Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui

Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2
Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’huiHachetteŒuvres complètes (1871), tome II (p. 34-37).


COMPARAISON
DES CHRÉTIENS DES PREMIERS TEMPS AVEC CEUX D’AUJOURD’HUI[1].


Dans les premiers temps, les chrétiens étoient parfaitement instruits dans tous les points nécessaires au salut ; au lieu que l’on voit aujourd’hui une ignorance si grossière qu’elle fait gémir tous ceux qui ont des sentimens de tendresse pour l’Église.

On n’entroit alors dans l’Église qu’après de grands travaux et de longs désirs : on s’y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail.

On n’y étoit admis qu’après un examen très-exact. On y est reçu maintenant avant qu’on soit en état d’être examiné. On n’y étoit reçu alors qu’après avoir abjuré sa vie passée, qu’après avoir renoncé au monde, et à la chair, et au diable. On y entre maintenant avant qu’on soit en état de faire aucune de ces choses.

Enfin il falloit autrefois sortir du monde pour être reçu dans l’Église : au lieu qu’on entre aujourd’hui dans l’Église au même temps que dans le monde. On connoissoit alors par ce procédé une distinction essentielle du monde d’avec l’Église. On les considêroit comme deux contraires, comme deux ennemis irréconciliables, dont l’un persêcute l’autre sans discontinuation, et dont le plus foible en apparence doit un jour triompher du plus fort ; en sorte que de ces deux partis contraires on quittoit l’un pour entrer dans l’autre ; on abandonnoit les maximes de l’un pour embrasser les maximes de l’autre ; on se dévêtoit des sentimens de l’un pour se revêtir des sentimens de l’autre ; enfin on quittoit, on renonçoit, on abjuroit le monde ou l’on avoit reçu sa premiere naissance, pour se vouer totalement à l’Église où l’on prenoit comme sa seconde naissance, et ainsi on concevoit une différence épouvantable entre l’un et l’autre ; au lieu qu’on se trouve maintenant presque au même temps dans l’un et dans l’autre ; et le même moment qui nous fait naître au monde nous fait renaître dans l’Église ; de sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle est élevée dans l’un et dans l’autre tout ensemble. On fréquente les sacremens, et on jouit des plaisirs du monde ; et ainsi, au lieu qu’autrefois on voyoit une distinction essentielle entre l’un et l’autre, on les voit maintenant confondus et mêlés, en sorte qu’on ne les discerne plus.

De là vient qu’on ne voyoit autrefois entre les chrétiens que des personnes très-instruites ; au lieu qu’elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur ; de la vient qu’autrefois ceux qui avoient été régénérés par le baptême, et qui avoient quitté les vices du monde pour entrer dans la piété de l’Église, retomboient si rarement de l’Église dans le monde ; au lieu qu’on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les vices du monde dans le cœur des chrétiens. L’Église des saints se trouve toute souillée par le mélange des méchans ; et ses enfans, qu’elle a conçus et nourris des l’enfance dans son sein, sont ceux-là mêmes qui portent dans son cœur, c’est-à-dire jusqu’à la participation de ses plus augustes mystères, le plus cruel de ses ennemis, l’esprit du monde, l’esprit d’ambition, l’esprit de vengeance, l’esprit d’impureté, l’esprit de concupiscence : et l’amour qu’elle a pour ses enfans l’oblige d’admettre jusque dans ses entrailles le plus cruel de ses persécuteurs.

