Partenza… vers la beauté !/Chapitre XVI

Ambert & Cie (p. 267-281).

XVI

À la mémoire déjà si lointaine
de mon petit camarade Louis Habert,
Lundi, 4 janvier.

Le bonjour matinal que je donne à ma chère Florence est un adieu attristé, un adieu qui va se prolonger jusqu’au départ, puisque pendant quelques heures encore je serai près d’elle, en elle.

Je m’aperçois que dans chaque ville j’aurai souffert, dès l’arrivée, du mal de la séparation parce que pour moi la séparation commence au moment où je vois ce que j’aime avec cette arrière-pensée que bientôt, tout de suite, il va falloir me séparer de ces choses affectionnées, puisque nous traversons à une allure si rapide ces jolies villes italiennes. Cela a préludé à Gênes surtout, s’est aggravé à Rome, fut douleur à Naples et sera ici triste comme un arrachement de quelque chose de moi-même. Alors je vais, plus fiévreux, par les rues étroites dont la gaieté contraste avec les bordures de grands palais presque noirs et de belles maisons sévères. Je me hâte de fixer en moi les multiples aspects de Florence. J’entre partout, hélas ! hélas ! presque sans voir. Je ne détaille plus chaque église et chaque palais ; je détaille Florence. Chacune des beautés que je puis saisir encore hâtivement est un fragment d’une beauté d’ensemble, d’un tout qui est la beauté générale de la grande cité ; je ne vois rien, je vois Florence…

Le ciel est bleu, le soleil est doré, et, par couches horizontales, comme de minces feuilles d’ouate très blanche, lentement évoluent les nuages légers. Ailleurs, cela passerait inaperçu ; ici, les teintes grises, rousses et rudes des monuments se détachent splendides sur les colorations fragiles et les flocons argentés du ciel et sur les frêles buées du matin, qui s’enfuient. Des rives de l’Arno on dirait, comme hier où cette image a passé déjà devant mes yeux, un paysage des tableaux des Primitifs avec les verdures bleues, la ville bleutée, le fleuve limpide qui l’enserre au pied des murailles toutes proches, et les enluminures que dessine le soleil sur les façades des maisons. Le cadre est d’un charme exquis et rare, aussi j’essaye en vain de m’éloigner, je reviens toujours, fasciné, dans le cercle où sont le Dôme, le Baptistère, le Palais-Vieux, les Uffizi et, depuis la place de la Trinité, le lung’ Arno Acciajoli où débouche le Ponte-Vecchio.

Entre la Signoria et les Uffizi, dans la voie étroite que traverse une grande voûte jetée d’un palais à l’autre, je viens de rencontrer Pio et sa mère. Les boutiques étaient ouvertes déjà presque toutes. Je me souviens que, des boulangeries, sortait par tièdes bouffées la bonne odeur des pains chauds que l’on apportait aux étalages de la rue dès leur sortie du four ; ils étaient de formes inusitées chez nous, et leur belle croûte blonde et lisse, brusquement refroidie, se craquelait avec un murmure sec et ininterrompu comme une confuse chanson de cricris. Il y avait d’autres boutiques encore où se précipitaient et caquetaient les femmes, faisant, en même temps que des vivres journaliers, provisions de commérages. Et le soleil, en intrus, se glissait partout, dans les boutiques et dans la foule, se répétait dans les larges carreaux des devantures, semait d’autres petits soleils dans les vitres étroites des fenêtres moyennâgeuses, s’arrêtait complaisamment sur des corbeilles de fleurs, et mêlait ses écheveaux d’or aux fines chevelures des femmes qui passaient.

En suivant très discrètement, sans aucune pensée mauvaise, grand Dieu ! la maman de Pio, j’ai vu plus encore qu’hier de quelle exquise et touchante résignation sont faites les lignes délicates de son jeune visage, de quelle tranquillité sereine sont emplis ses jolis yeux. On dirait qu’ayant subi les plus atroces tourments, ses traits et ses regards, désormais inaccessibles à une pire douleur que la nuit répandue sur les yeux de son fils, ont pris cette rigidité sévère et attristée des vierges transpercées de glaives ; ses yeux, ses beaux yeux de créole dont l’éclat et la pureté sombrèrent mystérieusement en son enfant dans le travail sublime de la maternité, ont reconquis la pureté des yeux vierges de baisers, à peine voilés d’une interrogation curieuse et candide, et tremblants un peu d’effroi dans l’attente de ce qui doit venir… Et je m’imagine, — oh ! je sens la naïveté de ce que je vais dire, — je m’imagine qu’elle doit les craindre horriblement, ces baisers, délicieuses floraisons de lèvres réunies, dont le fruit fut pour elle la pauvre chair à jamais sans clartés que ses mains mignonnes de jeune femme guident à travers le soleil, dans Florence belle en ce moment d’une inoubliable beauté…


