Partenza… vers la beauté !/Chapitre XII

Ambert & Cie (p. 147-192).
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XII

À mon frère Maurice.
Jeudi, 31 décembre.

Ce n’est pas en curieux, en touriste que, ce matin, je monte lentement, emplissant mes yeux de lumière, parmi la cohue gracieuse de Naples qui s’éveille et descend de chez soi, c’est en pèlerin, c’est un pèlerinage qui m’attire au sanctuaire où je m’étais bien promis de passer quelques heures très exquises.

Je monte vers ce Musée de Naples, navré plus que nulle autre part de manquer des connaissances artistiques qui permettent une admiration solide et raisonnée devant les œuvres des Maîtres, au lieu du seul plaisir vague que procure, même aux moins initiés, ce qui demeure sans conteste la plus pure expression du Beau. Mais je vais, tranquille, sachant bien que mes yeux feront souvent passer en moi les frissons et les jouissances d’Art que je chercherai là-haut, où je voudrais tant comprendre ce que je vais aimer infiniment…

La joie de raviver le souvenir de Pompéi et le désir d’en mieux connaître les vestiges précieux me font dépasser les grandes salles où s’amassent les blancheurs des marbres solennels. Après la provocante et impure vision de cette Vénus Callipyge, femme jusque dans les regards qu’elle traîne sur tout son corps effrontément découvert, c’est tout de suite, — dans la clarté du jour doré qui vient de la rue où je passais tout à l’heure sous les frémissements du matin, un matin de Naples, remuant et joyeux, — l’atmosphère de santé robuste des éphèbes de bronze, le grand calme de la nudité sereine qui succède aux remous voluptueux de l’air amolli dans les voiles levés sur la Vénus impudique dont le marbre fut terni, dit-on, par les embrassements fous de ses adorateurs.

Dans le Mercure au repos comme dans la statuette ravissante de Narcisse, c’est, amoureusement modelée par des maîtres dont la science exalte le rythme cher à l’école Pràxitélienne, la plus sublime conception de la vie corporelle ramassée toute en les contours charmants, en la grâce et la force déjà viriles de la jeunesse offrant aux regards sa radieuse et saine nudité.

C’est un ravissement, cette statuette de Narcisse, dont la tête riante et mutine, aux traits spirituels doucement s’incline en avant, retenue sur des épaules robustes par la nuque enveloppée des boucles légères d’une chevelure répandue en ondulations soyeuses autour du beau visage de l’adolescent et sur son front couronné de feuillages. Sa poitrine aux rondeurs masculines descend jusqu’au ventre sans effort, dans le modelé d’un torse impeccable. À la grâce de ses bras et de ses mains fines aux gestes gamins et frivoles, s’unit délicieusement le dessin ferme des cuisses et des jambes aux lignes précieuses. Les pieds impatients qui semblent à peine peser sur la terre, sont à demi cachés dans des cothurnes d’une recherche surprenante : les courroies ornées de ciselures s’écartent et laissent voir la délicatesse des chevilles, l’extrême légèreté des attaches, attestant ainsi l’art du sculpteur jusqu’en les plus infimes détails de cette fragile figurine qui demeure comme un type achevé du plus pur atticisme, et la réalisation parfaite de ce tout harmonieux qu’est un jeune corps.

Sur un roc chargé du faix gracieux de ses formes juvéniles, Mercure repose en une attitude calme et naturelle. On sent, à travers la patine du bronze, la saveur tiède du modelé, le soin et le fini suprêmes du travail. On voit se précipiter à travers la chair le flux de la vie ; et devant ces formes raffinées, l’esprit a peine à concevoir autant l’éblouissante et invraisemblable beauté des modèles, que le génie subtil et la passion des maîtres qui savaient les copier pareillement…

Ils devaient les aimer, ces jeunes hommes, ceux qui, de leurs doigts, ont taillé dans le marbre, pétri dans la glaise et ciselé dans le bronze la gloire de leurs corps empreints d’une élégance telle qu’il ne paraît pas que la nature même ait jamais offert une semblable perfection. Et cependant ils ont vécu, ces adolescents, embellissant par leur seule présence la vie quotidienne de la Grèce antique. Chacun les voyait aller, chastes et nus, sous les portiques des gymnases, luttant de grâce, d’adresse et de force, beaux et fiers, comme le Doryphore de Polyclète, — cet autre chef-d’œuvre, — épanouis en la plénitude des formes qui annoncent à l’enfant assoupli aux’jeux de la palestre sa transformation virile et prochaine. Leurs figures reflètent encore, dans les marbres qui nous enchantent, la sérénité de l’esprit, le calme de tout l’être confiant en sa robustesse, heureux de s’offrir sans voiles sous l’azur du ciel, de dorer sa blonde nudité, ou de tremper la floraison brune de sa chair aux rayons ardents du soleil, très pur, ignorant même s’il est nu…

J’aurais aimé voir le Faune dans sa maison de Pompéi, dans le cadre choisi, à la place indiquée par le maître somptueux dont ce bronze seul dit assez la richesse mise par lui au service de la plus noble passion artistique : à travers le métal vivifié, la gaieté circule comme dans une chair véritable, sous la rondeur des muscles libres et reposés. Il rit, ce grand Faune, par tous les membres de son corps effilé. Ses jambes sont heureuses de soutenir tant d’allégresse ; ses cuisses merveilleusement tournées et dansantes portent avec légèreté le torse élégant que soulève le halètement du plaisir. Tout le corps est en harmonieuse communion avec l’ivresse heureuse du visage moqueur sous la couronne de pin, et les bras lancent dans l’air le geste des doigts en un mouvement d’exubérant et ineffable contentement…

Entre toutes les mignonnes statuettes de bronze trouvées à Pompéi, véritables chefs-d’œuvre en qui la ciselure s’ajoute à la souplesse juvénile des formes et fait valoir l’exécution caressée des chairs, je veux distinguer encore la grâce troublante de l’Apollon adolescent, peut-être le pulcher Apollo de Virgile.

Il serait difficile de traduire la mollesse voluptueuse marquée dans son frais visage, dans l’attitude et jusque dans la manière dont est traitée la chevelure flottante et ramenée sur la tête en une touffe de boucles arrangées avec le raffinement que rappelle l’Apollon du Belvédère. La volonté du statuaire, ici, ne saurait être contestée : dans la virilité du garçon de quinze ans, il a mis je ne sais quels mouvements adorablement ambigus indiqués avec une singulière volupté, de la rondeur délicate des épaules jusqu’aux hanches étroites et très belles dont la beauté perverse ne saurait être ignorée des yeux malins qui éclairent le visage gracile et coquet du jeune homme…

Même physionomie encore, la tête colossale d’Antinoüs, figure dolente et fière que couronnent les anneaux des cheveux détaillés avec un art sans égal, un art tout féminin et qui ne surprend pas sur ce front et ces yeux fascinateurs, tendres et mâles, et prêts à défaillir, ces yeux dont l’impérieuse et douce flamme devait s’éteindre dans les eaux transparentes du grand fleuve égyptien :

Les flots glacés du Nil ont gardé ta mémoire,
Éphèbe, et sous ton front ombragé de lotus
Ton corps, pétri de fange et d’immortelle gloire,
Fait rêver dans la nuit tes frères inconnus.


Rome a, durant vingt ans, adoré tes pieds nus,
Les larmes des Césars en ont poli l’ivoire
Et, debout sur le seuil des siècles méconnus,
Tu souris à travers les mépris de l’histoire.

Les beaux vers du poète Jean Lorrain accouplent leur rythme hallucinant aux magnificences des Poèmes Antiques, et je ne sais rien de plus délicieux que laisser se dérouler les spirales bleutées des mots harmonieux qui de mes lèvres montent se glacer et mourir sur les lèvres des dieux de marbre ou de bronze vert d’une inexprimable beauté.

Mais les noms dont nous les appelons, ces dieux, ne sont pas les leurs. Ce Narcisse très séduisant, cet Apollon coiffé comme une femme et provocant comme l’une d’elles, cet Antinoüs, ces menues statuettes de bronze, ces camilles et ces pocillateurs, peut-être, sont, les uns et les autres, les images très exactes des esclaves d’Alexandrie d’Egypte, d’Asie, de Grèce ou de Rome même, de Rome jalouse des infamies de l’Orient, de la Rome des Césars, qui, avec un Héliogabale encore adolescent, connut les plus mystérieuses débauches… Et ces visions, ici, passent devant mes yeux, frémissantes et radieuses de la splendeur de la chair. Je voudrais ignorer les turpitudes d’autrefois, ne rien connaître du passé qu’il faut oublier pour les fastes du présent… Mais le passé m’obsède ; le passé rayonne ici tout entier ; la sereine immobilité des marbres et des bronzes n’efface rien de son souvenir… Et, très calmes et très purs, les éphèbes sont là, fleurs éclatantes de jeunesse traînées dans les ruisseaux des bas quartiers, sur le seuil immonde de l’ephebæum ; fleurs marquées à jamais du culte extravagant et de l’adoration fougueuse des peuples, de l’amitié impure des Césars et du contact même des philosophes et des poètes, ces toujours immaculés rêveurs : César aime Antinoüs, Socrate chante l’immortelle beauté de Charmide, Anacréon célèbre les boucles blondes et soyeuses et la splendeur surhumaine de l’esclave Bathylle, le petit danseur.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Bathylle alors s’arrête, et d’un œil inhumain
Fixant les matelots rouges de convoitise,
Il partage à chacun son bouquet de cytise
Et tend à leurs baisers la paume de sa main.

