Gallimard (p. 73-79).
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VIII

On était donc en plein été. Un bel été craquant de lumière, à la fin de juillet, je crois. Et c’est alors que mourut Celui des Hauts. On le trouva à l’aube dans un fossé. Il avait dû y tomber le soir, ayant trop bu. Et encore je n’en sais trop rien, car il riait, tout mort qu’il fût, de son bon rire, du rire qu’il avait aux meilleurs jours. De ses neveux à lui, et que personne ne connaissait, s’en vinrent ici pour l’enterrement. Monsieur le Curé se fit tirer l’oreille : point de messe, quelques prières si on voulait, mais c’était tout : Celui des Hauts avait si mal vécu que c’est à peine s’il méritait l’église : « Tous ceux qui ont vécu en chiens… ». La nièce pleurait en nous racontant ça. C’était une grande femme sèche, toute creusée par les rides, et qui semblait faite pour pleurer. L’Homme dit, les foins pressaient pourtant : « Père, j’ai envie d’aller à l’enterrement. Celui des Hauts, nous l’avons bien connu, et bien aimé. J’ai bien envie… »

Le Père jeta un regard par la porte entrouverte : il faisait beau, il ferait beau demain ; et après-demain ?… Mais il pensa sans doute qu’après-demain, c’était l’affaire du Bon Dieu, et il Lui mit tous les foins dans les bras, et il dit : « Nous irons tous à l’enterrement. »

À l’enterrement, il n’y eut que nous, les neveux, et une dizaine de gosses, de ceux qui s’en venaient le soir, et pour qui Celui des Hauts aimait chanter.

Cinq minutes en tout dans l’église, et puis, en route pour le cimetière ! Et, au cimetière, pas une prière — entendez-vous ? — pas même un bout de prière, rien. Un signe de croix peut-être, un coup de goupillon, et Monsieur le Curé était parti. On l’entendit fermer la barrière d’un coup sec, et, dans le chemin, plaisanter, à ce qu’il me sembla, avec un vieil homme qui passait. Nous étions là, au bord de la fosse. Le sacristain — il était en même temps fossoyeur — attendait que nous soyons partis pour prendre la pelle. Il attendait avec impatience : il avait aussi des foins à faire. La grande femme noire sanglotait, et deux petites filles la regardaient, les yeux humides. On entendit une alouette grésiller. L’Homme s’avança, et, regardant le cercueil, ou fermant les yeux quelquefois, il se mit à parler doucement. Il dit que Celui des Hauts pouvait partir en paix, qu’on l’avait bien aimé ici, qu’il n’était pas un mauvais homme, qu’en tous cas nous ne valions pas mieux que lui, et que ce n’était pas à nous à être durs. Dieu, sans doute, aurait pitié de lui. Et l’Homme parlait à Celui des Hauts, comme si Celui des Hauts avait pu l’entendre. Il lui rappelait nos bonnes soirées, la veillée de Noël, et tel baptême ou tel mariage, où Celui des Hauts avait chanté. Et il s’excusa, en terminant, de ne pas pouvoir rester plus longtemps à bavarder : il y avait les foins à faire, il comprenait bien ça, Celui des Hauts, et qu’on n’est jamais sûr du temps. On reviendrait. On reviendrait quelque dimanche, oui, tous ensemble, pour bavarder un peu… La mort était devenue très douce. Des enfants souriaient, et la grande femme ne pleurait plus. On se disait qu’on avait pleuré sans savoir pourquoi, par habitude. Celui des Hauts nous paraissait plus vivant que jamais : qui donc, maintenant, pourrait nous séparer de lui ?

