Pascal et les « Pensées »

Pascal et les « Pensées »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 548-580).
PASCAL ET LES « PENSÉES »


Pensées de Pascal, Fac-simile du manuscrit 9202 (Fonds français) de la Bibliothèque Nationale (Phototypie de Berthaud frères). Texte imprimé en regard et notes, par Léon Brunschvicg. Un vol. in-folio, contenant 258 planches en phototypie, avec 258 pages de texte. Paris, 1905, Hachette.


Enfin, nous les avons, ces « brouillons immortels, » comme les appelait si bien Sainte-Beuve. Ils nous sont enfin livrés, et divulgués, dans le désordre et dans l’intimité saisissante de l’original autographe, avec les surcharges, les ratures, les renvois, les innombrables obscurités de cette écriture tourmentée et douloureuse. Et l’on ne saurait trouver une occasion meilleure, à la lumière des publications récentes, pour revenir à cet émouvant Pascal, pour essayer, une fois encore, de deviner l’énigme qu’il nous propose.


I

S’il nous fallait dénombrer ici tous les travaux, — éditions, articles ou livres, — dont Pascal a été l’objet depuis quinze ou vingt ans[1], on serait étonné de voir combien de fidèles parmi nous entretiennent le culte de cette grande mémoire. Je doute que Taine et Renan eux-mêmes depuis leur mort aient donné lieu à autant de commentaires, suscité autant d’exégèses. Qu’on en juge par ce simple fait : en l’espace de moins de deux années 1896-1897, il a paru jusqu’à cinq éditions nouvelles des Pensées et deux réimpressions ; en moins de six ans, de 1899 à 1905, six volumes, six études d’ensemble consacrées à Pascal ont vu le jour. Pascal serait-il donc en passe de détrôner Voltaire ou Molière dans cette ferveur et cette communauté d’admiration que l’on professe d’ordinaire pour le grand écrivain qui représente le mieux le génie d’une race ? Et commencerions-nous à être aussi fiers de l’auteur des Pensées que les Italiens le sont de leur Dante et les Anglais de leur Shakspeare ?

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que ces publications diverses ont renouvelé sur bien des points un sujet qu’on aurait pu croire épuisé, et qui, en réalité, est inépuisable comme les questions qu’il soulève. Car, à supposer que l’on sache un jour tout ce qu’il est possible de savoir de la personne de Pascal et de son rôle historique, son œuvre est trop humaine et trop vivante encore pour qu’on ne discute pas à l’infini sur elle. Mais cette œuvre même, et l’homme qui l’a réalisée, nous ne les connaissons pas encore comme nous voudrions, comme nous pourrions peut-être les connaître ; et ce que nous demandons d’abord aux « pascalisans, » c’est de nous faire pénétrer plus profondément dans l’intimité de la pensée et de la vie de leur héros.

Des deux grandes œuvres que nous a laissées Pascal, les Provinciales et les Pensées, la première est celle qui a le moins provoqué le zèle des récens éditeurs. Cependant, depuis l’édition que Havet, en 1885, a donnée comme pendant à son édition des Pensées, deux grandes éditions des Provinciales ont vu le jour[2]. La première est celle que Prosper Faugère a publiée dans la Collection des Grands Écrivains de la France[3], et qu’il n’a pas eu le temps d’achever. Il faut bien avouer qu’elle est assez loin de valoir l’édition des Pensées que le même Faugère avait publiée en 1844, et qui, assurément dépassée depuis, marque pourtant une date importante dans l’histoire posthume de ce livre mémorable. On peut adresser deux principales critiques à cette édition des Provinciales : elle ne se suffit pas entièrement à elle-même, et elle est établie sur un assez mauvais texte. L’auteur se proposait bien, à dire vrai, de revenir, dans un volume ultérieur, qui eût été consacré à l’Histoire de la vie et des œuvres de B. Pascal, sur certaines questions qui auraient pu aussi bien, et peut-être mieux, être traitées dans l’Introduction des Provinciales ; mais il y a pourtant certains éclaircissemens, certaines pièces justificatives que ses notes ou ses appendices auraient dû nous fournir, et que nous avons le regret de n’y pas trouver. De plus, au lieu de choisir, pour le publier, l’un des trois textes avoués par Pascal, — celui de l’édition originale in-quarto de 1656-1657, celui de l’édition in-douze de 1657, celui de l’édition in-octavo de 1659, — Faugère s’est avisé de reproduire le texte d’une copie manuscrite qu’il avait acquise et qui est manifestement défectueuse. En revanche, il nous a donné d’intéressans détails sur l’histoire bibliographique des Provinciales, et il a eu la bonne idée de rechercher et de publier les divers textes des casuistes visés ou cités par Pascal, nous permettant ainsi de contrôler nous-mêmes les pièces du procès toujours pendant entre Pascal et ses adversaires.

Dans l’intervalle de cette publication, un autre éditeur des Pensées, M. Molinier, revenait à Pascal et nous donnait une édition des Provinciales[4], qui, si elle n’est peut-être pas définitive, pourrait bien être la meilleure édition que nous ayons encore du célèbre pamphlet. Mieux inspiré que Faugère, il nous ramenait au texte, — assez difficile à reconstituer dans son intégrité, — de l’édition originale, le seul dont Pascal puisse revendiquer entièrement la responsabilité ; il y joignait des notes copieuses et précises, et une longue introduction que feront bien de consulter tous ceux qui voudront recueillir sur la question des Provinciales et de la casuistique un avis calme, motivé et vraiment désintéressé. Le « rationalisme » de M. Molinier, qui ne s’étale pas ici d’une façon aussi complaisante que dans la Préface de son édition des Pensées, nous le rend moins suspect que ne l’est tel autre éditeur des Provinciales, l’abbé Maynard par exemple. Se plaçant sur un terrain rigoureusement historique, M. Molinier a prouvé, faits et textes en mains, que ce ne sont pas les Jésuites qui ont inventé la casuistique, qu’elle est contemporaine non pas seulement du christianisme, mais de la morale même, qu’elle a donc, historiquement et moralement, humainement même pourrions-nous dire, sa raison d’être, et que si, dans le détail, Pascal a été, le plus souvent, d’une grande exactitude littérale, si même, psychologiquement, l’attitude qu’il a prise s’explique fort bien, il n’en est pas moins vrai que, sur le fond des choses, la raison et la justice ne sont pas toujours de son côté. On ne saurait, selon nous, être plus impartial et parler avec plus de bon sens ; et cette Préface est à lire, — surtout après celle que Havet a mise en tête de son édition des Provinciales.

Le problème bibliographique des Provinciales est, somme toute, assez simple. Il n’en va pas de même de celui des Pensées. Les Provinciales sont un ouvrage achevé et publié par Pascal lui-même ; les Pensées sont des fragmens posthumes, des notes souvent inachevées, des matériaux épars. Il s’agit donc de savoir quel est le meilleur ordre à suivre pour les publier. Il s’agit, sans faire violence à la pensée de Pascal, de la rendre aussi accessible, aussi intelligible que possible aux lecteurs modernes.

En réalité, deux méthodes sont possibles pour éditer les Pensées. Ou bien l’on essaiera de retrouver le plan que voulait suivre Pascal dans son Apologie, et l’on disposera les divers fragmens suivant l’ordre présumé de l’auteur. Ou bien, de propos délibéré, on renoncera à restituer le plan de Pascal, et l’on se contentera de classer les Pensées suivant leurs « affinités électives » sous certaines rubriques générales[5]. Ce dernier procédé, qu’avait adopté Port-Royal, a été repris par Bossut dans l’édition qu’il a donnée en 1779, et le classement de Bossut, tout imparfait qu’il fût, s’est imposé à la plupart des éditeurs qui n’ont pas prétendu reconstituer le plan de l’Apologie. C’est l’arrangement de Bossut que nous retrouvons dans l’édition Havet, et l’édition Havet jouit encore aujourd’hui d’une telle autorité que la disposition qu’elle consacre n’a sans doute pas cessé d’être en honneur et de recruter des adeptes.

De fait, c’est bien ce classement traditionnel, — à peine modifié sur certains points, — que nous offrent deux éditions « classiques » récentes : l’une, de M. Ch. Gidel, l’autre, de M. Margival. L’édition de M. Gidel, qui n’est qu’une édition d’extraits[6], vaut surtout par un commentaire très abondant et très nourri. Celle de M. Margival[7], — M. Margival est l’auteur d’un livre un peu paradoxal peut-être, mais fort curieux, sur Richard Simon et la critique biblique au XVIIe siècle, — celle de M. Margival a bien des mérites. Les notes en sont intéressantes et ingénieuses ; l’auteur y a joint une petite grammaire et un petit vocabulaire de la langue des Pensées qui, en attendant de plus amples travaux, rendront de réels services ; enfin, il a fait précéder son édition d’une remarquable étude sur Pascal et sur les Pensées ; et quel est l’admirateur de Pascal, qui ne lui pardonnerait son pieux effort pour rendre l’Apologie parfaitement orthodoxe et pour en exorciser toute trace de jansénisme ?

Deux autres éditeurs récens des Pensées ont été plus hardis, — ou plus téméraires. « La dernière chose, a dit Pascal, qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première. » On n’a pas assez médité ce mot. On a oublié qu’au témoignage d’Etienne Périer, Pascal « disait souvent qu’il lui fallait dix ans de santé pour achever son œuvre, » et que, peut-être, dans les notes et fragmens qui nous sont parvenus, n’avons-nous pas les résultats du labeur d’une seule année de vraie santé. On n’a pas vu, d’autre part, que nous ne possédions pas tous les matériaux recueillis par Pascal. Enfin, et surtout peut-être, on s’est abstenu de se reporter au manuscrit autographe dont la vue, même superficielle, devrait suffire à décourager toute entreprise de restauration posthume[8] ; et l’on a voulu restituer encore le vrai plan, le plan définitif de l’Apologie, que Pascal n’avait sûrement pas arrêté. Dans un esprit bien différent, MM. Didiot et Guthlin se sont voués à cette œuvre, et il faut avouer que la « table des matières » qu’ils nous présentent a assez belle apparence. Seulement, il ne faut pas trop dépasser la table des matières ; surtout, il ne faut pas se demander ce que Pascal eût pensé de cette disposition qu’on lui inflige encore. L’abbé Guthlin, dont l’ouvrage est posthume[9], avait d’ailleurs beaucoup étudié, beaucoup médité, beaucoup vécu Pascal, qu’il voudrait, comme l’abbé Margival, orthodoxiser, si je puis ainsi dire, le plus possible ; et le pénétrant Essai sur l’Apologétique de Pascal, qu’il a placé en tête de son édition, compte parmi les bonnes pages qu’on ait écrites sur la question. Quant à M. le chanoine Didiot[10], « ce n’est pas seulement une nouvelle édition qu’il a voulu faire ; c’est une nouvelle réfutation sans phrases des erreurs qui déparent l’un des plus beaux essais de la raison humaine et de l’apologétique chrétienne. » Et il tient parole. Voici quelques-unes de ses notes : « C’est justement le contraire qui est vrai… Pascal se trompe… Toujours la même erreur… Ce genre de raisonnement ne se rapproche-t-il pas beaucoup du sophisme ?… Ne soyons pas si pessimistes… » — M. le chanoine Didiot, on le voit, est optimiste, — sauf en ce qui concerne Pascal.