Oh ! le rythme exquis et dangereux de ceci, que je prends encore à Jean Lorrain ! Et tout à l’heure sonnaient à mes oreilles les vers de Virgile, évoquant l’image parfaite de notre joli voisin de lundi dernier, dont le charme délicat et les grâces fragiles égalent certainement la frêle magnificence de tous les jeunes hommes d’ici… Donc il fut, puisqu’il est encore, l’Alexis des Bucoliques, blanc comme les troènes pâles, mignon et fier comme l’Apollon de bronze à la chevelure féminine, celui que Tibulle compare à une vierge qui, pour la première fois, se livre aux caresses de son jeune époux :

Ut juveni primum virgo deducta marito
(Tibulle, III, El. IV).

Antinoüs, c’est Gygès, c’est Néarque, Ligurinus, Encolpe, Éarinus, c’est l’un de ces jeunes hommes dont l’histoire a recueilli les noms, c’est l’un d’eux ou leur frère. La pâleur de son marbre, l’hallucinante rigidité de son masque, disent-elles la blancheur de l’esclave grec, la ténébreuse science de l’esclave égyptien, l’épiderme duveté d’or et la souplesse des esclaves asiatiques ou le raffinement spirituel et railleur, la monstrueuse perversité, la dépravation joyeuse, la langueur suggestive du jeune Romain ? Qui sait !… J’ai dit que les riches et les puissants d’alors payaient au prix d’une fortune la beauté d’un esclave, la perfection de son corps, de ses lèvres, de ses yeux, surtout de sa chevelure ; les statuaires s’appliquaient ensuite à reproduire leurs images charmantes ; et c’est ce qui nous reste de cette fantaisie prodigue de trésors offerts pour un garçon de seize ans élu entre dix mille… Alors, il fallait aux dieux aussi la sélection radieuse d’une jeunesse éperdument belle ; Jupiter Adolescent et Bacchus Imberbe possédaient des prêtres choisis parmi les plus beaux fils des patriciens. Rome marchait sur les traces de la Grèce, et la Grèce rendait à la beauté physique d’incroyables hommages.

La capitale de l’Élide, Élis, chaque année, réunissait dans un concours les plus beaux parmi les jeunes hommes que contenaient ses gymnases. Les formes parfaites, la distinction et la grâce étaient les conditions indispensables exigées des candidats ; ceux-ci désignaient celui d’entre eux qui l’emportait encore sur eux-mêmes par la perfection totale de son corps.

Le vainqueur superbe était conduit devant le peuple dont les vivats affolés saluaient sa triomphante nudité. L’ami qu’il s’était donné couronnait son front de myrtes et de bandelettes et nouait à ses pieds des sandales de pourpre aux ornements de bronze ciselé. Cette unique parure laissant resplendir l’entière pureté de sa chair encore vierge, il allait, sous des flots d’azur et de soleil, dans la gloire d’une marche triomphale, porté jusque sur les places publiques, dans la pénombre fraîche des portiques, sur le parvis des temples.

À la ville orgueilleuse l’enfant dévoilait la splendeur fière et ravie de sa chair offerte aux regards depuis les brodequins pourprés à ses talons jusqu’aux feuillages pâmés dans les boucles brunes de sa chevelure, avec seulement, ombres très douces dans la jolie clarté du visage, l’éclatante obscurité des grands yeux noirs, les pétales rouges des lèvres entr’ouvertes et, avivant la blancheur de sa peau, sur son corps tiède et rose de contentement juvénile, dans les courbes impeccables et le frisson des hanches, l’affirmation soyeuse de sa jeune puberté… Sur lui, la musique lente des flûtes, dans le bruit des cymbales, passait acharnée et caressante. La fixité avide des yeux, les murmures de la foule frémissante, les baisers des femmes l’enveloppaient au passage dans le cortège étincelant et nu de ses jeunes camarades. Les filles énamourées l’épiaient du haut des terrasses et jetaient vers lui, comme vers une divinité, les roses effeuillées, le voluptueux balancement de leurs bras, l’encens de leur haleine, la clameur de leur bouche criant la gloire de la virile beauté dont enfin se délectaient leurs yeux pâmés de désirs…


Et nous allons, nous, dans les musées, presque indifférents, sans savoir ce qu’a coûté la boucle de cheveux mêlée, sur ces jeunes têtes, aux pampres, aux feuillages et aux fleurs ! sans nous douter des magnificences et des voluptés endormies à jamais dans les marbres aux teintes éburnéennes, dans les bronzes couleur d’émeraudes et de saphirs, les uns épanouis comme des fleurs blêmes aux pétales exsangues, les autres comme des fleurs altérées encore de caresses et de louanges dans une extraordinaire nudité de corolles bleues…


Je pensais à toutes ces choses dans ce musée de Naples, si riche en souvenirs disséminés autrefois sur la terre heureuse de la Campanie, dont le nom seul évoque des mondes de coupables luxures, mais aussi de suaves harmonies.

Pour moi, pas un pli de mes lèvres ne commencera l’ombre d’un sourire de mépris ; je ne retiendrai de ces faiblesses que, seule, la beauté qui subsiste ; je ne vois pas les tares et ne ferai même pas aux mânes des grands disparus l’injure de prétendre excuser des mœurs conformes à l’ordre des choses en un temps où le culte de la chair surpassait tous les autres.

Ils traînent avec eux, ces bronzes et ces marbres, un brasillement de soleil égayé dans la floraison claire des lauriers-roses. Ils sont la vivante incarnation du paganisme si réaliste en ce que la réalité a de séduisant et d’idéal, opposant son Olympe charnel et sensuel à notre Ciel impalpable et pur. Immondes, ils me reviennent à moi tout baignés de rêves, ces siècles jeunes dont le destin est accompli, mais dont les vestiges sacrés subsistent encore quelque peu dans les maisons sans abri, sur les margelles desséchées des fontaines de Pompéi, dans les bains de marbre où verdissent les capillaires d’émeraudes… Tandis que nous espérons un infini mouillé d’azur et de brumes dorées en l’éternelle contemplation du Père, ils avaient, eux, réalisé, sous les portiques éclatants de blancheur et les frises harmonieuses des Parthénons élevés dans les ruissellements du ciel d’Attique, leur vision du ciel et fait sur la terre divine de la Grèce un paradis dont les splendeurs sont ruines maintenant, et pâles reflets les scintillantes et lumineuses gloires. En ce moment, leur seule évocation et leur magique souvenir me font tressaillir au plus profond de moi-même d’une joie infiniment intellectuelle et pure. J’envie les peuples qui firent démon rêve leur existence accoutumée, ceux dont le puissant génie non seulement sut voir merveilleusement la créature, mais créa ce que la nature même paraît impuissante à produire, tant la beauté, — leur beauté, — reste sous la dépendance de leur volonté et jaillit, comme dans l’immortelle chevauchée Panathénaïque, des œuvres de leurs mains…


Il ne faut plus maintenant l’autorisation du roi de Naples pour visiter le Cabinet secret.

Voici la porte surmontée de l’inscription : Oggetti osceni ; mais je n’entre pas immédiatement, et le garde surpris, qui s’apprêtait à m’ouvrir l’huis, rentre son trousseau de clefs ; je reviendrai dans un instant, non pour prolonger davantage le plaisir d’attendre, cela me paraît bien banal d’avance cette exhibition de pauvres choses que nous connaissons tous et qui, pour moi du moins, n’avive aucune sensation, mais j’ai résolu de finir par là, et je redescends d’abord aux fresques de Pompéi, d’Herculanum et de Stabiæ, pour remonter ensuite à la collection des Monnaies m’arrêter, trop peu de temps ! devant les médailles syracusaines et les belles monnaies de l’antique Taras, — Tarente.


Et c’est un effet merveilleux que chaque regard porté sur chaque objet, ici, prépare b mieux sentir, et mieux aimer l’objet suivant. Sur ma prière, le garde ressort ses clefs, ouvre la porte et daigne même, très empressé, souligner de réflexions amusantes par l’incorrection de son langage qui souvent déforme sa pensée, quelques-unes des peintures, quelques-uns des bronzes ou des marbres pour lesquels peut-être, il a une instinctive prédilection.

