Ladre. — Il est dans l’Évangile un pauvre nommé Lazare, qui, couvert d’ulcères, gémit à la porte du riche. Le moyen âge spécifia davantage la maladie dont ce pauvre homme était affecté, et il en fit un lépreux. Après cette spécification, Ladre (Lázarus, avec l’accent sur a, a donné Ladre au français), perdant sa qualité de nom propre, est devenu un nom commun et signifie celui qui est affecté de lèpre. Ceci est un procédé commun dans les langues. Les dérivations ne se sont pas arrêtées là. Le nom de la lèpre qui affecte l’homme a été transporté à une maladie particulière à l’espèce porcine et qui rend la chair impropre aux usages alimentaires. À ce point, ayant de la sorte une double maladie physique qui diminue notablement la sensibilité de la peau de l’individu, homme ou bête, on est passé (qui on ? on représente ici la tendance des groupes linguistiques à modifier tantôt en bien, tantôt en mal, les mots et leurs significations), on est passé, dis-je, à un sens moral, attribuant à ladre l’acception d’avare, de celui qui lésine, qui n’a égard ni à ses besoins ni à ceux des autres. Il n’y a aucune raison de médire de ceux qui, les premiers, firent une telle application ; ils n’ont pas été mal avisés, si l’on ne considère que la suite des dérivations et l’enrichissement du vocabulaire. Mais à un autre point de vue, qui aurait prédit au Lazare de l’Évangile que son nom signifierait le vice de la lésinerie ? et ne pourrait-on pas regretter qu’un pauvre digne de pitié ait servi de thème à une locution de dénigrement ? Heureusement, le jeu de l’accent a tout couvert. Lazare est devenu ladre ; et, quand on parle de l’un, personne ne songe à l’autre. Ainsi sont sauvés, quant aux apparences, le respect dû à la souffrance et l’ingéniosité du parler courant.
Libertin. — Le latin libertinus, qui a donné libertin au français, ne signifie que fils d’affranchi. Pourtant, dans le seizième siècle, premier moment où libertin fait son apparition parmi nous, ce mot désigne uniquement celui qui s’affranchit des croyances et des pratiques de la religion chrétienne. D’où vient une pareille déviation, et comment de fils d’affranchi l’usage a-t-il passé à l’acception d’homme émancipé des dogmes théologiques ? Voici l’explication de ce petit problème : les Actes des apôtres, VI, 9, font mention d’une synagogue des libertins, en grec λιβερτίνων, en latin libertinorum. Cette synagogue, qui comptait sans doute des fils d’affranchis, était rangée parmi les synagogues formées d’étrangers. La traduction française de 1525 de Lefebvre d’Étaples porte « Aulcuns de la synagogue, laquelle est appellée des libertins. » Ces libertins furent suspectés par les lecteurs de cette traduction de n’être pas parfaitement orthodoxes. De là, en français, le sens de libertin, qui est exclusivement celui d’homme rebelle aux croyances religieuses ; il prit origine dans le Nouveau Testament, fautivement interprété, et n’eut d’abord d’autre application qu’une application théologique. Ce sens a duré pendant tout le dix-septième siècle ; aujourd’hui il est aboli ; et il faut se garder, quand on lit les auteurs du temps de Louis XIV, d’y prendre ce vocable dans l’acception moderne. Mais il n’est pas difficile de voir comment cette même acception moderne est née. Le préjugé théologique attachait naturellement un blâme à celui qui ne se soumettait pas aux croyances de la foi. De religieux, ce blâme ne tarda pas à devenir simplement moral ; et c’est ainsi que libertin s’est écarté de son origine, non pas pourtant au point de désigner toute offense à la morale ; il note particulièrement celle qui a pour objet les rapports entre hommes et femmes.
Limier. — Il est curieux de remarquer les ressources de l’esprit linguistique pour dénommer les objets. Le limier est une espèce de chien de chasse. Eh bien ! le mot ne veut dire que l’animal ou l’homme tenu par un lien. En effet, limier, anciennement liemier, de trois syllabes, vient du latin ligamen, lien. Tout ce qui porte un lien pourrait être dit liemier. L’usage restreignit l’acception à celle du chien qui sert à la chasse des grosses bêtes. Il n’est pas besoin de signaler l’usage métaphorique de ce mot dans limier de police.
Livrer. — En passant de l’usage latin à l’usage roman, les mots n’ont pas seulement changé de forme, ils ont aussi changé d’acception. Livrer en est un exemple. Il vient du latin liberare, qui veut dire uniquement rendre libre, mettre en liberté. On trouve dès le neuvième siècle, dans un capitulaire de Charles le Chauve, liberare avec le sens de livrer, de remettre. À cette époque, le bas latin et le vieux français commençaient à ne plus guère se distinguer l’un de l’autre, le premier arrivant à sa fin, l’autre se dégageant de ses langes. Toujours est-il que le parler populaire des Gaules ne reçut pas liberare avec son sens véritable, mais lui fit subir une distorsion dont on suit sans grande peine le mouvement ; car affranchir, mettre en liberté, et ne plus retenir, livrer, sont des idées qui se tiennent. Mais, manifestement, le mot s’est dégradé ; l’idée morale de liberare a disparu devant l’idée matérielle de mettre en main, de transmettre. Faites-y attention, et vous reconnaîtrez que les mots ont leur abaissement comme les hommes ou les choses.
Loisir. — Loisir est un mot élégant du langage français, qui appartient aux plus anciens temps, avec la signification actuelle. D’origine, c’est l’infinitif, pris substantivement, d’un ancien verbe jadis fort usité, qui ne veut pas dire être en loisir, mais qui veut dire être permis ; car il vient du latin licere, être licite. Au reste, le sens étymologique est conservé dans l’adjectif loisible. Ainsi, de très bonne heure, l’usage populaire a trouvé dans être permis un acheminement au sens détourné d’intervalle de temps où l’on se repose, où l’on fait ce que l’on veut. Il n’y a pas à se plaindre de cette ingéniosité d’un si ancien néologisme ; car n’est-ce pas néologiser que de transformer la signification d’un verbe latin à son passage dans le français ?