Cependant, parmi toutes ces restitutions, réimpressions et réfutations, le texte des Pensées de Pascal en restait au point où l’avait laissé M. Molinier en 1879. Un travail demeurait à faire, qui n’avait jamais été tenté, et dont l’idée était pourtant assez simple. Aussi bien, les amis de Pascal l’avaient-ils eue, et, pour diverses raisons, il est regrettable qu’ils ne l’aient pas réalisée. « Comme il y avait, nous dit Etienne Périer, plusieurs manières de l’exécuter (le dessein qu’on avait formé de donner au public les fragmens des Pensées), l’on a été quelque temps à se déterminer sur celle que l’on devait prendre. La première qui vint dans l’esprit, et celle qui était sans doute la plus facile, était de les faire imprimer tout de suite dans le même état où on les avait trouvés. » Mais on ne s’y tint pas ; et Faugère qui, le premier, en 1844[11], a tout ou presque tout publié, ne s’y est pas tenu davantage : il a mieux aimé reconstituer après Frantin le plan de l’Apologie. Pourtant, le travail, moins glorieux en apparence, était, en réalité, plus utile et plus fécond en curieux résultats. Il a largement payé de sa peine celui qui, plus de deux siècles après Port-Royal, s’y est le premier patiemment appliqué. Dans un volume qui fait partie du recueil des publications académiques de l’Université de Fribourg en Suisse[12], M. G. Michaut a entrepris de publier : d’abord, et avant tout, le précieux manuscrit autographe des Pensées conservé à la Bibliothèque Nationale, et cette fois, dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre même où nous l’a laissé en 1711 l’abbé Périer, neveu de Pascal ; puis tous les fragmens qui nous sont fournis par d’autres sources[13]. Il a de plus relevé avec un soin extrême toutes les variantes qu’il a pu déchiffrer dans ces divers manuscrits, et toutes les leçons des principaux éditeurs précédens ; il a distingué par des différences de caractères l’écriture de Pascal des écritures étrangères qui ont envahi même le manuscrit original, et des textes simplement imprimés. En un mot, il a traité les Pensées comme les philologues traitent d’ordinaire les textes anciens : il en a procuré l’édition proprement critique.

Par ce moyen, et grâce à cette méthode, deux principaux résultats ont été obtenus. En premier lieu, un certain nombre de Pensées, — une quinzaine environ, — que les éditeurs jusqu’alors avaient sans doute laissées tomber au cours de leurs classemens ou de leurs restitutions, ont été retrouvées par M. Michaut dans le manuscrit autographe[14], et publiées par lui pour la première fois ; quelques autres ont été complétées. D’autre part, il a prouvé d’une manière irréfutable que, dans leur zèle parfois intempestif de restitution ou de classement, tous ses prédécesseurs avaient morcelé et dispersé un peu partout des fragmens qui, manifestement, formaient un tout continu. Il lui a suffi pour cela de les lire et de les publier à la suite les uns des autres, selon les indications mêmes du manuscrit. Tel développement par exemple, a été mutilé en neuf tronçons par Havet : encore ces neuf tronçons n’ont-ils été répartis qu’en deux articles différens ; mais tel autre morceau, fragmenté en six tronçons par Faugère, en sept par Molinier, a fourni à Havet neuf pensées différentes qui ont été dispersées en cinq articles divers[15]. Que dire d’un pareil émiettement que rien ne justifie ? Et le désordre même du cahier autographe ne serait-il pas préférable ?

Un dernier éditeur, M. Léon Brunschvicg, ne l’a point pensé. Il lui a paru que, dans ce désordre même, il n’était pas impossible d’introduire sans arbitraire un certain ordre. Il ne pouvait être question pour lui de « reconstituer » à nouveau, et dogmatiquement, le plan de l’Apologie, — ces prétentions assez naïves des anciens éditeurs semblent bien avoir décidément fait leur temps ; — d’un autre côté, — « et sur ce point, déclare avec raison M. Brunschvicg, la publication de M. Michaut a fait une lumière décisive, » — il était impossible de s’en tenir au classement, au morcellement, pour mieux dire, de l’édition Havet. Il restait donc à tenter un nouveau classement qui, fondé sur une étude plus approfondie des manuscrits, se bornerait à ne pas briser l’unité des fragmens écrits par Pascal, à les rassembler suivant les divers sujets auxquels ils paraissent se rattacher. Il s’agissait « de rechercher de quelle façon ils se rapprochaient les uns des autres par l’identité de leur contenu, de quelle façon ils se liaient entre eux pour offrir une continuité logique. » Cette délicate opération, Pascal l’avait en quelque sorte commencée lui-même, car « non seulement, à maintes reprises, il avait marqué lui-même par l’indication d’un titre le chapitre auquel le fragment devait se rapporter ; mais il avait aussi jeté quelques points de repère qui nous renseignent sur le but du chapitre et sur la liaison des fragmens qui le composent. » M. Brunschvicg a poursuivi et complété ce travail avec une conscience, une ingéniosité et un tact dont on ne saurait trop le louer. « La modestie même de notre ambition, écrit-il, nous permettait d’espérer que nulle part nous ne trahirions la pensée de notre auteur, que nous pourrions rendre intelligible la lecture intégrale des Pensées, que nous aurions en un mot rempli en conscience notre devoir d’éditeur. » Ce témoignage, il peut en toute sécurité se le rendre à lui-même. Les quatorze sections entre lesquelles il a réparti les Pensées et qu’il a disposées suivant un ordre à tout le moins très habile, paraissent bien correspondre aux principaux stades, aux divers momens successifs de la pensée apologétique et de l’argumentation de Pascal[16] ; et de l’un à l’autre, il existe une « continuité logique » indéniable. Et assurément M. Brunschvicg n’a pas, dans le détail, entièrement échappé à tout arbitraire, à toute incertitude. Il est telle pensée, ou tel groupe de pensées qui figurerait tout aussi bien dans telle section que dans telle autre. Mais cela était inévitable. Et d’ailleurs, l’auteur en convient lui-même de si bonne grâce, qu’il y aurait sans doute quelque injustice à insister là-dessus. On peut dire que, dans ce nouvel arrangement des Pensées, la part de l’arbitraire est, somme toute, réduite au minimum ; et, s’il y a un classement qui, jusqu’à nouvel ordre, annule tous les autres, c’est celui-là.

C’est M. Brunschvicg qui s’était chargé de procurer l’édition des Pensées dans la Collection des Grands Écrivains de la France. M. Brunschvicg est philosophe de profession. Il a publié des articles et des livres où il apparaît dans un courant d’idées si différent de celui où nous introduit Pascal[17], que l’on pouvait craindre qu’il n’y eût une dissonance trop visible et trop choquante entre Pascal et son éditeur. Cette crainte, que l’exemple de Havet et de Molinier n’était pas pour diminuer, s’est heureusement trouvée presque entièrement vaine. « On est tenté, écrit M. Brunschvicg, de regretter que Havet, critique si clairvoyant des Remarques de Voltaire, se soit laissé entraîner par sa passion de la vérité jusqu’à se faire le juge et trop souvent le contradicteur de Pascal. » Il serait difficile d’adresser, — même sous cette forme si discrète, — pareil reproche à M. Brunschvicg. Si çà et là, en de brefs et rares passages, — car il s’échappe rarement, et sa pensée comme son style sont la fluidité et la prudence mêmes, — si çà et là, il laisse percer sa tendance intime, s’il a aussi quelque pente à mettre en un relief peut-être excessif le jansénisme des Pensées, et surtout à exiler bien arbitrairement Pascal sur « son rocher solitaire, » à l’y laisser « sans postérité philosophique » et « sans postérité religieuse ; » il faut reconnaître qu’en général cet « historien de Pascal qui ne veut être qu’historien » a rempli sa mission de manière à satisfaire les plus difficiles. Son édition[18], qu’il a dédiée à M. Ludovic Halévy, est à bien des égards un modèle d’information exacte et précise, d’intelligence historique et critique, de goût littéraire.

Nous avons indiqué les mérites du classement qu’a opéré M. Brunschvicg après une révision très attentive et une lecture nouvelle du manuscrit des Pensées. Mais M. Brunschvicg ne s’en est pas tenu là. Il nous a d’abord donné en note toutes les variantes que ses prédécesseurs et lui ont successivement relevées sur l’autographe ; et, s’il n’a pas cru devoir recueillir un aussi grand nombre de leçons non manuscrites que M. Michaut, le choix qu’il nous en offre est encore suffisamment complet pour que les travailleurs eux-mêmes n’aient pas grand’chose à y regretter. De plus, il a accompagné la publication des Pensées d’un commentaire perpétuel où, naturellement, il utilise les travaux de ses devanciers, mais où il les complète sur bien des points par ses recherches et ses interprétations personnelles. Ces notes sont excellentes de ton, et l’effort qu’y déploie l’auteur pour comprendre et pour expliquer Pascal est souvent des plus heureux. « Le Mystère de Jésus, dira-t-il par exemple, défie tout commentaire. Nulle part peut-être n’éclate d’une façon plus profondément touchante le caractère unique et incomparable du christianisme : la concentration autour d’une personne réelle des sentimens les plus élevés et les plus universels qu’il y ait dans le cœur de l’homme, l’esprit de renoncement et l’esprit de charité. » On aimera sans doute cette justesse émue et cette sobriété d’accent. Au reste, pour le fond, le commentaire de M. Brunschvicg est d’un historien plutôt que d’un philologue et même d’un philosophe. Ce qu’il a voulu déterminer avant tout et mettre pour ainsi dire sous nos yeux, ce sont les sources de la pensée de Pascal[19] ; ce sont les textes, — plus nombreux qu’on ne croit généralement, — dont Pascal s’est inspiré ; il a jugé avec raison que « des rapprochemens de ce genre nous permettent presque de nous asseoir nous-mêmes à la table où travaillait Pascal. » Enfin, il a fait précéder son édition d’une longue Introduction, qui contient, avec la réunion des principales pièces justificatives nécessaires à la complète intelligence des Pensées, — notons-y au passage l’heureuse reproduction du Discours, trop oublié, de Filleau de la Chaise, — une étude très nourrie sur les Pensées, leurs origines et leur histoire[20]. Les pages où M. Brunschvicg a essayé de ressaisir, avec le dessein général de l’Apologie, ce que l’on pourrait appeler, ce qu’il veut même que l’on appelle la philosophie de Pascal[21], sont à lire, même après celles que Ravaisson, ici même, a consacrées à cette question[22] ; et je ne saurais, pour ma part, en faire un plus grand éloge.