Voilà bien réduit par les dimensions de la salle qui lui est affectée, ce que je me nommais le Musée Secret et dont le mot Cabinet secret contient plus exactement l’importance matérielle, sinon l’intérêt archéologique, ethnique ou ethnologique. En bel éclairage devant une haute fenêtre, la merveille de la collection érotique, par son caractère obscène autant que par la magistrale exécution du sujet figé dans un Paros éblouissant, — est le Satyre au Bouc. Il est vrai que les femmes égyptiennes se prostituaient, dans son temple de Mendès, au Bouc Sacré tombé du signe Zodiacal. Mais le statuaire dédaigna cette union quasi rituelle et substitua dans ce groupe, avec une incomparable maîtrise, l’activité ardente d’un satyre à la passivité d’une femme ! Si la loi musulmane autorisait la représentation des figures humaines et qu’un sculpteur capricieux se plût en la licence d’un semblable sujet, aujourd’hui même certaine tribu au nord du Maroc fournirait les éléments naturels qui constituent l’étrangeté odieuse de cet accouplement. Et Virgile n’a pas su taire l’existence en son temps d’une impudicité dont je n’aurais pas voulu charger l’élégance des pâtres latins :

Novimus et qui te… transversa tuentibus hircis,
Et quo, sed faciles nymphæ risere, sacello.

(Virg., Egl. 3).

L’occasion est rare de vérifier mieux que dans une œuvre aussi franchement licencieuse la possibilité de faire accepter les pires dérèglements en les plaçant sous l’égide intangible de l’art et de la beauté.

L’homme aux pieds de chèvre, agenouillé dans le travail heureux de ses sens recueillis, s’amuse aussi à voir se détourner vers lui la tête camuse et le menton barbu de son complice aux yeux curieusement nuancés d’un étonnement indécis entre le plaisir et l’indifférence. Le faune sourit à la béatitude animale. Les élans de sa chair transportée se répandent sur son visage très humain traité avec un soin presque aristocratique par l’arrangement délicat des cheveux, la grâce voluptueuse des paupières alourdies et l’expression moqueuse des lèvres très fines. En outre, le torse ondulé, l’attache des cuisses offrent une souplesse telle qu’ils semblent, comme les bras bien cambrés, moulés sur le plus beau modèle vivant.

Le délit constaté et procès-verbal dressé de l’attentat, il est impossible de trouver en ce satyre, égrillard comme il convient, aucune arrière-pensée grossière. On sent plutôt dans l’impudence sans impudeur de son abandon la liberté naïve d’un temps où l’homme, ainsi que les dieux, ignorait la pruderie d’apparences qui mentent outrageusement aux réalités sournoises de l’alcôve.

Je ne sais rien autre de ce chef-d’œuvre que ce qu’en peuvent retenir les yeux. Que représente-t-il exactement ? Quel est son auteur, sa destination ? Peut-être saurons-nous cela quelque jour, quand la vérité pure voudra se dépouiller du voile inutile qui depuis trop longtemps l’étouffe sans parvenir à l’habiller. Alors il sera permis aussi d’avouer la qualité des éphèbes charmants sur la beauté svelte et séduisante desquels les érudits, les guides et les catalogues observent le mot d’ordre d’un silence sans compromission.


Et voilà, sous des vitrines, les mêmes petites mains de cuivre qui lèvent leurs doigts menus sur les harnais des chevaux napolitains ; postérité des mains obscènes dont un des gestes expressifs est encore, du Pausilippe à Pompéi, désigné par ces mots : far le fiche. Vénus n’est pas oubliée. Il est étrange de retrouver dans une population dont le fond est demeuré immuable, à deux mille ans de distance et parmi des croyances empressées à détruire ces manifestations païennes, la petite main et les cornes de corail ou de nacre qui sont la forme modernisée du Phallus, du Fascinum, appelé fica à Naples. La destination n’a pas varié ; le peuple est persuadé que ces symboles érotiques préservent du mauvais œil, éloignent la jettatura.

D’une image atténuée dans le geste espiègle des doigts il faut passer aux images réelles. Ce musée sans doute unique au monde offre le plus curieux assemblage des emblèmes consacrés à la Force Virile par les adorateurs des divinités génératrices. Qu’ils fussent de proportions monumentales et mêlés aux architectures des cités, ou seulement réduits à l’état de bijoux, d’ex-voto, d’amulettes, l’étendue de leur influence paraît avoir atteint les extrêmes limites du monde connu des anciens, des Indes aux Colonnes d’Hercule. On les portait aussi en procession ; les épouses appelaient la fécondité sur leurs œuvres en l’attachant à leur poitrine, et les enfants en gardaient suspendus à leur cou.

Devant moi, un petit buste de femme dont la remarquable beauté est encore mise en valeur par la savante disposition de sa chevelure, a les épaules couvertes d’un collier de ces attributs. Leur nombre, suivant l’usage, représente une égale quantité de victoires consécutives (!) remportées sur la belle créature par son heureux amant… Et je’ne sais qui louer de cette heureuse personne ou de l’adolescent robuste qui marquait auprès d’elle, très près, l’anniversaire impétueux de ses dix-sept printemps… Pends-toi, Hercule.

Si je cherchais auprès d’elle la fière image de lui, sans doute la reconnaitrais-je dans un des trois élégants personnages qui soutiennent le brasero de ce magnifique Trépied de bronze que nul n’ignore dans son ensemble, sinon dans… sa totalité. Voltaire parle d’un trépied d’or né sur l’enclume du divin forgeron et qui se rendait seul aux conseils des dieux ; celui du Cabinet Secret, lui, est prêt à voler aux conseils des déesses… Pends-toi, Vulcain.

Et de quel geste spirituel le bras des trois faunes se tend aussi, portant devant eux le mouvement conjurateur d’une main plus soucieuse d’aider au danger qui les menace que d’en écarter les angoisses voluptueuses. Rien n’égale, dans ce lieu de réprobation, la mutinerie gracile et les adorables contours de ces figurines du Trépied de bronze, au priapisme sans brutalité, candide comme l’effervescence involontaire des jeunes hommes à leur réveil.

Vais-je pas, devant eux, me voiler le visage et, pour je ne sais quelle pudeur à tort alarmée, taire ce dont l’antiquité fit un Objet sacré sur quoi, dans les grandes époques, sinon aux siècles de décadence, rayonnait seul un respect qui, pour aller jusqu’à la Fécondité vénérable, s’attardait un peu trop sans doute — de l’effet à la Cause ?

Non. Je suis entré au Musée Secret ; je veux voir.

Sur des Lampes de terre et de bronze une imagination… méridionale s’est donné libre cours par le soin qu’ont pris les céramistes et les fondeurs d’exagérer un don sans mesure déjà, dit-on, de Naples en Sicile.

Auquel « dit-on » souscrirait volontiers le cynisme naïf des jeunes cochers de Sorrente ou la vergogne éhontée des gamins de Taormine, s’il est vrai que des voyageurs les ont vus précéder par d’avantageux simulacres de bois l’essor prochain d’une masculinité impatiente de surenchérir encore sur les promesses de ces audacieux postiches. Ces petits drôles savent-ils, au moins, choisir les traits noueux du figuier dans lequel, jadis, Isis tailla pour Osiris mutilé un nouveau facteur de sa reproduction ?

Ah ! les petits monstres de Taormine et de Sorrente !

N’est-ce pas ici le temps de rappeler pour leur excuse, à ces polissons, que les cultes priapiques tournés en dérision dès le christianisme naissant furent abandonnés alors aux parodies frondeuses des enfants ? D’où peut-être ce goût, ce besoin, — pour quelles fins ?! — de simulacres virils demeurés dans leurs jeux.

Des Lampes encore, auprès de coupes aux belles formes où des éphèbes se livrent entre eux à des caresses impures et, sous le regard des filles, à des accouplements stériles. Puis, des Vases à boire

S’il est d’une allusion trop vive ou d’une extravagante fantaisie de faire jaillir la lumière et la flamme de Phallus dont l’énergie démontre assez l’ardeur de celle-ci, que penser de ces vases de verre aux jolis reflets irisés où se posèrent autrefois quelles lèvres altérées de quelles voluptés ? Car ces vaisseaux ingénieusement soufflés sur des galbes précis, servaient à boire ; je me le répète avec la stupéfaction qu’eût empruntée devant eux M. Joseph Prud’homme… Athènes et Corinthe célébraient nuitamment des mystères que l’emploi de semblables récipients permettrait de nommer orgies, s’ils n’eussent fait partie d’un rituel exclusivement consacré à la très pure Cérès honorée aussi dans les temples très saints d’Éleusis.

