Passage des Andes en hiver



PASSAGE DES ANDES

EN HIVER.


.... La rive gauche du torrent n’offrait plus de sentier praticable à nos mules ; un roc perpendiculaire s’élevait en face de nous, et c’était le dernier pas avant d’arriver à la région des neiges. Peut-être pouvait-on faire quelques milles de plus sur le bord opposé ; mais comment franchir cette rivière encaissée, qui mugit et bouillonne à travers d’énormes pierres détachées de siècle en siècle du sommet des montagnes. Le vieux guide hasarda le passage ; il s’élança courageusement dans l’eau, emporté par la force du courant, ballotté au milieu des blocs de granit, jusqu’à ce que, sa mule venant à heurter contre un de ces écueils, ils firent tous les deux un plongeon, et se trouvèrent rejetés contre la rive d’où ils étaient partis. Pedro secoua ses habits mouillés, marmotta quelques imprécations, et entassa des broussailles sur le feu pour se sécher à loisir. Une seconde tentative fut faite par le courrier, mais sans plus de résultat. Il était donc décidé que nous devions commencer à marcher à pied.

Bien qu’on s’y attendît d’un instant à l’autre, cette nouvelle nous plongea dans un grand découragement. Excepté quelques laderas lisses et verticales, la teinte monotone de l’hiver couvrait toute l’étendue de ce défilé, qui monte, monte toujours, revêtu d’abord de deux ou trois pieds de neige, et se prolongeant jusqu’à ces glaciers effrayans qu’un soleil terne et pâle semble polir encore. On ôta les charges des mules ; tout cela fut entassé sur le bord de la rivière ; le postillon, sans attendre davantage, rassembla sa tropilla, fit retentir les échos du claquement de son fouet, et prit congé de nous ; les animaux fatigués se roulèrent sur le sable, broutèrent à la course quelques poignées d’herbe verte, et disparurent au grand trot à travers ces sentiers tortueux et difficiles où nous les suivîmes long-temps du regard.

Quand on nous eut retiré, pour ainsi dire, les seuls moyens de communiquer avec les habitations, ces mules patientes et fortes dont le pas soutenu égaie l’âpre solitude des montagnes, je compris alors toute l’étendue de notre isolement, et combien de fatigues devraient être endurées avant d’arriver au port : ces bagages, ces provisions, qui à eux seuls faisaient la charge de huit mules, il fallait les répartir entre nous six, et porter tout cela sur nos épaules jusqu’aux portes du Chili.

Je levais les yeux vers ces montagnes si hautes, si menaçantes, où le regard le plus perçant n’aurait pu découvrir un sentier battu. Dans la belle saison, toutes ces routes sont libres ; les voyageurs, réunis en caravanes, franchissent à cheval, dans l’espace de quatre jours, la triple chaîne des Andes : c’est une partie de plaisir ; des vivres abondans, un climat tempéré, à peine de loin en loin un passage difficile, et des troupes d’arrieros qui se rencontrent là comme des personnages placés exprès pour animer un paysage trop sévère ; mais quand la Cordillère est fermée, quand on est réduit à de maigres provisions de viande sèche, quand on porte soi-même la bride et la selle, qu’on s’est fait bête de somme, et qu’un froid excessif vient redoubler ces misères, oh ! alors, la position n’est plus la même ; il y a toute la différence d’une promenade à un trajet pénible et dangereux.

Chacun prit la charge qui lui revenait, et on distribua les peaux de moutons pour en faire des tamangos, sorte de chaussures taillées en forme de bottes, le poil en dedans, passant sous le pied et liées au-dessous du genou ; on recouvre le tout d’une espèce de soulier nommé ojota, qui n’est autre chose qu’un cuir grossièrement découpé. Sans ces précautions indispensables, les pieds, toujours enfoncés dans la neige, ne tarderaient pas à se geler. Ces accidens ne sont que trop communs ; quand l’armée libératrice de Buenos-Ayres vola courageusement au secours des Chilenos à travers les Andes glacés, bien des soldats perdirent leurs jambes dans ces montagnes ; et l’on voit aujourd’hui ces vieux guerriers, portant encore l’uniforme de la patria, se traîner à genoux dans les rues, réduits à demander l’aumône aux passans, et le plus souvent aux étrangers. Si l’on joint à ces chaussures embarrassantes le poncho de laine très ample, le mouchoir noué sous le menton, la ceinture de cuir, le couteau, les alforjas bien garnies, une paire de chifles pleines de vin, on aura l’idée complète de ce bizarre accoutrement, le plus lourd, le plus gênant dont on puisse s’affubler, pour faire une traversée où le moindre faux pas coûterait la vie.

Enfin, après avoir battu du pied et secoué sur nos épaules les charges disposées tant bien que mal, nous tirâmes d’une petite grotte des bâtons placés là pour le service des voyageurs. Une fois ce roc gravi, nous ne devions plus fouler la terre ferme avant d’apercevoir les premiers bosquets du Chili. Les guides devenaient indispensables, surtout le vieux Pedro, qui s’est tellement identifié avec les montagnes, que son langage, ses manières n’appartiennent plus à aucun peuple ; ce n’est ni un Chilien ni un Cuyano, c’est l’homme de la Cumbre, du sommet des Andes. Que de voyageurs il a escortés dans sa vie qui aujourd’hui sont dispersés sur toute la surface du globe ! Mais lui ne sort pas de la Cordillère, il ne franchit jamais ses limites, et regarde en pitié les vertes plaines de Mendoza, les ravissantes vallées de Santa Rosa, comme des eaux trop calmes où chacun peut se diriger soi-même : dans ces gorges encaissées où l’on respire à peine, où l’on est si étrangement dépaysé, lui seul est à son aise ; ces précipices lui sont connus depuis l’enfance ; il se trouve dans son élément.