Tous les trois nous avons couru par la ville ; eux faisant probablement comme chaque jour leur promenade ou leurs petites courses matinales dans ces rues, qui, dès l’aurore, s’emplissent du parfum des fleurs, des fruits et du pain quotidien ; moi, machinalement, presque sans but en somme, sachant très bien que tout cela ne mène à rien, puisque je vais partir, mais éprouvant une sorte de joie confuse faite peut-être de curiosité satisfaite parce que j’ai, hier et aujourd’hui, pénétré un peu l’existence de ces deux jolis êtres que le hasard a jetés sous mes yeux, ces deux êtres auxquels je vais penser, que je suis capable d’aimer sans qu’ils puissent jamais le savoir. Leurs silhouettes pures, détachées sur le fond d’une rue de Florence à la perspective fuyante endos vapeurs bleuâtres, s’ajouteront, s’ajoutent déjà, au souvenir de ces amours inavouées perdues au milieu des villes jadis traversées à la hâte et même aux amours trop platoniques qui, régulièrement, s’éveillent, dans ce grand Paris, au frôlement de chers yeux inconnus vers qui vont se caresser les miens, sans qu’ils devinent et sentent, ces beaux yeux, que discrètement on les regarde, on les aime… et que l’on aurait tant de joie à le leur dire…

Je ne sais plus par quels détours nous sommes revenus à notre point de départ, au Palazzo Vecchio, pour reprendre ensuite la via Calzaioli ; mais là, nous avons rencontré, dès les premières maisons de cette grande rue qui va jusqu’au Dôme et au Baptistère, une troupe de gamins, une émeute minuscule de petits bonshommes pâmés, délirants de joie, arrêtés comme un essaim de jolies abeilles bourdonnantes à la devanture d’un confiseur, devant une montagne, des vallées et des arbres de sucreries dorées, fleuries et fondantes sous les yeux, parmi lesquelles, ingénieusement, le sculpteur en verve avait fait s’avancer vers un Bambino blond et rose, couché sur un lit de pailles blondes tressées en filaments de caramel, une procession si douce et si chatoyante de Rois Mages qui traînaient, en des parterres d’angélique bordés de gros rochers de chocolat en mousse pétrifiée, de longues robes à la rose, à la violette, à la pistache ; et même, une qui avait des reflets de feu devait être à l’abricot. L’un des rois montrait, sous une tiare lourde de cabochons de sucre cristallisé, une belle figure au café qui, d’un seul coup, fit éclater en grelots joyeux, en roulements sonores de lèvres épanouies, mille rires d’enfants, mille exclamations folles dans vingt bouches roses et fraîches comme les belles robes à la rose des Rois adorateurs, dans vingt petites figures malicieuses, brunes et blondes comme celles du roi au café et du divin Bambino couché sur sa paille étincelante d’or… Oh ! les beaux yeux mouillés de grosses larmes par les rires interminables ; et ces jolis cris entre-croisés, et toute cette joie exubérante, mutine et gracieuse, jaillie du mâtin sur toute la journée des petits écoliers émus de la splendeur inouïe et puérile de cette Epiphanie que chantaient leurs minces petites voix : O Dio, com’è bello !… com’è bello !

La maman de Pio eut un frissonnement de tout son corps, en passant là ; et le petit Pio qui avait déjà quitté sa main, essaya de rire en tournant du côté d’où venait tout le bruit, vers la Crèche, ses pauvres yeux inutiles qui auraient tant voulu voir aussi.