Des Termes audacieux s’érigent, dont la puissance lapidaire n’approche point cependant l’impertinence réaliste du Faune Mendésien si fort épris du Bouc Zodiacal. Sous le nom d’Hermès, les Grecs dressaient ces Termes aux carrefours d’Athènes, où Rome avide de dieux inédits les alla chercher. Bien que les potins de l’histoire prétendent qu’ils eussent de mauvaises raisons de protéger leur fougue inlassable, Alcibiade et ses compagnons brisèrent ces Hermès dans une nuit de débauche. Et cette mutilation sacrilège, que le beau général ne sut pas limiter à son chien, pesa comme une éternelle calamité sur l’adorable Hellas dont Syracuse allait venger les dieux.

L’antiquité variait à plaisir les dimensions et la destination de ces symboles que nous entachons d’un érotisme outrageant. Voici, suspendus à de courtes chaînettes de bronze, des Phallus de même métal, ornés de deux ailes et de pattes d’oiseau… D’autres sont chargés de clochettes. Ils rappellent probablement, ceux-ci, les coutumes bizarres des prêtres hindous. Nus et tenant à la main des plumes de paon, ces sacerdotes parcouraient les rues, traversaient les palais, faisant accourir au bruit d’une sonnette les femmes dévotes heureuses de baiser, à même ces lévites étranges, l’original ému du Lingam, ce Phallus honoré de la vallée du Gange au golfe de Bengale…

Il est connu aussi que la clochette était consacrée à Priape.

Réduits ou non à la taille de petites amulettes, certains de ces sexes sont doubles ; et quand les phénomènes jumeaux parurent insuffisants, trois membres sur une même souche branchèrent leur Masculinité sans défaillance.

Et ce n’est point une pudeur que je ne ressens pas qui me retient d’énumérer la somme des curiosités jalousement recueillies en l’exiguïté du Cabinet obscène — mais plutôt la crainte d’une inévitable monotonie si l’érudition, qui me manque, ne vient rehausser d’intérêt une froide nomenclature. Et je mesure aussi, pour m’en défendre bien, toute la réserve qu’exige un tel sujet, puisque nous n’osons plus reconnaître ces faiblesses auxquelles notre bégueulerie mondiale continue à devoir son existence actuelle et dont elle attend, je pense, sa pérennité.

J’ai peur de m’attarder entre ces murs étroits du Musée honteux ; mais voilà que, prétendant me rire de ces jouets érotiques, je lis sur les Phallus d’argile, d’airain, d’électrum ou d’argent, d’ivoire ou de corail… l’histoire de notre humanité ! Est-ce ridicule ? Il me paraît que tout gît douloureusement dans le symbole générateur de ces représentations ou grossières ou délicatement achevées : Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?…

Est-ce une numismatique par hasard attrayante qui disperse en moi l’improbable belle humeur de ses jetons d’or et de bronze, ou dois-je cet éclat de bienveillante joie au souvenir des beaux yeux noirs de Naples ? Pour une fois laissons-en le bénéfice rare à la Numismatique avec un N majuscule. Sourires de Naples, offres du soir, les médailles spinthriennes plaisamment s’entretiennent de tout cela. Sous des vitrines, leurs coins fatigués évoquent les débauches fastueuses de Tibère à Caprée. Dans les délices de son île, César offrait aux dieux, qui n’en pouvaient mais, l’image vivante des fétiches phalliques dont les vierges nubiles suscitaient sans effort la vigueur complaisante. Une musique invisible les entraînait, nouées aux bras des jeunes garçons qu’un choix exigeant avait désignés comme devant être particulièrement agréables à Priape. Lors, aux confins de leur énervement, le dieu puissant abandonnait aux vierges les robustes offrandes des adolescents, et celles-là les recevaient de ceux-ci dans l’échange charmé de leur virginité… Et la vie docile issait du plaisir sous les regards heureux de César et des dieux…

Pourquoi tenons-nous emmurés dans la réprobation ces Emblèmes des sèves fécondantes indispensables à la prospérité de notre Terre ! Oublions-nous — et ce Musée le prouve — qu’ils furent publiquement honorés dans un temps où le cagotisme luthérien ne prétendait pas régenter les mœurs aimables dont le golfe de Naples a gardé la licence ? À travers les champs de la Campanie, longtemps même après le paganisme, l’usage subsista de célébrer des fêtes en l’honneur d’il scinto Membro. Un char luxueux traîné par des mules pacifiques offrait aux vénérations populaires une image armée du Simulacre belliqueux, si l’on peut dire ainsi ; et les mères de famille elles-mêmes le venaient couronner de fleurs. Par là l’Église catholique pourrait revendiquer sa place auprès des vestiges lascifs des autels abolis. — Et ce n’est pas un reproche.

Il faut se souvenir de ceci en parcourant les vitrines du Cabinet appelé obscène. Mais il nous manquera toujours, pour admettre ou seulement comprendre sans émotions lubriques l’idée de ce culte, la vue quotidienne de la nudité. Sous les beaux climats méditerranéens les vêtements devenaient vite importuns, sinon inutiles. La condition habituelle était la nudité. Les enfants et les jeunes hommes, au moins, allaient nus, sans entraves, soucieux de maintenir et d’accentuer en les formes de leur corps une beauté dont tous pouvaient être des juges avertis. Lycurgue voulut que les vierges allassent sans voiles auprès des éphèbes nus. La Renaissance renouvela ce spectacle ; et des adolescents couraient le Palio, à Vérone, tous vêtements rejetés. Ainsi la foule assemblée se plaisait aux belles attitudes des garçons, et la plastique mâle du vainqueur la charmait. Nous pouvons comparer le reflet magnifique que reçurent les Arts d’une semblable liberté, et chercher aujourd’hui dans le symbolisme contorsionné de nos plus habiles statuaires la parcelle introuvable d’une beauté dont Michel-Ange à lui seul combla tout un siècle. — De sorte que le grotesque de notre anatomie qui défaille même entre les mains de nos sculpteurs, rendrait impossible l’ostension d’une nudité que la sotte hypocrisie des mœurs actuelles laisse d’ailleurs improbable.


Comment ne pas avouer aussi le plaisir éprouvé devant les fresques enlevées aux maisons de Pompéi, aux petites maisons que je voyais, hier, s’effacer dans les lointains cendrés du soir ?

En présence de ces libertinages aimables et jolis l’impression immédiate est une flatterie accordée à la curiosité par la possibilité de voir, d’être témoin de choses qui, relativement, ne sont pas à la portée de tous. Mais cette sensation première, ce contentement très réel dans lequel je retrouve la joie de savourer le fruit défendu, se disperse ; et de cette visite au Cabinet Secret, il reste surtout le souvenir des choses qui sont belles par elles-mêmes et demeurent, dans ce milieu où la clameur immense du rut antique monte si exactement semblable aux désirs contenus dans notre corps, presque chastes et pudiques.

Dans une de ces fresques aux couleurs heureusement atténuées, voici Mars et Vénus sous la figure d’un adolescent robuste et d’une belle fille dont les jeunes chairs, d’un éclat si voilé et si discret, s’épanouissent, suivant l’ordonnance à peu près générale des fresques Pompéiennes, dans un azur limpide où voltigent deux amours : les personnages ne reposent point leurs pieds à terre, ils flottent, aériens ; Mars casqué d’acier, nu avec seulement un manteau de pourpre jeté sur ses épaules, comme il convient à un dieu que la beauté parfaite rend aimable aux regards, étreint de son bras le corps souple de Vénus dont la poitrine découverte est d’une exquise pureté ; les jambes sont dessinées dans la grande draperie rouge qui les recouvre sans laisser rien ignorer de leurs formes ; les bras sont chargés de bracelets d’or, et d’une main coquette elle agite un flabellum. Sera-t-il écouté le petit dieu qui lui conseille de se soustraire aux caresses de son amant ? Non, peut-être, car l’autre Amour qui porte auprès de Mars le baudrier et l’épée, excite le juvénile guerrier à poursuivre ses entreprises, et Vénus ne laissera pas se consumer les beaux yeux amoureux de celui qui la regarde et l’enlace si tendrement.

Hymen ! hyménée ! c’est une scène nuptiale : Bacchus et Ariane sont étendus mollement sur les coussins et les blanches draperies d’un lit ; la jolie fiancée, étonnée et craintive, laisse Bacchus soulever les voiles où tremblante s’est blottie sa jeune pudeur ; ses yeux clairs essaiment leurs frais regards sur le front de l’époux, contenant parmi les boucles de ses cheveux couronnas de lierres, la splendeur et l’éclat d’une charmante jeunesse.