M. Brunschvicg avait publié, avant sa grande édition des Pensées, une petite édition classique des Opuscules et Pensées qui mérite d’être ici signalée[23]. La disposition en est des plus ingénieuses. Les lettres et opuscules divers de Pascal[24], — sauf les écrits strictement scientifiques et théologiques, — y sont enchâssés, à leur date respective, dans une longue étude historique très lucide et très complète qui ramasse et utilise tous les principaux renseignemens qu’on nous a transmis sur l’œuvre et sur la personne de Pascal[25]. Quant aux Pensées, elles sont publiées, mais sans les variantes, dans l’ordre indiqué précédemment, et avec un bon commentaire, dont les parties essentielles se retrouvent d’ailleurs dans celui de la grande édition. Et les mérites de cette disposition et de ce commentaire font de cette édition la meilleure des éditions courantes des Opuscules et Pensées de Pascal.

Enfin, M. Brunschvicg a tenu à honneur de compléter et de couronner cette remarquable série de travaux par une importante publication qui, souvent souhaitée des admirateurs et amis de Pascal, amorcée même, il y a une douzaine d’années, par M. Clédat, n’avait encore pu être menée à bonne fin. Il s’agissait de reproduire en phototypie le manuscrit original des Pensées et d’en multiplier ainsi à volonté les exemplaires. La maison Hachette, qui, depuis qu’elle existe, à tant fait pour les Lettres françaises, a repris et lancé l’idée, ouvert une souscription et réussi à intéresser à l’entreprise un nombre suffisant de pascalisans et d’amateurs. Ce beau travail, dont la direction a été confiée à M. Brunschvicg, vient de paraître ; et l’exécution en est si parfaite que nous pouvons désormais nous donner l’illusion d’avoir sous les yeux le célèbre manuscrit 9202 de la Bibliothèque nationale. D’un côté, on a reproduit, en une suite de planches d’un admirable relief, les pages successives de l’original autographe[26] ; et, en regard, avec l’indication des variantes et des ratures, avec des renvois aussi aux principales éditions antérieures, un texte imprimé qui nous offre comme la traduction lisible des fragmens, souvent malaisément déchiffrables, dont la photographie nous a rendu la vision. Et sans doute, l’on ne saurait prétendre que cette publication nous révèle un Pascal tout à fait nouveau, ni qu’elle dispense de recourir aux bonnes éditions des Pensées : elle n’annule même pas l’édition Michaut, « dont les services, dit très bien M. Brunschvicg, ne sont pas épuisés. » Mais, outre qu’elle permet à chacun de nous, suivant le mot de M. Brunschvicg encore, « d’améliorer sa connaissance du texte et de le porter à son plus haut point de vérité[27], » il semble que l’intérêt qu’elle nous" présente ne soit vraiment pas un intérêt de pure curiosité. Oui, il semble que quelque chose de la grande âme tragique et frémissante de Pascal ait passé et soit demeuré littéralement incrusté dans ces lignes inégales, impatientes, fiévreuses. — « Certitude, certitude, sentiment. Joie. Paix. » Quand on voit, dans le Mémorial, ces mots visiblement écrits après coup d’une écriture hâtive et comme triomphale, ou encore cette simple ligne, où la plénitude heureuse du sentiment intérieur est figurée aux yeux du corps d’une manière si parlante : « Joie. Joie. Joie. Pleurs de joie, » — il semble que l’on saisisse de plus près et que l’on recueille plus directement l’écho de cette ardente et profonde parole. Ailleurs, c’est le fragment du Pari, si surchargé, si raturé, presque illisible, et dont la physionomie extérieure redouble, pour ainsi parler, le caractère si puissamment dramatique. Ailleurs encore, sur une même page, à quelques lignes du célèbre morceau du Roseau pensant, d’une haute, noble et sereine écriture, cette autre pensée, — dont Havet disait excellemment : « Cela est classique et shakspearien tout ensemble ; rien n’est plus discret et rien n’est plus fort. Pascal sans doute a rapporté cette pensée d’un cimetière ; le bruit des pelletées tombant sur la bière lui était resté au cœur…, » — et dont la forme visuelle elle-même a quelque chose de poignant et de sinistre : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » Pascal avait d’abord écrit : pour l’éternité ; et, comme si le mot jamais sonnait plus inexorable, il l’a substitué à l’autre d’un énergique trait de plume. Et enfin, voici cet étonnant Mystère de Jésus, que Faugère nous a fait connaître le premier, si éloquent, si émouvant d’aspect et de vision. Les phrases sont séparées les unes des autres par des traits horizontaux, comme pour mieux marquer les divers momens de la mystique méditation, et, si l’on peut ainsi dire, l’intime succession des strophes lyriques. Les lignes montent et s’élancent comme une prière. Dans le premier feuillet, se détachant sur un espace vide, comme pour mieux exprimer aux regards l’isolement et l’abandon de Jésus, d’une écriture appuyée et douloureuse, cette phrase qui attire et qui retient l’attention : « Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit. » Plus loin, l’écriture se fait toute fine et menue, et comme tout intérieure, pour traduire la miséricordieuse et ineffable parole : « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. — J’ai pensé à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi… » Et quel élan aussi dans la forme de l’admirable reprise : « Seigneur, je vous donne tout ! » — Assurément il ne suffit pas, pour bien parler de Pascal, d’avoir vii et étudié son écriture ; mais il semble pourtant qu’à contempler ses brouillons, on entre mieux dans la familiarité de son génie et dans l’intimité de son âme.


II

Pour y mieux entrer encore, il ne sera pas inutile de se reporter aux principales études que, depuis une vingtaine d’années, on a publiées sur l’auteur des Pensées. La critique et l’histoire n’auraient aucune raison d’être si, en même temps qu’un témoignage souvent involontaire rendu sur lui-même par le critique ou par l’historien, elles n’étaient une contribution à l’intelligence de plus en plus approfondie et de plus en plus complète des grandes œuvres du passé. Or, sans parler ici des introductions, presque toutes intéressantes et souvent même très suggestives que les éditeurs dont il vient d’être question ont mises en tête de leurs éditions respectives, sans parler non plus des articles ou chapitres de livres récens qu’on a consacrés à Pascal[28], nous pouvons au moins retenir les livres proprement dits qui ont été écrits sur lui. Savans et poètes, lettrés et philosophes se sont tour à tour expliqués sur son compte. Il y a lieu de recueillir leurs dépositions.

Voici tout d’abord un savant, — un savant dont la précocité intellectuelle n’a pas été sans analogie avec celle de Pascal, — qui a écrit tout un livre pour « s’incliner profondément devant la gloire » du grand écrivain[29]. Le livre est assez déconcertant On s’attendait à ce qu’un homme qualifié comme l’était Joseph Bertrand répondît enfin à la question posée ici même, il y a vingt ans, par M. Brunetière : « A quel rang ses inventions placent-elles Pascal dans l’histoire de la science ? Quelle portée d’esprit scientifique, quelle puissance de réflexion, quelle capacité d’invention devons-nous reconnaître en lui ? » Or, de toutes les questions que peut soulever l’étude de Pascal, celle-ci est presque la seule que Joseph Bertrand ait à peu près négligé de discuter. Ce grand savant était ainsi. Il aimait trop la littérature. Il mettait une sorte de coquetterie, — son D’Alembert en était déjà une preuve, — à parler de tout autre chose que de son métier. Il avait trop pris à la lettre le mot de Pascal : « Il faut qu’on n’en puisse dire, ni : Il est mathématicien, mais il est honnête homme… » Et l’« honnête homme » en lui nous privait délibérément des informations que nous demandions au « mathématicien. » Comme d’ailleurs le simple lettré dans Joseph Bertrand ne valait pas le savant, personne depuis Montesquieu peut-être n’ayant écrit d’une manière plus dispersée, plus décousue et plus successive, il suit de tout cela que cet hommage au génie de Pascal n’a pas toute la signification qu’il aurait pu avoir et que nous étions en droit d’attendre. Non sans doute que tout soit non avenu dans ce livre. Il y a çà et là, et même en matière scientifique, plus d’une observation ingénieuse, plus d’une formule heureuse à glaner ; et il est aussi assez piquant et très instructif de voir ce géomètre prendre contre Pascal la défense de la casuistique et des casuistes. Mais enfin, il faut bien avouer que, si nous ne connaissions Pascal que par ce volume, nous nous en ferions une idée fort incomplète.

Avec M. Sully Prudhomme[30], c’est un poète, mais un poète philosophe qui s’attaque à Pascal. M. Sully Prudhomme, en effet, n’est pas seulement le poète des Solitudes et des Vaines tendresses ; il est aussi l’auteur d’une étude sur le Problème des causes finales et d’un livre intitulé Que sais-je ? Examen de conscience philosophique. Il a publié en tête d’une traduction en vers du premier livre de Lucrèce une longue Préface qui a été remarquée et louée par Renouvier. « Ce travail, disait de son côté Scherer, est tout simplement l’un des essais les plus hardis, les plus rigoureux et les plus lucides que la spéculation contemporaine ait produits. Que le même écrivain ait écrit les Solitudes et rédigé la Préface dont je parle, c’est l’un des faits extraordinaires de notre temps. » J’ai peur qu’on n’en puisse dire autant de son récent ouvrage sur la vraie Religion selon Pascal. La livre, à dire vrai, est moins un livre qu’un recueil d’études composées à des dates différentes et parfois, à ce qu’il semble, d’inspiration assez diverse. De là des redites et un certain manque d’unité que l’auteur, — qui est le scrupule et la probité mêmes, — n’a point cherché à masquer ou à faire disparaître, mais qui nuisent un peu à la parfaite clarté de l’ensemble.