Nous étions alors assez élevés au-dessus de la rivière ; le mugissement des flots ne nous arrivait plus que comme un écho lointain. La neige tombée du haut des montagnes formait çà et là de larges sillons, semblables à des talus de fossés : le terrain, fortement incliné, rendait notre marche difficile ; nous allions, en glissant à chaque pas, sur une glace raboteuse ; déjà notre petite troupe se divisait en avant-garde, en gros d’armée et en traînards : ces derniers étaient les deux péons chargés de nos bagages, jeunes gens de la vallée de San Juan, mineurs inoccupés qui se rendaient à Coquimbo pour chercher du travail.

Notre gîte pour la nuit était fixé à la Cueva del Pellon rajado, où, pendant un des plus terribles ouragans du mois de juin, deux hommes avaient péri de froid et de faim. Cette histoire, racontée très en détail par mes compagnons, était peu propre à relever le courage d’un Européen ; mais nous cherchâmes en vain l’entrée de cette fatale caverne : l’intensité de la gelée avait détaché le roc de la montagne, elle n’existait plus. Ainsi la Cueva maudite n’avait pas survécu long-temps aux victimes qu’elle avait si mal abritées ; dans quelques années, la mort des deux voyageurs prendra place parmi les nombreuses chroniques de la Cordillère ; leurs ombres viendront errer sur les débris ruinés de la grotte, et demander des prières aux passans.

Reprenant donc tristement notre route, nous gravîmes presque sur les genoux un monticule en pain de sucre, qu’on eût pu croire formé entièrement par la neige : là se trouve une autre caverne. Il était nuit ; tous les briquets étincelèrent en même temps. C’était à qui ferait flamber le premier les branches sèches, laissées là depuis un an peut-être. Nous avions grand besoin de repos ; nos mains étaient engourdies, nos pieds froids et humides : en moins de deux minutes l’eau bouillait, et nous humions le maté avec délices. C’est quelque chose qui tient le milieu entre boire et fumer : dans nos pays on ne peut guère apprécier le maté ; mais après avoir galopé pendant toute une journée, ou marché péniblement à travers les montagnes dans la neige, quand on est trop las pour pouvoir manger encore, et trop exténué pour attendre le puchero, ce breuvage humé lentement ranime par degrés l’estomac affaibli ; le feu brûlant allumé dans la poitrine par une excessive fatigue s’apaise peu à peu ; on se sent renaître ; accroupi autour des flammes, la tête dans ses mains, les mains sur ses genoux, on se laisse aller au vague de ses pensées, et avec un peu d’eau versée de temps en temps dans la calebasse, on prolonge indéfiniment cette innocente ivresse. Les habitans de ces contrées ont compris à leur manière et traduit par cette herbe précieuse la volupté du café, du thé, de l’opium ; avec un matecito ils se passent de tout, endurent la faim et la soif. Quiconque a vécu avec les Gauchos pourra dire quelle joie extatique, quelle béatitude se révèle sur leurs visages graves et sévères, quand ils pressent dans leur bouche la bombille de roseau. Les Chiliens, moins vagabonds et plus causeurs, en sont si avides, que, dans les fermes de la vallée d’Aconcagua où je m’arrêtai pour demander du lait, les paysans refusaient d’accepter des réaux d’argent, en me suppliant de leur faire cadeau d’une poignée d’yerba.

Pendant ce temps, le charque rôtissait sur les braises : les bagages étaient symétriquement disposés dans cette grotte étroite où nous avions à peine assez d’espace pour nous allonger tous. À nous voir ainsi, misérablement vêtus, taillant avec nos longs couteaux dans un morceau de viande sèche et coriace, et réfugiés dans cette caverne solitaire, au milieu de rocs inaccessibles, on nous eût pris pour des bandits rapportant au gîte du soir le butin de la journée. Pour moi, seul Européen au milieu de ces hommes plus ou moins identifiés avec la vie du désert, je me trouvais étrangement isolé. Personne à qui parler ; point de ces conversations intimes et consolantes, toutes d’épanchement, qui préparent si doucement au sommeil : le courrier seul était bon et affectueux ; on lisait sur sa physionomie la résignation d’un homme qui s’est voué aux plus rudes, aux plus périlleux travaux, pour soutenir une nombreuse famille.

Là au moins nous n’avions à redouter ni Salteadores, ni Montoneros ; mais une autre inquiétude venait troubler notre repos : cette grotte paraissait encore assez solide, il n’y avait pas d’apparence qu’elle s’écroulât prochainement, et cependant de petites pierres se détachaient de la voûte à toute minute ; leur chute était si fréquente, que nous étions alternativement éveillés en sursaut, et parfois elles tombaient sur le visage assez brutalement pour arracher aux péons de ces vigoureuses exclamations si ronflantes en espagnol.