Je pense à cette autre peinture exquise, Mercure et Maïa, que je viens de voir avant d’entrer ici ; elle est plus ravissante encore que la précédente et mériterait autant que celle-ci la relégation du Musée secret, — cet excès d’honneur ou cette indignité. Maïa, gracieuse, s’abandonne généreusement sur l’épaule d’un Mercure adolescent dont la svelte et complète nudité frôle les chairs aux lignes délicates de l’aimée. De ces deux créations merveilleuses, Mercure est encore la plus belle et la plus sereine, et l’on retrouve dans l’exécution de cette figure ravissante le même soin, le même raffinement, le même amour, — il n’y a pas d’autre mot, — qui inspirait plusieurs siècles avant les statuaires grecs épris de l’admirable beauté de leurs modèles.

Une fine mosaïque attire et retient les regards sous le charme des formes parfaites qu’elle reproduit : c’est une hamadryade dont tout le corps, d’une grande beauté, semble se préparer à la danse ; dans un mouvement qui ne laisse échapper aucun des attraits de sa pleine et souple carnation, les bras s’arrondissent languissamment au-dessus de sa tête, et son visage doux et riant a la coquetterie de ne pas laisser apercevoir la joie que lui cause l’arrivée d’un satyre marchant vers elle, bras tendus, prêt à meurtrir de caresses l’objet de sa convoitise.

Moins jolie est la Vénus Marine étendue dans sa coquille couleur de rose comme si, de la surface nacrée du coquillage, venait d’issir sa chair que ne dérobe aucun voile ; l’attitude hiératique de la déesse n’est pas aussi plaisante que la tendre expression des autres peintures ; la raideur des membres ou leur modelé trop sommaire ignore la vie et offre quelque peu cette apparence ridicule d’une figure de cire.

Enfin, je laisse les jeunes esclaves cubiculaires attentifs aux soins qu’ils prennent des ébats très peu discrets de leurs maîtres. Ici les fresques deviennent réellement d’une effronterie indescriptible. En quelques-unes l’exécution, même très naïve, n’arrive pas à atténuer le côté coupable. D’autres, au contraire, sont charmantes d’habileté, mais non moins audacieuses, comme cette scène délicate dont l’inscription dit tout : lente impelle et attire la compassion sur la craintive inexpérience de la jeune femme qui, semble-t-il, pourrait s’en remettre tranquillement à la vigoureuse et ferme assurance du bel adolescent que les dieux propices lui donnèrent pour époux.

Une autre, la plus remarquable peut-être sous le rapport de l’art, représente cette lutte bizarre que les anciens désignaient par le mot clinopale. Elle est d’une facture absolument parfaite et d’une description malheureusement impossible à tenter… car, depuis Horace, nous ne savons plus donner à toute chose son nom propre !

Le brave homme de gardien qui n’a cessé de suivre les moindres mouvements de mes yeux et s’est assuré à plusieurs reprises, en me voyant crayonner ces notes très brèves, que je ne les accompagnais d’aucune figure, paraît enfin rassuré sur ma vertu, et je vois de l’estime plein son visage lorsque je lui glisse dans la main un billet de banque de… une lire.


Ces fresques de Pompéi sont, il est vrai, de charmantes évocatrices du paganisme dont la beauté vient presque toujours excuser la licence, mais je leur préfère la douceur, l’harmonieuse et paisible noblesse, la grâce souveraine des marbres et des bronzes rassemblés en bas dans les grandes salles où je redescends. On les vient contempler à l’aise ; ils emplissent l’âme de leur calme ; les yeux peuvent longuement en caresser, en toucher les formes pures. Et je m’arrête devant eux encore pendant quelques minutes exquises, là, assis sur un banc, seul, comme je le désire. Je me grise du silence parfait, de la quiétude immense qui tombent légers des hautes voûtes. Comme dans une église, l’air volète chargé de je ne sais quelles odeurs, il sent bon, il est frais, de la fraîcheur des marbres ; il enveloppe la souplesse des corps aux polis d’ivoire qui gardent l’intacte et virginale beauté de leur chair comme si aucun autre corps n’avait jamais effleuré ou doucement meurtri cette chair que viennent baigner des arômes inconnus porteurs d’hymnes antiques mystérieux, lointains et enivrants, des hymnes dorés de soleil, couleur de lis pâles et de lauriers-roses épanouis comme des fleurs embaumées de sereines et pénétrantes voluptés…

Dehors, maintenant, dans le gai pullulement de la rue, des soldats passent, aux figures de gamins ; le plus âgé paraît avoir dix-huit ans. J’ai vu en Espagne de petits troupiers, — dont, en passant, je salue avec émotion la lutte héroïque[1] contre la Force et l’Argent également immondes ; — ceux d’ici leur ressemblent ; ils ont aussi leurs figures juvéniles et si gentiment résignées des garnisons de la Linea et d’Algéciras, aux portes de Gibraltar, où les highlanders blonds et roses montrent leurs jambes nues dans des jupes écossaises ; les highlanders aux yeux bleu pâle d’une expression insaisissable. Mais je préférais les beaux yeux noirs et fatigués, et la figure bronzée des Espagnols pauvres et courageux comme les jeunes gens qui défilent en ce moment devant moi, descendant, vers le port, la via Roma. Ils ne sont pas faits pour l’uniforme, les petits Latins de l’extrême Midi. Je vois là, sous les longues plumes aux reflets métalliques capricieusement flottantes sur la coiffure ronde des bersaglieri, des prunelles noires très mélancoliques. De petites lèvres joliment bordées d’un duvet imperceptible sont entr’ouvertes avec des airs de lassitude, tandis que les sourcils se froncent et racontent le labeur de ces fils douloureusement pliés aux rigueurs du militarisme. Leurs officiers sont heureux de vivre, sanglés en des uniformes très avantageux, en des pantalons gris très ajustés dans lesquels ils se cambrent. Les petits soldats peinent. Eux passent triomphants dans cette Naples où tout est spectacle ; leur marche raide sous le balancement des reins ressemble furieusement aux déhanchements des garnisons de Cologne, de Trêves et de Coblentz qu’ils me rappellent sans effort ; ils s’éloignent… Leur présence a jeté une note triste et morne qui disparaît promptement dans la gamme joyeuse des rues…

Sur des places, une jolie marmaille aux chairs veloutées, aux grands yeux qui mangent la moitié du visage et font l’autre moitié si rieuse et si délicate : haillons, jeunesse, misère et gaieté ! Des pieds nus à peine posés à terre, aussitôt levés, prestes, en courses échevelées ; des éclats de rire de petits espiègles grignotant un fruit, une amande, des figues ou des olives entre plusieurs cabrioles, entre des colères minuscules très importantes et très comiques ; des pleurs, des disputes terminées qui recommencent, puériles, exprimées si drôlement en une kyrielle de mots que l’on ne comprend pas et qui donnent envie de sourire quand même ! La jolie marmaille de Naples ! si gracieuse et si pittoresque ; la moue des lèvres fines qui s’avancent et demandent — attirent — la piécette de cuivre par laquelle, davantage encore, sourient en minaudant les jolis yeux du visage futé et si tendrement implorant, et les bouches trop mignonnes qui imposent immédiatement à l’esprit une image de fleur ou de fruit ! Oh ! les jolis petits guenilleux et les polissons napolitains !

La rue de Rome s’élargit tout à coup sur la Piazza Dante où tombe, abondant, le soleil dans un encadrement de vieux murs roussis qui sont des églises, des casernes et un collège. De vieilles grilles patiemment ouvragées, fleuronnées, se tordent et s’enroulent, en accord parfait dans leur rouille, avec les vieilles murailles, rouillées aussi, rouges, ardentes des brûlures du soleil. De grands murs percés de portes immenses ouvertes, d’un côté de la place, sur des profondeurs sombres où clignote l’or des cierges, de l’autre côté, sur des jardins qui ne finissent pas, d’où s’échappent gazouillants et joueurs, les écoliers, la classe du matin enfin terminée.

Quels mots employer pour dire toutes ces choses, ces odeurs d’encens et ces visions de splendeurs mystiques, lancées comme les émanations d’un autre âge par le portail béant d’une vieille basilique aux pierres rongées de soleil, là, devant moi, en pleine rue où le bruit augmente et le grouillement s’exaspère sous la poussée des jeunes garçons grisés de liberté et joyeux au sortir de l’école ? Sur cette cohue, la lumière aveuglante d’un ciel incomparable, tiède, transparent, et vibrant de frissons de beauté, de joie, de bonheur, que l’âme savoure lentement, comme s’ils ne devaient plus jamais exister pour elle, ces instants délicieux, comme s’ils ne pouvaient plus être jamais surpassés ou même atteints par d’autres exquises sensations !

