qui font par vocation ce que le devoir exige de leur volonté. Ajoutons que c’est précisément de nos jours, à une époque où les nerfs surexcités sont devenus impressionnables à l’excès, que les troupes sont appelées à subir, dans l’incertitude et l’immobilité, l’attaque lointaine d’armes à feu savamment meurtrières dont l’immense portée dissimule la position.

En somme, il faut convenir que, aujourd’hui, chez les peuples civilisés, tout conspire à rendre le tempérament, les habitudes, les penchans de la foule et de l’élite, sauf une minorité spécialement douée, moins dociles au régime militaire et rebelles aux tâches sanglantes qu’imposent à ces peuples leurs conflits nés de leur évolution même, de leurs besoins factices, multipliés sans mesure.

Ainsi, la guerre persiste avec une atrocité croissante, et l’âme moderne, dont les ambitions la font plus inévitable, y répugne en même temps davantage. Pour avoir raison de ses révoltes inconséquentes, il faut, je le répète, un régime disciplinaire inflexible, et surtout (car trop souvent, sur le champ de bataille, l’automate se détraque et l’homme reste), l’esprit de sacrifice, le sentiment du devoir et le respect de soi développés par une éducation virile et une instruction suffisante, c’est-à-dire un enseignement qui exige assez de chaque intelligence pour lui faire sentir ses bornes, correctif de la présomption qui est le dissolvant de la discipline.


VI

Une école atteint ce but quand elle ne néglige en chacun des élèves aucune de ses aptitudes et les lui fait mesurer toutes en les exerçant à fond. L’étude des sciences est la plus propre à rendre l’esprit à la fois sévère pour lui-même, net et modeste. Quant à moi, je n’ai jamais tant rougi de mon ignorance et des bornes de mes facultés qu’en lisant le programme d’enseignement inauguré par notre démocratie. S’il a l’inconvénient d’être trop chargé, il le rachète du moins par un précieux avantage, il produit à coup sûr cet effet moral dont je signale l’utilité, car il suffit au plus intelligent, au plus laborieux, au mieux doué de nos lycéens de le parcourir pour le mettre en mesure de juger ses capacités, et le contraindre à baisser la tête. Il appartient à l’instituteur de la lui redresser à la hauteur convenable, c’est affaire d’éducation. La modestie n’empêche pas la fierté.

L’esprit démocratique, ramené à sa véritable essence, a de quoi prévenir ainsi ses propres excès, son penchant à la discussion mal éclairée, sans compétence, son entraînement aux résolutions téméraires, son effroi de la domination poussé inconsidérément jusqu’à la méfiance funeste de toute supériorité, même naturelle et légitime, et, par suite, à l’abolition du respect même dans la famille, tendance qui favorise et réjouit la médiocrité envieuse. Tout cela est à corriger, mais, s’il a les défauts de ses qualités, c’est qu’il est encore en formation ; ce n’est pas une raison pour méconnaître celles-ci et le condamner sur ceux-là.

En attendant qu’elle ait réalisé son idéal pédagogique, l’instruction intégrale, entendue non pas comme la folle entreprise d’infuser tout le savoir humain à chaque adulte, mais comme le discernement des aptitudes et la culture offerte à toutes, la démocratie ne peut éviter de faire des demi-savans, des raisonneurs dévoyés, des utopistes creux, en un mot des ignorans présomptueux. C’est la rançon de l’affranchissement, mais il y faut remédier par un traitement préventif de l’orgueil, par une hygiène morale appropriée, qui relève de l’éducation. Chez la jeune clientèle de notre enseignement secondaire et supérieur, l’intelligence trouve son aliment complet dans des programmes d’études si copieux même que le plus souvent ils la dépassent, et par-là, comme je viens de le dire, offrent un remède efficace à la présomption. Aussi cette jeunesse, en général, apporte-t-elle dans le service militaire une déférence résignée à la compétence du sergent. Au peloton d’exercice, loin de s’offenser, elle sourit de ses martiales invectives. Chez les prolétaires, il ne peut pas y avoir autant de boursiers que de pauvres, et l’enseignement primaire laisse un grand nombre de jeunes gens d’intelligence au-dessus du médiocre incomplètement élevés, dont, plus tard, des lectures mal choisies pervertissent les mœurs et faussent l’esprit sans critique et trop confiant en soi-même. Ceux-là ne fournissent à l’armée que des recrues indociles, réfractaires à la discipline et d’une influence pernicieuse sur leurs camarades des campagnes, auparavant moins exposés à la contagion de la suffisance par des travaux solitaires et accablans. La mission de l’instituteur à cet égard est très importante : il lui appartient de suppléer par l’action morale à l’absence du frein intellectuel que j’ai signalé. Tout en démontrant à ses élèves l’utilité de ses leçons pour conquérir l’aisance, il ne leur en doit pas dissimuler les profondes lacunes, la courte portée et les étroites limites ; il doit leur faire sentir qu’il leur faudrait savoir infiniment plus pour être aptes à tout critiquer et les mettre en garde contre ceux qui jugent de tout sans compétence. Il doit enfin leur donner de la patrie une idée saine et leur en inspirer l’amour, afin de les habituer aux exigences sociales et de les préparer à la défense des intérêts communs, même au prix de la vie.

