Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Lettre sur la mort de Pascal le père

Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2
Lettre sur la mort de Pascal le pèreHachetteŒuvres complètes (1871), tome II (p. 20-28).


LETTRE SUR LA MORT DE M. PASCAL LE PÈRE[1],
ÉCRITE PAR PASCAL A SA SŒUR AÎNÉE, MADAME PERIER, ET A SON MARI.


17 octobre 1651.

Puisque vous êtes maintenant informés l’un et l’autre de notre malheur commun, et que la lettre que nous avions commencée vous a donné quelque consolation, par le récit des circonstances heureuses qui ont accompagné le sujet de notre affliction, je ne puis vous refuser celles qui me restent dans l’esprit, et que je prie Dieu de me donner, et de me renouveler de plusieurs que nous avons autrefois reçues de sa grâce, et qui nous ont été nouvellement données de nos amis en cette occasion.

Je ne sais plus par où finissoit la première lettre. Ma sœur l’a envoyée sans prendre garde qu’elle n’étoit pas finie. Il me semble seulement qu’elle contenoit en substance quelques particularités de la conduite de Dieu sur la vie et sur la maladie, que je voudrois vous répéter ici, tant je les ai gravées dans le cœur, et tant elles portent de consolation solide, si vous ne les pouviez voir vous-mêmes dans la précédente lettre, et si ma sœur ne devoit pas vous en faire un récit plus exact à sa première commodité. Je ne vous parlerai donc ici que de la conséquence que j’en tire, qui est, qu’ôtés ceux qui sont intéressés’par les sentiment de la nature. il n’y a point de chrétien qui ne s’en doive réjouir.

Sur ce grand fondement, je vous commencerai ce que j’ai à dire par un discours bien consolatif à ceux qui ont assez de liberté d’esprit pour le concevoir au fort de la douleur. C’est que nous devons chercher la consolation à nos maux, non pas dans nous-mêmes, non pas dans les hommes, non pas dans tout ce qui est créé ; mais dans Dieu. Et la raison en est que toutes les créatures ne sont pas la première cause des accidens que nous appelons maux ; mais que la providence de Dieu en étant l’unique et véritable cause, l’arbitre et la souveraine, il est indubitable qu’il faut recourir directement à la source et remonter jusqu’à l’origine pour trouver un solide allégement. Que si nous suivons ce précepte, et que nous envisagions cet événement, non pas comme un effet du hasard, non pas comme une nécessité fatale de la nature, non pas comme le jouet des élémens et des parties qui composent l’homme (car Dieu n’a pas abandonné ses élus au caprice et au hasard), mais comme une suite indispensable, inévitable, juste, sainte, utile au bien de l’Église et à l’exaltation du nom et de la grandeur de Dieu, d’un arrêt de sa providence conçu de toute éternité pour être exécuté dans la plénitude de son temps, en telle année, en tel jour, en telle heure, en tel lieu, en telle manière ; et enfin que tout ce qui est arrivé a été de tout temps présu et préordonné de Dieu : si, dis-je, par un transport de grâce, nous considérons cet accident, non pas dans lui-même et hors de Dieu, mais hors de lui-même et dans l’intime de la volonté de Dieu, dans la justice de son arrêt, dans l’ordre de sa providence, qui en est la véritable cause, sans qui il ne fût pas arrivé, par qui seul il est arrivé, et de la manière dont il est arrivé : nous adorerons dans un humble silence la hauteur impénétrable de ses secrets, nous vénérerons la sainteté de ses arrêts, nous bénirons la conduite de sa providence ; et unissant notre volonté à celle de Dieu même, nous voudrons avec lui, en lui, et pour lui, la chose qu’il a voulue en nous et pour nous de toute éternité.

Considérons-la donc de la sorte, et pratiquons cet enseignement que j’ai appris d’un grand homme dans le temps de notre plus grande affliction, qu’il n’y a de consolation qu’en la vérité seulement. Il est sans doute que Socrate et Sénèque n’ont rien de persuasif en cette occasion. Ils ont été sous l’erreur qui a aveuglé tous les hommes dans le premier : ils ont tous pris la mort comme naturelle à l’homme[2] ; et tous les discours qu’ils ont fondés sur ce faux principe sont si futiles, qu’ils ne servent qu’à montrer par leur inutilité combien l’homme en général est foible, puisque les plus hautes productions des plus grands d’entre les hommes sont si basses et si puériles. Il n’en est pas de même de Jésus-Christ, il n’en est pas ainsi des livres canoniques : la vérité y est découverte, et la consolation y est jointe aussi infailliblement qu’elle est infailliblement séparée de l’erreur.

