Gallimard (p. 56-68).
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VI

Cet hiver-là, l’Homme fit, dans la maison, de grands changements. Il se plaisait à dire que la laideur est un péché. Il disait même, je me rappelle, que c’est un des plus grands péchés, et sans nous expliquer pourquoi ; mais c’était proclamé avec un tel regard qu’on était d’abord convaincu et qu’on ne posait aucune question.

Ça commença par les calendriers. Vous savez que nous, à la campagne, on n’a rien à mettre sur les murs que ces cartons venus des villes, sur quoi on lit la réclame des marchands, et puis aussi quelques images de dévotion, des Saintes Vierges et des Saintes Thérèses et un Berger portant l’Agneau sur son épaule. L’Homme commença d’examiner tout ça. Il s’était mis devant la fenêtre. C’était un dimanche après-midi, en février. J’étais en train de repriser des bas, et Claire aussi, à ce que je crois. Le Père et la Mère parlaient du temps : toute cette neige ne voulait pas fondre, on serait en retard pour les labours. Pas moyen d’accoutrer les haies, ni de porter les fumiers aux champs, ni de planter les arbres qu’il fallait. Et ils parlèrent encore des deux vaches qui allaient vêler.

« Allons, le Père, dit l’Homme, tout ça s’arrangera bien sans nous. Ce qui se fera, ce sera sûrement le mieux, et ça viendra quand ça devra venir. »

Il disait ça, mais sa pensée était absente ; il regardait un vieux calendrier, qui nous avait été donné par l’épicier de la ville, qui était en même temps perruquier. Ça représentait un grand bateau entrant au port, et les cheminées, rouges et noires, étaient toutes brillantes de mica. Dessous on lisait, je me rappelle : « Nicolas Leroy, Épicerie Fine. Vins et Liqueurs. Cafés de choix. » « Ah ! dit la Mère, en ces temps-là, les marchands donnaient de belles choses ! Tenez, celui de dessous, non, pas celui-là : celui du dessous encore, eh bien, c’est le Caïffa qui nous l’avait offert. Hein qu’il est beau ? » Mais l’Homme secouait la tête, et il entreprit doucement de montrer à la Mère que toutes ces choses n’étaient pas belles, que c’était du mauvais travail, que ça parlait d’histoires qu’on ne connaissait pas, et que tout cela, on ne l’acceptait que parce que ça venait de la ville. Et il parla encore de ce qu’il y avait sur la cheminée. « Je comprendrais, dit l’Homme, que vous gardiez une vieille chose laide parce qu’elle vient d’un bon ami à vous, ou bien d’un parent qui est mort. Mais, regardez ! les choses vieilles sont aussi les belles : ces deux bougeoirs de l’oncle Casimir, la vieille pendule… de qui… déjà ? — D’Antoine Courapied, dit le Père, celui qui savait si bien toucher les bêtes. — Pour les choses laides, continua l’Homme, ce sont des choses toutes neuves ou presque neuves. » Et, se levant, il prit sur la cheminée une sorte de porcelaine qui représentait une fille à la fontaine, avec son seau, et il y avait un oiseau sur l’anse du seau, et un papillon dans les cheveux de la fille, et ça nous parut tout d’un coup, simplement parce que l’Homme avait ça dans les mains, et regardait, — ça nous parut une chose stupide, une chose risible, une chose dont on aurait rougi.

« Allons, dit le Père, vous nous arrangerez la maison, avec la Mère, et les deux filles. » Et il ajouta en riant : « Dites donc, quand vous serez parti, qu’est-ce qui restera ici, des choses d’avant ? »

Et l’on se mit, au moment même, à tout regarder. Et ce fut un grand feu de calendriers, de belles images, et même d’images de communion. Et ce qui était amusant, c’est qu’on savait ce qu’il fallait brûler ; seulement, on se regardait l’un l’autre, comme hésitants, parce que cette connaissance était toute jeune encore, et doutait d’elle. Quand les murs furent à peu près nus, on s’aperçut qu’ils étaient sales, et il fallut les nettoyer. Et quand ils furent bien nettoyés, on s’aperçut que les couleurs avaient passé, et il fallut peindre. Et alors les poutres semblèrent toutes noires, et il fallut que l’Homme les grattât, et qu’après les avoir frottées, il mît dessus de la cire d’abeille. Et l’on eut une maison comme neuve, au moment même où le temps s’adoucit et où ce fut le vrai printemps.