On peut distinguer dans cet ouvrage trois principaux élémens : d’abord, un nouvel essai de restitution de « l’ordonnance purement logique » des Pensées relatives à la religion ; puis, une étude sur la « psychologie » de l’auteur des Provinciales ; et enfin, un jugement sur la « religion » de Pascal et sur le dogme catholique. La restitution tentée par M. Sully Prudhomme est intéressante, comme toutes les tentatives du même genre ; mais, comme toutes les tentatives du même genre aussi, elle comporte une large part de « subjectivisme ; » et, dans l’ensemble, elle paraît moins satisfaisante que celle de M. Brunschvicg, laquelle, d’ailleurs, on ne sait trop pourquoi, a l’air d’être ignorée du poète. Ses réflexions sur Pascal ne manquent parfois ni d’ingéniosité, ni de pénétration : on les voudrait seulement plus liées et exprimées sous une forme plus ramassée et plus vigoureuse. Mais c’est surtout dans la discussion des théories pascaliennes et des conceptions chrétiennes que ce travail paraît contestable, et, pour dire le mot, assez faible. Il y aurait, pour et contre le catholicisme, autre chose à dire que ce qu’en a dit M. Sully Prudhomme. Il est trop facile, pour critiquer tel ou tel dogme, d’en aller chercher la définition dans le Catéchisme du diocèse de Paris, et, sans autrement s’enquérir des interprétations et des commentaires de la théologie traditionnelle, des explications de la théologie positive, de raisonner sur cette simple formule, et d’en faire apparaître ce qu’on croit y voir d’intime contradiction. Cette méthode rappelle de trop près les procédés simplistes de la critique religieuse du XVIIIe siècle, et l’on éprouve quelque peine à voir un esprit aussi délicat et aussi élevé que celui du poète de la Justice s’y attarder et s’en satisfaire. Ajouterons-nous que la conception de la science qu’il oppose aux données de la révélation chrétienne est entièrement périmée de nos jours et qu’elle est abandonnée de tous les savans qui pensent ? Il semble donc que, sur ces divers points, sur quelques autres encore, M. Sully Prudhomme n’ait pas suffisamment renouvelé les positions de sa jeunesse. « Bien que l’auteur de cet essai, nous dit-il, n’ait pas persévéré dans ses premières croyances, dans ses premiers actes de foi irréfléchis, son ouvrage pourra être lu sans aucune prévention par les chrétiens demeurés fidèles à leurs Églises respectives. » Le scrupule est touchant ; et touchant aussi le désir qu’exprime le poète que son entreprise d’une restitution de l’ordre logique des Pensées soit « très profitable à ces chrétiens. » Elle l’eût été bien davantage, et pour tout le monde, si, rencontrant devant lui « la question controversée du conflit entre le dogme catholique et la raison, » il l’avait reprise et discutée dans les termes exacts où elle se pose à la pensée contemporaine.

Venant à parler dans sa Préface de l’édition des Pensées publiée par M. G. Michaut, M. Sully Prudhomme s’exprime ainsi : « Cet ouvrage, précédé d’une lumineuse introduction, nous a fourni un précieux contrôle. » M. Michaut a depuis réimprimé en un volume à part, en l’enrichissant de nombreuses notes et de précieux appendices, l’étude sur les Époques de la pensée de Pascal[31]qui formait l’Introduction de sa grande édition des Pensées. Cette étude, d’une allure un peu lente, mais solide, judicieuse et bien informée, constitue l’une des meilleures biographies psychologiques que nous ayons encore de l’auteur des Provinciales. M. Michaut a essayé de faire la synthèse de tout ce que l’on savait de positif et de précis sur Pascal, et de retrouver, à travers ces documens qu’il interprète et qu’il commente avec beaucoup de sagacité, la succession des divers états d’esprit et d’âme par lesquels a passé le grand écrivain durant sa vie si courte et si remplie tout ensemble. On pourra, sur certains points de détail, pousser peut-être plus avant que M. Michaut et creuser plus profondément ; on pourra, sur d’autres, discuter quelques-unes de ses conclusions ; dans l’état actuel des faits connus et des textes, il sera difficile de ne pas lui donner le plus souvent raison et de ne pas reconnaître presque toujours la sagesse de ses interprétations. Et comme d’ailleurs il nous fournit tous les moyens de vérifier ses dires, cet excellent travail demeure comme le point de départ à peu près indispensable de toutes les études ayant Pascal pour objet.

Nous n’en dirons pas autant du livre que M. Souriau a consacré à Pascal dans la Collection des classiques populaires[32]. Non qu’il n’y ait dans ce livre une étude fort consciencieuse du sujet, un vif et louable désir d’impartialité, et, çà et là, des renseignemens et des observations dont on peut faire son profit. Mais l’auteur y soutient, avec plus de fracas que de méthode, une thèse qui paraît bien paradoxale. M. Souriau a fait une découverte : il a trouvé que Pascal était janséniste, et c’est par le jansénisme qu’il explique tout Pascal, et en particulier les Pensées. Il ne va pas « jusqu’à dire que, si Pascal avait eu le temps de parfaire son ouvrage, toute la fin eût été comme une suprême Provinciale, » et il convient que « ce serait une pure hypothèse en l’air. » Mais, en fait, il n’établit pas une très grande différence entre les Provinciales et l’Apologie ; il écrit en propres termes : « Les Pensées sont surtout une exposition du jansénisme exaspéré, un nouvel Augustinus revu et considérablement aggravé ; » il déclare, — car il a le style volontiers imagé, — que « le pascalisme s’éloigne autant du christianisme que le soleil d’hiver, vu au travers des brouillards de la Normandie, diffère du plein soleil du Midi, en été. » En un mot, il fait des Pensées, pour une large part, une pure et simple reprise des Provinciales. Et il aboutit à cette éloquente conclusion : « A la reconstitution traditionnelle de l’Apologie, qui en faisait une superbe église gothique, originale, audacieuse, illuminée par de larges et éclatantes verrières, grande ouverte à la foule des fidèles, qu’elle appelle par le chœur de ses cloches sonnant gaîment à toute volée, je propose de substituer la vision suivante : le monument achevé se dresse devant nous, formidable, comme une abbaye du moyen âge : moitié temple et moitié forteresse. On prie à l’intérieur, dans des cryptes où d’étroites ouvertures, meurtrières plutôt que fenêtres, laissent filtrer une lueur triste ; mais surtout la garnison, peu nombreuse, se bat on désespérée contre l’ennemi du dehors, tandis que du beffroi tombe comme un gémissement la note lugubre du glas. Ce n’est pas la bannière fleurdelisée de l’Église qui flotte sur le donjon : c’est le drapeau noir du jansénisme. » Cette « vision » a de quoi séduire une imagination de romantique ; mais pourquoi faut-il que ni la lecture intégrale des Pensées, ni les témoignages contemporains ne puissent nous permettre de nous en accommoder[33] ?

Tout autre est le Pascal[34]que Adolphe Hatzfeld a publié dans la Collection des Grands Philosophes. Fin lettré, philosophe même de vocation, lexicographe de rare valeur, Hatzfeld était un esprit de haute distinction et de vaste culture, et qui peut-être, extérieurement du moins, n’a pas donné toute sa mesure ni rempli tout son mérite. Taine, qui avait été l’un de ses premiers élèves, faisait de lui le plus grand cas : « Si je réussis plus tard, lui écrivait-il un jour, ce sera grâce à vos leçons, car vous m’avez appris à travailler et à conduire mon esprit, et vous me serez utile dans l’avenir autant que dans le présent. » Et plus tard encore : « J’ai passé par bien des mains, mais mon premier maître a laissé sa marque dans ma pensée et dans mes écrits. » D’origine israélite, il passait pour avoir été converti au catholicisme par Pascal. Peu après l’édition Faugère, il avait proposé à Cousin de publier en collaboration avec lui les Pensées dans l’ordre indiqué par Etienne Périer. Le projet n’avait pas abouti ; mais Pascal n’en était pas moins demeuré l’un de ses auteurs favoris, l’un de ceux avec lesquels il avait le plus vécu. La mort, malheureusement, si elle lui a laissé le temps d’achever son livre, ne lui a pas permis de le revoir et d’en corriger les épreuves, ni, par conséquent peut-être, de le porter à son dernier point de perfection. Tel quel, l’ouvrage est d’un réel intérêt. D’abord, l’étude de l’œuvre scientifique de Pascal y a été confiée à un spécialiste, le lieutenant Perrier, dont les observations viennent très heureusement compléter les indications trop brèves du chapitre de Joseph Bertrand sur Pascal géomètre et physicien. Nous y voyons très clairement que si, par son œuvre proprement dite, Pascal n’est que « le premier parmi les seconds, » par la puissance et la capacité du génie il est au tout premier rang des grands savans, et de la race même des Descartes et des Newton. Quant au travail propre de Hatzfeld, il témoigne, çà et là, peut-être avec quelque excès, d’une double préoccupation. En « soumettant au contrôle des textes les différentes opinions » qui ont cours sur le compte de Pascal, il a été très frappé de l’unité et de la continuité que lui ont paru présenter la vie et la pensée du grand écrivain ; et c’est cette unité et cette suite qu’il s’est particulièrement efforcé de mettre en lumière. L’idée ne laisse pas d’être assez juste ; mais, pour se donner plus complètement raison, n’est-il pas arrivé au biographe d’atténuer un peu ce que nous croyons savoir de « la période mondaine » de la vie de son héros ? D’autre part, à l’inverse de M. Souriau, Hatzfeld a cru voir entre les idées des jansénistes et celles de Pascal plus d’oppositions que de ressemblances, et il essaie d’établir l’entière « conformité de l’Apologie à la doctrine de l’Église. » Dût-on trouver que, sur ce point encore, il exagère quelque peu, il y a lieu de tenir compte de ses observations, qui sont d’un homme très informé des questions religieuses. Et d’ailleurs, si Pascal revenait au monde, lui qui se proposait, au témoignage de Nicole, d’adoucir et d’humaniser la dure doctrine janséniste de la grâce, il est vraisemblable qu’il approuverait mieux cette interprétation que celle de M. Souriau.

