Partenza… vers la beauté !/Chapitre XI

Ambert & Cie (p. 118-128).
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XI

Mercredi, 30 décembre.

Dès le matin, nous parcourons des quartiers aux petites ruelles très longues et très resserrées ; les maisons sont hautes, comme à Gênes, mais beaucoup moins propres ; c’est un grouillement continuel de choses et de gens ; les pavés et les trottoirs, s’il y en a, sont noirs de monde ; les petits trams sonnent de la trompe et difficilement trouvent leur passage dans l’envahissement des rues.

Rien de noble ni de sévère : haillons, désordre, fouillis et saletés, remue-ménage pittoresque du haut en bas des étroites fenêtres très rapprochées, l’une touchant l’autre ; laisser aller charmant dans toutes les démarches, et sur tous les visages insouciance et joie de vivre ! De jolis coins ressortent, crûment illuminés de soleil, en resplendissements roses et fauves, roses de soleil perpétuel, fauves des rares averses et des poussières qui dansent dans la lumière et finissent par se coller aux pierres qu’elles revêtent de cette patine chaude et bronzée. Les ombres sont aussi subtiles et nuancées, et comme le soleil n’a pas encore dissous leurs buées matinales, de grosses tours d’églises, dont les murailles seront vermeilles dans le midi, sont bleutées en ce moment, bleutées et mauves de buées fraîches, attirantes comme si l’on éprouvait le besoin d’en respirer l’azur palpable.

Je préfère aux illuminations du soleil ces ombres fines ; elles n’ont pas l’effronterie des choses voyantes et dorées sous l’astre qui les étreint et triomphe d’elles ; elles sont voilées de fraîcheur, timides et tremblantes de pudeur.

Sur des paniers d’osier montent les pyramides de fruits appétissants dont les flancs vont s’ouvrir et dégorger un jus savoureux.

Des fontaines sont envahies par d’adorables petites filles qui se fâchent parce que des garçons, vigoureux et nus sous les loques qui les recouvrent à demi, s’amusent des jets d’eau qu’ils envoient sur elles ; mais, réconciliés bien vite après des moues charmantes, tous ces gamins et ces gamines composent leurs petits bouquets de fleurs d’orangers et de violettes offerts comme à Rome aux étrangers qui passent et qu’ils devinent, et qui cèdent aux câlineries de leurs œillades. Et c’est, dans ce peuple, au milieu de ces maisons hautes qui s’éveillent, ouvrent les grands yeux que sont les fenêtres, le jeu infini de toutes les clartés, de toute la vie qui renaît et, joyeuse déjà, va s’épanouir davantage encore au plein soleil.


Le portail de San Gennaro est enfermé dans un réseau compliqué de boiseries et d’échafaudages que l’on craint à chaque instant de voir s’effondrer dans la via del Duomo, tant ils paraissent fragiles.

La Basilique paraît colossale ; c’est, je crois, l’une de ses rares qualités ; malgré les marbres dont les surfaces tellement polies semblent mouillées et ruisselantes, les hautes voûtes et la coupole ne recouvrent que le vide. Des escaliers prennent naissance aux côtés du maître-autel et descendent dans une crypte très ancienne, dont le sol est couvert de mosaïques précieuses. De vieilles choses d’argent ciselé et repoussé déposent en cet archaïque réduit le charme vieillot de leurs menues intimités. Il semble que le Dieu tout puissant, mal à l’aise dans la nudité du temple, au-dessus, s’est retiré dans les fraîcheurs de la crypte fleurie de mosaïques épanouies, embaumée de vieilles odeurs d’encens, imprégnée d’un murmure vague et ininterrompu de prières, comme si, depuis des siècles, les oraisons avaient pénétré la voûte et, du maître-autel, étaient chaque jour tombées ici dans ce réduit de pieux silence. Et le gardien indiquant, dans un tabernacle couvert de gemmes et plaqué d’orfèvreries, une relique très sainte, je pliai les genoux, respectueux, sous le poids léger des ferveurs mystiques, qui, de toutes parts, émanent du sanctuaire illustre de saint Janvier…


Le soleil est déjà haut dans le ciel. Les physionomies suivent la progression du jour. On dirait qu’il faut à ces Napolitains rieurs la pleine lumière qui baigne en ce moment toute leur ville, la verdure des campagnes, leur Vesuve monstrueux, et répand de claires traînées de bleus nuancés qui moirent l’azur du ciel et l’azur de la mer.

