Accoucher. — Accoucher n’a aujourd’hui qu’une acception, celle d’enfanter, de mettre au monde, en parlant d’une femme enceinte. Mais, de soi, ce verbe, qui, évidemment, contient couche, coucher, est étranger à un pareil emploi. Le sens propre et ancien d’accoucher, ou, comme on disait aussi, de s’accoucher, est se mettre au lit. Comme la femme se met au lit, se couche pour enfanter, le préliminaire a été pris pour l’acte même, exactement comme si, parce qu’on s’assied pour manger à table, s’asseoir avait pris le sens de manger. Accoucher n’a plus signifié qu’une seule manière de se coucher, celle qui est liée à l’enfantement ; et ce sens restreint a tellement prévalu, que l’autre, le général, est tombé en désuétude. Il est bon de noter qu’il se montre de très bonne heure ; mais alors il existe côte à côte avec celui de se mettre au lit. L’usage moderne réservait à ce mot une bien plus forte entorse ; il en a fait un verbe actif qui devrait signifier mettre au lit, mais qui, dans la tournure qu’avait prise la signification, désigna l’office du chirurgien, de la sage-femme qui aident la patiente. Je ne crois pas qu’il y ait rien à blâmer en ceci, tout en m’étonnant de la vigueur avec laquelle l’usage a, pour ce dernier sens, manipulé le mot. C’est ainsi que l’artiste remanie souverainement l’argile qu’il a entre les mains.
Arriver. — De quelque façon que l’on se serve de ce verbe (et les emplois en sont fort divers), chacun songe à rive comme radical ; car l’étymologie est transparente. En effet, dans l’ancienne langue, arriver signifie uniquement mener à la rive : « Li vens les arriva. » Il est aussi employé neutralement avec le sens de venir à la rive, au bord : « Saint Thomas l’endemain en sa nef en entra ; Deus (Dieu) li donna bon vent, à Sanwiz arriva. » Chose singulière, malgré la présence évidente de rive en ce verbe, le sens primordial s’oblitéra ; il ne fut plus question de rive ; et arriver prit la signification générale de venir à un point déterminé : arriver à Paris ; puis, figurément : arriver aux honneurs, à la vieillesse. Mais là ne s’est pas arrêtée l’extension de la signification. On lui a donné pour sujet des objets inanimés que l’on a considérés comme se mouvant et atteignant un terme : « De grands événements arrivèrent ; ce désordre est arrivé par votre faute. » Enfin la dernière dégradation a été quand, pris impersonnellement, arriver a exprimé un accomplissement quelconque : « Il arriva que je le rencontrai. » Ici toute trace de l’origine étymologique est effacée ; pourtant la chaîne des significations n’est pas interrompue. L’anomalie est d’avoir expulsé de l’usage le sens primitif ; et il est fâcheux de ne pas dire comme nos aïeux : Le vent les arriva.
Artillerie. — Ce mot est un exemple frappant de la force de la tradition dans la conservation des vieux mots, malgré le changement complet des objets auxquels ils s’appliquent. Dans artillerie, il n’est rien qui rappelle la poudre explosive et les armes à feu. Ce mot vient d’art, et ne signifie pas autre chose que objet d’art, et, en particulier, d’art mécanique. Dans le moyen âge, artillerie désignait l’ensemble des engins de guerre soit pour l’attaque, soit pour la défense. La poudre ayant fait tomber en désuétude les arcs, arbalètes, balistes, châteaux roulants, béliers, etc., le nom d’artillerie passa aux nouveaux engins, et même se renferma exclusivement dans les armes de gros calibre, non portatives. Il semblait qu’une chose nouvelle dût amener un nom nouveau ; il n’en fut rien. Le néologisme ne put se donner carrière ; et, au lieu de recourir, comme on eût fait de notre temps, à quelque composé savant tiré du grec, on se borna modestement et sagement à transformer tout l’arsenal à cordes et à poulies en l’arsenal à poudre et à feu. Seulement, il faut se rappeler, quand on lit un texte du quatorzième siècle, qu’artillerie n’y signifie ni arquebuse, ni fusil, ni canon.