Alors il y eut des fleurs sur la grande table, dans une sorte d’écuelle en bois, plus grande et plus belle qu’une écuelle, que l’Homme avait creusée lui-même. Et sur la cheminée, où il ne restait plus, à présent, que la pendule d’Antoine Courapied et les deux bougeoirs de l’oncle Casimir, il y eut parfois, selon la fantaisie de l’Homme, de gros cailloux, qui scintillaient dans le soleil et que la nuit n’éteignait pas toujours.

Et puis ce fut la vraie lumière, les longues journées, le dur travail. L’Homme travaillait. Il faisait tout de tout son cœur comme s’il avait été lui-même le Maître. On aurait dit alors qu’il était de chez nous, qu’il n’était rien qu’un homme parmi les hommes, et que démangeait le besoin de l’argent. Ce n’est que le soir qu’il redevenait Celui des Iles. Et des gamins parfois s’en venaient à la ferme, à cause de lui. Il leur parlait, ou plutôt il leur répondait. Car c’étaient des enfants pleins de questions, bien éveillés, les plus vifs sûrement du village. Vous savez qu’un enfant en confiance peut vous questionner sur le monde : il n’y a rien dont il n’ait besoin. L’Homme en riait, et nous aussi, et les enfants nous regardaient, interloqués, un peu honteux, comme si nous nous étions moqués. Puis l’Homme redevenait sérieux, mettait la main sur l’épaule du garçon et répondait. Il répondait à tout avec exactitude. Et s’il disait : « C’est compliqué, tu comprendras cela plus tard. » l’enfant insistait tant et tant que l’Homme essayait d’expliquer, et il y parvenait souvent. « L’Homme, les poissons comment ça vit dans l’eau ? L’Homme, le Bon Dieu, dis, quand est-ce qu’il est né ? L’Homme, ma grand’mère, celle qui est morte l’an passé — tu sais, elle n’avait plus qu’une dent et ça piquait quand elle vous embrassait — dis, l’Homme, qu’est-ce qu’elle fait à présent ? Est-ce qu’on mange encore, où elle est ? est-ce qu’on y dort ? — L’Homme, d’où viennent les petits enfants ? — L’Homme, dis, l’Homme, parle-nous des Iles ! — L’Homme, raconte-nous une histoire, une longue histoire ! »

L’Homme se pliait à toutes leurs fantaisies, et sans prudence — mais pourquoi donc eût-il été prudent ? Il ne disait que de claires vérités, et il pensait, et nous pensions, que les enfants doivent savoir tout. Seulement, ce que nous pensions, nous autres, on ne le pensait pas au village. À force de vivre entre nous, à force aussi d’écouter l’Homme — je compris tout cela plus tard — on s’était écartés des autres, et les autres ne comprennent pas ça. Peut-être les choses se seraient-elles arrangées s’il n’y avait pas eu le Maître d’École, et le Curé. Mais je ne vous ai pas encore parlé du Maître d’École.

Il était vieux, déjà, au temps de l’Homme, tout près, je crois, de sa retraite. Il était là depuis plus de trente ans, et tout le village aurait été à lui s’il n’y avait pas eu d’église. C’était un homme qui vous « démontrait » bien. Pas un, même le plus dur de tête, qui soit sorti de l’école sans savoir lire. Il vous gardait des fois jusqu’à six heures, au moment des certificats, et il vous reprenait le lendemain à sept heures au lieu de huit, et vous faisait venir le jeudi. Il n’était pas brutal du tout, je ne l’ai jamais vu frapper, mais il criait. Et vous fendait les oreilles et l’esprit. Il n’allait jamais à la messe, et s’il prêtait des enfants à l’église, pour un mariage ou pour un enterrement, c’était toujours à contre-cœur et avec des mots désagréables. Pas un mot de cela dans ses leçons, mais il avait une telle façon de dire, quand l’un de nous parlait étourdiment du catéchisme ou bien de la messe, — il avait une telle façon de dire : « Ce qui se passe à l’église ne me regarde pas » qu’on sentait qu’il était d’une autre religion.