Mais ce n’est pas l’Église à qui on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si salutaire, car elle n’a pas changé d’esprit, quoiqu’elle ait changé de conduite. Ayant donc vu que la dilation[2] du baptême laissoit un grand nombre d’enfans dans la malédiction d’Adam, elle a voulu les délivrer de cette masse de perdition en précipitant le secours qu’elle leur donne ; et cette bonne mère ne voit qu’avec un regret extrême que ce qu’elle a procuré pour le salut de ses enfans est devenu l’occasion de la perte des adultes. Son véritable esprit est que ceux qu’elle retire dans un âge si tendre de la contagion du monde, prennent des sentimens tout opposés à ceux du monde. Elle prévient l’usage de la raison pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraîneroit ; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu’ils vivent dans une ignorance du monde et dans un état d’autant plus éloigné du vice qu’ils ne l’auront jamais connu. Cela paroit par les cérémonies du baptême ; car elle n’accorde le baptême aux enfans qu’après qu’ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu’ils le désirent, qu’ils croient, qu’ils renoncent au monde et à Satan. Et comme elle veut qu’ils conservent ces dispositions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement, et ordonne, par un commandement indispensable, aux parrains d’instruire les enfans de toutes ces choses ; car elle ne souhaite pas que ceux qu’elle a nourris dans son sein soient aujourd’hui moins instruits et moins zélés que les adultes qu’elle admettoit autrefois au nombre des siens ; elle ne désire pas une moindre perfection dans ceux qu’elle nourrit que dans ceux qu’elle reçoit……..

Cependant on en use d’une façon si contraire à l’intention de l’Église qu’on n’y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu’on ne l’a jamais souhaité, parce qu’on ne l’a jamais demandé, parce qu’on ne se souvient pas même de l’avoir reçu………..

Mais comme il est évident que l’Église ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l’exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur généreux renoncement au monde ; et si on ne les jugeoit pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux………..

Il faut donc qu’ils se soumettent à recevoir l’instruction qu’ils auroient eue s’ils commençoient à entrer dans la communion de l’Église ; il faut de plus qu’ils se soumettent a une pénitence continuelle, et qu’ils aient moins d’aversion pour l’austérité de leur mortification, qu’ils ne trouvent de charmes dans l’usage des délices empoisonnées du péché… Pour les disposer à s’instruire, il faut leur faire entendre la différence des coutumes qui ont été pratiquées dans l’Église suivant la diversité des temps…….

Qu’en l’Église naissante on enseignoit les catéchumènes, c’est-à-dire ceux qui prétendoient au baptême, avant que de le leur conférer ; et on ne les y admettoit qu’après une pleine instruction des mystères de la religion, qu’après une pénitence de leur vie passée, qu’après une grande connoissance de la grandeur et de l’excellence de la profession de la foi et des maximes chrétiennes ou ils désiroient entrer pour jamais, qu’après des marques éminentes d’une conversion véritable du cœur, et qu’après un extrême désir du baptême. Ces choses étant connues de toute l’Église, on leur conféroit le sacrement d’incorporation par lequel ils devenoient membres de l’Église : au lieu qu’en ces temps le baptême ayant été accordé aux enfans avant l’usage de la raison, par des considérations très-importantes, il arrive que la négligence des parens laisse vieillir les chrétiens sans aucune connoissance de la grandeur de notre religion.

Quand l’instruction précédoit le baptême, tous étoient instruits ; mais maintenant que le baptême précède l’instruction, l’enseignement qui étoit nécessaire est devenu volontaire, et ensuite négligé et presque aboli. La véritable raison de cette conduite est qu’on est persuadé de la nécessité du baptême, et on ne l’est pas de la nécessité de l’instruction. De sorte que quand l’instruction précédoit le baptême, la nécessité de l’un faisoit que l’on avoit recours à l’autre nécessairement ; au lieu que le baptême précédant aujourd’hui l’instruction, comme on a été fait chrétien sans avoir été instruit, on croit pouvoir demeurer chrétien sans se faire instruire…………..

Et qu’au lieu que les premiers chrétiens témoignent tant de reconnoissance envers l’Église pour une grâce qu’elle n’accordoit qu’a leurs longues prières ; ils témoignent aujourd’hui tant d’ingratitude pour cette même grâce, qu’elle leur accorde avant même qu’ils aient été en état de la demander. Et si elle détestoit si fort les chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu’ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu’elle les a tirés plus tôt et bien plus libéralement de la damnation où ils étoient engagés par leur première naissance ! Elle ne peut voir, sans gémir, abuser de la plus grande de ses grâces, et que ce qu’elle a fait pour assurer leur statut devienne l’occasion presque assurée de leur perte…………


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  1. Ce morceau paraît antérieur aux Provinciales
  2. Le retard.