Gallimard (p. 167-173).
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XXIV


Nous attendîmes deux mois encore, jusqu’à ce que vînt la première neige, une petite neige légère et douce, qui semblait devoir s’arrêter, et qui pourtant tomba des jours entiers, et alors l’Homme nous arriva.

J’étais toute seule dans ma maison, à ravauder des bas devant la cheminée. C’était cinq heures. J’allais fermer la fenêtre pour allumer la lampe lorsqu’il se dressa devant moi. C’est à peine si je le reconnus. Le même visage, mais travaillé, fatigué, tout creusé par les voyages et le chagrin, les tempes blanches, et un air las, avec, pourtant, une lumière au fond des yeux.

« Geneviève, ne dis rien à personne ! » Sa voix aussi était changée, plus lourde, une voix qui ne savait plus chanter. Il entra et s’assit près de moi. « Quelqu’un des Iles, Geneviève, dit-il, oui, je devais t’amener quelqu’un des Iles, tu te rappelles ? Et je suis seul. » Il était là, et j’étais heureuse qu’il fût là, et j’oubliais à le regarder, que quelqu’un d’autre, peut-être, aurait dû venir avec lui. Et même, il me semble parfois que s’il avait dit certains mots… Oui, je me dis ça à présent. L’Homme, peut-être que je l’ai aimé, que je l’aimais depuis toujours. Lui, en tout cas, ne savait rien de moi, et, ce soir-là, c’était bien assez de sa grande souffrance à lui, sur ses épaules.

« Geneviève, les Iles… » Il se tut, comme s’il hésitait, mais d’une hésitation qui n’était que pour moi, car lui, déjà, ne doutait plus et vivait la dure vérité. « Geneviève, les Iles n’étaient qu’un rêve. Et Dieu lui-même. » Il s’arrêta. L’horloge battait, le feu semblait devoir s’éteindre. Il se pencha pour le ranimer. J’allais parler, j’allais dire : ce n’est pas possible ; c’est là l’idée d’un mauvais temps, oui, d’un temps de découragement… une tentation. Mais ces mots-là, je ne pus les dire : au fond de moi, je savais qu’il avait raison. Tous les efforts que j’avais faits, depuis le début, pour croire en l’Homme, tous les petits et gros mensonges que je m’étais racontés à moi-même, que j’avais racontés aux enfants, m’apparurent dans une grande clarté. On s’était fait un monde plus beau que le monde, un monde rêvé ; on avait joué sa vie, comme des enfants, et voilà que, le temps aidant, on avait exigé des preuves : l’Homme avait dû partir, pour voir. Et il avait visité d’étranges pays, et chacun d’eux, sûrement, était étrange, mais ce n’était tout de même qu’un pays, un pays quelconque de la terre, et singulier seulement pour celui qui venait d’ailleurs. Et il avait connu la mort… « L’Éternité, dit l’Homme, comme répondant à ma pensée, l’Éternité, la mienne, n’était aussi qu’un jeu d’enfant. Les Iles ici, et puis, là-haut, l’Éternité : des jeux d’enfant. La terre, Geneviève, d’abord savoir la terre, et puis l’aimer, sa terre à soi, avec les herbes qui y poussent et les créatures qu’elle nourrit ! Pour ce qui est des dieux, on verra ça plus tard, s’il reste encore assez d’amour. » Je lui rappelai alors, et sans y croire, les Choses des Iles. Je parlais désespérément, comme il arrive devant quelqu’un qui souffre : on croit que les mots, à la longue… « Les Choses des Iles ! Quel malheur ne guérirai-je pas si je viens à l’homme avec des yeux bien clairs, avec une voix qui parle haut ! Chacun essaie de se mentir à soi, mais l’histoire qu’on a inventée, soi-même pour soi, il est difficile quelquefois d’oublier qu’on l’a inventée. Qu’alors s’en vienne quelqu’un qui dise : « Avance et crois ! Ce à quoi tu n’oses t’attacher, parce que c’est beau, cela est vrai, cela, même, est la seule vérité, et tout ce monde n’est qu’apparence ; que quelqu’un s’en vienne dire cela, qui donc ne croira pas en lui ? Et lui, Geneviève, qui se mire dans les yeux de tous ceux-là qui croient, doutant d’abord, peut-être un peu, comment ne se croirait-il pas ? Et à la mort, parfois, il se retrouve : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Il s’exaltait. Sa voix montait et emplissait la petite pièce, il s’arrêta soudain, comme étonné, et il sourit, et il ajouta d’une voix lasse : « Mais ne soyons pas davantage, après avoir été les fous de Dieu, ne soyons pas les fous du Diable ! Ni ce oui qui n’est qu’un grand oui, ni ce non qui n’est qu’un grand non… Attendre et garder les yeux bien ouverts… »

Je lui parlai de notre vie dans le village. Je lui racontai l’incendie, la mort de la Mère, la Maladie, et cette terreur qui nous avait saisis. Je lui dis l’histoire du Chaoul, toutes les histoires… « Cela, tout de même… » L’Homme ne répondit pas ; il haussa seulement les épaules.