Les gens accoutumés à dormir en plein air contractent, comme les chevaux, ces habitudes matinales, cet instinct merveilleux qui les tient debout une heure avant l’aurore. Pedro n’était pas homme à se laisser surprendre par la teinte blanche du matin ; nous étions déjà tous prêts, chargés et équipés exactement comme la veille, dès qu’il fit assez jour pour se conduire. Des condors, attirés par l’odeur de notre repas, venaient des pics les plus escarpés de la grande chaîne se poser en sentinelles sur les rocs voisins. Leurs larges ailes semblaient s’agrandir encore à la lueur douteuse du crépuscule ; ils nous suivaient en décrivant un vaste cercle, de lentes spirales, dont nous étions le centre, comme s’ils eussent guetté une proie certaine. Cela nous donnait à songer quelle est la fin inévitable des malheureux qui ne peuvent atteindre l’autre côté des Andes.

Une troupe de plusieurs centaines de guanacos se montra dans l’éloignement. Communément ils descendent chaque soir vers les basses terres pour y chercher leur nourriture, mais il était évident que ceux-ci avaient passé la nuit dans cette vallée, tellement pleine de neige, que les buissons même ne s’apercevaient plus. À mesure que nous approchions, la troupe se mettait à défiler lentement, au petit pas, par deux ou trois, occupant ainsi l’espace de plus d’un mille ; le gros de la bande se déroulait peu à peu comme une ligne de sonde entraînée par le plomb. Un seul prit une route diamétralement opposée, et se dirigea vers nous, la tête haute, flairant sans doute l’ennemi qu’il ne distinguait pas : nous nous écartâmes pour le cerner, et le contraindre à se jeter dans la rivière, quand tout à coup il s’abattit et resta embarrassé entre les épines d’un arbrisseau, dont les branches, soutenant le poids de la neige à une certaine hauteur, formaient une véritable trappe. Je me pris à courir, mais deux grosses pierres me cachaient le même piége : je tombai rudement sur les genoux, et le guanaco se retira le premier, à travers des sentiers où aucun de nous n’eût pu l’atteindre, ni même le suivre, tandis que mes compagnons m’aidaient à sortir du trou où j’étais presque enterré. Ces accidens se renouvelèrent mainte fois, et retardaient considérablement notre marche.

Le soleil parut enfin, au moment où nous arrivions en face d’un nouveau défilé, borné à gauche par cette haute montagne volcanique, toujours couverte de neige, que j’avais si souvent contemplée de ma fenêtre. C’est le plus haut pic de la Cordillère dans ces parages, la cime dépasse de quelques centaines de pieds celle du Ténériffe. Il est vierge comme la Yung Frau : personne encore n’a tenté d’y monter ; on lui attribue les tremblemens de terre assez fréquens dont les églises de Mendoza portent les traces ; pendant mon séjour dans cette ville, un soir qu’il était en feu, une commotion violente se fit sentir. Quand la lune se suspend au-dessus du volcan, son front se découvre à plus de soixante lieues du côté de la Pampa ; et l’habitant du Rio Quinto peut le voir par-dessus l’humble Sierra de San Luis, tandis qu’il sert de phare aux navigateurs égarés, qui vont de roc en roc chercher le port de Valparaiso. Cette gigantesque masse blanche était à peu près à six lieues dans l’est, et nous pouvions juger par son voisinage de l’élévation à laquelle nous étions déjà parvenus.

Le soleil faisait étinceler comme des diamans ces blocs de neige et de glace, découpés de mille manières, affectant les formes les plus bizarres, les plus fantastiques ; l’ombre du dôme colossal s’allongeait entre les deux rangées de montagnes qui semblent s’ouvrir d’elles-mêmes pour le laisser apercevoir dans toute sa splendeur. Dans ces gorges profondes, silencieuses, inhabitées, où l’Indien lui-même n’a peut-être jamais porté ses pas, où le bruit de l’avalanche retentit sourdement, où les nuages s’abattent la nuit pour se disperser aux premiers feux du jour, une procession de chamois des Andes passait gravement ; perdus dans l’immensité, ils ne paraissaient plus que comme des points jaunes à peine perceptibles. Notre chemin était de tourner à droite, vers un vallon à peu près semblable, mais plus inégal. Le vieux guide s’arrêta, appuya sa charge sur son bâton, et se mit à souffler d’une manière toute particulière pendant plus de cinq minutes, comme s’il eût voulu renouveler entièrement l’air de ses poumons : puis il me montra du doigt une cabane en briques rouges, avec un petit clocher, éloignée de deux ou trois lieues : c’était la casucha.

Cependant ce beau soleil qui nous avait tant réjouis par sa présence, commençait à nous incommoder considérablement ; sa réverbération obligeait chacun à se couvrir les yeux d’un mouchoir ; la neige devenait moins solide, nous restions embourbés (empantanado) jusqu’à la ceinture. Rien ne laisse de plus cuisantes douleurs au jarret que de retirer ainsi l’une après l’autre ses jambes emmaillotées de peaux de moutons ; les tamangos pleins de neige sont plus lourds alors que les bottes fortes d’un postillon.