Car il était d’une autre religion. Il disait bien au Père être libre-penseur — il expliquait : « Je suis un homme qui ne s’en laisse pas conter, un homme, comprenez-vous, Maître Pierre, qui veut voir clair » il disait bien tout ça, mais avec une telle force, avec une telle colère parfois, que l’on sentait que là était son dieu ; que son dieu, c’était la raison, et le progrès, et l’avenir, et ça n’était pas sans grandeur, et pas sans risques, car les curés aussi, tous les curés, criaient très fort, et les campagnes étaient pour eux.

Le Maître d’École, d’abord, s’était intéressé à l’Homme. Il lui avait prêté des livres. Il lui avait même demandé de venir l’aider l’hiver, dans ses cours du soir. Mais tout ça, ce n’était que parce que l’Homme n’allait plus à la messe et qu’il semblait ainsi être « pour la lumière », comme disait le Maître d’École. L’Homme était « bien pour la lumière », mais si le mot, pour tous les deux, était le même, il ne voulait pas dire la même chose. Le Maître d’École le comprit.

Je me rappelle qu’un soir — j’aurais dû vous dire ça plus tôt : c’était l’hiver — il s’en vint chez nous pour la veillée. Il était de très bonne humeur : je voyais ça à cette malice qui se cachait dans sa moustache, et qui se lisait aussi au coin de ses yeux. Il commença par plaisanter : « Qu’est-ce qu’un enfant lui avait dit ? que l’Homme, au cours du soir, avait parlé d’îles merveilleuses ? qu’il avait même sorti les cartes et qu’il avait montré du doigt où se trouvaient ces fameuses îles. C’était un conte assurément, mais l’Homme n’avait-il pas manqué de prudence ? Est-ce que les enfants n’allaient pas croire aux îles ? Or, ni vous ni moi n’y croyons,… n’est-ce pas ?… Pour nous, ce n’est rien de plus qu’un jeu. » Et là-dessus, le Maître d’École s’arrêta court : il comprenait qu’il s’était trompé depuis toujours, et que les Iles, pour l’Homme, ce n’était pas un jeu, mais la certitude des certitudes. Et ils restèrent un bon moment silencieux l’un devant l’autre, à ne savoir comment se prendre. Enfin l’Homme dit — c’est une parole que j’ai retenue, parce que d’abord je ne l’ai pas bien comprise — enfin l’homme dit : « Ce que je vois au fond de mon cœur, c’est aussi inscrit sur la terre. Je crois aux Iles, et les enfants y croient aussi. Et ils y croyaient avant que je ne leur en parle. Seulement ils oubliaient d’y penser. Ils commençaient, comprenez-vous, à ne penser qu’à ce qu’ils voient. Et ça… »

« Et ça, dit le Maître d’École, c’est la sagesse, et tout le reste n’est que folie. »

« Et ça, reprit très doucement l’Homme, c’est de la folie, et beaucoup d’hommes sont fous, parmi le monde, pour avoir cru qu’ils étaient plus que des enfants. »

Le Maître d’École ne se fâcha point : il était difficile de se fâcher avec l’Homme. Aussi bien l’hiver était-il près de sa fin, les cours du soir allaient cesser ; et tout serait resté paisible entre eux si tant de gamins n’étaient venus l’été à notre ferme pour écouter, au soir, les contes de l’Homme.

Il y en eut près d’une douzaine, bien réguliers, à s’asseoir devant notre porte ou à entrer dans la maison, selon le temps. Un soir même, il y en eut vingt, garçons et filles.

L’Homme leur avait parlé des Iles, et avec une si grande précision, qu’ils semblaient à présent les connaître aussi bien que lui. Ils savaient jusqu’au nom des rues et jusqu’à des noms d’habitants. Je les entendis parler du Père Mariel, et de la toute vieille Aglaé, et de la rue des Trois-Étoiles. Et ils parlaient aussi d’un grand château, sur une colline, et de la mer, et d’un navire. D’autres fois, l’Homme leur disait ses idées à lui sur les bêtes, et sur les plantes, et sur le ciel.