Le livre d’Adolphe Hatzfeld fait partie, avons-nous dit, de la Collection des Grands Philosophes. On a, de nos jours, une tendance, parfaitement justifiée, selon nous, à considérer l’auteur des Pensées comme un « grand philosophe, » et c’est sans doute pourquoi l’on voit des philosophes de profession s’y appliquer si volontiers. C’est un éminent philosophe, M. Emile Boutroux, qui nous a donné le Pascal de la Collection des Grands Ecrivains français. M. Boutroux est, comme l’on sait, l’auteur de remarquables et profondes Études d’histoire de la Philosophie, et, surtout peut-être, d’un petit livre sur la Contingence des lois de la nature qui a fait date dans l’histoire de la pensée contemporaine. Son livre sur Pascal[35]est sorti d’un cours de deux années professé à la Sorbonne, et qui a eu un très vif et très légitime succès : l’intérêt passionnant du sujet, la réputation du professeur, sa pénétrante et scrupuleuse méthode, l’émotion contenue de sa parole y attiraient, y retenaient un nombreux et attentif auditoire. La courte Préface de son livre est touchante, et en indique bien l’esprit : « Pascal, avant d’écrire, se mettait à genoux, et priait l’Etre infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que cette force s’accordât avec cette bassesse. Par les humiliations il s’offrait aux inspirations. — Il semble que celui qui veut connaître un si haut et rare génie dans son essence véritable doive suivre une méthode analogue, et, tout en usant, selon ses forces, de l’érudition, de l’analyse et de la critique, qui sont nos instrumens naturels, chercher, dans un docile abandon à l’influence de Pascal lui-même, la grâce inspiratrice qui seule peut donner à nos efforts la direction et l’efficace. » L’historien s’est si bien abandonné à l’influence de Pascal, il s’est si bien identifié avec lui qu’à chaque instant, dans la trame de son style, des réminiscences, des tours, des pensées de Pascal viennent s’enchâsser et se fondre, et que, parfois, on a comme l’illusion d’entendre Pascal se raconter lui-même. Cette identification qui, à l’ordinaire, produit les plus heureux effets, et donne à tout le volume une couleur et un accent très pascaliens, n’a-t-elle pas, d’ailleurs, çà et là, entraîné quelques inconvéniens ? Sur la question des Provinciales, par exemple, on est tenté de trouver que M. Boutroux épouse bien aisément la cause de son auteur, ou du moins, l’on voudrait qu’il en eût un peu moins l’air : ne va-t-il pas jusqu’à paraître justifier le mot célèbre de Pascal, et qu’on lui a reproché avec raison : « Je ne suis pas de Port-Royal ? » On eût souhaité peut-être aussi que le dédoublement de ces deux pensées eût lieu à la fin, et qu’après avoir si profondément pénétré et compris Pascal, l’historien, le philosophe portât sur la personne et sur l’œuvre de Pascal un ferme et décisif jugement de fond. Enfin, n’est-il pas arrivé parfois à M. Boutroux d’interpréter avec une certaine hardiesse conjecturale les états d’âme successifs de Pascal ? Je ne suis pas absolument sûr, pour ma part, que la conversion définitive de Pascal ait été tout à fait telle que M. Boutroux l’a « reconstituée » dans le très beau, dans l’admirable chapitre qu’il a consacré à cette question. Mais ce sont là des objections de détail qui n’entament en rien la haute et rare valeur de l’ensemble. Quand on songe aux difficultés de toute sorte, — difficultés d’exécution surtout, — que rencontrait le dessein de M. Boutroux, on ne peut qu’être frappé de l’aisance avec laquelle il les a le plus souvent surmontées. Il est toujours délicat de se placer pour ainsi dire dans une âme étrangère pour en étudier et pour en revivre la vie intérieure ; et, quand cette âme est celle de Pascal, l’entreprise a de quoi décourager les plus hardis. M. Boutroux a eu cet heureux courage, et le portrait qu’il nous a tracé de son héros est au total le plus complet, le plus intime en quelque sorte, et le plus ressemblant que nous ayons encore.


III

Dans les dernières pages de son livre, M. Boutroux soulève discrètement une question qui se pose comme d’elle-même au terme de cette revue des derniers travaux relatifs à Pascal. Pourquoi a-t-on tant écrit depuis quelques années sur l’auteur des Pensées ? Pourquoi a-t-on tant de fois réédité ses œuvres ? Pourquoi, en un mot, l’étudie-t-on de nos jours avec une ferveur et une piété si singulières ?

Un fait tout d’abord est à signaler, que nous avons déjà noté au passage. Visiblement, ce qui attire nos contemporains dans l’œuvre de Pascal, ce sont les Pensées beaucoup plus que les Provinciales. Certes, les Provinciales demeurent une œuvre de tout premier ordre ; mais il est indubitable qu’elles ont un peu vieilli. En dehors de l’intérêt littéraire et historique qu’elles nous présentent toujours, et qui est considérable, il semble que les « honnêtes gens » d’aujourd’hui aient moins de raisons de se passionner pour elles que ceux du temps de Pascal. Il nous faut un certain effort pour entrer pleinement dans l’état d’esprit qu’elles requièrent et qu’elles entretiennent. Les questions qu’elles agitent nous paraissent moins essentielles, moins vitales, moins actuelles qu’on ne l’a parfois prétendu. Surtout, nous sommes moins sûrs qu’autrefois que, sur le fond du débat, Pascal ait toujours raison contre ceux qu’il a si éloquemment combattus. Les problèmes ont changé d’aspect depuis vingt ans. Des travaux comme ceux de Molinier et de Joseph Bertrand, d’Henry Michel et de M. Thamin ont déplacé les points de perspective. Quand nous rencontrons ce mot de Havet : « Casuistique et morale relâchée sont choses inséparables, » nous sourions, et nous nous demandons s’il a non seulement étudié, mais simplement compris la question même qu’il tranche. Il y avait une casuistique stoïcienne ; il y a une casuistique kantienne ; et ni le stoïcisme, ni le kantisme n’ont jamais passé pour être des « morales relâchées. » Ce sont là des préjugés de « victimes du Deux-Décembre » que nous ne pouvons plus partager. Trop neuf dans ces sortes de questions, et entraîné d’ailleurs par l’esprit de parti, Pascal, malgré tout son génie, n’a pas, philosophiquement parlant, réalisé l’œuvre d’éternelle justice et d’absolue vérité dont on l’a loué imprudemment quelquefois. Et s’il n’était l’auteur que des Provinciales, qui sait si, dans un avenir assez prochain, on le lirait, — en dehors des historiens et des critiques, — beaucoup plus qu’on ne lit, de nos jours même, la Satire Ménippée ou les Pamphlets de Paul-Louis Courier ?

Mais il est, — heureusement pour lui et pour nous, — l’auteur des Pensées. Et c’est bien décidément à cette œuvre inachevée que vont les préférences, les admirations, le culte pieux des générations montantes. Et la question que nous posions tout à l’heure reparaît sous une forme nouvelle. Pourquoi aimons-nous le Pascal des Pensées ? Pourquoi ni les éditions qu’on nous en donne, ni les interprétations qu’on nous en propose n’épuisent-elles notre curiosité, ne lassent-elles notre attention, et n’usent-elles notre patience ?

Il semble que ce qui nous attire dans les Pensées, ce soit tout d’abord l’incomparable maîtrise de l’écrivain. « L’homme, a dit Pascal, est plein de besoins : il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous ; » et peut-être, dans cette saisissante et profonde formule, nous a-t-il livré le secret de ce style dont personne en notre langue n’a égalé la puissance et la variété. Le style de Pascal, — et c’est peut-être la meilleure définition qu’on en puisse donner, — a ceci d’admirable qu’il « s’accommode à tous nos besoins, » et qu’il les « remplit » tous. Logique, ironie, éloquence, poésie, mépris, colère, pitié, tendresse, il prend tous les tons ; toutes les formes de la pensée, toutes les nuances du sentiment, il les exprime avec une aisance, avec une justesse et avec une force qui tiennent véritablement du prodige. Nous autres, médiocres écrivains que nous sommes, notre expression reste toujours en deçà et au-dessous de notre pensée : elle en est un pâle reflet, un écho lointain et affaibli, et nous nous lamentons de ne savoir rendre avec des mots ce que nous croyons sentir en nous de profond et de rare. Pascal, lui, a l’expression adéquate : c’est la pensée même qui, comme la déesse antique, jaillit tout armée du cerveau de l’écrivain. De là la vigueur ramassée de ce style ; de là sa force de persuasion et d’émotion, et ce que je voudrais pouvoir appeler sa capacité de vibration et d’ébranlement. Il est telle parole de Pascal qui entre en nous avec une telle force irruptive que, de longues années durant, aux heures de rêverie solitaire, nous l’entendons retentir encore au fond de notre âme. — « Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair, et le mal en ce qui le détourne du plaisir des sens, qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent. » Je défie bien quiconque a lu ceci pour la première fois de n’en avoir pas reçu comme une véritable secousse physique. C’est le geste réprobateur du Dieu d’Israël qui abandonne son indigne créature ; c’est l’accent irrité du prophète hébreu qui repousse et qui condamne. — Et ceci : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Peut-on, avec moins de mots, plus fortement exprimer l’épouvantement et l’abandon de l’homme qui cherche Dieu dans « tout l’univers muet » et qui ne l’y trouve pas ? — Ailleurs enfin, ce sont les paroles ineffables du « Dieu d’amour et de consolation » qui pacifie et qui relève : « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé… Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi… Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité sans que tu donnes des larmes… Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures… » — Quelle poésie, quelle douceur et quelle tendresse ! Quelle âme que celle qui trouve de pareils accens ? Et quel prestigieux écrivain que celui qui sait en prolonger en nous le contagieux frémissement !

Il y a un trait par où le style de Pascal intéresse plus particulièrement peut-être notre sensibilité contemporaine. Nous n’avons pas impunément traversé le romantisme et le naturalisme. Au contact des œuvres sorties de ces deux écoles, nous avons contracté une invincible horreur du style abstrait. Nous voulons que les écrivains s’adressent à notre imagination en même temps qu’à notre raison ; nous exigeons d’eux qu’ils mettent sous nos yeux les choses mêmes dont ils parlent ; et plus les images qu’ils nous en fourniront seront nettes, vives et familières, plus nous leur saurons gré de correspondre ainsi à nos goûts et à nos désirs. Et cela est si vrai que, parmi les grands écrivains du passé, nos préférences vont précisément à ceux qui, d’instinct, ont réalisé notre idéal d’aujourd’hui : elles vont à Saint-Simon et à La Fontaine, à Molière et à Bossuet ; elles vont surtout à Pascal. Celui-ci l’avait bien prévu ! « La manière d’écrire d’Epictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie [à savoir Pascal lui-même] est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire, et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. » C’est cela même. Rien d’artificiel et de convenu dans ce style ; rien d’académique et de compassé ; tout y est concret, et tout y est vivant. La brusque familiarité des tours, la hardiesse saisissante et l’éclat des images, le réalisme même de l’expression, tout cela nous attire et nous ravit, et nous pardonnons à Port-Royal d’avoir cru devoir orner un peu cette simplicité et parer cette négligence, puisque les scrupules mêmes des pieux solitaires ont permis aux éditeurs modernes de retrouver et de nous rendre sinon un nouveau Pascal, du moins un Pascal plus vivant encore, plus naturel et plus intime, et dont la langue même fût en conformité plus étroite encore avec celle que nous parlons.