Toute Naples est dans les rues.

Nous montons, à travers des faubourgs populeux, des pentes raides semées de cailloux pointus qui s’allument sous les pieds des chevaux. Des escaliers s’enchevêtrent dans les ruelles, si bien posés, qu’ils semblent — avec leurs paliers en terrasses, leurs dégagements sur des jardins aperçus très haut sur des murs, ou tout en bas au fond de quelque précipice que surplombe le chemin — de vrais praticables de théâtre ; et les acteurs ne manquent pas, aux tournures extravagantes, et naturelles cependant, sur la scène grandiose dont le décor reste le même dans sa tonalité générale, malgré la transformation plaisante des détails. Des femmes superbes, dans leurs vêtements communs, ont des allures d’impératrices ; leurs cheveux noirs sont relevés sur leur front avec une science instinctive de la beauté ; des filles, en riant, découvrent les rangées de leurs dents blanches comme des amandes nouvelles que l’on voudrait croquer.

Des boutiques de chaudronniers préparent la voie aux boutiques de Pompéi où nous serons tout à l’heure. C’est un resplendissement de ces bassins de cuivre déjà vus hier soir sur le seuil des maisons de Portici ; nobles vases aux formes antiques, larges et plats, élevés sur des trépieds de fer avec, pour oreilles, deux lourds anneaux brillants qui retombent sur leur panse au galbe savant. Ces humbles ustensiles semblent copiés sur des pièces de musée : leur unique destination est d’être utiles ; il arrive que, par une sorte d’atavisme, les modestes artisans qui les façonnent, héritiers des esthétiques passées, leur donnent par sucroît l’élégante simplicité, la pureté de lignes que l’on chercherait parfois en vain dans des profils mieux étudiés. Le soleil de midi mire ses rayons d’or dans les cuivres de ces bassins ; des jeunes filles accroupies tendent leurs nuques flexibles à ses baisers, tandis qu’elles soufflent du feu dans un des braseros. L’air est doré, le soleil est doré, les cuivres sont dorés, les chairs des filles sont belles à voir, tout dans ce cadre à souhait forme un tableau original et vécu de quelque scène antique…

Nous montons vers San Martino. Quel spectacle, et comment oser en parler ! La mer étend sur Naples une draperie somptueuse diamantée de mille reflets qui se jouent dans les facettes des vagues molles brodées des passementeries irisées de l’écume. Elles jettent leurs résilles de perles d’Orient sur le bleu ruisselant de ce voile merveilleux, Zaïmph sacré de Tanit, retenu là-haut sur l’horizon par ces deux îles enluminées de vert tendre et d’or pâli comme deux clous de Chrysoprase : Capri, Ischia…

Ischia, de ses fleurs embaumant l’onde heureuse
Dont le bruit, comme un chant de sultane amoureuse,
Semble une voix qui vole au milieu des parfums.

Ces jolis vers des Orientales s’égouttent dans ma mémoire, doucement, très doucement, au pas lent du petit cheval qui nous emmène, tranquille, au-dessus de cette mer, au niveau de ce ciel, flamboyants l’un et l’autre dans une apothéose.

De vieux remparts écroulés avec un chemin de ronde très étroit où l’on peut à peine se tenir tant les pierres sont éculées, creusées et usées ; de la marmaille encore, avec de grands beaux yeux de velours noir, des mains très sales, immobiles dans le même geste qui demande ; et de petites jambes fines, nues, joliment tournées, qui courent à côté de notre voiture ; des facchini maintenant, grands détrousseurs au guet de leur proie.

Par le portail grand ouvert nous entrons dans la cour du cloître de San Martino, noble patio d’Andalousie aux murailles et aux portiques réchampis de couleurs tendres, voilés d’un côté, dans l’ombre, éblouissants de l’autre côté, au soleil qui dévore les bleus et les roses pâles.