Considérons donc la mort dans la vérité que le Saint-Esprit nous a apprise. Nous avons cet admirable avantage de connoître que véritablement et effectivement la mort est une peine du péché imposée à l’homme pour expier son crime, nécessaire à l’homme pour le purger du péché ; que c’est la seule qui peut délivrer l’âme de la concupiscence des membres, sans laquelle les saints ne viennent point dans ce monde. Nous savons que la vie, et la vie des chrétiens, est un sacrifice continuel qui ne peut être achevé que par la mort : nous savons que comme JésusChrist, étant au monde, s’est considéré et s’est offert à Dieu comme un holocauste et une véritable victime ; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa résurrection, son ascension, et sa présence dans l’eucharistie, et sa séance éternelle à la droite, ne sont qu’un seul et unique sacrifice ; nous savons que ce qui est arrivé en Jésus-Christ, doit arriver en tous ses membres.

Considérons donc la vie comme un sacrifice ; et que les accidens de la vie ne fassent d’impression dans l’esprit des chrétiens qu’à proportion qu’ils interrompent ou qu’ils accomplissent ce sacrifice. N’appelons mal que ce qui rend la victime de Dieu victime du diable, mais appelons bien ce qui rend la victime du diable en Adam victime de Dieu ; et sur cette règle examinons la nature de la mort.

Pour cette considération, il faut recourir à la personne de Jésus-Christ ; car tout ce qui est dans les hommes est abominable, et comme Dieu ne considère les hommes que par le médiateur Jésus-Christ, les hommes aussi ne devroient regarder ni les autres ni eux-mêmes que médiatement par Jésus-Christ. Car si nous ne passons par le milieu, nous ne trouverons en nous que de véritables malheurs ou des plaisirs abominables ; mais si nous considérons toutes choses en Jésus-Christ, nous trouverons toute consolation, toute satisfaction, toute édification.

Considérons donc la mort en Jésus-Christ, et non pas sans Jésus-Christ. Sans Jésus-Christ elle est horrible, elle est détestable, et l’horreur de la nature. En Jésus-Christ elle est tout autre ; elle est aimable, sainte, et la joie du fidèle. Tout est doux en Jésus-Christ, jusqu’à la mort : et c’est pourquoi il a souffert et est mort pour sanctifier la mort et les souffrances ; et que, comme Dieu et comme homme, il a été tout ce qu’il y a de grand et tout ce qu’il y a d’abject, afin de sanctifier en soi toutes choses, excepté le péché, et pour être modèle de toutes les conditions.

Pour considérer ce que c’est que la mort, et la mort en Jésus-Christ, il faut voir quel rang elle tient dans son sacrifice continuel et sans interruption, et pour cela remarquer que dans les sacrifices la principale partie est la mort de l’hostie. L’oblation et la sanctification qui précèdent sont des dispositions ; mais l’accomplissement est la mort, dans laquelle, par l’anéantissement de la vie, la créature rend à Dieu tout l’hommage dont elle est capable, en s’anéantissant devant les yeux de sa majesté, et en adorant sa souveraine existence, qui seule existe réellement. Il est vrai qu’il y a une autre partie, après la mort de l’hostie, sans laquelle sa mort est inutile ; c’est l’acceptation que Dieu fait du sacrifice. C’est ce qui est dit dans l’Écriture : Et adoratus est Dominus suavitatem[3] : « Et Dieu a adoré et reçu l’odeur du sacrifice. » C’est véritablement celle-là qui couronne l’oblation ; mais elle est plutôt une action de Dieu vers la créature, que de la créature envers Dieu, et n’empêche pas que la dernière action de la créature ne soit la mort.