Mais le Sacristain rapporta la chose à Monsieur le Curé, et le soir même, et pour la dernière fois, Monsieur le Curé s’en vint chez nous. Il avait un visage fermé. Il était décidé à ne rien entendre, il venait là pour condamner. Il commença par dire qu’il savait ce qui convenait aux morts, qu’il était seul à le savoir, créé pour ça, ordonné pour ça, qu’il admettait, à la rigueur, que personne d’entre nous ne vînt à l’église, mais qu’il ne supporterait pas qu’on se mêlât de ses propres affaires, ou bien, plutôt — il se reprit — des affaires de Dieu. Et il regarda l’Homme droit dans les yeux. Et l’Homme regardait aussi Monsieur le Curé, mais sans effronterie et avec un sourire qui ne se moquait pas, un sourire qui disait seulement : « Allons, allons ! pourquoi vous fâchez-vous ? est-ce que c’est digne de vous ? est-ce que c’est sérieux ? » Et l’Homme dit simplement : « Monsieur le Curé, je n’ai pas songé un moment que je vous fâcherais. Celui des Hauts était là devant nous. C’était un pécheur comme nous autres, dont le péché peut-être se voyait mieux que le nôtre, je l’aimais bien, nous étions d’accord sur pas mal de choses, alors je lui ai dit au revoir. C’est tout ».

« Et c’est trop », dit Monsieur le Curé, et il blanchit soudain, pris d’une colère terrible, et sortit en claquant la porte.

Ce qui survint ensuite ne fut pas de nature à l’apaiser, et pourtant l’Homme n’y mettait aucune malice : il ne faisait que ce qu’il devait faire, et il le faisait humblement.

La seconde histoire, ce fut la maladie de Christiane, une fille de l’âge de Claire, qui avait communié en même temps qu’elle. Elle avait attrapé, comme on dit ici, un « chaud et froid », et elle toussait, depuis ce temps-là, un peu plus chaque jour, et plus profond, et voilà qu’elle était malade, et on disait qu’elle s’en allait de la poitrine, et qu’elle allait bientôt mourir. Un jour, un des enfants qui venaient chez nous demanda pour elle une « Chose des Iles ». Et peut-être Christiane n’y avait-elle point songé elle-même, mais l’enfant pensait qu’une « Chose des Iles », c’était une belle chose à regarder, et que lorsqu’on a une belle chose devant soi, et un gros rhume, on pense moins à tousser et à pleurer. L’Homme lui donna cette Chose qu’on appelait « La Première ». Cela faisait penser à une jeune fille qui aurait vécu avant que la mort ne tombât sur nous, ou à une plante de ce jardin dont il est parlé dans la Genèse. Une telle fraîcheur, une joie si tranquille et si forte, un jaillissement… Mais non, Monsieur, j’ai beau chercher : les Choses des Iles, on ne peut pas les raconter.

Et Christiane regarda cette chose qui s’appelait « La Première ». Et elle toussa un peu moins chaque jour, et elle devint plus gaie, et elle guérit. Et elle disait : « C’est la Chose des Iles qui m’a guérie. » L’Homme lui demanda bien, pourtant, de réfléchir avant de parler, et de comprendre que c’est Dieu qui l’avait guérie, que la « Chose des Iles », ce n’avait été pour elle qu’une invitation à la prière, — oui c’est bien les mots qu’il disait — Christiane n’en continua pas moins à dire que la « Chose des Iles » l’avait guérie, que l’Homme était un magicien, qu’il pouvait tout ce qu’il voulait. C’était une fille toute simple, et il n’y eut pas moyen de lui faire entendre raison.

Et il n’y eut pas moyen de faire entendre raison à personne. Ils voulaient tous que l’Homme fût un magicien. Ils avaient tous besoin d’un magicien. « Oui, disaient-ils, l’Homme est meilleur que nous, ah ! bien meilleur ! Et c’est quelqu’un qui vous guérit ! »

Des guérisons, il y en avait de plus en plus. Après Christiane, ce fut la vieille des Prés d’En-Bas, la petite fille de Nez-Tortu, et le gros meunier des Trois Granges, et Jacques le Long, et d’autres encore, que je ne me rappelle plus, et même des bêtes. Et l’Homme ne se dérangeait pas. Il faisait tout pour qu’on ne crût pas en lui, pour qu’on n’eût pas recours à lui, mais on lui volait les choses mêmes qu’il avait taillées. Et elles allaient de mains en mains, avec chacune sa vertu en elle. Il y avait la Chose qui fait dormir, la Chose qui fait mieux respirer, la Chose qui empêche de tomber aveugle, la Chose qui vous fait mieux entendre, et on ne les appelait plus que par ces noms.