À tout cela se mêle un peu de tristesse ; et cette journée où j’aurai vécu, dans la beauté calme et parfaite de l’antiquité et dans les rayonnements superbes de l’heure présente, des minutes de pur enchantement, pour moi se voile de mélancolie : dans quelques heures cette joie ne sera déjà plus que souvenirs. Je ne verrai plus rien. Naples continuera de s’épanouir au fond de son golfe sans que je sois là pour la voir et l’aimer…

J’ai le cœur serré en traversant les ruelles charmantes auxquelles je m’étais habitué déjà ; j’en connaissais les étalages menus, les boutiques, les coins pittoresques, telle petite marchande de fleurs devant qui je passais plusieurs fois dans le jour, tel joli gosse, rôdeur dont l’empressement inquiète.

Près de la place des Martyrs, dans un renfoncement de vieilles maisons, est une église où j’entrais souvent, où j’entre encore pour revoir les saints vêtus de tuniques raides de dorures, les madones aux accoutrements un peu sauvages, tellement bariolés ! enveloppées de dentelles et coiffées, sur leurs vrais cheveux bruns et bouclés, de lourdes couronnes de perles fausses, derrière les grandes glaces, sur les autels beaucoup trop éclaboussés de clinquant et de métal doré. Devant l’église vont et viennent toujours des mômes vendeuses de fleurs ; une fontaine est là aussi, qui rafraîchit leurs bouquets, inonde les dalles et répand un peu d’humidité dans l’air. J’achète, pour les yeux clairs d’une effrontée marchande belle comme l’amour, un peu de giroflée, fleur commune dont j’aime la robustesse, l’odeur et la robe de bure striée d’or, un peu de violettes de Parme et des fleurs d’oranger ; aussitôt toutes les gamines qui barbotaient à la fontaine se précipitent vers moi, tous les gamins aussi, dont l’éventaire se compose, dans leur main sale et jolie, d’un seul bouquet ramassé je ne sais où. Tous et toutes m’offrent des fleurs avec un pépiement de petits oiseaux. Et je songe, en voyant ce menu peuple si gentil, pieds nus, mains tendues, sur cette place élégante et fruste, que c’est Naples qui me charme en lui : des cris, de la beauté plein les larges yeux noirs, de la gaieté plein les lèvres, des rires, des haillons et des fleurs…


Passé Santa Lucia, sur ma tête, là-haut, c’est San Martino aux portiques éclatants, la chapelle ruisselante d’ors et de jaspes, les grandes salles austères où flottent d’augustes fantômes ; en bas, la Villa Reale, où je flâne lentement, essayant en vain la récapitulation de tout ce qui vient de m’éblouir et de m’enchanter. Elle s’allonge et sinue, la belle promenade, telle un grand reptile d’émeraudes, au flanc de la Chiaja. Là, nous avons acheté, en marchandant beaucoup en mémoire des bazars juifs de Tanger, quelques coraux d’un si beau rouge ! Et là-bas, c’est le Pausilippe, le cap Misène, Ischia et Procida, puis Capri, Sorrente, Castellamare, Pompéi, — Pompéi que j’aime tant, à cause de tout, et surtout à cause des capillaires légers et frissonnants comme des âmes de feuillages ; à cause de ses statuettes fragiles aux formes exquises ; Pompéi cachée de l’autre côté du Vésuve, enfouie dans le grand silence que j’aime aussi, parce que j’y voudrais distinguer les chuchotements imprécis d’autrefois… Je regarde tout cela, dont l’évanouissement est si proche. Je regarde en musant encore un peu au bord de l’eau, sur le quai désert, entre les verdures et la Méditerranée qui jamais ne m’était apparue aussi belle, aussi limpide et attirante ; la Méditerranée roulant dans ses flots les plus caressés de me’s rêves les plus chers : la joie de connaître, là-bas dans le Sud, la Sicile, ses filles et ses jeunes hommes aux profils ciselés, ses villes aux noms doux et sonores comme un murmure de mandolines : Syracuse, Taormine, Messine, Palerme ; puis Malte, incandescente dans une mer de lapis ; Tunis, l’Égypte : le Caire, les Pyramides et les Pharaons… la Grèce : Athènes, l’Acropole… Corfou, dont les petits enfants chantent aux gens qui passent : « Puissiez-vous jouir de vos yeux !… » et Tanger si lointaine, avec ses blanches maisons attirantes et que je voudrais revoir ! Gibraltar, où j’ai tant flâné, seul, sur les pentes délicieuses de la Alameda, ou bien à l’extrémité du rocher, à la Pointe d’Europe, avec, derrière moi, les monts violets d’Andalousie, et devant, roses dans la splendeur du midi, les côtes d’Afrique, Ceuta, devinée au poudroiement perlé de ses terrasses… Dans l’air infini passaient les craquements humides des vagues brisées sur les rocs, les marches pointues des fifres aigrelets, les douces ritournelles des cornemuses écossaises, sonnées par de jeunes highlanders blonds aux jambes nues et claires, dont les robes courtes frôlaient les orangers, les jasmins et les haies d’aloès et de géraniums de la Alameda, après le canon du soir, à neuf heures…

Naples sera bientôt pour moi ce que sont toutes ces choses passées, finies : dans un étincellement d’or, un dessin, un tableau d’un coloris doux et clair qui ira s’effaçant davantage à chaque moment, plus net peut-être dans les jours tristes, quand l’esprit se ressaisit et cherche à se consoler du présent laid et méchant en évoquant le passé…


Voici maintenant la dernière minute de notre séjour ici ; à peine ai-je le temps de courir sur les larges dalles de la Chiaja pour aller vers le Pausilippe, un peu loin de notre hôtel, chez un vannier que l’on vient de m’indiquer, faire l’emplette de paniers et commander une caisse qui devront contenir quelques petits achats n’ayant pu trouver place dans notre bagage.

Dehors, l’échoppe est enguirlandée de pailles de maïs aux tresses jaune pâle gracieusement mêlées à de fines corbeilles d’osier ; il faut descendre deux ou trois marches, et tout de suite grimpent jusqu’au plafond bas des entassements légers de paniers rustiques faits de ces copeaux de bois à reflets luisants sous un bariolage vert, rouge et mauve. — Je me souviens que, très jeune, je recevais de ces boîtes remplies de petits jouets de bois sculpté, petites maisonnettes, arbres naïvement frisés, tailladés et peinturlurés, qui se tenaient très bien debout sur une rondelle de bois jaune. Et tout cela sentait bon, comme ici, la colle, le sapin… et se fleurissait d’insouciance.

J’ai toutes les peines du monde à me faire comprendre et je m’amuse de l’étonnement du vannier lorsqu’il me voit prendre quelques planchettes, m’installer à son établi et les lui scier à la mesure que je désire pour qu’il n’ait plus qu’à les ajuster et les clouer ; bon enfant, il rit d’un rire aimable dans sa figure jeune, aux traits délicats, autant de notre embarras commun que de la façon un peu maladroite dont je m’y prends, mes gants prestement enlevés, pour me servir moi-même. Puis j’attends sur le seuil encombré de petites caisses et d’osiers tressés qui ne peuvent guère contenir que des choses très menues, fleurs ou fruits nouveaux ou beaux joujoux très naïfs.

À travers les murs j’entends, venant de l’autre côté, un accord d’instruments à cordes, des éclats de voix. Peut-être des chansons vont s’envoler tout à l’heure.

Mes petits emballages s’avancent, ils embaument le bois fraîchement raboté ; toute l’échoppe d’ailleurs est pleine de l’arôme des copeaux, des osiers verts, des joncs et des pailles de maïs, et du grand air du large tamisé par les feuillages de la Villa Reale. Il n’a devant lui, ce vannier, que du bleu, de l’or et des frémissements d’émeraudes, ces richesses qui sont à tous les yeux : le ciel, le soleil et les grandes chevelures des arbres doucement agitées sur la mer…

Comme je regrette de ne pouvoir attendre toujours là, dans le réduit frais et sombre, avec, au fond, la virgule d’or de la petite lampe vacillante devant une Madone !… justement les chansons commencent de l’autre côté du mur, — et mes petits emballages qui sont déjà finis !…

Pour aller à la gare, nous faisons traverser à notre voiture les vieux quartiers où nous n’avons pas encore pénétré ; et voilà que les ruelles affreuses de Santa Lucia nous paraissent non seulement belles de pittoresque, — les autres aussi, si terribles, sont merveilleuses à ce point de vue, — mais belles de propreté, de grand, air et d’aisance.

Oh ! les affreuses visions des vicoli empuantés, où notre cheval, à peine, peut se frayer un passage au milieu des cuisines qui achèvent d’empester l’air ; cassolettes immondes d’où s’échappent lourdes et graisseuses, des fumées, des vapeurs de cuissons atroces, les relents âcres et fades des fritures où mijotent, nagent et crèvent on ne sait quelles victuailles abjectes dont se nourrit le pauvre peuple !