Toutes ces choses ont été accomplies en Jésus-Christ. En entrant au monde, il s’est offert : Obtulit semetipsum per Spiritum sanctum[4]. Ingrediens mundum, dixit : Hostiam noluisti. Tunc dixi : Ecce venio. In capite[5], etc. « Il s’est offert par le Saint-Esprit. En entrant au monde, Jésus-Christ a dit : « Seigneur, les sacrifices ne te sont point agréables ; mais tu m’as donné un corps. Lors j’ai dit : « Voici que je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté, et ta loi est dans le milieu de mon cœur. » Voilà son oblation. Sa sanctification a été immédiate de son oblation. Ce sacrifice a duré toute sa vie, et a été accompli par sa mort. « Il a fallu qu’il ait passé par les souffrances, pour entrer en sa gloire[6]. Et, quoiqu’il fût Fils de Dieu, il a fallu qu’il ait appris l’obéissance. Mais au jour de sa chair, ayant crié avec grands cris à celui qui le pouvoit sauver de mort, il a été exaucé pour sa révérence. » Et Dieu l’a ressuscité, et envoyé sa gloire, figurée autrefois par le feu du ciel qui tomboit sur les victimes, pour brûler et consumer son corps, et le faire vivre spirituel de la vie de la gloire. C’est ce que Jésus-Christ a obtenu, et qui a été accompli par sa résurrection.

Ainsi ce sacrifice étant parfait par la mort de Jésus-Christ, et consommé même en son corps par sa résurrection, où l’image de la chair du péché a été absorbée par la gloire, Jésus-Christ avoit tout achevé de sa part ; il ne restoit que le sacrifice fût accepté de Dieu, que, comme la fumée s’élevoit et portoit l’odeur au trône de Dieu, aussi Jésus-Christ fût, en cet état d’immolation parfaite, offert, porté et reçu au trône de Dieu même : et c’est ce qui a été accompli en l’ascension, en laquelle il est monté, et par sa propre force, et, par la force de son Saint-Esprit qui l’environnoit de toutes parts, il a été enlevé ; comme la fumée des victimes, figures de Jésus-Christ, étoit portée en haut par l’air qui la soutenoit, figure du Saint-Esprit : et les Actes des apôtres nous marquent expressément[7] qu’il fut reçu au ciel, pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli en terre a été reçu et acceptable à Dieu, reçu dans le sein de Dieu, où il brûle de la gloire dans les siècles des siècles.

Voilà l’état des choses eu notre souverain Seigneur. Considérons-les en nous maintenant. Dès le moment que nous entrons dans l’Église, qui est le monde des fidèles[8] et particulièrement des élus, où Jésus-Christ entra dès le moment de son incarnation par un privilége particulier au Fils unique de Dieu, nous sommes offerts et sanctifiés. Ce sacrifice se continue par la vie, et s’accomplit à la mort, dans laquelle l’âme quittant véritablement tous les vices, et l’amour de la terre, dont la contagion l’infecte toujours durant cette vie, elle achève son immolation, et est recue dans le sein de Dieu.

Ne nous affligeons donc pas comme les païens qui n’ont point d’espérance. Nous n’avons pas perdu mon père au moment de sa mort : nous l’avons perdu, pour ainsi dire, dès qu’il entra dans l’Église par le baptême. Dès lors il étoit à Dieu ; sa vie étoit vouée à Dieu ; ses actions ne regardoient le monde que pour Dieu. Dans sa mort il s’est totalement détaché des péchés ; et c’est en ce moment qu’il a été reçu de Dieu, et que son sacrifice a reçu son accomplissement et son couronnement. Il a donc fait ce qu’il avoit voué : il a achevé l’œuvre que Dieu lui avoit donnée à faire ; il a accompli la seule chose pour laquelle il étoit créé. La volonté de Dieu est accomplie en lui, et sa volonté est absorbée en Dieu. Que notre volonté ne sépare donc pas ce que Dieu a uni ; et étouffons ou modérons, par l’intelligence de la vérité, les sentimens de la nature corrompue et déçue qui n’a que les fausses images. et qui trouble par ses illusions la sainteté des sentimens que la vérité et l’Évangile nous doit donner.

Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme les chrétiens, c’est-à-dire avec l’espérance, comme saint Paul l’ordonne[9], puisque c’est le privilège spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse se le figure de la sorte ; mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit, comme la foi l’apprend. Car nous savons que les corps saints sont habités par le Saint-Esprit jusqu’à la résurrection, qui se fera par la vertu de cet Esprit qui réside en eux pour cet effet. C’est pour cette raison que nous honorons les reliques des morts, et c’est sur ce vrai principe que l’on donnoit autrefois l’eucharistie dans la bouche des morts, parce que, comme on savoit qu’ils étoient le temple du Saint-Esprit, on croyoit qu’ils méritoient d’être ausi. unis à ce saint sacrement. Mais l’Église a changé cette coutume : non pas pour ce que ces corps ne soient pas saints, mais par cette raison que l’eucharistie étant le pain de vie et des vivans, il ne doit pas être donné aux morts.