« — Et maintenant, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Rien d’autre à faire que dire la vérité.

— Dieu est-il mort ?

— Notre Dieu est mort certainement, et le Dieu des prêtres aussi : ce qu’il pesa, ce dernier Dieu, devant nos rêves, tu le sais bien ! Et je ne parle pas des autres petits dieux, du dieu Progrès, du dieu Machine, ni de toutes ces autres misères. »

Il se leva et s’en alla vers la fenêtre. Il appuya son front contre la vitre, et tapota du doigt un peu, et dit : « Je crois qu’il neige encore », puis revint s’asseoir près du feu.

« Voilà, Geneviève ! » et il essaya de sourire, mais je revins à ma question : « Dieu est-il mort ? » Il me semblait que l’Homme, là-dessus, avait encore des choses à dire.

« Geneviève, dit-il, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut vivre, c’est qu’il nous faut brûler nos dieux, tous les faux dieux, ceux qui nous ont été enseignés, ceux qui sont venus de nos rêves, du regard de nous-mêmes sur nous, de nos complaisances et de nos peurs. Il m’a fallu m’en aller vers les Iles pour savoir qu’il n’y a pas d’Iles ».

Il se tut un moment et, d’une branche de bois sec, il écarta les cendres d’un geste délicat, comme je lui avais vu faire autrefois.

« Au-delà de tous les faux dieux, et de cette grande désolation d’après leur mort, il est possible qu’il y ait Dieu. Je n’en sais rien. Mais alors, s’il y a Dieu, on n’en peut rien dire à personne. Nommer les choses c’est se servir des choses. Nommer le dieu, c’est se servir du dieu. Le vrai Dieu, s’il en est un, n’est pas Celui qu’on nomme et qu’on appelle. Il est Celui qui est, et, devant Lui, nous ne sommes plus. Qui connaît Dieu, Geneviève, doit en mourir. »

Je dis doucement :

« Et avoir la vie éternelle ? »

Et l’Homme reprit :

« Tu as bien dit : oui, avoir la vie éternelle. Mais non point sa vie éternelle. »

Le feu mourait. Un vent violent s’éleva vers les minuit, venu du Nord. Je dis encore :

« Alors, il y a quelque espoir…

— Il y a tout espoir, Geneviève, pour celui-là qui vit sa propre vie. Il ne s’agit que d’être là, sérieusement là. Et de ne pas mentir. Il ne s’agit que de faire face.

— Est-ce que les autres comprendront ?

— Les autres ne comprennent jamais.

Chacun comprend à peine pour soi. Il n’y a rien à expliquer. On va son chemin. Mais il est possible, Geneviève, d’être courtois avec tous ceux qu’on quitte… »

Il se reprit :

« Courtois… plus que courtois, Geneviève, oui… vraiment bon. »

Je me rappelai alors le matin que l’Homme nous quitta. En dépit de toutes nos misères, ce jour était resté au fond de nous comme une clarté. Aucun de nous qui n’eût souffert, aucun de nous pour souhaiter pourtant que les choses eussent été différentes.

L’aube nous surprit parlant encore : Que faire avec ceux du village ? — Je leur dirai, répondait l’Homme, je leur dirai que je me suis trompé, je leur demanderai pardon à tous. — Et pas un seul ne te croira ! et, s’ils te croient, ils te chasseront avec des pierres ! Ce qu’ils attendent de toi, tu ne l’imagines certainement pas. Tu es un dieu pour eux. Tu es celui qui doit mener aux Iles.

« — Je leur parlerai doucement, Geneviève… » Et il voulait que ce fût ce jour même : il avait hâte de repartir chez lui. « Je ne verrai clair que là-bas, dans mon pays. »

J’obtins tout de même qu’il demeurât trois jours. Il les passa, ces trois journées, caché dans un vieux moulin presque en ruines. Au soir tombant, je lui portais sa nourriture. Nous passions la nuit à parler. L’Homme restait aussi intraitable. « Je leur parlerai à tous avec douceur. Et ils croiront. » Quant à se demander s’ils pourraient vivre encore, l’Homme ne semblait pas y songer.