Alors nous étions devant Or San Michele ; j’y entrai rapidement par une ruelle qu’il faut contourner pour passer dans une autre traversée d’une voûte imitée d’un sotto-portico napolitain ; je poussai la porte et je n’étais pas plus tôt dans l’obscurité douce du sanctuaire, qu’à mon tour un frisson m’enveloppa tout entier ; je fermai un instant les yeux comme pour me recueillir, mais en réalité ce fut pour refouler une sotte humidité que je sentais affluer contre mes paupières, quoique je ne voulusse pas m’avouer à moi-même les larmes que m’arrachait l’inconsciente, mais si intense douleur de ces grands yeux bleus d’enfant qui ne pouvaient pas voir… Ou bien, peut-être, était-ce à cause de ce clair visage de femme qui m’échappait sans retour, à l’instant même où Florence aussi allait disparaître ?…

J’avais besoin de rencontrer sur mon chemin l’obscurité douce de cette église où je venais de me réfugier si soudainement pour échapper à la fois à ces deux souffrances, l’une faite de la douleur même de Pio et de sa mère, l’autre, à laquelle en vérité je ne pouvais pas me soustraire, mais pour quoi je trouvais dans l’église un dérivatif immédiat et salutaire, et qui était la rupture inexorable avec cette frêle vision de femme que je m’étais accoutumé déjà à suivre dans les rues de Florence, et qui, sans moi, en ce moment continuait son chemin, vers sa maison sans doute, vers les siens très aimés.

Je m’étais réfugié de suite dans l’angle noir où scintille à grand’peine le Tabernacle d’Andrea Orcagna, splendeur de matières précieuses, de richesse, d’art patiemment plié, guidé à travers les milliers de petits fragments de pierres fines dressées en menues rosaces, en portails lilliputiens, en ogives de dentelles et de joailleries au milieu desquels lentement s’éteignent, en les coloris exquis et pâles, en les ors exténués de vieillesse, les regards candides de la Madone d’Ugolino de Sienne et de huit chérubins aux profils nimbés d’or. Et je pensai à combien de tempêtes la Vierge miraculeuse avait opposé le calme de son doux visage immobile, là, dans le crépuscule permanent de l’antique église, ou mieux, dans l’aube dont Elle, la Vierge, était l’éternel Soleil Levant ! Il y a dans la chapelle des catéchismes de Saint-Germain-l’Auxerrois ces mêmes hésitations de la lumière à percer les lamelles épaisses des vitraux sertis dans les réseaux compliqués des vieux plombs, les mêmes topazes de boutons d’or, les rouges des pivoines ardentes, les émeraudes des myrtes et les turquoises et les saphirs d’un azur miprobable, assemblés en d’hiératiques figures de saints, de guerriers, de vierges et de fleurs, qui jettent les lueurs pâles et vaporeuses de toutes ces nuances, les bleus et les rouges surtout, contre les pierres grises des fumées de l’encens et des cierges. Or San Michele aussi retient dans la vétusté vermeille des fresques éparses le long des pilastres, comme dans les vieilles boiseries d’or vermillonné et poussiéreux de Saint-Germain, le même mysticisme dangereusement sensuel contre lequel, décidément, je ne puis me défendre et qui m’étreint là, atténuant de son charme singulier la tristesse mortelle et pourtant si douce qui fait, jusqu’à mes yeux, monter la faiblesse honteuse des pleurs…

Dans l’encoignure où je me suis retiré, caché entre les murailles des hauts portiques, autrefois grands ouverts sur la rue, quand Or San Michele était une halle aux grains, je vois les mosaïques ténues et tourmentées du Tabernacle, élevées en frêles colonnettes qui s’enfuient vers l’ombre d’en haut en spirales d’or, de porphyres et de lapis-lazuli. On distingue mal le Tabernacle d’Orcagna, mais justement ce clair-obscur enveloppant ajoute aux mièvreries charmantes de ce temple minuscule et très grand à la fois, digne des splendeurs de Byzance, perdu ici dans une lumière vague qui en estompe les contours et donne des allures d’imprécision infinie au dais resplendissant dont la coupole dresse — au-dessus des frontons triangulaires étoilés du sceau de Salomon, vers une voûte faite d’obscurités bleuies, roses, mauves et dorées — la grâce légère d’un archange aux ailes déployées.

Et tandis que je cherchais à recueillir l’impression tendre de ces choses et que les pensées indécises pressaient l’essor mal assuré des mots, je ne trouvais rien autre dans la confusion du moment que le rythme autrefois retenu de ces vers :

Vierge, vous rayonnez comme une aube irrorée,
Sous la molle clarté des lampes de vermeil,
Et, vous enveloppant de leur ombre dorée,
Vos longs cheveux vous font un manteau de soleil.

Tel qu’un parfum de myrrhe autour d’un sanctuaire
De vos blanches beautés jaillit un charme amer
Et sur les cœurs meurtris, comme un électuaire
Vous posez la douceur de vos yeux d’outremer.