Ne considérons plus un homme comme ayant cessé de vivre, quoi que la nature suggère ; mais comme commençant à vivre, comme la vérité l’assure. Ne considérons plus son âme comme périe et réduite au néant, mais comme vivifiée et unie au souverain vivant : et corrigeons ainsi, par l’attention à ces vérités, les sentimens d’erreur qui sont si empreints en nous-mêmes, et ces mouvemens d’horreur qui sont si naturels à l’homme.

Pour dompter plus fortement cette horreur, il faut en bien comprendre l’origine ; et pour vous le toucher en peu de mots, je suis obligé de vous dire en général quelle est la source de tous les vices et de tous les péchés. C’est ce que j’ai appris de deux très-grands et très-saints personnages. La vérité que couvre ce mystère est que Dieu a créé l’homme avec deux amours, l’un pour Dieu, l’autre pour soi-même ; mais avec cette loi, que l’amour pour Dieu seroit infini, c’est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même ; et que l’amour pour soi-même seroit fini et rapportant à Dieu.

L’homme en cet état non-seulement s’aimoit sans péché, mais ne pouvoit pas ne point s’aimer sans péché.

Depuis, le péché étant arrivé, l’homme a perdu le premier de ces amours ; et l’amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour-propre s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment. Voilà l’origine de l’amour-propre. Il étoit naturel à Adam, et juste en son innocence ; mais il est devenu et criminel et immodéré, ensuite de son péché.

Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de son excès. Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des autres. L’application en est aisée. Venons à notre seul sujet. L’horreur de la mort étoit naturelle à Adam innocent, parce que sa vie étant très-agréable à Dieu, elle devoit être agréable à l’homme : et la mort étoit horrible lorsqu’elle finissoit une vie conforme à la volonté de Dieu.

Depuis, l’homme ayant péché, sa vie est devenue corrompue, son corps et son âme ennemis l’un de l’autre, et tous deux de Dieu. Cet horrible changement ayant infecté une si sainte vie, l’amour de la vie est néanmoins demeuré ; et l’horreur de la mort étant restée pareille, ce qui étoit juste en Adam est injuste et criminel en nous.

Voilà l’origine de l’horreur de la mort, et la cause de sa défectuosité. Éclairons donc l’erreur de la nature par la lumière de la foi. L’horreur de la mort est naturelle, mais c’est en l’état d’innocence ; la mort à la vérité est horrible, mais c’est quand elle finit une vie toute pure. Il étoit juste de la haïr, quand elle séparoit une âme sainte d’un corps saint : mais il est juste de l’aimer, quand elle sépare une âme sainte d’un corps impur. Il étoit juste de la fuir, quand elle rompoit la paix entre l’âme et le corps : mais non pas quand elle en calme la dissension irréconciliable. Enfin quand elle affligeoit un corps innocent, quand elle ôtoit au corps la liberté d’honorer Dieu, quand elle séparoit de l’âme un corps soumis et coopérateur à ses volontés, quand elle finissoit tous les biens dont l’homme est capable, il étoit juste de l’abhorrer : mais quand elle finit une vie impure, quand elle ôte au corps la liberté de pécher, quand elle délivre l’âme d’un rebelle très-puissant et contredisant tous les motifs de son salut, il est très-injuste d’en conserver les mêmes sentimens.

Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donné pour la vie, puisque nous l’avons reçu de Dieu ; mais que ce soit pour la même vie pour laquelle Dieu nous l’a donné. et non pas pour un objet contraire. En consentant à l’amour qn’Adam avoit pour sa vie innocente, et que Jésus-Christ même a eu pour la sienne, portons-nous à haïr une vie contraire à celle que Jésus-Christ a aimée, et à n’appréhender que la mort que Jésus-Christ a appréhendée, qui arrive à un corps agréable à Dieu ; mais non pas à craindre une mort qui, punissant un corps coupable, et purgeant un corps vicieux, doit nous donner des sentimens tout contraires, si nous avons un peu de loi, d’espérance et de charité. C’est un des grands principes du christianisme, que tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer dans l’âme et dans le corps de chaque chrétien : que comme Jésus·Christ a souffert durant sa vie mortelle, est mort à cette vie mortelle, est ressuscité d’une nouvelle vie, est monté au ciel, et sied à la droite du Père ; ainsi le corps et l’âme doivent souffrir, mourir, ressusciter, monter au ciel, et seoir à la dextre. Toutes ces choses s’accomplissent en l’âme durant cette vie, mais non pas dans le corps. L’âme souffre et meurt au péché dans la pénitence et dans le baptême ; l’âme ressuscite à une nouvelle vie dans le même baptême ; l’âme quitte la terre et monte au ciel à l’heure de la mort, et sied à la droite au temps où Dieu l’ordonne. Aucune de ces choses n’arrive dans le corps durant cette vie ; mais les mêmes choses s’y passent ensuite. Car, à la mort, le corps meurt à sa vie mortelle ; au jugement, il ressuscitera à une nouvelle vie ; après le jugement, il montera au ciel, et seoira à la droite. Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l’âme, mais en différens temps ; et les changemens du corps n’arrivent que quand ceux de l’âme sont accomplis, c’est-a—dire à l’heure de la mort : de sorte que la mort est le couronnement de la béatitude de l’âme, et le commencement de la béatitude du corps,

Voilà les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des saints ; et saint Augustin[10] nous apprend sur ce sujet que Dieu en a disposé de la sorte, de peur que si le corps de l’homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le baptême, on ne fût entré dans l’obéissance de l’Évangile que par l’amour de la vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l’on tend à l’immortalité par les ombres de la mort.

Voilà certainement quelle est notre créance, et la foi que nous professons ; et je crois qu’en voilà plus qu’il n’en faut pour aider vos consolations par mes petits efforts. Je n’entreprendrois pas de vous porter ce secours de mon propre, mais comme ce ne sont que des répétitions de ce que j’ai appris, je le fais avec assurance en priant Dieu de bénir ces semences, et de leur donner de l’accroissement, car sans lui nous ne pouvons rien faire, et ses plus saintes paroles ne prennent point en nous, comme il l’a dit lui-même. ·

Ce n’est pas que je souhaite que vous soyez sans ressentiment : le coup est trop sensible ; il seroit même insupportable sans un secours surnaturel. Il n’est donc pas juste que nous soyons sans douleur comme des anges qui n’ont aucun sentiment de la nature ; mais il n’est pas juste aussi que nous soyons sans consolation comme des païens qui n’ont aucun sentiment de la grâce : mais il est juste que nous soyons affligés et consolés comme chrétiens, et que la consolation de la grâce l’emporte par-dessus les sentimens de la nature ; que nous disions comme les apôtres : « Nous sommes persecutés et nous bénissons[11] », afin que la grâce soit non-seulement en nous, mais victorieuse en nous ; qu’ainsi en sanctifiant le nom de notre Père, sa volonté soit faite la nôtre ; que sa grâce règne et domine sur la nature, et que nos afflictions soient comme la matière d’un sacrifice que sa grâce consomme et anéantisse pourla gloire de Dieu ; et que ces sacrifices particuliers honorent et préviennent le sacrifice universel où la nature entière doit être consommée parla puissance de Jésus-Christ. Ainsi nous tirerons avantage de nos propres imperfections, puisqu’elles serviront de matière à cet holocauste : car c’est le but des vrais chrétiens de profiter de leurs propres imperfections, parce que « tout coopère en bien pour les élus[12]. »

Et si nous y prenons garde de près, nous trouverons de grands avantages pour notre édification, en considérant la chose dans la vérité comme nous avons dit tantôt. Car, puisqu’il est véritable que la mort du corps n’est que l’image de celle de l’âme, et que nous bâtissons sur ce principe, qu’en cette rencontre nous avons tous les sujets possibles de bien espérer de son salut, il est certain que si nous ne pouvons arrêter le cours du déplaisir, nous en devons tirer ce profit que, puisque la mort du corps est si terrible qu’elle nous cause de tels mouvemens, celle de l’âme nous en devroit bien causer de plus inconsolables. Dieu nous a envoyé la première ; Dieu a détourné la seconde. Considérons donc la grandeur de nos biens dans la grandeur de nos maux, et que l’excès de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie. Il n’y a rien qui la puisse modérer, sinon la crainte qu’il ne languisse pour quelque temps dans les peines qui sont destinées à purgerle reste des péchés de cette vie ; et c’est pour fléchir la colère de Dieu sur lui que nous devons soigneusement nous employer. La prière et les sacrifices sont un souverain remède à ses peines. Mais j’ai appris d’un saint homme dans notre affliction qu’une des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneroient s’ils étoient encore au monde, et de pratiquer les saints avis qu’ils nous ont donnés, et de nous mettre pour eux en l’état auquel ils nous souhaitent à présent. Par cette pratique, nous les faisons revivre en nous en quelque sorte, puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivans et agissans en nous ; et comme les hérésiarques sont punis en l’autre vie des péchés auxquels ils ont engagé leurs sectateurs, dans lesquels leur venin vit encore, ainsi les morts sont récompensés, outre leur propre mérite, pour ceux auxquels ils ont donné suite par leurs conseils et par leur exemple.