J’avais pris les devans sans m’en apercevoir, impatient de faire halte à la casucha ; la route la plus courte me parut la meilleure, je coupai en droite ligne, tandis que mes compagnons s’efforçaient de se maintenir dans un sentier difficile. La cabane s’élevait à quelques milles seulement derrière une élévation prolongée comme un sillon à travers le défilé ; il n’y avait donc plus qu’à descendre pour l’atteindre. La pente du terrain m’entraînait rapidement, et j’étais à mi côte environ quand je m’entendis appeler à haute voix. On me faisait signe de rétrograder, de remonter cette ladera, et de prendre un détour d’une lieue au moins. Sans avoir égard à cet avertissement, je continuais plus vite encore, quand les guides se déterminèrent à m’expédier un des péons sulto, c’est-à-dire sans charge ; la troupe s’était arrêtée, évidemment dans l’intention de m’attendre. — Patron, vous ne passerez pas par là, me dit Juan, il faut retourner là-haut. — Et pourquoi ? — Ce que vous voyez devant vous, bombé comme le toit d’une église, c’est la rivière ! — Mes forces étaient presque épuisées, j’aimais mieux m’exposer un peu que de gravir de nouveau cette haute colline dont je mesurais l’élévation d’un œil découragé ; en effet, j’entendais gronder le torrent sous ce pont de glace, et une large fissure laissait voir l’écume de ses flots à une certaine profondeur ; car telle était l’épaisseur des neiges, qu’il fallut, pour y puiser de l’eau, attacher la chaudière à l’extrémité d’une couverture. Cependant il y avait lieu de penser que cette masse congelée résisterait au passage de toute une armée ; la seule difficulté était de franchir l’espace ouvert, et de placer son pied sur quelque chose de solide. Dans plusieurs endroits, le torrent tendait à se déborder, et soulevait à grand bruit de larges blocs de glace. Je passai facilement, mais seul ; les péons ne voulurent jamais consentir à me suivre. Telle est la routine de ces guides, qu’ils ne songèrent même pas à raccourcir leur marche d’une heure, et m’adressèrent de graves reproches. Mais j’avais gagné de longs instans d’un repos précieux, et le feu brillait dans la casucha quand ils arrivèrent. De toute leur vie de vaqueano, ces pauvres diables n’avaient peut-être jamais vu un hiver aussi rigoureux.

Les casuchas sont de petites maisons en bruyère, de huit pieds sur dix à peu près, mais très hautes, sans doute pour empêcher qu’elles ne disparaissent sous les avalanches. Elles furent construites autrefois par le gouvernement espagnol pour servir de retraite et d’abri aux courriers royaux. On les trouve de cinq en cinq lieues ; quelquefois même elles sont plus rapprochées, selon la nature du chemin à parcourir. Les courriers seuls en avaient la clé ; on y déposait des provisions de bois, de viande sèche, de biscuit, assez considérables pour qu’un voyageur y put vivre confortablement pendant toute la durée des plus longs orages ; car ce qui rend si dangereux le passage des Andes en hiver, ce n’est ni le froid, ni les précipices, mais bien le manque de vivres et de combustibles auquel on est exposé. Réduit à porter sur ses épaules et ses bagages et les choses de première nécessité, le voyageur ne peut guère être assez abondamment pourvu, lorsqu’il est surpris par un de ces temporales (ouragans), pendant lesquels il est impossible de faire un pas. Ces ouragans sont fréquens dans la mauvaise saison, et se prolongent même jusqu’au printemps ; quelquefois, dix jours, trois semaines se passent sans que le malheureux confiné entre les quatre murs de la casucha puisse continuer son voyage. Quelle position horrible, quand les vivres s’épuisent ! Aujourd’hui les cabanes n’offrent plus qu’un abri pour la nuit ; les portes, les fenêtres, ont été brûlées par les muletiers ; jamais on ne les a remplacées depuis ; l’hiver avait été si subit cette année-là, que des voyageurs, après avoir vu périr toutes leurs bêtes de somme, et perdu les charges dans les précipices, n’eurent d’autre ressource que de se chauffer avec l’aparejo, espèce de bât, doublé de paille, qui se place sur le dos des mules dans ces contrées. Les ossemens de ces animaux nous servirent plus d’une fois à alimenter notre feu ; mais la plus grande incommodité de ces toits de bruyère est la fumée, qui ne trouve pas d’issue ; les ouvertures nombreuses, les fissures des murailles déterminent des courans d’air insupportables, et le plus souvent on se voit contraint d’allumer le feu en plein air, quitte à venir de temps à autre se réchauffer les pieds.

Le soleil ne reste que sept à huit heures sur cet horizon borné de toutes parts par des montagnes. La nuit était très noire, malgré le reflet de la neige ; la rosée, si abondante sous ces latitudes, est remplacée là par un brouillard compacte qui s’abaisse rapidement dès le crépuscule. Il y avait parmi la troupe une démoralisation et un abattement sensibles, occasionnés par la lassitude et surtout les souffrances de chacun. Les péons et les guides étaient, selon l’expression du pays, empunados. La puna est une oppression accablante, accompagnée d’une forte toux ; on attribue cette incommodité à la fatigue qu’éprouve le voyageur obligé de monter toujours, et de se pencher haletant vers cette neige d’où s’échappe une émanation brûlante ; d’autres personnes en voient la cause dans le cuivre et l’antimoine que ces montagnes renferment en grande quantité. Le courrier, surchargé de marchandises à son compte, était horriblement exténué ; à peine pouvait-il prendre de la nourriture. L’Européen, doué d’une constitution plus robuste, supporte mieux ces fatigues. Je ne ressentais aucun indice de puna ; mais il est vrai aussi que ma charge était la moins pesante, et de plus elle consistait principalement en vivres qui diminuaient chaque jour.