De l’oliban gardé pour les Noces mystiques,
Du cinname épandu sur d’ineffables lits,
Du nard dont s’enivrait l’Épouse des Cantiques,
Flottent sur votre front les baumes affaiblis.

Aux divines amours votre âme réservée
Des terrestres baisers ignore la douceur.
Dans les sources du ciel votre chair s’est lavée
Et les lis radieux vous proclament leur sœur.

Loin des transports menteurs dont l’ivresse nous fraude,
Vous surgissez au fond des cieux resplendissants,
Parmi les ostensoirs incrustés d’émeraude
Et les cierges pascals tachés de grains d’encens.


Sous le brocard rigide et lourd de pierreries,
Vos bras pour la prière entr’ouverts lentement,
Dans le cadre léger des ogives fleuries,
Se tendent en un geste indécis et charmant.

Et, calme, en attendant le Dieu promis, sans trêve,
Morte pour le désir avant d’avoir aimé,
Sur les vitraux dorés vous lisez votre rêve
Et votre cœur s’endort comme un jardin fermé.

Oh ! ces minutes, ces secondes de rêveries délicieuses et inexplicables où viennent, en soi, se caresser — car tout cela est très doux et très paisible — tant de pensées et de sentiments opposés, tant de sensualisme aigu uni à tant de foi ; et cette douleur, cette tranquillité sereine, ce désespoir mal défini, et par contre cette joie de vivre si nette et si intense !… Mais tout cela ne dure pas ; c’est un spasme moral tôt rentré, étouffé par le fonctionnement normal du corps, de la peau, de la guenille, intolérante pour ces fantaisies qui l’usent comme les autres, quoique moins directement faites de sa vie purement animale. Aussi voilà le prosaïsme de la rue, et je me livre à lui.

Or San Michele m’a retardé ; il faut courir maintenant pour ne pas manquer l’heure du départ. Et déjà sont loin de moi les fresques et les grisailles et les demi-lumières et les folies de marbres de l’antique église et, sur les façades, dehors, le Saint Jean de Ghiberti, le Saint Georges de Donatello, son Saint Marc et les œuvres de Michelozzo Michelozzi, de Jean de Bologne, de Verrocchio… qui ont pris à tâche, par leur élégance suprême, de donner un peu de vie et de légèreté au carré trapu que forme extérieurement le vieux sanctuaire.

C’est un peu, cette sortie précipitée d’Or San Michele, l’image de la fin de chaque chose très douce, et surtout, oh ! surtout, l’image trop réelle de ce voyage plaisant qui s’achève, dont voici la fin arrivée plus rapidement que je n’osais le croire, quoique je l’aie vue déjà, dès les premiers jours, venir, menaçant de gâter, si c’eût été possible, les sensations attrayantes de ces heures trop brèves ! trop brèves !… Chères heures qui vont épandre sur tout le reste de ma vie, si longue ou si courte qu’en puisse être la durée, la pluie fine et rafraîchissante des souvenirs…

Nous allons encore dans un magasin de marbres du Borgo Ognissanti, ma mère et moi, pour acheter une de ces petites sculptures, œuvres mignardes et insignifiantes des habiles ouvriers italiens ; et ma mère a bien voulu me laisser libre de choisir un buste très élégant du Narcisse de Pompéi que nous avons distingué chez le statuaire parmi tout un Olympe composé de dieux et de déesses en albâtre que le marchand étiquette marbre de je ne sais plus quel pays au nom sonore, et de marbre vrai Carrare aux jolies paillettes de mica, scintillantes dans la chair neigeuse des épaules, des jambes et des poitrines… Et Narcisse est chez moi maintenant, devant mes yeux. Pendant que j’écris ceci, sa jolie tête aux boucles de cheveux ciselés parsemés de feuillages chargés de petites baies rondes comme des perles, sa jolie tête frivole se penche vers moi, sa bouche esquisse un fin et malicieux sourire, et ses grands yeux sans prunelles le font ressembler à un masque de comédie antique infiniment gracieux et coquet… J’aime que des fleurs soient devant lui, toujours, et qu’elles montent d’un vase bleu cendré, aux formes très simples, jusqu’à ses épaules rondes, jusqu’à ses lèvres où persiste, après deux mille ans de ténèbres, la radieuse clarté de sa voluptueuse Pompéi ; jusqu’à son front où rayonnent la jeunesse éternelle, la splendeur pâle des encens sacrilèges échappés en volutes légères des grands trépieds de bronze, et les étincellements du golfe napolitain… et, pour moi, le souvenir ému de Florence !…

Exprès, j’ai voulu, en écrivant les pages ultimes de ce journal sans prétention, que revive un instant entre ses lignes inhabiles la silhouette de cette précieuse figurine. Et peut-être trouvera-t-on que vraiment j’ai bien dédaigné les autels des Vénus innombrables, pour déposer trop fidèlement sur les parvis des temples d’Antinoüs et d’Apollon, la branche de myrte nouée de bandelettes. C’est que j’aime les sanctuaires silencieux et délaissés !