Faisons-le donc revivre devant Dieu en nous de tout notre pouvoir ; et consolons-nous en l’union de nos cœurs, dans laquelle il me semble qu’il vit encore, et que notre réunion nous rend en quelque sorte sa présence, comme Jésus-Christ se rend présent en l’assemblée de ses fidèles.

Je prie Dieu de former et maintenir en nous ces sentimens, et de continuer ceux qu’il me semble qu’il me donne, d’avoir pour vous et pour ma sœur plus de tendresse que jamais ; car il me semble que l’amour que nous avions pour mon père ne doit pas être perdu, et que nous en devons faire une réfusion sur nous-mêmes, et que nous devons principalement hériter de l’affection qu’il nous portoit, pour nous aimer encore plus cordialement s’il est possible.

Je prie Dieu de nous fortifier dans ces résolutions, et sur cette espérance je vous conjure d’agréer que je vous donne un avis que vous prendriez bien sans moi ; mais je ne laisserai pas de le faire. C’est qu’après avoir trouvé des sujets de consolation pour sa personne, nous n’en venions point à manquer pour la nôtre, par les prévoyances des besoins et des utilités que nous aurions de sa présence.

C’est moi qui y suis le plus intéressé. Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me serois perdu, et quoique je croie en avoir à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’auroit été encore nécessaire dix ans, et utile toute ma vie. Mais nous devons espérer que Dieu l’ayant ordonné en tel temps, en tel lieu, en telle manière, sans doute c’est le plus expédient pour sa gloire et pour notre salut.

Quelque étrange que cela paroisse, je crois qu’on en doit estimer de la sorte en tous les événemens, et que, quelque sinistres qu’ils nous paroissent, nous devons espérer que Dieu en tirera la source de notre joie si nous lui en remettons la conduite. Nous connoissons des personnes de condition qui ont appréhendé des morts domestiques que Dieu a peut-être détournées à leur prière, qui ont été cause ou occasion de tant de misères, qu’il seroit à souhaiter qu’ils n’eussent pas été exaucés.

L’homme est assurément trop infirme pour pouvoir juger sainement de la suite des choses futures. Espérons donc en Dieu, et ne nous fatiguons pas par des prévoyances indiscrètes et téméraires. Remettons-nous à Dieu pour la conduite de nos vies, et que le déplaisir ne soit pas dominant en nous.

Saint Augustin nous apprend[13] qu’il y a dans chaque homme un serpent, une Eve et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature, l’Ève est l’appétit concupiscible, et l’Adam est la raison. La nature nous tente continuellement, l’appétit concupiscible désire souvent ; mais le péché n’est pas achevé, si la raison ne consent. Laissons donc agir ce serpent et cette Ève, si nous ne pouvons l’empêcher ; mais prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam qu’il demeure victorieux ; et que Jesus-Christ en soit vainqueur, et qu’il règne éternellement en nous. Amen.



  1. Pascal le père était mort le 24 septembre 1651.
  2. La mort n’est pas naturelle à l’homme ; elle est la condamnation que Dieu a prononcée contre nous après la chute.
  3. Gen. viii, 21.
  4. Hebr., ix, 14.
  5. Hebr.., x, 5.
  6. Luc, xxiv, 13
  7. Act., i, 11.
  8. « Qui est le monde des fidèles. » Cela est ajouté, pour appliquer à l’entrée du chrétien dans l'Eglise le texte : Ingrediens mundum.
  9. Thess., iv, 12, 17.
  10. De Civ. Dei, XIII, IV.
  11. I Cor., xv, 12.
  12. Rom., viii, 28.
  13. De Genesi contra manichæos, II, 20.