Des maisons hautes de huit étages, huit étages enfoncés plutôt qu’élevés dans l’air épais et sombre que ne traverse jamais — jamais dans cette Naples qui partout ailleurs ruiselle de clartés — aucun rayon de soleil.

Dans la rue le sol est gras et luisant. Les ruisseaux canalisent des fanges qui éclaboussent en feux d’artifice boueux et puants et se collent aux flancs de notre cheval. Et, traînants, passent de tristes et pâles visages de femmes épuisées par l’incessante maternité des pauvres marmots innombrables dont les yeux brillent de fièvre et de beauté entre les cernes rouges et violets de leurs paupières, sur leurs petites joues d’une blancheur de cire vierge ombrées des grandes boucles brunes de leur chevelure !

Sur les tables boiteuses roulent, glissent, s’éventrent et coulent des fruits : tomates sanglantes trop mûres, oranges dont l’or disparaît sous des taches de moisissures grises et molles, coquillages, poissons, viandes sanguinolentes, ferrailles, vêtements, loques souillées au contact de ces choses gluantes !… Et ces gens pressés l’un contre l’autre, défaits, misérables, terreux, vivent au milieu de cela, vivent de cela, sordides, pauvres, — oh ! si pauvres et si pitoyables ! — entre ces maisons, remparts élevés contre la lumière, dans ces bouges écœurants où tout est noir, où tout sent l’humidité, la maladie, la peine, tout ce qui est hideux, tout ce qui fait frémir et frissonner… Le long des murs végètent des crasses, et les porosités des pierres suent des larmes !

J’ai entendu rire dans ces ruelles !

Ils sont dix mille dans un seul de ces îlots de maisons, dix mille, depuis les rez-de-chaussée lugubres jusqu’aux gargouilles, en l’air.

À deux pas, le ciel est d’une insolente beauté ; dans l’azur, le soleil trop éclatant laisse perdre sur la mer le trop-plein de ses ruissellements prodigieux, les vivifiantes fantasmagories de sa gaieté, de ses ors et de ses lumières…


Même ces misères n’atteignent pas le prestige de Naples ; elle reste la ville rose et blanche et vermeille, enivrante de beau soleil. Elle est immense et semble cependant ramassée dans la joie de vivre. Elle peine, mais sa peine est voulue presque. C’est une ville de cigales qui se rient du labeur des fourmis. Ses faubourgs promènent sur la courbe du golfe, jusqu’au Vésuve, leurs misères et leurs chansons, le bariolage clair des choses, le brouhaha joyeux des gens ; et quand nous pensons qu’ils souffrent, noos nous trompons : ils marchent dans un rêve ; à peine se réveillent-ils pour « manger macaroni », mordre à belles dents à même les pastèques et les melons sucrés conservés sur chaque fenêtre de chaque maison, à côté des chapelets de piments rouges qui sèchent au soleil. Ils mangent, ne font rien et se rendorment ensuite.

Heureuse ville, fainéante et molle, mais belle vraiment et presque majestueuse d’insouciance : Naples la Fainéante, otiosa Neapolis ! On dit que les îles, Capri, Ischia échappées à notre course trop rapide, sont les portes somptueuses ouvertes sur l’Orient de blancheurs, de rayonnantes lumières, de palmiers roses et souples bercés dans le ciel bleu ; Naples aussi a déjà cette hère indolence et cette beauté des grandes cités orientales assises tranquilles au fond des golfes d’azur, hiératiquement belles dans l’immobilité de leur geste, accroupies, indifférentes devant les civilisations grises qui passent et jettent à travers leur ciel limpide la fumée noire des machines, opposant à leur nonchalance si jolie le heurt des membres tordus sous le travail ; le han !… pénible et dur de l’effort au sourire né sans fatigue des lèvres rouges ouvertes sur les dents éclatantes, tandis que les yeux noirs brillent sans appréhension du lendemain, libres de contrainte, étonnés et rieurs comme des yeux d’enfants.

Elle s’efface en ce moment, cette Naples si jolie. Le fort San Elmo et San Martino ne sont déjà plus. Seul, le Vésuve violet d’or étire’paresseusement dans le ciel, très calme aujourd’hui, son panache monstrueux et léger ; et l’horizon, tandis que le train s’enfuit à toute vitesse, se rave de la ligne nette et brillante des vagues interrompues seulement par les îles blanches ainsi qu’un brouillard impalpable.

La Campagne-Heureuse est somnolente sous les tiédeurs de midi. À peine les coupoles des pins parasols daignent-elles, lentement, se bercer au souffle du vent : grandioses et sévères, leurs alignements se renouvellent sans cesse autour des vergers, les uns s’effacent, les autres apparaissent en découpures bizarres avec, toujours visible jusqu’ici entre leurs ramures sombres faites de milliers d’aiguilles enchevêtrées, la pointe de plus en plus pâle du Vésuve, soudainement enfoui dans un repli du terrain. C’est fini ! Naples qui demeurait encore un peu là-bas maintenant me paraît très lointaine comme si des mondes nous en séparaient ; et ses rumeurs, qui semblaient nous suivre un peu tant que le Vésuve piquait sur l’horizon l’endroit précis du rivage où dorment ses toits et ses terrasses, se sont tues tout à fait.

Dans les champs, les vignes enlacent les troncs des arbres, courent de l’un à l’autre, enveloppant les platanes et mêlant aux troènes leurs sarments bruns et noueux, joyeux comme le vin que donnent leurs grappes, répandant l’ivresse de leurs treilles dans l’air ; tels jadis les grains écrasés versaient dans les bouches avides des Faunes la superbe et voluptueuse saoulerie du paganisme.


Avec l’aimable compagnon qu’un heureux hasard nous donne, elles paraissent moins pénibles, les tristesses du vide affreux que laisse Naples disparue. Nous parlons d’Athènes, de l’Ecole française dont il est un élève distingué. Athènes, la Grèce, évocation de la vie antique, au milieu de ces champs qui en restent tout imprégnés, sur cette terre dont chaque labour émeut encore, après vingt siècles, les ineffables souvenirs endormis entre chaque sillon et rejette dans l’atmosphère vibrante les visions exquises des chairs nues et roses sous les chlamydes transparentes, le rythme discret des jambes alertes dans les cnémides d’or…

Le jeune archéologue venait précisément d’arriver d’Athènes à Naples et sautait du paquebot dans le train où nous fîmes aussitôt connaissance. Dès le premier mot, banal toujours, nous nous étions devinés aussi fous l’un que l’autre de toutes les choses pour lesquelles nous avons une commune tendresse… Il m’a conté de jolies histoires empreintes du plus pur atticisme, belles et claires comme des contes de fées, les yeux vagues perdus sur les plaines où s’élevait la paresseuse Capoue… Et nous revoyions tout l’autrefois. À travers les jardins emplis des odeurs enivrantes des myrtes, parmi les fleurs blanches des troènes, passaient les lentes processions, au sortir du Forum dont les portiques résonnaient encore des cris du pontife : Saturnales ! Saturnales !… Et la clameur immense des esclaves libres pour un jour tonnait, pâmée de luxures : Io Saturnales !

Et e’était, pendant notre causerie, un murmure à peine perceptible, la musique délicieuse ressurgie des flûtes et des cithares, et les perles sonores tombées des syrinx Virgiliennes sous les lèvres des pâtres aux traits allongés et fins, aux belles figures tout à fait grecques, telles qu’on en rencontre souvent sur les chemins de Naples à Sorrente…

Les jolies histoires qu’il m’a contées, tandis que chantaient dans les vignes innombrables le souvenir des belles filles chargées de corbeilles débordantes de fleurs et de fruits nouveaux, les mélopées des phalléphores demi-nus couronnés de lierres et de violettes, le tumulte de la foule ivre des Silènes, des Nymphes et des Satyres, des Bacchantes et des Bacchants, hurlant dans les vallons et les clairières, au milieu des festins et des danses, au bruit lointain des pipeaux et des tambours : Evohe Bacche ! Evohe Sabbæe ! o Iacche ! Io Bacche !