Cette fois, nous partîmes de grand matin ; la croix du sud, l’étoile polaire de l’hémisphère austral, donnait l’heure à nos guides ; et ils étaient d’avis de marcher plutôt la nuit que le jour, pour trouver la neige plus ferme. Quand nous mîmes le nez à la porte, toutes les plaies de la veille se rouvrirent et commencèrent à saigner. Dans cet état, le poncho de laine égratigne indignement les mains fendues, et il est impossible de faire usage de gants ; les bottes durcies serrent le pied et le blessent. Quand tout est prêt, le cigarre s’allume, le bâton ferré résonne sur cette surface polie ; on glisse, on tombe ; personne ne songe à rire ; une heure se passe avant que la conversation ne s’engage, et la douce lumière du soleil peut à peine réchauffer une plaisanterie. De temps en temps se rencontre une ladera inquiétante, qu’il faut passer à toute force, en dépit du précipice ouvert et menaçant. On pose son pied enveloppé du tamango dans les pas du guide ; le bourdon piqué carrément dans la neige, on avance timidement, l’un après l’autre, sans oser regarder son voisin, traînant une jambe, s’accrochant du genou, du coude, et parfois des mains à cette muraille impitoyable. Le silence est horrible alors : on compterait le battement des poitrines à leur respiration pénible et saccadée ; celui dont le pied glisse, celui qui sent le sol fléchir pousse un soupir plaintif ; on a la sueur au front, mais c’est une sueur froide ; on ferme les yeux pour ne pas voir l’abîme, et cependant de petits moineaux à crête jaune se suspendent en voltigeant au-dessus du gouffre terrible que l’homme côtoie avec tant de peine. Puis la soif dévore ; les ruisseaux sont arrêtés, il faut souvent porter l’eau dans des sacs de cuir, et se geler les doigts pendant une lieue : arrivé à la halte, on corrige avec un peu de farine de maïs ce breuvage trop froid, dont l’effet nuisible se ferait sentir instantanément ; la corne de bœuf passe à la ronde, mais l’Européen ne peut avaler cette boisson fade, mêlée de son, sans se rappeler celle qu’on donne à nos chevaux.

Nous fîmes cependant une heureuse rencontre : un arriero avait abandonné au pied d’un roc une charge entière composée de plusieurs sacs ; les renards en avaient rongé le cuir, et quelques poignées de riz s’étaient répandues. Nous éprouvions une forte tentation : ce riz eût été excellent pour donner quelque consistance au bouillon clair, plein de poivre et de piment, qui formait la base habituelle du souper. Mais le courrier, accoutumé à respecter ses lettres avec la conscience d’un homme qui ne sait pas lire, le courrier voyait dans ces sacs un dépôt confié à sa probité ; et en effet, lui seul passait par là pendant toute la durée de l’hiver. Enfin, après avoir constaté d’une part le mauvais état de la charge délaissée, le ravage déjà occasionné par les animaux, la certitude que la première avalanche entraînerait le tout dans un abîme où personne ne le pourrait atteindre, et de l’autre l’état d’urgence où nous nous trouvions nous-mêmes après avoir perdu le tiers de nos vivres, nous nous permîmes de prendre environ une livre de riz, en promettant de la payer au consignataire, dès notre arrivée à Santiago.

Une casucha presque ruinée n’offrant pas d’asile, nous nous dirigeâmes vers la suivante, qu’on apercevait bien loin à travers une masse de rochers. La route devenait moins praticable : le froid semblait avoir redoublé, le vent était violent. Nous gravissions alors un roc uni, tellement balayé par les rafales et les tourbillons, que la neige en était enlevée ; seulement il restait un verglas très dur, très glissant, et nous étions assaillis par une poussière de glace qui nous meurtrissait le visage. C’était une position cruelle : ne pouvoir fixer son pied sur rien de solide, enfoncer avec de grands efforts son talon entre deux pierres qui roulent et menacent de vous entraîner dans leur chute, sentir le sang couler de ses ongles, perdre son équilibre par la force d’une brise glaciale, et cela pendant plusieurs heures, sans rencontrer un endroit où faire halte ! Les petits buissons cramponnés sur le sommet de cette montagne infernale sont aussi secs, aussi calcinés qu’une plante marine laissée par les flots sur la grève. Le courrier marchait devant moi avec courage : il tomba, sa tête heurta le roc, et il perdit connaissance : mon premier soin fut de courir à lui. Sa main glacée serrait fortement son front ; je parvins à lui faire avaler quelques gouttes de vin de San Juan, et peu à peu il revint à lui. Quand ses forces furent suffisamment rétablies, le pauvre homme me remercia avec des paroles si touchantes, que je ne pus m’empêcher de prendre son bras, et nous cheminâmes ainsi quelque temps, comme deux vieux amis.