La conformité n’est pas moins étroite, elle est plus significative encore entre les idées de Pascal et les nôtres. Si grand cas que nous fassions du style, nous en faisons un plus grand encore de la pensée ; et nous admirerions moins Pascal s’il n’était pas, selon le mot d’un de ses interprètes, M. Brunschvicg, « un penseur tel que les temps modernes n’en ont pas eu de plus profond. » Qu’on ouvre au hasard le recueil des Pensées. On y rencontre à profusion des mots qui frappent par leur profondeur et leur justesse, et dont il semble que la réflexion n’épuisera jamais le sens et la portée. Observations sur l’homme et sur la vie, sur la nature et sur la science, sur la morale et sur la société, sur l’art et sur la philosophie, on trouve de tout cela dans ce petit volume, et tout cela exprimé avec une vigueur de concision, avec un je ne sais quoi de direct, de plein et de définitif qui en redouble la puissance suggestive. A quoi bon citer ? A quoi bon rappeler des formules qui sont dans toutes les mémoires ? Il semble vraiment que cet homme soit allé au fond de toutes les questions qui peuvent intéresser l’homme, et que, de chacune de ses explorations à travers le monde moral, il ait rapporté des lumières nouvelles. Plus on voudra réfléchir par exemple à la célèbre distinction entre l’ « esprit géométrique » et l’ « esprit de finesse, » ou à la théorie des « trois ordres, » plus on les trouvera riches de signification, plus l’on verra s’en dégager d’infinies conséquences. Mais il y a plus. Pascal ne s’est pas contenté de formuler « sous l’aspect de l’éternité » des idées vraies d’une vérité éternelle ; il était doué d’une telle force de pensée, il avait une telle capacité d’invention qu’il lui est arrivé non seulement de pressentir, mais encore d’exprimer avec une singulière netteté des conceptions toutes contemporaines. — On a rapproché non sans raison le procédé logique de Pascal qui consiste essentiellement à opposer deux thèses contradictoires, deux vérités partielles et incomplètes, et à en chercher la justification dernière dans un point de vue supérieur qui les domine en les unifiant, de la dialectique de Hegel qui procède également par thèse, antithèse et synthèse ; et ce n’est pas la seule idée hégélienne que l’on trouverait dans Pascal. — Voici maintenant du Darwin ou du Spencer : « Les pères craignent que l’amour naturel des enfans ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand’ peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » — Voici du Taine : « Talent principal, qui règle tous les autres : » c’est exactement la fameuse théorie de la faculté maîtresse. — Les discussions récentes sur « les faillites partielles de la science » sont comme enveloppées dans plus d’une pensée, notamment dans celle-ci : « La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des choses extérieures. » On pourrait multiplier les rapprochemens et les exemples. En vérité, ce penseur mort il y a plus de deux siècles nous est plus contemporain que tel autre qui vit encore. Comment ne le lirions-nous pas avec passion ? Nulle pensée n’est plus excitatrice et plus fécondante ; nulle n’éclaire de plus vives lueurs tous les problèmes qu’elle a remués ; et nous retrouvons, en elle, sous la forme la plus précise et la plus actuelle, l’écho de toutes nos préoccupations.

C’est dire que, plus encore que le grand écrivain et le profond penseur, ce qui nous attire en lui, c’est le philosophe religieux et l’apologiste. Car le Pascal des Pensées, il ne faut pas l’oublier, est avant tout un apologiste du christianisme. C’est là que, dans son œuvre, tout devait converger ; c’est à une démonstration de la vérité de la religion que tout devait aboutir ; c’est à renouveler et à fortifier nos raisons de croire qu’il voulait travailler ; c’est à toucher des « libertins, » à convaincre des « athées, » à conquérir à son Dieu de nouvelles âmes, c’est à convertir, en un mot, qu’il voulait faire servir tous les dons qu’il sentait en lui. « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire. » Que parlions-nous tout à l’heure de son génie de style et de sa profondeur de pensée ! Pascal estime que tout cela « ne vaut pas une heure de peine. » Ou plutôt, si, plus que personne, il a ambitionné la gloire de bien écrire, c’est qu’il sait quelle est la valeur persuasive du style ; s’il a exprimé sur toutes sortes de questions des idées fortes et neuves, c’est que ces idées étaient un acheminement à la grande démonstration qu’il voulait tenter. Mais tout cela est pour lui un moyen, et non une fin. Son objet propre, essentiel, c’est l’étude du problème religieux et apologétique ; c’est à poser ce problème dans toute sa force et dans toute sa rigueur, c’est à en élucider toutes les données, à en éclairer tous les aspects qu’il a employé toutes les ressources de son incomparable génie. A force de sincérité et de logique, ruiner ou diminuer tout au moins les difficultés de croire, rapprocher de lui l’incrédule, et, dans la mesure où un homme peut travailler au salut de ses frères, frayer et préparer les voies à la grâce, voilà manifestement ce qu’a voulu faire Pascal, et ce qui a été pour lui, dans les dernières années de cette vie douloureuse, « l’œuvre uniquement nécessaire. »

Et c’est précisément ce qui nous le rend particulièrement cher. Il est devenu banal d’observer que le problème religieux préoccupe étrangement la pensée contemporaine. Autant, il y a vingt-cinq ou trente ans, ces questions intéressaient peu ceux qui se piquaient de penser, autant aujourd’hui elles sont redevenues actuelles et vivantes. Une philosophie aussi timide qu’elle était verbeuse, aussi superficielle qu’elle se croyait habile, l’éclectisme, — puisqu’il faut l’appeler par son nom, — avait cru supprimer le problème en accumulant les nuages et en multipliant les phrases. Elle démontrait l’existence de Dieu, — et quel Dieu ! celui de Voltaire et de Béranger, le « Dieu des bonnes gens, » pour tout dire, — dont elle limitait d’ailleurs prudemment la puissance ; elle prouvait l’immortalité de l’âme ; elle fondait une « religion naturelle ; » elle esquivait d’ailleurs la question de la révélation et celle de la transcendance du christianisme ; l’ombre de Platon et celle d’Aristote, celle de Descartes et celle de Bossuet étaient invoquées ensemble ou tour à tour, et l’on tenait pour des « sceptiques » tous ceux qui, dans le présent ou dans le passé, se montraient réfractaires à la foi nouvelle. Pendant près d’un demi-siècle, la langue dont on a pu dire qu’il y a une probité attachée à son génie abrita toutes ces équivoques. Quand on se réveilla de ce long sommeil philosophique, on s’aperçut que les questions religieuses, bien loin d’avoir été comme définitivement éconduites des préoccupations des hommes, reparaissaient plus graves et plus angoissantes que jamais. De tous côtés on se reprit à les étudier avec une singulière ardeur. Il n’est personne de nos jours qu’elles laissent indifférent. Les esprits les plus dégagés de toute attache confessionnelle, au lieu d’en nier l’importance, comme ils n’y eussent point manqué jadis, sont les premiers à donner l’exemple d’une étude sinon toujours impartiale, du moins toujours passionnée et toujours attentive ; et sous nos yeux, des hommes politiques, — on sait avec quel succès, — s’improvisent tous les jours théologiens ou canonistes. Faisant écho à ce mouvement général des esprits, on a même vu se produire en ces dernières années quelques-unes des évolutions morales les plus curieuses dont l’histoire des idées ait gardé le souvenir. On peut en sourire ou s’en plaindre : on ne peut nier, — car il y a des faits qui sont indéniables, — que l’inquiétude religieuse soit un des traits dominans de notre temps.

Dans ces conditions, il était inévitable que l’on revînt à Pascal. Pascal avait été l’une des victimes de l’éclectisme. Cousin avait eu le mérite de remettre en honneur le texte original des Pensées ; mais, avec sa fougue habituelle, il s’était aussitôt empressé de dénoncer le « scepticisme » de leur auteur ; et, sans prendre garde à l’équivoque du terme, on l’en avait cru sur parole. On ne s’était pas rendu compte que Pascal n’était « sceptique » qu’à l’égard de l’éclectisme ; et, de fait, il n’était pas besoin d’être très clairvoyant pour lire à presque toutes les pages des Pensées la condamnation formelle des théories favorites de Victor Cousin. « Le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme qui y est tout à fait contraire : » voilà de ces pensées que Cousin n’a jamais pu pardonner à Pascal, et il était naturel que Pascal, le vrai Pascal, bénéficiât de la juste réaction qui s’est produite contre la pseudo-philosophie de Victor Cousin. D’autre part, à étudier comme on le fait à notre époque les questions religieuses, on ne pouvait manquer d’interroger l’homme qui, peut-être, dans les temps modernes, les a posées avec le plus de force et de profondeur. Un théologien protestant, Auguste Sabatier, n’a-t-il pas pu dire : « Une histoire des destinées des Pensées de Pascal serait l’histoire à peu près complète de la philosophie religieuse en France dans les trois derniers siècles ? » Et un philosophe catholique, l’abbé Laberthonnière, de s’écrier à son tour en parlant de Pascal : « Et qui donc a scruté comme lui, avec une pareille hardiesse, les fondemens de toutes choses, et surtout les fondemens de la religion ? » Et cela est vrai. Sur la question de la croyance, sur celle des rapports de la raison et de la foi, des différens ordres de connaissances et de certitudes, sur celle de la révélation et du surnaturel, bref, sur toutes les questions qui sont comme à la base de toute enquête de ce genre, Pascal abonde en vues qui rejoignent exactement les conclusions actuelles de la psychologie et de la philosophie religieuses. Voici, par exemple, une remarque qui ruine par avance la plupart des objections dont a vécu la critique du XVIIIe siècle et celle même du XIXe[36] : « Une religion purement intellectuelle serait plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule religion chrétienne est proportionnée à tous, étant mêlée d’intérieur et d’extérieur. » C’est la gloire de Pascal d’avoir si profondément repensé sa religion que son œuvre s’est comme insérée dans la définition de la religion même.

Un autre trait le rapproche encore de nous. Il est incontestable que nous savons gré à Pascal, non seulement d’avoir deviné et formulé, en matière religieuse, nos conceptions toutes contemporaines, mais encore d’avoir traité ces questions non pas en théologien de profession, mais en « honnête homme. » « Ceux-là honorent bien la nature, écrit-il quelque part, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie. » Il sentait bien que c’était là une partie de sa force. « Lorsqu’on entend les prédicateurs, disait un jour Bossuet, je ne sais quelle accoutumance malheureuse de recevoir par leur entremise la parole de l’Evangile, fait qu’on l’écoute plus nonchalamment. On s’attend qu’ils reprendront les mauvaises mœurs ; on dit qu’ils le font d’office ; et l’esprit humain indocile y fait moins de réflexion. Mais quand un homme que l’on croit du monde, simplement et sans affectation, propose de bonne foi ce qu’il sent de Dieu en lui-même, quand il ferme la bouche à un libertin qui fait vanité du vice, ou qui raille impudemment des choses sacrées, encore une fois, chrétiens, qu’une telle conversation, assaisonnée de ce sel de grâce, a de force pour exciter l’appétit et réveiller le goût des biens éternels ! » Pascal est venu réaliser le vœu de Bossuet. Il a vécu dans le monde ; il sait comment s’y posent les questions, et quel tour il faut donner à son argumentation pour se faire écouter et pour convaincre. Il a vu des « libertins » réels et vivans ; il a discuté avec eux ; il connaît leur état d’esprit ; il s’est rendu compte que les syllogismes de l’Ecole n’ont le plus souvent sur eux aucune prise ; et il estime, — car il est géomètre et logicien, — qu’ils ont parfois raison de penser que tel ou tel d’entre ces raisonnemens sont dépourvus de toute force probante. Ces argumens-là, lui, Pascal, il les sacrifie sans pitié ; et ceux qu’il conserve, il donne un air de nouveauté et d’imprévu, qui en redouble la puissance de persuasion. De là cet accent tout chrétien, certes, mais très laïque de son Apologie : de là cet air d’« honnêteté, » et cette probité intellectuelle qui dédaigne les triomphes trop faciles, et d’ailleurs illusoires, et qui, loin de dissimuler les difficultés, les souligne et les accuse, plus éprise de vérité et de franchise que d’habileté, moins soucieuse de réfuter des abstractions que de conquérir des âmes. De là enfin ce je ne sais quoi de vécu, de concret, de positif, qui répond d’une manière si complète aux exigences de notre réalisme. Par-delà les livres et les sophismes à discuter, Pascal a vu des hommes à réduire ; et il a jeté sur ses contemporains un regard si aigu et si perçant que, par-delà les hommes de son temps, il a atteint ceux du nôtre.