Il disait les voluptés semblables encore, là-bas en Grèce, dans l’ombre bleue des oliviers argentés et des myrtes efféminés, à ce qu’elles furent jadis ; ses aventures au loin dans les campagnes baignées de lumières, au fond des monastères schismatiques où s’épuisent en des lampes de vermeil et d’argent les huiles parfumées, devant les icônes sacrées peintes sur des fonds burelés d’or, encadrées de lourdes orfèvreries, comme les images byzantines, étrangement enluminées de fleurs et de feuillages barbares… Et, dans la demi-sauvagerie des cloîtres agonisants perdus sur les monts nettement découpés dans l’air si limpide qu’il semble ne pas exister, dans la langueur affolante des soirs où voltigent les caresses des fleurs, dans les défaillances tièdes et moites du jour qui se livre à l’obscurité bleue, — la rencontre soudaine de jeunes drôles très beaux contre qui il fallait se défendre…


La nuit est venue doucement, profonde et transparente, avec des étoiles d’or très éloignées et très scintillantes. Jolie nuit qui revient, après chaque crépuscule, rassurer les anxiétés de l’âme en face des simulacres de la Fin ! Nous la voyons arriver, presque toujours, de l’angle commode du wagon où nous sommes installés pour de longues heures ; et chaque fois je m’intéresse au pacifique bouleversement des choses enfouies lentement dans l’ombre… Nous laissons sur la voie, en plein champ, les incendies éphémères des charbons tombés de la machine, et les bruits de ferraille traversent rudement le grand silence nocturne qui se reprend ensuite, après nous, plus intense et plus immuable…


Les lueurs de Rome, la gare, la fin d’une rêverie charmante. Une poignée de main dans laquelle nous mettons, mon compagnon et moi, tout le regret de nous quitter si tôt, heureux d’avoir pu causer un peu des choses très aimées, dans ces incomparables milieux tout vibrants d’elles : la Campagne de Naples brûlée de soleil, et cette autre sur qui traînaient les premières ombres du soir ajoutant encore à son auguste et suprême mélancolie : la Campagne Romaine…


Ce soir, à neuf heures, Rome est déserte. Erré par les rues, du Palais de Venise au Pincio. Le Palais de Venise, rose dans des flots d’électricité, avec les trous d’ombres noires de ses rares fenêtres sur sa façade sévère. Le Corso est noyé dans les mêmes vagues de lumière, d’une limpidité, d’une transparence inexprimables. De l’autre côté de la place de Venise, tout est noir. Sur le Corso, les vicoli s’ouvrent, noirs aussi dès l’entrée ; mais les yeux s’habituent ensuite aux ténèbres qui paraissent être l’état normal de ces ruelles éclairées de loin en loin par les lueurs jaunes du gaz. Pas une âme. Il fait un peu froid, un froid sec qui passe en courants d’air le long des maisons. Au fond du ciel les étoiles semblent s’agiter ; on les perçoit nettement, larges et scintillantes et très blanches. À terre, de petits pavés irréguliers encadrés de dalles forment trottoir au même niveau que la chaussée. Le moindre bruit de pas résonne sur ces dalles, au loin, s’avance, grossit, puis s’efface : un passant quelconque à qui je dois sembler un être bizarre, si lent à marcher, à glisser contre les murs sombres percés de hautes fenêtres aux grillages ventrus, sous les madones des encoignures, le long des palais aux allures prodigieuses, uniques peut-être, dans ces villes d’Italie, cl’où ne sort aucun bruit, aucune clarté. Du noir, du vide et le silence absolu… Rome me plaît ainsi. Quelque chose de fantastique me précède, m’accompagne, me suit, enveloppe délicieusement ma solitude savoureuse de rôdeur paisible… Un chuchotement mouillé, un froufrou liquide, c’est bientôt la Fontaine de Trévi ; je vais ; le chuchotement devient clameur et le froufrou brise sur les murs ses bruissements précipités de cataractes ; voilà la fontaine enfin. L’eau éclate en gerbes sur les rocs artificiels ; les cascades s’illuminent comme des fontaines de palais enchantés ; l’électricité fait merveille, tellement sont magiques ses clartés et limpide l’acqua Vergine, et blanches les nappes de lumière étalées sur les nappes mobiles et scintillantes de l’eau. Les colosses de pierre se dressent, brusquement éclairés au milieu des architectures puissantes dont les corniches, les pilastres et les entablements montent, retombent, escaladent le faîte des maisons… Il y a de la sorcellerie dans la magnificence de ces pierres violemment éclaboussées de lumières liquides qui rejaillissent jusque sur l’église et les murs sombres d’en face, en éclairages étonnants et tellement inutiles ! puisque je suis tout seul, et que la ville entière sommeille insouciante de cette apothéose sans fin…

Par les ruelles noires, plus loin, s’amortissent les plaintes confuses des jets brisés et des déchirures de l’eau, et s’éteignent les pâles incandescences de la Fontaine dé Trévi. Je retrouve ma chère place d’Espagne, dépouillée, elle, des rais d’or du soleil, esseulée, sans le va-et-vient des petites marchandes de fleurs aux yeux si jolis dont les’étoiles, là-haut, essayent, sans y parvenir, de rendre le doux éclat ; sans les groupes superbes des modèles promenant sur les degrés somptueux de la Trinité-des-Monts, le rythme de leur jeune beauté. Et la Barcaccia du Bernin pleure, silencieuse, ses larmes glacées. La place d’Espagne n’existe plus la nuit.

Par un petit chemin grimpant dont le gravier grince sous mes pas, à travers de grands arbres penchés dont les ombres froides rêvent sur les murs, j’arrive devant la Villa Médicis. Là l’air est plus vif encore. Les arbres immenses enveloppent les flancs du palais qui s’élargit à la base comme écrasé sous le poids énorme de la haute et lourde façade. Des’arbres noirs, rien que des arbres, et devant moi, dans une élégante vasque de marbre, jaillit le sanglot d’une colonnette liquide dont le chapiteau se brise, se disperse, tombent gémit en plaintes ininterrompues. En bas, à travers les feuillages d’hiver, des carrés lumineux qui sont les grandes baies vitrées des ateliers et des hôtels où l’on rit, où l’on s’amuse, où l’on franchit gaiement le seuil de l’an nouveau… Le petit jet d’eau à côté de moi distille des gouttelettes de tristesse infinie qui me pénètrent et me glacent, et répandent en même temps un vague exquis en tout moi-même. Je’préfère, — avec quelle énergie ! — je préfère le floconnement froid et blanc de ma fontaine, son petit panache glacial, aux mousses blondes et folles du champagne ; son ronron monotone et berceur, aux hoquets du bouchon qui déchire sa capsule d’or ; et la sérénité de ma nuit bleue, aux extravagantes lumières des lustres ; et le baiser brutal de l’air pur, et les soupirs embaumés des eucalyptus, aux baisers, aux soupirs de là-bas…


L’obscurité est verte et bleue, avec des semis d’étoiles sans nombre. On devine les places aux grandes traînées blêmes immobiles sur Rome, au-dessus des palais et des dômes. Rien ne trouble la quiétude de cette terrasse où je suis, dominant toute la ville assoupie, voyant, au loin, les remous indécis des ondulations tour à tour éclairées et sombres d’où s’élève, au dernier plan, plus grandiose encore dans ses formes indistinctes, la vision dantesque de Saint-Pierre et du Vatican. J’accroche mes regards sur ces deux choses dont les masses confondues me semblent le Pôle de toutes les espérances, l’Axe colossal autour duquel gravite l’existence du Monde, où, géant, est enfoui dans un coin de son palais immense et muet le Vieillard frêle et diaphane dont les épaules se redressent sous ce poids plus formidable encore que la pesanteur matérielle du Globe : le fardeau des âmes et la raison d’être des corps…

Puis il me vient à l’idée que c’est bizarre, cet individu que je suis, accoudé là, seul, sur un mur de pierre très froid au contact des mains, bouleversé de songes écrasants et peut-être ridicules, rêvant en même temps à cette petitesse : les danses de ces gens dont les silhouettes passent l’une après l’autre derrière les baies illuminées, aux accords d’un piano, et songeant aussi que ce n’est pas la peine de faire ainsi les fous, puisque de tous ces bruits de voix et de musique il ne doit rester que du silence, moins encore, le Notant. Et cela bientôt, tout à l’heure…

J’envie ceux qui prétendent que tout doit finir sur terre. Il ferait bon terminer ici la course au but ignoré et inquiétant. Ce serait très bien, dans les verdures froides des arbres, et le froid bleuté du ciel, avec le dernier regard de ses pauvres yeux fixés sur Rome tout entière, près de la petite fontaine élégante dont le sanglot s’augmenterait peut-être en un instant furtif, sous la poussée de l’air secoué par la détonation d’un pistolet ; ensuite, elle continuerait à pleurer seule de vraies larmes presque silencieuses dans sa gracieuse vasque de marbre… et ce serait à jamais fini. Le reste, qu’importe !…


En redescendant lentement, le gravier grince sous mes pas ; les ombres froides des arbres m’enveloppent et rêvent sur les murs. Les Meures viennent de dire Minuit à tous les coins de Rome. J’écoute en passant des eaux claires et joyeuses qui chantent, c’est la Barcaccia du Bernin ; elle ne pleure plus ; ses gazouillements sourient à la Nouvelle Année…


  1. La guerre Hispano-Américaine de Cuba.