Nos péons étaient encore plus à plaindre ; le soleil les avait presque entièrement aveuglés ; de grosses larmes coulaient de leurs yeux ; souvent même il fallait leur donner la main, ce n’était guère que par instinct qu’ils pouvaient nous suivre. Arrivés à la casucha ces deux jeunes gens tirèrent du chapelet que tout gaucho porte à son cou un petit sac d’amidon, et ils en firent un emplâtre pour se couvrir les yeux. Que cette casucha était lugubre ! Un reste de chandelle collée à la muraille éclairait la cabane où nous gisions, souffrans et abattus, autour d’un énorme tas de neige auquel l’ouverture de la porte avait donné libre entrée ; nos bâtons, piqués dans les murs, soutenaient les alforjas, et ceux de nos vêtemens dont nous pouvions nous décharger ; on ne trouvait plus de broussailles aux environs, nous étions réduits à souffler sur notre charbon pour l’empêcher de s’éteindre ; le vent mugissait tristement dans les cavernes : la tête sur ma selle, enveloppée dans mon manteau, je cherchais en vain quelque souvenir consolant, quelque pensée douce et suave qui m’eût transporté en idée dans des lieux et dans des temps plus heureux. Des gouttes d’eau tombaient des murailles sur mon front, et cette brise plaintive sifflait toujours à mes oreilles. Quelques noms français, écrits autour de moi, frappèrent mes regards ; je me hâtai d’y joindre le mien ; et, tout en traçant ces lettres à la pointe du poignard, je repris courage : ceux-là aussi ont passé dans cette casucha, et ils ont revu la France !

Nous étions arrivés au plus pénible du voyage. Qu’on se figure une montagne tellement perpendiculaire, qu’on ne peut au juste en distinguer la cime ; et il faut entreprendre cette ascension la nuit, encore sous l’influence d’un sommeil agité, quand, au premier contact de l’air, on sent ses membres se raidir. Il me parut inutile de chercher un sentier ; j’attaquai au hasard la gigantesque colline. Après une heure de marche, je m’arrêtai pour être sûr que mes compagnons suivaient mes traces : mais mon regard ne pouvait percer l’obscurité ; seulement il m’arrivait des voix échelonnées ; ce devait être les pauvres péons criant pour qu’on les attendît. La fatigue commençait à se faire sentir, mais il fallait monter toujours, sans relâche : souvent je me trouvais en face d’un roc tout noir, lisse et pointu, qui m’obligeait de rétrograder ou de marcher horizontalement le long de l’abîme. Je sentis bientôt que j’entrais dans un nuage, ou plutôt qu’un nuage s’abaissait sur ma tête ; à la clarté du crépuscule, je le vis descendre dans la vallée, enveloppant de vapeurs épaisses le reste de la bande. Alors je ne distinguais plus personne, seulement j’entendais le bruit du bâton ferré sur la glace. Un autre défilé s’ouvrait à la droite, aussi encombré de neige, aussi sauvage que celui que nous avions traversé la nuit. Depuis trois heures je grimpais ainsi ; le sommeil m’accablait, je me laissais choir de fatigue, mais il me revenait à l’esprit qu’il est mortel de s’endormir en pareille circonstance, je broyais la neige sous mes dents, je me frottais le visage sur le verglas pour me tenir éveillé. Une fois, entre autres, je me surpris un pied seul appuyé, l’autre jambe pendante, les mains jointes autour du bâton, et si horriblement exténué, que j’avais perdu tout sentiment de danger ; ma raison s’égarait dans des rêves fantastiques. Tout à coup, une de mes mains venant à lâcher prise, je me redressai en sursaut, et je recommençai machinalement à avancer. Cela dura jusqu’au jour. J’avais pris une fausse route ; au lieu de suivre le sentier indiqué par la nature des lieux, j’avais perdu un temps précieux et usé mes forces à escalader un roc inexpugnable, semé de pierres avec lesquelles je roulai plusieurs fois, en me meurtrissant les mains. On arrive à un tel degré d’épuisement, d’abnégation, qu’on ne sait plus où l’on va ; on marche au hasard, entraîné par une puissance inconnue, irrésistible, à laquelle on demande grâce, comme Faust à Méphistophélès l’entraînant malgré lui vers le Brocken.

Enfin, nous voici sur la cumbre ! Il me restait encore un peu de vin auquel j’avais ajouté quelques gouttes d’eau pour allonger la ration ; mais quand je voulus le porter à mes lèvres, il était gelé ; cependant, je ne sentais pas qu’il fît grand froid, et j’oubliais qu’en rasant le sommet des montagnes, les plus hauts nuages me coudoyaient. Ce pic est la ligne de séparation des deux républiques. Devant nous le Chili, derrière les provinces Argentines. Le soleil illumina les vapeurs diaphanes du matin ; on eût pu croire qu’il paraissait tout exprès pour saluer notre arrivée au sommet des Andes. Le courrier m’annonça qu’il était chez lui en criant : Viva la patria ! — Pour moi, étranger, mon pays eût encore été de préférence celui que je venais de quitter. Chose étonnante ! on se hâte en voyage, impatient de voir de nouvelles contrées, et souvent on éprouve, à l’aspect d’une terre inconnue et long-temps désirée, un serrement de cœur, un isolement qui fait mal. Alors je me rappelai cette joyeuse petite ville de Mendoza, si hospitalière, si folle de fêtes et de plaisirs, que les interminables révolutions dont elle est accablée n’ont pu encore abattre : alors je regrettai cette délicieuse vallée que j’avais parcourue tant de fois, que je savais par cœur ; toutes ces choses passées s’embellissaient dans mon souvenir d’un charme inattendu. Le voyageur, hélas ! ne rencontre que des joies, des affections éphémères ; c’est pour cela qu’il est porté à les renouveler si vite.

