Sensé. — C’est un des cas de pathologie que certains mots, sans raison valable, cessent de vivre. Verborum vetus interit ætas, a dit Horace. L’ancien adjectif sené (qui vient de l’allemand sinn, comme l’italien senno, sens, jugement) a été victime de ces accidents de l’usage. Mais sa disparition laissait une lacune regrettable, et c’est vers la fin du seizième et le commencement du dix-septième siècle qu’il a été remplacé par sensé. Quel est le téméraire qui le premier tira sensé de sens, ou, si l’on veut, du latin sensatus ? Nous n’en savons rien. Nous le saurions peut-être, si quelque Vaugelas s’était récrié contre son introduction. Personne ne se récria ; le purisme du temps ne lui chercha aucune chicane ; et aujourd’hui on le prend pour un vieux mot, tandis qu’il n’est qu’un vieux néologisme.
Sensualité. — Ce ne sont pas seulement de vieux mots qui meurent, selon l’adage d’Horace ; ce sont aussi de vieilles significations. On en a vu plus d’un exemple dans ce fragment de pathologie linguistique. Sensualité mérite d’être ajouté à ceux que j’ai déjà rapportés. En latin, sensualitas signifie sensibilité, faculté de percevoir. C’est aussi le sens que sensualité a dans les anciens textes. Mais, au seizième siècle, on voit apparaître la signification d’attachement aux plaisirs des sens. Dès lors, l’acception ancienne et véritable s’oblitère ; l’autre s’établit uniquement, si bien qu’on ne serait plus compris si l’on employait sensualité en sa signification propre. D’où vient cette déviation ? Elle vient d’une acception spéciale que reçut le mot sens. À côté de sa signification générale, ce mot, particulièrement dans le langage mystique, prit, au pluriel, la signification des satisfactions que les sens tirent des objets extérieurs, des plaisirs plus ou moins raisonnables et matériels qu’ils procurent. C’est grâce à cet emploi que sensualité, dépouillant son ancien et légitime emploi, n’a plus présenté à nous autres modernes qu’une idée péjorative.
Sevrer. — Sevrer doit être mis à côté d’accoucher (voy. ce mot) pour le genre de pathologie qui consiste à substituer à la signification générale du mot une signification extrêmement particulière, qui, si l’on ne se réfère aux procédés de l’usage, semble n’y avoir aucun rapport. Ainsi, il ne faudrait pas croire que sevrer contînt rien qui indique que la mère ou la nourrice cesse d’allaiter le nourrisson. Sevrer, dans l’ancienne langue, signifie uniquement séparer ; il est, en effet, la transformation légitime du latin separare. Quand on voulait dire cesser d’allaiter, on disait sevrer de la mamelle, sevrer du lait, c’est-à-dire séparer. L’usage a fini par sous-entendre lait ou mamelle, et, dès lors, sevrer a pris le sens tout spécial dans lequel nous l’employons. En revanche, il a perdu son sens ancien et étymologique, où le néologisme séparer, néologisme qui date du quatorzième siècle, l’a remplacé.
Sobriquet. — Sobriquet appartient de plein droit à la pathologie. Il lui revient par la malformation ; car tout porte à croire qu’il en a été affecté, soit par vice de prononciation, soit par confusion de l’un de ses éléments avec un vocable plus usuel. Il lui revient encore par l’étrange variété de significations qui a conduit depuis l’acception originelle jusqu’à celle d’aujourd’hui. Le sens propre en est : petit coup sous le menton. Ce sens passe métaphoriquement à celui de propos railleur, et finalement à celui de surnom donné par dérision ou autrement, qui est le nôtre. En étudiant de près le mot, je m’aperçus que soubsbriquet (c’est l’ancienne orthographe) est exactement synonyme de sous-barbe et de soupape, qui signifient aussi coup sous le menton. Sous-barbe s’entend de soi ; quant à soupape, il est formé de sous et de pape, qui veut dire la partie inférieure du menton ; il est singulier que la langue ait eu trois mots pour désigner cette espèce de coup. Cela posé, briquet m’apparut comme synonyme de barbe, de pape, et signifiant le dessous du menton. Mais il se refusait absolument à recevoir une telle acception. J’entrai alors dans la voie des conjectures, et il me sembla possible que briquet fût une altération de bequet : soubsbequet, coup sous le bec. J’en étais là de mes déductions, quand l’idée me vint de chercher dans mon Supplément, et je vis que cette même conjecture avait été émise de point en point par M. Bugge, savant scandinave qui s’est occupé avec beaucoup d’érudition d’étymologies romanes. Il faut en conclure, d’un côté, que l’opinion de M. Bugge est très probable, et, d’autre côté, qu’on est exposé par les souvenirs latents à prendre une réminiscence pour une pensée à soi. Il y a bien loin de coup sous le menton à surnom de dérision ; pourtant, quand on tient le fil, on a une explication suffisante de ces soubresauts de l’usage ; et alors on ne le désapprouve pas d’avoir fait ce qu’il a fait. Surnom est le terme général ; sobriquet y introduit une nuance ; et les nuances sont précieuses dans une langue.
Soupçon. — J’inscris soupçon au compte de la pathologie, parce qu’il devrait être féminin comme il l’a été longtemps, et comme le montre son doublet suspicion. Suspicion est un néologisme ; entendons-nous, un néologisme du seizième siècle. C’est alors qu’on le forma crûment du latin suspicionem. Antérieurement on ne connaissait que la forme organique soupeçon, où les éléments latins avaient reçu l’empreinte française. Soupeçon est féminin, comme cela devait être, dans tout le cours de la langue jusqu’au seizième siècle inclusivement. Puis tout à coup il devient masculin contre l’analogie. Nous connaissons deux cas où l’ancienne langue avait attribué le masculin à ces noms féminins en on : la prison, mais à côté le prison, qui signifiait prisonnier et que nous avons perdu ; la nourrisson, que nous n’avons plus et que nous avons remplacé par le scientifique nutrition, et le nourrisson, que nous avons gardé. Il y en avait peut-être d’autres. Si elle avait employé ce procédé à l’égard de soupeçon, la soupeçon eût été la suspicion, et le soupeçon eût été l’homme soupçonné. Notre soupçon masculin est un solécisme gratuit. En regard de soupçon, suspicion est assez peu nécessaire. Les deux significations se confondent par leur origine, et l’usage n’y a pas introduit une grande nuance. La différence principale est que suspicion n’est pas susceptible des diverses acceptions métaphoriques que soupçon reçoit.
Suffisant. — Suffisant a ceci de pathologique qu’il a pris néologiquement un sens péjoratif que rien ne lui annonçait ; car ce qui suffit est toujours bon. Bien plus, ce sens péjoratif est en contradiction avec l’acception propre du mot ; car tout défaut est une insuffisance, comme défaut l’indique par lui-même. On voit que suffisant a été victime d’une rude entorse. Elle s’explique cependant, et, s’expliquant, se justifie jusqu’à un certain point. Il existe un intermédiaire aujourd’hui oublié ; dans le seizième siècle, notre mot s’appliqua aux personnes et s’employa pour capable de ; cela ne suscita point d’objection : un homme capable d’une chose est suffisant à cette chose. La construction de suffisant avec un nom de personne ne plut pas au dix-septième siècle ; du moins il ne s’en sert pas. En revanche et comme pour y marquer son déplaisir, il lui endossa un sens de dénigrement relatif à un défaut de caractère, le défaut qui fait que l’on se croit fort capable et qu’on le témoigne par son air ; si bien que le suffisant ne suffit qu’en apparence.