Un soir que tous les enfants étaient là, c’était aux approches de l’automne, et les brouillards, déjà, montaient du Fleuve, une grêle de cailloux s’abattit soudain sur la porte. Dans le court silence qui suivit, on entendit une galopade, et puis des cris, et puis des rires d’enfants. Nous étions tous debout, et une petite fille, je me rappelle, se mit à sangloter et à trembler. Claire, toute pâle, la prit dans ses bras, et après l’avoir consolée, elle l’emmitoufla et se prépara elle-même à la reconduire chez elle : c’était tout près, en remontant vers la colline. L’Homme, qui n’avait absolument rien dit, prit une lanterne, ouvrit la porte, et regarda. Le Père et la Mère s’avancèrent derrière lui, et Claire et moi, et les enfants. Alors une nouvelle grêle de cailloux, et plus violente encore que la première, s’abattit sur nous, et l’Homme, tomba soudain, à quelques pas du seuil, avec, sa lanterne. Et de nouveau ce fut une galopade, mais sans cris et sans rires cette fois, et un grand silence.

L’Homme se releva, et dans la lumière d’une lanterne que la Mère avait allumée, il revint vers nous en boitant. Nous crûmes d’abord qu’il s’était donné une entorse, et que ce serait l’affaire de quelques semaines, mais les jours et les jours passèrent sans qu’il pût appuyer sur son pied. Il s’en allait, de-ci de-là dans la maison, touchant les murs, ou sautillant d’un meuble à l’autre, et le Père fit venir le médecin. C’était un vieil homme, qui ne savait plus grand’chose, mais qui était bon. Dès qu’il était là, qu’il vous regardait, qu’il vous touchait de sa main aux doigts longs, on se sentait comme rassuré. Il dit à l’Homme que ce serait long. Il fallait attendre, prendre patience. Ne pas bouger. La chose se réparerait d’elle-même.

L’Homme demeura allongé pendant deux mois ; ou, tout au moins, pendant ces deux mois, il ne put que se déplacer dans la maison ; et c’est alors qu’il fit toutes ces belles choses que vous savez. Et ça n’étaient pas seulement de belles choses, mais c’étaient encore des choses nouvelles, comme on n’en peut trouver qu’aux Iles. Il taillait cela dans le bois, et d’abord avec son couteau. Ensuite il se fit d’autres outils. Et d’autres encore quand il se mit à travailler la pierre.

Les « Choses des Iles » ne ressemblaient à rien. C’étaient des choses que l’on aimait à voir, qu’on aimait aussi à toucher, et qui étaient toutes pleines de joie. L’Homme nous disait : « Je voudrais faire des choses qui puissent guérir les maladies, des choses avec lesquelles on pourrait s’endormir, avec lesquelles, aussi, on mourrait très doucement, bien en paix avec le Seigneur. Les hommes n’ont fait, jusqu’à présent, dans nos pays que des choses qui disent la fierté : ils sont si fiers d’être des hommes. Je voudrais faire des choses qui soient comme leur agenouillement, comme leur merci et leur confiance. »

Notre maison se peupla de ces choses. Elles sont toutes détruites à présent. C’étaient des formes pures et libres, et chacune d’elles avait un nom. Un nom d’étoile. Ou bien des noms comme : La Première, ou Chant d’Alouette, ou Clair Printemps. Les plus belles formes même étaient sans nom, et, bien que d’un très grand mystère, ouvertes pourtant aux hommes et aux enfants.

L’hiver s’en vint. L’Homme remarchait, mais il boitait toujours et il fatiguait assez vite. Quelques enfants encore, de nos plus proches voisins, s’en venaient le voir le jeudi. Nous sûmes par eux que l’école était divisée, qu’un des plus grands du cours moyen avait formé une bande contre le Sorcier, car c’est ainsi qu’ils nommaient l’Homme.

Mais ce n’étaient que de petites choses, de toutes petites choses en vérité, comme je le compris par la suite.