Quand le soleil fut au niveau des montagnes, il colora d’une nuance rose les nuées suspendues dans l’espace ; puis elles se condensèrent, et descendirent humblement vers l’abîme, au fond duquel la casucha s’apercevait à peine. Nous restâmes seuls au-dessus de cette mer de vapeurs, sur le roc isolé, comme des naufragés jetés sur un écueil. On éprouve un vague sentiment de terreur à se voir dans ces hautes régions ; il semble, quand on regarde les nuages courir sous ses pieds, que toute communication est interdite avec les gens de la terre, et que rien ne sépare plus des habitans du ciel.

Après avoir dévoré un peu de viande sèche et quelques miettes de biscuit gelé depuis long-temps, nous commençâmes à descendre. Pour cela, on s’assied sur le pellon de sa selle, et on se laisse couler avec une effrayante rapidité, poussant sa charge devant soi. En quelques minutes cette course précipitée nous avait replongés dans le brouillard, et la densité de l’atmosphère rendait plus pittoresque encore l’effet prodigieux de ces montagnes russes ; mais la brume s’épaissit au point qu’il était impossible, même aux guides, de reconnaître la route.

La casucha située à mi-côte était presque entièrement cachée sous la neige ; il en était tombé une incroyable quantité depuis trois mois ; dans certains endroits elle s’élevait de douze à quinze pieds ; nous fûmes à même d’en juger, lorsque, ayant découvert une source abritée sous un roc, et à fleur de terre pendant la belle saison, le guide qui y descendit pour puiser de l’eau, ne put atteindre le fond de ce puits qu’en pratiquant un escalier.

Le côté de la Cordillère est moins âpre peut-être ; on rencontre plus rarement de ces roches pointues semblables aux ruines d’un vieux donjon, sur lesquelles le condor reste immobile des jours entiers, comme le génie du mal contemplant cette vaste scène d’effroi. Mais aussi la teinte uniforme de la neige, augmentée encore par le brouillard, faisait cruellement souffrir nos malades ; les aveugles ne pouvaient ni regarder, ni fermer les yeux. Nous marchions sur une surface assez unie et assez solide pour faire regretter de n’avoir pas de patins. Quand tout cela se met à fondre, les montagnes doivent être inondées ; des torrens se précipitent de toutes les anfractuosités, et ces eaux s’en vont, en écumant, se perdre dans l’Océan pacifique. Ainsi, de chaque versant la nature a fait jaillir une source abondante, se creusant un lit encaissé, comme un canal par lequel ces eaux précieuses se répandent dans les vallées ; puis, divisées de toutes parts au moyen des acequias empruntées par les Espagnols aux Maures de Grenade, elles arrosent et fertilisent les campagnes de Mendoza à l’ouest, celles du Chili à l’est.

Une autre casucha ruinée s’élevait à quelques centaines de pas sur la gauche ; j’eus la curiosité d’aller la voir. Le toit en était défoncé ; des renards s’étaient creusé des terriers dans la neige qui l’envahissait à moitié ; de petits oiseaux s’étaient blottis sous les briques.

On sent que des voyageurs ont dû passer là de cruelles nuits, car les murailles ont été ébranlées par l’extraction des madriers de la porte ; tout ce qui est combustible a disparu. Rien ne résume mieux l’idée de ruine que ces animaux sauvages devenus seuls maîtres d’un toit élevé par la main des hommes ; et cependant quelques journées de travail feraient revivre ce squelette de casucha. Mais peu importe la facilité des communications à ces républiques aujourd’hui désunies ; le Chili se passe des produits de la province de Cuyo ; les navires n’ont plus peur du cap Horn ; d’ailleurs les Andes sont une barrière si forte, une ligne de démarcation si naturellement établie, qu’il n’existe aucune sympathie entre les deux peuples ; tous deux suivent instinctivement le cours de leurs fleuves, ils se tournent le dos pour porter leurs regards, celui-ci sur l’Océan atlantique au-delà duquel est l’Europe, celui-là dans la mer du Sud qui conduit à l’Inde.

Cette journée fut pénible : nous fîmes au moins l’étape d’une mule de charge dans la belle saison ; mais notre courage était soutenu par l’idée de retrouver le lendemain la terre habitée. La casucha de Ojo de Agua apparaissait sur un petit promontoire au milieu de ce défilé interminable, se resserrant toujours, et au-delà duquel les guides s’efforçaient de me faire apercevoir un peu de verdure. Ce mot de Ojo de Agua (œil d’eau) peint bien ces jolies petites sources où se penchent de gracieuses fleurs des bois, ces fontaines limpides qui attirent irrésistiblement les caravanes : on y trouve les restes des feux allumés par les voyageurs de la veille ; on en rapproche les tisons : c’est comme un feu sacré qu’on se plaît à entretenir sur ces routes désertes. Mais, hélas ! l’Ojo de Agua et son cresson tant vanté par les muletiers attendaient le printemps pour se montrer au grand jour ; rien de tout cela n’existait pour nous.