Pascal a bénéficié enfin du mouvement tournant que nous voyons se produire dans l’apologétique contemporaine. Pour mieux répondre aux préoccupations croissantes de la pensée laïque, l’apologétique, — des discussions récentes ont mis ce fait très nettement en lumière, — l’apologétique, en ces dernières années, a renouvelé ses procédés et rajeuni ses méthodes. Elle a pris résolument contact avec la philosophie moderne, et elle a constaté qu’en bien des cas cette philosophie, dont on avait tant médit sans toujours la bien connaître, avait travaillé non pas contre elle, mais pour elle. Elle a donc emprunté à cette alliée involontaire un peu de son esprit et quelques-unes de ses conclusions. À cette école, elle a appris à laisser tomber certains argumens vieillis qui n’ont peut-être jamais bien porté, mais qui, assurément, ne portaient plus ; elle s’est pénétrée d’une dialectique plus souple, plus vivante, moins abstraite, plus conforme au mouvement même de la pensée d’aujourd’hui ; enfin, et surtout, elle s’est rendu compte de l’absolue nécessité pour elle de donner pour fondement à toutes ses démarches ultérieures une solide et précise enquête psychologique. Que Pascal n’ait pas été étranger à cette orientation nouvelle de l’apologétique, c’est ce qui ressort d’une simple constatation de fait : tous les apologistes contemporains qu’on lit, et qui agissent, et qui sont pris en considération par leurs adversaires, qui même parfois arrachent à ces derniers de précieux aveux, sont visiblement nourris de l’auteur des Pensées, se plaisent à le citer et à se recommander de lui. Mais quand Pascal n’aurait eu aucune espèce d’influence directe sur eux, ils ne pouvaient manquer, un jour ou l’autre, de se reconnaître pour ainsi dire en lui. L’attitude intellectuelle et morale que nous venons de définir, c’est, en effet, exactement celle que Pascal avait prise dans l’Apologie dont nous n’avons que des fragmens. « L’idée mère de cette Apologie, a très bien dit Vinet, c’est de partir de l’homme pour arriver à Dieu. » C’était là une vue de génie, très féconde en lointaines conséquences, et qui fait de Pascal, dans l’histoire de l’apologétique, un nom aussi considérable que celui de Socrate dans l’histoire de la philosophie. Car la révolution que, selon une très heureuse formule, Socrate est venu opérer en philosophie, il l’a opérée, lui, Pascal, dans un autre domaine ; il a fait descendre l’apologétique du ciel sur la terre. Et dans cet effort, il a porté une telle supériorité de génie, une telle sincérité et une telle pénétration de pensée, un sentiment si vif et si puissant des besoins et des exigences de l’homme moderne, que ce livre, tout inachevé qu’il soit, est peut-être encore, à l’heure actuelle, la plus forte et la plus agissante des Apologies du christianisme, et qu’en tout cas, les Apologies actuelles ou futures semblent ne devoir remplir tout leur objet que dans la mesure où elles reprendront et réaliseront le dessein de Pascal, et où elles se rapprocheront de l’œuvre qu’il avait rêvée.

