Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Pasté d’Anguille

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 290-295).


XI. — PASTÉ D’ANGUILLE.


Mesme beauté, tant soit exquise,
Rassasie et soûle à la fin.
Il me faut d’un et d’autre pain :
Diversité, c’est ma devise.
Cette maîtresse un tantet bize
Rit à mes yeux ; pourquoy cela ?
C’est qu’elle est neuve ; et celle-la
Qui depuis longtemps m’est acquise,
Blanche qu’elle est, en nulle guise
Ne me cause d’émotion.
Son cœur dit ouy ; le mien dit non.
D’où vient ? en voicy la raison :
Diversité, c’est ma devise.
Je l’ay ja dit d’autre façon[1] ;
Car il est bon que l’on desguise ;

Suivant la Loy de ce dicton,
Diversité, c’est ma devise.
Ce fut celle aussi d’un mary
De qui la femme estoit fort belle.
Il se trouva bien tost guery
De l’amour qu’il avoit pour elle :
L’Hymen et la possession
Eteignirent sa passion.
Un sien Valet avoit pour femme
Un petit bec assez mignon :
Le maistre, estant bon compagnon,
Eut bien tost empaumé la Dame.
Cela ne plûst pas au Valet,
Qui, les ayant pris sur le fait,
Vendiqua son bien de couchete,
A sa moitié chanta goguette,
L’appella tout net et tout franc….
Bien sot de faire un bruit si grand
Pour une chose si commune ;
Dieu nous gard de plus grand fortune !
Il fit à son Maistre un sermon.
Monsieur, dit-il, chacun la sienne,
Ce n’est pas trop ; Dieu et raison
Vous recommandent cette Antienne.
Direz-vous : Je suis sans Chrestienne ?
Vous en avez à la maison
Une qui vaut cent fois la mienne.
Ne prenez donc plus tant de peine :
C’est pour ma femme trop d’honneur ;
Il ne lui faut si gros Monsieur.
Tenons-nous chacun à la nostre ;
N’allez point à l’eau chez un autre,
Ayant plein puits de ces douceur :
Je m’en raporte aux connoisseurs.
Si Dieu m’avoit fait tant de grace
Qu’ainsi que vous je disposasse
De Madame, je m’y tiendrois,
Et d’une Reine ne voudrois.

Mais puis qu’on ne sçauroit défaire
Ce qui s’est fait, je voudrois bien
(Ceci soit dit sans vous deplaire),
Que, contant de vostre ordinaire,
Vous ne goûtassiez plus du mien.
Le Patron ne voulut luy dire
Ni oüy ny non sur ce discours,
Et commanda que tous les jours
On mist aux repas, prés du sire,
Un pasté d’Anguille : ce mets
Lui chatoüilloit fort le palais.
Avec un appetit extreme
Une et deux fois il en mangea :
Mais, quand ce vint à la troisiesme,
La seule odeur le dégoûta.
Il voulut sur une autre viande
Mettre la main ; on l’empêcha.
Monsieur, dit-on, nous le commande :
Tenez-vous en à ce mets là :
Vous l’aimez, qu’avez-vous à dire ?
M’en voilà soû reprit le Sire.
Et quoy ! toûjours pastez au bec !
Pas une Anguille de rostie !
Pastez tous les jours de ma vie !
J’aymerois mieux du pain tout sec :
Laissez-moy prendre un peu du vôtre,
Pain de par Dieu, ou de par l’autre ;
Au Diable ces pastez maudits !
Ils me suivront en Paradis,
Et par delà, Dieu me pardonne !
Le Maistre accourt soudain au bruit ;
Et, prenant sa part du deduit :
Mon Amy, dit-il, je m’étonne
Que d’un mets si plein de bonté
Vous soyez si tôt dégoûté.
Ne vous ay-je pas ouy dire
Que c’estoit vôtre grand ragoût ?
Il faut qu’en peu de temps, beau Sire,

Vous ayez bien changé de goût.
Qu’ay-je fait qui fust plus étrange ?
Vous me blâmez lors que je change
Un mets que vous croyez friand,
Et vous en faites tout autant !
Mon doux Amy, je vous aprend
Que ce n’est pas une sottise,
En fait de certains apetits,
De changer son pain blanc en bis :
Diversité, c’est ma Devise.
Quand le Maistre eut ainsi parlé,
Le Valet fut tout consolé.
Non que ce dernier n’eust à dire
Quelque chose encor là dessus :
Car, aprés tout, doit-il suffire
D’alléguer son plaisir sans plus ?
J’ayme le change. A la bonne heure !
On vous l’accorde ; mais gagnez,
S’il se peut, les interessez ;
Cette voye est bien la meilleure :
Suivez-la donc. A dire vray,
Je crois que l’Amateur du change
De ce Conseil tenta l’essay.
On dit qu’il parloit comme un Ange,
De mots dorez usant toûjours.
Mots dorez font tout en Amours,
C’est une maxime constante.
Chacun sçait quelle est mon entente :
J’ai rebattu cent et cent fois
Cecy dans cent et cent endroits[2] :

Mais la chose est si necessaire
Que je ne puis jamais m’en taire,
Et rediray jusques au bout :
Mots dorez en Amours font tout.
Ils persuadent la Donzelle,
Son petit chien, sa Demoiselle,
Son Epoux quelque fois aussi.
C’est le seul qu’il falloit icy
Persuader : il n’avoit l’ame
Sourde à cette eloquence ; et, Dame !
Les Orateurs du temps jadis
N’en ont de telle en leurs écrits.
Nôtre jaloux devint commode :
Même on dit qu’il suivit la mode
De son Maistre, et toûjours depuis
Changea d’objets en ses deduits.
Il n’estoit bruit que d’avantures

Du Chrétien et de Creatures.
Les plus nouvelles sans manquer
Estoient pour luy les plus gentilles :
Par où le drôle en pût croquer
Il en croqua ; femmes et filles,
Nimphes, Grisettes, ce qu’il put.
Toutes estoient de bonne prise ;
Et sur ce poinct, tant qu’il vescut,
Diversité fut sa Devise.


  1. Dans les Trocqueurs, p. 244 :
    Le Changement de Mets réjouit l’homme.
  2. Nous sommes beaux ; nous avons de l’esprit ;
    Avec cela bonnes lettres de change ;
    Il faudroit estre bien estrange
    Pour resister à tant d’appas.
    (Ci-dessus, page 17.)
    Pour tout carquois, d’une large escarcelle

    En ce pays le Dieu d’amour se sert.
    (Page 26.)
    Pour de l’argent, et non par tromperie,
    (Comme le monde est à present bâty)
    L’on vous croiroit venuë en ce lieu-cy.
    (Page 29. )
    Gratis est mort ; plus d’Amour sans payer :
    En beaux Louys se content les fleuretes.
    (Page 107. )
    Celuy-là parle une langue Barbare
    Qui l’or en main n’explique ses desirs.
    (Page 108.)
    … Quelle affaire ne fait point
    Ce bien-heureux métail, l’argent, maistre du monde ?
    (Page 188.)
    A pleines mains il vous jettoit l’argent :
    Sçachant trés-bien qu’en amour comme en guerre
    On ne doit plaindre un métail qui fait tout.
    (Page 193.)
    La clef du coffre fort et des cœurs, c’est la mesme.
    (Page 220.)