Dans le musée, les vieilles reliques alourdissent l’air frais des salles, aux murs épais, de leurs parfums humides de maroquins, d’une odeur de bric-à-brac, un bric-à-brac de bonne tenue qui sent son aristocratie.

De vieux couloirs froids où, semble-t-il, nous allons rencontrer quelque fantôme de moine triste et rêveur devant le viol sacrilège de son cloître. Et nous marchons en essayant d’atténuer le bruit de nos pas, en parlant à mi-voix sous les voûtes dont les échos très brefs contrarient les efforts que nous faisons pour glisser en silence sur les carrelages rouges et mouillés qui grincent, habitués seulement aux frôlements légers et souples des sandales de cuir.

Les choses caduques endormies et pieuses de San Martino ne sont qu’un prétexte à promenades mélancoliques dans les salles capitulaires et dans les réfectoires, où les religieux dépouillés ne viennent plus écouter les saintes lectures pendant leur frugal repas. On goûte d’autant mieux le charme pénétrant et sévère des longs corridors, que l’on sent, du dehors, les rayonnements intenses de la lumière, et que l’on va donner, en sortant, libre essor aux regards momentanément écrasés et ensevelis sous les murs impénétrables du monastère.

La chapelle fleuronnée des roses énormes qui s’épanouissent sur les piliers, taillées dans un marbre rare d’Égypte, est un contraste violent auprès des humilités du cloître ; c’est le déploiement de toutes les richesses resserrées et accumulées avec un goût scrupuleux dans ce vaisseau relativement petit où les moines, non contents de faire grandiose, se sont plu à réaliser l’impossible. Ils ont ciselé les rinceaux et les médaillons, découpé les balustrades, cherché les piliers dans les marbres antiques rares déjà il y a des siècles, dans les porphyres et les lapis travaillés au diamant. Les rarissimes onyx d’Orient, les agates introuvables, de dimensions énormes, en morceaux extraordinaires et sans prix maintenant, rutilent, flamboient, brillent doux et polis comme des chairs roses, veloutés comme des prunelles fauves et brûlées, rouges et saignants comme des anatomies, et caressants, bleutés ou verdoyants comme des mosaïques d’améthystes, de saphirs et d’émeraudes. Au milieu de l’autel, tout en gemmes amoncelées, luit un rubis féerique, quintessence d’incendies et de lumières, qui semblait autrefois, avant la profanation, quand il éclatait au soleil dans les musiques des hymnes sacrées et les vapeurs de l’encens, l’ombre d’un infime reflet du regard de la Divinité cachée derrière la porte d’or du tabernacle.

Les moines aujourd’hui sont disséminés. On en rencontre encore par les vicoli, vieux, à la démarche lente, avec des toisons d’argent qui revêtent de reflets blancs et soyeux leurs traits creusés où sommeillent le calme et l’espoir. Ici le cloître est désert ; mais, ailleurs, des monastères ont été convertis en casernes. L’oratoire est écurie, la bibliothèque manège, et le réfectoire cantine. — Dors-tu content, Homais ?…

Dans cette chapelle, la prière s’échauffe au contact des rutilantes matières, en glissant sur les orfèvreries et les pierreries inestimables ; et les pompes religieuses devaient être, dans ce déploiement inouï de magnificences, un magnifique élan de ferventes oraisons. Mais les moines avaient la subtile compréhension des milieux favorables aux épanchements de l’âme : dans les cellules, c’est le recueillement, l’anéantissement de tout l’être qui, après s’être élevé en un rêve mystique jusqu’à la Divinité, retombe dans la pauvre réalité de soi-même et flagelle son corps du fouet dur des renoncements de chaque jour, de chaque instant ; la volonté, sans cesse aux prises avec les révoltes de la chair insoumise, ici, dompte ses tressaillements par les souffrances du cilice, et les austérités pesantes des cellules glacées comme des tombeaux…