Assurément, ce n’est pas peu demander aux jeunes gens, à ces nouveaux venus sur la terre, nés heureux ou malheureux, mais dont l’âme est spontanément ouverte à toutes les espérances que leur âge autorise. Aussi, pour leur faciliter l’abnégation, importe-t-il de l’appuyer par les plus puissans mobiles. L’appât des galons, le prestige de la gloire, la haine de l’ennemi, depuis que le service militaire généralisé n’est plus une carrière pour le troupier, ont perdu de leur efficacité. En outre, les batailles font aujourd’hui moins de fumée que la canonnade de Valmy ; les boulets et les balles frappent de plus loin, sournoisement ; l’enthousiasme en est refroidi, n’est-il pas à craindre qu’il ne soit devenu moins aisé à entretenir ? Il conviendrait de perfectionner de front l’outillage et l’apprentissage de la mort. Chez les mahométans, le second a depuis longtemps devancé le premier, il est achevé ; ces fanatiques puisent dans leur fatalisme religieux la force et même la joie de mourir. L’erreur a parfois du bon. Chez les chrétiens, chez leurs martyrs, enviés de leurs missionnaires, la foi engendre aussi l’héroïsme. Ce prodige donne à réfléchir. J’en cherche l’équivalent dans nos doctrines rationnelles, maintenant que le stoïcisme antique a disparu. La sensibilité s’est aiguisée, exaspérée, et, par les progrès du bien-être, la trempe des caractères tend à s’amollir. Les sciences morales, hélas ! en ce qui touche les sanctions finales, sont encore loin de nous procurer la certitude qui nous aiderait à renoncer au soleil, à lâcher les biens de la terre ; pour apprendre à mépriser la mort, elles ne nous offrent vraiment rien qui vaille un acte de foi dans un rêve, dans une survivance éternelle et paradisiaque. Quant à moi, devant nos effroyables engins de destruction, je le déplore et, à supposer que je pusse réussir, par des raisons de mon cru, à détacher un conscrit breton de sa naïve croyance qui, sous le feu de l’ennemi, lui fait accepter bravement la mort pour le salut ou l’honneur de son pays et la sécurité de nos méditations, je me tairais humblement, je croirais en le détrompant trahir la patrie. Je préférerais trahir la philosophie, bien qu’elle soit devenue pour moi la seule garantie des vérités transcendantes ; car, pourvoyeuse trop avare de la curiosité la plus haute, elle n’est, au fond, qu’un anxieux calcul de probabilités. Compromis ridicule peut-être, mais, à coup sûr, moins désastreux qu’une défaite. C’est une de ces inconséquences ironiques auxquelles nous condamne la guerre et dont elle est seule responsable. En attendant qu’on la supprime, résignons-nous à la subir et sachons tirer le meilleur parti possible de ses violences : elle nous impose du moins la culture des vertus viriles, l’estime d’un labeur qui n’enrichit pas, et nous met en demeure d’interroger de près, bon gré mal gré, la profondeur de la tombe.


SULLY PRUDHOMME.