Voilà, semble-t-il, quelques-unes des raisons qui font de Pascal celui peut-être de nos grands écrivains que nous aimons le mieux et le plus profondément, et des Pensées le livre que bien des esprits, à l’heure actuelle, considèrent comme le plus beau de la langue française, comme le plus représentatif des hautes qualités de notre race. Quand Gœthe déclarait Voltaire « le plus grand écrivain que l’on pût imaginer parmi les Français, » il se trompait, et il oubliait au moins Pascal : ni pour la force et pour l’éclat du style, ni pour la profondeur et la noblesse de la pensée, Voltaire n’est comparable à Pascal. A ceux qui seraient tentés de nous accuser de légèreté et de prosaïsme, nous pouvons répondre par ce mince recueil des Pensées. Depuis plus de deux siècles qu’il a vu le jour, il n’a pas pris une ride. Que dis-je ! Il semble que, de jour en jour, nous en comprenions mieux la richesse de signification et l’étonnante portée, et que, de jour en jour aussi, un plus grand nombre d’âmes y viennent puiser l’aliment quotidien de leur vie morale. Nul écrivain parmi nous ne méritait mieux cet honneur : car, s’il m’est permis de reprendre ici et d’appliquer à Pascal lui-même la plus belle et la plus touchante parole qui soit tombée de cette plume merveilleuse, nul n’a versé plus généreusement le sang de son humanité dans son œuvre.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1885, l’article de M. Brunetière : De quelques travaux récens sur Pascal.
  2. M. Brunetière a publié aussi en 1891, à la librairie Hachette (5e édit., 1902), avec une Introduction, des notes et un appendice, une très intéressante édition classique des Provinciales (Lettres I, IV et XIII, et extraits des autres). On discuterait volontiers ici quelques-unes de ses conclusions si l’on n’avait pas l’espoir qu’il reviendra lui-même quelque jour sur la question, et qu’il reprendra en les développant les vues nouvelles qu’il parait avoir sur le sujet, si du moins l’on en juge par quelques lignes trop brèves de son Manuel de l’Histoire de la littérature française.
  3. Œuvres de Blaise Pascal, nouvelle édition d’après les manuscrits autographes, les copies authentiques et les éditions originales, par M. Prosper l’augure. Paris, Hachette, in-8o ; t. I, 1886 ; t. II, 1895.
  4. Les Provinciales de Blaise Pascal, avec une préface et des notes, par Auguste Molinier, 2 vol. in-8o. Paris, Lemerre, 1891.
  5. On notera que ce procédé se ramène en fait, et dans une certaine mesure, presque toujours au précédent. Il faut bien disposer les différentes sections suivant un certain ordre, et même, à l’intérieur de chaque section, il faut bien arranger les Pensées suivant une progression déterminée. Et l’on est ainsi presque insensiblement amené à figurer aux yeux, avec plus ou moins de rigueur, l’ordre général qu’on suppose avoir été celui de l’Apologie pascalienne. Cela est très frappant, sinon dans le classement adopté par Bossut, du moins dans le classement de Port-Royal, et dans celui de M. Brunschvicg dont nous parlerons tout à l’heure. Et dans ces limites d’ailleurs, rien n’est plus légitime.
  6. Pensées de Pascal, choix et extraits, édition destinée aux classes, par M. Ch. Gidel. Paris, 1894, 1 vol. in-18, Garnier frères.
  7. Pascal, Pensées, édition classique par M. l’abbé Margival. Paris, Poussielgue, 1897, in-12 ; 3e édition revue et corrigée, 1903.
  8. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 août 1879, l’article décisif de M. Brunetière sur Les Pensées de Pascal.
  9. Les Pensées de Pascal, édition philosophique et critique, enrichie de notes et précédée d’une introduction par A. Guthlin. Paris, Lethielleux, in-18 ; 1896. — Voyez, sur l’abbé Guthlin, l’étude de M. Léon Lefébure, dans ses Portraits de croyans au XIXe siècle. Paris, 1905, Plon.
  10. Pensées de Blaise Pascal, dans leur texte authentique et selon l’ordre voulu par l’auteur, précédées de documens sur sa vie et suivies de ses principaux opuscules, édition coordonnée et annotée par M. le chanoine Jules Didiot. Un vol. In-8°. Paris et Lille, 1896, Desclée et de Brouwer.
  11. L’édition des Pensées, fragmens et lettres de Blaise Pascal que Faugère avait publiée en 1844 chez l’éditeur Andrieux, et qui était devenue introuvable, a été réimprimée en 1897 a la librairie Leroux, avec des additions et corrections préparées par l’auteur avant sa mort en vue d’une seconde édition. Le texte a été revu et corrigé de nouveau d’après le manuscrit autographe ; trois pensées omises ont été ajoutées ; un nouveau texte de l’Entretien avec M. de Saci, extrait d’un manuscrit des Mémoires de Fontaine, a été reproduit ; on y a joint enfin, avec des notes nouvelles, l’Abrégé de la Vie de Jésus-Christ, par Pascal, le testament du grand écrivain, et plusieurs fac-similés de son écriture. Même après les progrès accomplis par les derniers éditeurs, cette édition reste encore utile à consulter.
  12. Collectanea Friburgensia, fasc. VI. Les Pensées de Pascal disposées suivant l’ordre du cahier autographe. Texte critique établi d’après le manuscrit original et les deux copies de la Bibliothèque Nationale, avec les variantes des principales éditions, précédé d’une Introduction, d’un tableau chronologique et de notes bibliographiques, par G. Michaut. Un vol. in-4o. Fribourg, Veith, et Paris, Fontemoing.
  13. Ces sources autres que le manuscrit original sont au nombre de quinze. Ce sont : les deux copies de la Bibliothèque Nationale, les deux manuscrits du P. Guerrier, le portefeuille du médecin Vallant, trois autres manuscrits, dont l’un a été possédé par Sainte-Beuve, l’édition de Port-Royal, l’édition Bossut, la Vie de Pascal, par Mme Périer, les manuscrits qui reproduisent les documens réunis par Marguerite Périer, le Traité de l’éducation d’un prince, de Nicole, et ses Essais de morale, la Logique de Port-Royal.
  14. Voici peut-être la plus intéressante de ces pensées inédites :
    « Toute condition et même les martyrs ont à craindre, par l’Écriture.
    « La peine du purgatoire la plus grande est l’incertitude du jugement. Deus absconditus. »
    Cette pensée avait été retrouvée après coup par Faugère qui se proposait de la reproduire dans sa seconde édition.
  15. Havet, sans prévenir du reste son lecteur, n’a pas craint de mutiler le Mystère de Jésus, et d’en détacher, pour les placer ailleurs, cinq pensées qui en font, sur le manuscrit, partie intégrante.
  16. Ces quatorze sections sont les suivantes : I. Pensées sur l’esprit et sur le style ; — II. Misère de l’homme sans Dieu ; — III. De la nécessité du Pari ; — IV. Des moyens de croire ; — V. La Justice et la Raison des effets ; — VI. Les Philosophes ; — VII. La Morale et la Doctrine ; — VIII. Les Fondemens de la Religion chrétienne ; — IX. La Perpétuité ; — X. Les Figuratifs ; — XI. Les Prophéties ; — XII. Preuves de Jésus-Christ ; — XIII. Les Miracles ; — XIV. Fragmens polémiques.
  17. M. Brunschvicg est, entre autres ouvrages, l’auteur d’un petit livre intitulé Introduction à la vie de l’esprit (Paris, Alcan, 1900) où l’on trouve tout un chapitre consacré à la Vie religieuse, laquelle est définie par lui d’une façon bien singulière. S’il veut bien conserver encore parmi les vertus proprement religieuses la charité, il faut voir de quel ton tranchant de dédain tranquille il répudie et la mortification et l’humilité, — « l’humilité qui abaisse et qui tue. » Pour lui, « le premier fruit de la charité, c’est la tolérance. » Mais la tolérance rencontre en face d’elle les « religions particulières, » qui ne sont pas seulement « de purs systèmes d’idées, » mais des « groupes d’individus qui se sont réunis en vue de la domination sociale. » « Devant cette négation de l’esprit, déclare M. Brunschvicg, la tolérance, qui est l’affirmation de l’esprit, se transforme : elle devient l’intolérance de l’intolérance. » — C’est exactement le mot de Voltaire dans la Relation du bannissement des Jésuites de la Chine : « Je suis tolérant ; et je vous chasse tous parce que vous êtes intolérans. »
  18. Pensées de Blaise Pascal, nouvelle édition collationnée sur le manuscrit autographe et publiée avec une introduction et des notes, par Léon Brunschvicg, 3 vol. in-8-, Paris, Hachette, 1904.
  19. Sur cette question, si importante et si délicate, des sources et lectures de Pascal, M. Brunschvicg a, dans son Introduction, une trentaine de pages très instructives et fort pénétrantes : on est pourtant un peu étonné qu’il n’y ait pas tenu compte d’Épictète, que Pascal lisait, non pas, comme on le croit d’ordinaire, dans la traduction de Du Vair, mais dans celle du P. Goulu.
  20. L’Introduction nous offre d’abord une histoire très attentive des différentes éditions des Pensées qui se sont succédé depuis 1670 jusqu’à nos jours. Il eût été bon d’y signaler une édition en deux volumes petit in-18, datée de 1785, et intitulée Pensées et Réflexions extraites de Pascal sur la religion et la morale (Paris, imprimerie de Monsieur, chez Royez, libraire). L’auteur est l’abbé Ducreux, chanoine honoraire d’Auxerre ; avant Frantin, l’abbé Ducreux a voulu rétablir le plan véritable de Pascal : il avait d’ailleurs consulté les manuscrits.
  21. « Tout homme, dit excellemment M. Brunschvicg, tout homme est philosophe qui a su dominer et ramener à l’unité l’ensemble de ses conceptions scientifiques, psychologiques, sociales et religieuses. Pascal a-t-il parcouru, par un progrès de pensée dont il a déterminé les étapes, l’intervalle qui sépare l’expérience du Puy de Dôme et le miracle de la Sainte-Epine ? A-t-il relié l’une à l’autre, pour en faire l’objet d’une même synthèse, la conduite de l’homme dans le monde et la conduite de Dieu vis-à-vis de son Église ? A-t-il, en un mot, conçu dans son intégralité le monde intellectuel ? S’il l’a fait, il y a lieu de décrire le monde de Pascal, comme on ferait pour le monde de Malebranche ou de Spinoza, de Schopenhauer ou de Hegel (p. cm-civ). »
  22. Voyez la Revue du 15 mars 1887.
  23. Blaise Pascal, Opuscules et Pensées, publiés avec une introduction, des notices et des notes, par M. Léon Brunschvicg, 1 vol. petit in-18, Paris, Hachette, 1897 ; 3e édition, revue et corrigée, 1904.
  24. Parmi les éditions partielles récentes des Opuscules de Pascal, il y a lieu de mentionner celle de M. Charles Adam (Hachette, 1887), l’édition critique de l’Abrégé de la Vie de Jésus-Christ, par M. G. Michaut (Fribourg, Veith, et Paris, Fontemoing, 1896), et du même auteur une édition du Discours sur les passions de l’Amour (Fontemoing, 1900). M. Joseph Bédier, dans ses Études critiques (Colin, 1903), nous a donné un excellent texte critique de l’Entretien avec M. de Saci.
  25. Pourquoi M. Brunschvicg (p. 15), quand il en vient à parler du légendaire accident du pont de Neuilly, a-t-il conservé la date du 8 novembre 1654, qui provient, — M. G. Michaut s’en est expliqué d’une manière fort piquante dans une lettre qu’a publiée la Quinzaine du 16 avril 1902, — d’une erreur de lecture commise par ses imprimeurs ?
  26. Un seul fragment a dû être laissé de côté, en raison de l’état du manuscrit, le fragment 79 de l’édition Brunschvicg. On y a joint en appendice, à titre de pièces de comparaison, — car on sait que le manuscrit original n’est pas tout entier de l’écriture de Pascal, — les reproductions photographiques d’une lettre de Pascal à Huygens, datée du 6 janvier 1659, d’une lettre de Mme Périer au médecin Vallant, et deux folios de la Copie donnée par Marguerite Périer au P. Guerrier.
  27. Par exemple, voici, dans le Mystère de Jésus, un petit détail de rédaction dont les précédens éditeurs de Pascal ne paraissent pas s’être avisés, et qui peut avoir son intérêt : « Je te suis présent par ma parole dans l’Écriture. » Pascal avait d’abord écrit : « dans la Bible. » Puis il a effacé le mot Bible, et il a écrit tout à côté : l’Écriture.
  28. Signalons pourtant, parmi les plus importantes de ces études, outre l’article déjà cité, de Ravaisson, celui de Scherer sur la Religion de Pascal, écrit en 1887, à propos de l’Essai de M. E. Droz sur le Scepticisme de Pascal, et recueilli dans ses Études sur la littérature contemporaine (t. IX) ; celui de M. Brunetière, Jansénistes et Cartésiens, dans la Revue du 15 novembre 1889, et recueilli dans la 4e série de ses Études critiques ; celui de M. Rauh sur la Philosophie de Pascal, dans les Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux de 1891 ; le chapitre sur Pascal de M. A. Gazier, dans la grande Histoire de la littérature française, publiée sous la direction de feu M. Petit de Julleville à la librairie A. Colin, et, dans ses Mélanges de littérature et d’histoire (Paris, 1904, Colin), l’étude sur Pascal et Mlle de Roannez ; l’article de M. Lanson sur Pascal dans la Grande Encyclopédie, et, dans la Revue d’histoire littéraire de la France d’avril 1900 et de janvier 1901, ses deux articles sur les Provinciales et le livre de la Théologie morale des Jésuites, et Après les Provinciales ; le très curieux chapitre de Renouvier sur les Pensées de Pascal au XIXe siècle dans sa Philosophie analytique de l’histoire (t. IV, Paris, Leroux, 1897) ; l’étude extrêmement pénétrante de M. l’abbé Laberthonnière sur l’Apologétique et la Méthode de Pascal dans ses Essais de philosophie religieuse (Paris, 1903, Lethielleux) ; l’article de M. Lachelier intitulé Notes sur le Pari de Pascal, dans la Revue philosophique de septembre 1900 ; enfin, dans la Revue de Fribourg de février et mars 1904, les deux articles de M. Emile Faguet sur Pascal amoureux. — Ajoutons une assez curieuse brochure de M. Edmond Chamaillard sur la Poésie et les Poètes devant Pascal (Paris, 1904, Gougy), où l’influence de Corneille sur Pascal est fort nettement mise en lumière.
  29. Blaise Pascal, par Joseph Bertrand, 1 vol. in-8o, Paris, C. Lévy, 1891.
  30. La vraie Religion selon Pascal : Recherche de l’ordonnance purement logique de ses Pensées relatives à la religion, suivie d’une analyse du Discours sur les Passions de l’amour, par Sully Prudhomme. Un vol. in-8o, Paris, Alcan, 1905.
  31. G. Michaut, les Epoques de la pensée de Pascal, 2e édition revue et augmentée, 1 vol. in-16, Paris, Fontemoing, 1902.
  32. Pascal, par Maurice Souriau, 1 vol. in-8o, Paris, 1897 ; Société française d’imprimerie et de librairie.
  33. M. Souriau veut à tout prix que l’unique raison qui ait fait écarter par la famille de Pascal le Discours de Filleau de la Chaise soit le silence de ce dernier sur l’intention polémique de l’Apologie, et s’il regrette qu’Etienne Périer dans sa Préface « n’indique pas avec une absolue netteté toute l’idée maitresse du livre, » il y relève avec joie la discrète allusion aux jésuites, et il voit dans ces quelques lignes « le passage capital où la famille va rétablir bon gré mal gré la pensée essentielle de l’Apologie. » La conjecture est ingénieuse ; mais on voudrait savoir sur quels témoignages, sur quels textes précis elle s’appuie. C’est là, selon nous, interpréter d’une façon bien arbitraire ce mot d’une lettre de Mme Périer au médecin Vallant sur le Discours de Filleau de la Chaise, qui « ne contenait rien, déclare-t-elle, de toutes les choses que nous voulions dire, et en contenait plusieurs que nous ne voulions pas dire. » À cette interprétation de M. Souriau il nous suffira d’opposer ce fragment d’une lettre de Brienne à Mme Périer : « Vous souhaitez qu’on dise positivement que ce sont de petits morceaux de papier qu’on a trouvés mal écrits et que c’étaient les premières expressions des pensées qui lui venaient lorsqu’il méditait sur son grand ouvrage contre les athées ; que ni lui ni personne n’a repassé dessus que pour les mettre en ordre seulement ; qu’on a encore les originaux en la manière qu’on les a trouvés, etc. On dira tout cela… » — Il n’est pas ici, on le voit, question des jésuites, lesquels, assurément, eussent été visés dans l’Apologie, mais accessoirement, et non pas essentiellement ; et, conformément à la tradition, c’est donc bien « contre les athées » avant tout que Pascal se proposait de diriger tout le principal effort de son argumentation.
  34. Pascal, par Ad. Hatzfeld, 1 vol. in-8o, Paris, Alcan, 1901.
  35. Pascal, par M. Emile Boutroux, 1 vol. in-16 ; Hachette, 1900.
  36. Voir à ce sujet le livre récent du P. Tyrrel, traduit en français par M. Augustin Léger, la Religion extérieure, Paris, Lecoffre.