Assaisonner. — Le sens propre de ce mot, comme l’indique l’étymologie, est : cultiver en saison propre, mûrir à temps. Comment a-t-on pu en venir, avec ce sens qui est le seul de la langue du moyen âge, à celui de mettre des condiments dans un mets ? Voici la transition : en un texte du treizième siècle, viande assaisonnée signifie aliment cuit à point, ni trop, ni trop peu, comme qui dirait mûri à temps. Du moment qu’assaisonner fut entré dans la cuisine, il n’en sortit plus, et de cuire à point il passa à l’acception de mettre à point pour le goût à l’aide de certains ingrédients ; sens qu’il a uniquement parmi nous.
Assassin. — Ce mot ne contient rien en soi qui indique mort ou meurtre. C’est un dérivé de haschich, cette célèbre plante enivrante. Le Vieux de la Montagne, dans le treizième siècle, enivrait avec cette plante certains de ses affidés, et, leur promettant que, s’ils mouraient pour son service, ils obtiendraient les félicités dont ils venaient de prendre un avant-goût, il leur désignait ceux qu’il voulait frapper. On voit comment le haschich est devenu signe linguistique du meurtre et du sang.
Attacher, attaquer. — Ces mots présentent deux anomalies considérables. La première, c’est qu’ils sont étymologiquement identiques, ne différant que par la prononciation ; attaquer est la prononciation picarde d’attacher. La seconde est que, tache et tacher étant les simples de nos deux verbes, les composés attacher et attaquer ne présentent pas, en apparence, dans leur signification, de relation avec leur origine. Il n’est pas mal à l’usage d’user de l’introduction irrégulière et fortuite d’une forme patoise pour attribuer deux acceptions différentes à un même mot ; et même, à vrai dire, il n’est pas probable, sans cette occasion, qu’il eût songé à trouver dans attacher le sens d’attaquer. Mais comment a-t-il trouvé le sens d’attacher dans tache et tacher, qui sont les simples de ce composé ? C’est que, tandis que dans tache mourait un des sens primordiaux du mot qui est : ce qui fixe, petit clou, ce sens survivait dans attacher. Au seizième siècle, les formes attacher et attaquer s’emploient l’une pour l’autre ; et Calvin dit s’attacher là où nous dirions s’attaquer. Ce qui attaque a une pointe qui pique, et le passage de l’un à l’autre sens n’est pas difficile. D’autre part, il n’est pas douteux que tache, au sens de ce qui salit, ne soit une autre face de tache au sens de ce qui fixe ou se fixe. De la sorte on a la vue des amples écarts qu’un mot subit en passant du simple au composé, avec cette particularité ici que le sens demeuré en usage dans le simple disparaît dans le composé, et que le sens qui est propre au composé a disparu dans le simple complètement. C’est un jeu curieux à suivre.
Avouer. — Quelle relation y a-t-il entre le verbe avouer, confesser, confiteri, et le substantif avoué, officier ministériel chargé de représenter les parties devant les tribunaux ? L’ancienne étymologie, qui ne consultait que les apparences superficielles, aurait dit que l’avoué était nommé ainsi parce que le plaideur lui avouait, confessait tous les faits relatifs au procès. Mais il n’en est rien ; et la recherche des parties constituantes du mot ne laisse aucune place aux explications imaginaires. Avouer est formé de à et vœu ; en conséquence, il signifie proprement faire vœu à quelqu’un, et c’est ainsi qu’on l’employait dans le langage de la féodalité. Le fil qui de ce sens primitif conduit à celui de confesser est subtil sans doute, mais très visible et très sûr. De faire vœu à quelqu’un, avouer n’a pas eu de peine à signifier : approuver une personne, approuver ce qu’elle a fait en notre nom. Enfin une nouvelle transition, légitime aussi, où l’on considère qu’avouer une chose c’est la reconnaître pour sienne, mène au sens de confesser : on reconnaît pour sien ce que l’on confesse. Et l’avoué, que devient-il en cette filière ? Ce substantif n’est point nouveau dans la langue, et jadis il désignait une haute fonction dans le régime féodal, fonction de celui à qui l’on se vouait et qui devenait un défenseur. L’officier ministériel d’aujourd’hui est un diminutif de l’avoué féodal ; c’est celui qui prend notre défense dans nos procès.