Mais ils ont fait aux splendeurs du ciel napolitain, ces moines, un cadre incomparable dans les jardins de leur cloître. Le soleil paresseux s’attarde sur les marbres éclatants élevés en portiques neigeux, dore les balustrades délicates et légères qui contiennent, dans les parterres, l’effervescence des feuillages : lauriers-roses, jasmins, lavandes, géraniums, dont les parfums se mêlaient d’encens aux grands jours de fête. Les roses des lauriers, avec la grâce charmante d’une vision antique, éclataient lumineuses près des géraniums fleuris de sang dans les touffes de verdures. Mais pour que les yeux ne s’oublient aux langueurs profanes des fleurs délicieuses, parmi les jardins enchanteurs, des crânes flanqués de tibias en croix se détachent comme de blancs ossements ciselés dans les balustres, à même le marbre, entre les ornements, les rinceaux, les capricieuses fantaisies et les riches fioritures ; les bouches sans lèvres grimacent et ricanent, les orbites décharnées s’ouvrent hideuses et méchantes en œillades vides qui font signe à la Mort…

Malgré cela, à cause de cela peut-être, à cause de la joie de vivre auprès de cette perpétuelle menace du néant, ce jardin éveille des impressions exquises, et je ne crois pas qu’il soit possible d’ajouter, à tant de virtuosité, dans le calme, la magnificence et le charme ; cet enlisement qui veut prendre l’âme seule, me paraît, à moi, frôler en même temps et caresser le corps : baiser tiède sans les lèvres tremblantes, étreinte chaude sans le doux enlacement des bras…

Après des couloirs blancs et vieillots dont les plafonds descendent très bas sur les dalles rouges, où flottent des parfums discrets, odeurs de surplis tuyautés fleurant l’iris, odeurs d’encens, odeurs de choses vierges, c’est la demi-obscurité d’une salle très blanche aussi, striée de raies de lumières qui filtrent entre les lamelles des volets clos et se répandent sur les murs. Soudain, par les portes hautes, ouvertes sur une terrasse étroite, s’engouffrent des vagues de clartés, et toute Naples s’étend, baignée de grand jour, au fond d’un abîme de limpidités, incendiée sous les feux de plusieurs soleils. Sa rumeur monte jusqu’à nous en plaintes languissantes et monotones, — la douce Parthénope pleure toujours Ulysse, — comme un chant de grillons dans la profondeur des midis éclatants. Le Zaïmph sacré jette, de l’horizon étincelant, les joailleries de son azur diamanté. Le ciel dilue dans l’or pâle le ruissellement de ses infinis bleutés ; et sous les réverbérations de la mer il tressaille, étonné des splendeurs qu’il recouvre…


Par des routes descendantes, face au rivage, ce sont de vieux quartiers paisibles aux ruelles sombres que l’on nomme sotto portico, parce qu’elles sont barrées d’arceaux, de portiques, lancés d’une muraille à l’autre ; des escaliers de théâtre, des Madones charmantes, roses et bleues dans de petites chapelles roses ; des arbres délicats aux feuillages menus et curieux penchés au-dessus des murs pour regarder les filles qui passent nonchalantes, et poser dans leurs cheveux noirs les boules d’or velouté des mimosas, ou pour jeter sur le front des beaux jeunes hommes les rameaux sacrés du laurier d’Apollon. Des villas élégantes, les verdures du Pausilippe, enfin les maisons hautes de la ville, palais antiques, échoppes pittoresques assis devant la Villa Reale aux ombrages ravissants : térébinthes, eucalyptus à l’odeur poivrée, aux longues flammes vertes et luisantes, citronniers aux fruits pâles, orangers, grenadiers ; de petits arbres frêles inclinés par le vent, caressent, comme dans les ruelles là-haut, les blanches épaules des statues du frôlement de leurs fluides guipures, passent en attouchements délicieux les doigts légers de leurs feuilles sur la nudité robuste des jeunes dieux ; à travers les myrtes et les acacias, chante et grésille l’eau pure des fontaines, et la mer, au delà, vient baiser, molle et voluptueuse, les murs bas des terrasses…