Le temps se couvrit subitement, la neige commença à tomber en abondance : nous hâtâmes le pas, car si l’orage redouble et qu’on s’égare, c’en est fait du voyageur ; il y a dans le défilé bien des croix de bois qui racontent au passant les nombreux désastres de la tempête. Cette soirée fut triste ; se cacher sous son poncho pour manger en plein air un morceau de viande brûlée sur les braises, ne pouvoir allumer de feu dans la cabane, et songer que si la tourmente dure, on n’a cependant plus que trois jours de vivres ! Pedro parlait, pour nous donner courage, d’un de ses amis qui resta six jours sans boire ni manger, sans feu ni lumière, au fond d’une casucha.

Mais tout alla bien : la tourmente s’apaisa promptement. Dès minuit nous fûmes en marche : cette fois nous allions plus vite ; il y avait une grande émulation parmi nous ; mais un obstacle imprévu retarda la troupe malgré son zèle et son ardeur ; avec leur étrange manie de cheminer dans les ténèbres, les guides s’étaient complètement égarés. Ils nous conduisirent au pied d’une véritable muraille, si raide, si escarpée, si luisante de glace, qu’on eût cru impossible de la franchir sans échelle. Il fallut attendre le jour en luttant contre le sommeil, car celui qui s’endort sur cette neige fatale peut bien ne se réveiller jamais. Après deux heures de la plus longue faction par un froid cruel, les guides se mirent à pratiquer un escalier à l’aide de leurs couteaux ; travail lent et pénible, travail de prisonnier qui veut à tout prix sortir de son donjon. Si le premier qui se hasarda à escalader cette muraille eût été saisi d’un vertige, si son bâton se fût brisé, si le pied lui eût glissé, il entraînait dans sa chute tout le reste de la troupe, et nous roulions avec armes et bagages au fond du ravin. La prudence exigeait de passer l’un après l’autre, mais c’était à qui ne resterait pas le dernier.

Enfin nous aperçûmes à l’horizon les arbres, la vigne verte aussi douce à nos yeux que le rivage à ceux des matelots. Nous nous élançâmes joyeusement au pas de course, trébuchant parfois, nous heurtant aux pierres du sentier, mais alertes et légers comme si nous avions déjà foulé sous nos tamangos cette terre promise. Avec nos barbes longues et sales, nos visages bronzés par le froid, et nos étranges costumes de laine et de peaux, on nous eût pris pour l’avant-garde d’une horde de barbares se précipitant comme une avalanche du haut de leurs montagnes vers des plaines long-temps convoitées. Un seul d’entre nous restait en arrière, conservant sa gravité et son calme habituel : c’était Pedro, inaccessible à cette joie puérile ; c’était le pilote qui n’a plus rien à faire quand le navire est au port. Il rassembla nos bâtons épars, et les déposa religieusement dans une cachette à lui connue ; idée prévoyante du vieux guide qui dans un mois recommencera ce même trajet.

On alluma un grand feu, quoiqu’il ne fît pas très froid ; mais nous nagions dans l’abondance, nous avions le bois et l’eau à discrétion ! Le maté et les cigarres passèrent à la ronde ; les tamangos furent déchirés et jetés dans le torrent, et on se disposa à faire la sieste si long-temps interrompue. Les guides et les péons furent expédiés en avant pour avertir les muletiers établis en hivernage à la Guardia, à deux lieues de là, de venir nous prendre. Nous allions donc mettre sur le dos des mules cette lourde selle, ce recado qui nous pesait tant sur les épaules. Je restai seul avec le courrier.

À cet aspect de printemps, je me sentais renaître : des oiseaux chantaient en bâtissant leurs nids dans des buissons à moitié couverts de feuilles : en face de nous, une belle cascade se précipitait du sommet de la montagne ; le torrent murmurait à nos pieds : les fleurs de septembre commençaient à s’épanouir, et de toutes parts surgissaient de larges plantes grasses, épineuses, chargées de boutons rouges dressés en plumet. Mon ami le courrier dormait paisiblement, mais j’étais trop singulièrement ému pour pouvoir l’imiter. Cette existence brutale avait endormi en moi mille pensées actives qui s’éveillèrent brusquement : il y avait un an qu’à pareil jour, à pareille heure, j’avais quitté la France ; et j’allais toujours en m’éloignant d’elle. Que se passait-il là-bas ? La reverrais-je cette France vers laquelle tant de regards, tant de vœux se dirigent de tous les points du globe ?

Pourquoi donc cette nature animée, joyeuse, pourquoi donc le chant des oiseaux, ce soleil bienfaisant, ce calme profond me plongeaient-ils de plus en plus dans une invincible tristesse ? C’est qu’il me manquait quelqu’un à qui communiquer mes sensations ; je tirai de ma malle un petit volume de Lamartine, seul livre sauvé du naufrage, mon fidèle compagnon pendant trois années de voyages, puis j’allai m’asseoir bien loin sur une éminence d’où je doublais mon horizon. L’auteur des Méditations était alors en Palestine : il ne se doutait guère que tandis qu’il franchissait les déserts de l’Orient, un voyageur inconnu, traversant le continent américain d’une mer à l’autre, se consolait de son isolement par la lecture de ses strophes inspirées : j’étais heureux d’apprendre aux échos des Indes ces vers sublimes ; le site était digne du génie de l’auteur.

Parfois les incidens les plus bizarres viennent changer tout à coup le cours des idées : j’aperçus les traces récentes d’un de ces petits lions sans crinière (puma), qui habitent la vallée des Andes, et bien vite je me hâtai de retourner au camp.


Th. Pavie.