Seul, le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

Et ce vers du chaste Vigny me console de n’aimer ni la foule, ni la cohue tumultueuse, ni les temples où bruyamment on sacrifie. Et si, j’ai rencontré vers Naples, où palpite encore doucement l’âme du Paganisme, les statuettes frêles des dieux dont on ne parle plus, je les ai aimées pour le silence qui se fait autour d’elles ; pour la splendeur de leur paisible nudité ; parce qu’elles restent, — devant les misères lancinantes qui, de notre chair, montent jusqu’à notre âme et l’enserrent, l’étouffent, — la vision sans apprêt, sans fards, sans pestes étudiés, de ce qui nous console de vivre encore après que sont venues les souffrances, rides au visage, et les désillusions, rides au cœur : la Jeunesse, dont le nom seul corrige l’horreur de ce mot : vieillir.

Mes frères qui, jusqu’ici, auront eu la patience de me suivre et l’indulgence d’accueillir quelques-unes des pensées éparses dans ce récit forcément tracé avec très peu de cohésion, mes frères me comprendront, soit qu’ils partagent un sentiment, ou qu’ils veuillent bien me pardonner une faiblesse, — si faiblesse il y a.

Pour les autres, le sourire entendu que je devine — et que je brave — sera l’ivraie perdue en la moisson blonde de mes joies intérieures… Les gerbes passées sur l’aire, seuls demeurent le chaume doré et les grains d’ambre du pur froment… Le reste !…


Et voilà que Florence s’efface… Et la grâce du paysage toscan avec, sur les hauteurs bleues, les villas et les terrasses blanches et le grave balancement des noirs cyprès, et les grands yeux de braise éteinte d’une jolie petite voisine, qui a nous suivre jusqu’à Empoli seulement, tout cela ne m’arrache pas à la mélancolie de ce départ. Sans nous y arrêter, nous allons voir Pise endormie pour jamais sur la plaine où lentement s’étire l’Arno paresseux, sinuant au pied du Dôme et de la Tour penchée, près de ce Campo Santo où les corps reposent en terre sainte, où les âmes reviennent pour voir, au clair de lune, les fresques immortelles de Benozzo Gozzoli et d’Orcagna… ce Campo Santo où la Mort, dit-on, se fait si calme qu’on la voit venir sans crainte si l’on a la certitude qu’elle vous couche là, pieusement, dans le Champ sacré, au bord de la ville où, si doucement, tout sommeille ou va s’endormir ; où tout est mort ou agonise paisiblement… Mais, ni les grands yeux noirs, ni les paysages bleus, ni le repos attirant de Pise ne me feront oublier Florence. Inutilement, demain, nous irons sur les crêtes des montagnes, devant les Alpes casquées d’argent sous la chevauchée caressante des nuages, de Menton à Nice. Monaco et les vapeurs mauves de l’Estérel en vain diront leurs chansons de sirènes au bord des vagues molles qui viennent sur les troncs des palmiers, parmi les roses, briser leurs lames d’émeraudes limpides en accrochant aux cactus épineux des dentelles d’écume. Tout reste ici. Tout le charme demeure jusqu’à cette extrême limite où la Tour du Palais-Vieux apparaît encore, pâle fantôme de bure à demi effacé, dans le bleu qui s’accumule entre elle et nous, et devient de plus en plus dense, de plus en plus compact, comme un voile léger dont la trame, sans cesse, s’accroît d’invisibles fils… C’est fini, Florence n’est plus pour nous !…

Depuis, les semaines et les mois se sont ajoutés aux semaines et aux mois, et j’entends encore, se jouant parmi mes souvenirs, les notes frémissantes d’un cantique d’Amour, de Foi et de Beauté. Peut-être sont-ce trois voix inséparables qui, de Naples, de Rome et de Florence, se rejoignent et viennent charmer mes heures tristes ?… car je les entends souvent…