Partenza… vers la beauté !/Chapitre I

Ambert & Cie (p. 11-22).

I

Dimanche, 20 décembre.

On nous affirme que c’est un demi-mistral seulement, ce vent aigre qui balaie tout Marseille et se déchire en hurlant à chaque coin de rue ; dans ce cas nous devons nous estimer très heureux, car un mistral entier n’eût certainement pas laissé pierre sur pierre de toute la cité, revêtue ce matin d’une vilaine teinte grisâtre où le soleil de Provence ne parvient pas à insinuer la plus légère dorure. Les gros nuages, comme de monstrueuses boules d’ouate, passent au galop, durement fouettés par le vent qui les roule l’un sur l’autre en rangs serrés, ne laissant place entre eux à aucun lambeau d’azur.

La rue est gaie cependant : c’est dimanche. Le temps va-t-il bien vouloir se faire beau tout à l’heure et donner congé à cette folle moitié de mistral, qui vraiment gâte la joie que nous avions eue hier de quitter Paris enseveli sous la neige si vite transformée en boue ?

Ici, du moins, tout est sec, et puis voilà le mol balancement des grands bateaux et des milliers de petites barques au repos dans le Vieux-Port, à l’extrémité de la Cannebière.

Les marchandes du cours Saint-Louis sont obligées de laisser le vent, ce grand semeur, emporter la presque totalité du parfum de leurs jolies fleurs ; et cela, mêlé à l’âcre senteur des algues, aux poussières des embruns, est déjà réjouissant au possible. Le long des quais, les marchands de coquillages gris enveloppent si bien de varechs et de mousses marines aux transparences d’émeraudes mouillées leur laide petite marchandise, qu’elle en devient appétissante ; les oursins, qui ardent autour de leur corps étrange les piquants sous lesquels ils ont l’air de grosses châtaignes, deviennent presque aimables, et l’on devine des trésors de perles enfouies sous la nacre rugueuse des huîtres humides, bâillant au soleil et laissant sur les mousses d’émeraudes déborder de fraîches coulées d’eau de mer. C’est qu’il vient de se montrer enfin, le soleil, sans qui toute cette côte méditerranéenne semble en deuil ; et ses clartés jouent de toutes parts, se répandent en mille étincellements sur la crête des vagues menues sous le vent un instant apaisé, rient de la belle joie d’un soleil provençal dans tout le peuple endimanché, pressé de jouir, heureux d’aller par ses quais gercés et noircis sous la brise du large qu’il fait bon respirer, par ses ruelles ténébreuses aux loques sordides, aux misères irrémédiables, soudainement transformées au soleil qui change les unes en oripeaux éclatants et verse sur les autres de longues traînées d’espoir…

Auprès de la Cannebière, devant la mer, une façade d’église, blanche d’un récent badigeon de chaux. Elle me plaît avec son faux air de chapelle espagnole, et, puisque c’est dimanche, nous allons entrer et nous joindre aux gars solides, aux humbles bonnes femmes, aux fillettes embarrassées de robes empesées, coiffées de chapeaux où se heurtent maladroitement toutes les verdures des fruits pas mûrs et tous les incendies des rouges, du coquelicot à la groseille.

Gauches et jolies cependant, les petites cousines de Mireille ; de beaux cheveux noirs et des yeux où passent des reflets tièdes et caressants, et, comique, l’assent que martèle chacune de leurs paroles passant volubiles entre les lèvres saignantes ouvertes sur la blancheur des dents.

L’église, c’est Saint-Ferréol, et j’avais deviné le décor intérieur en voyant la façade : une chapelle de couvent espagnol, un de ces couvents de Franciscains où la pauvreté est de règle absolue : les murs blanchis à la chaux, les ornements sommaires et rarement remplacés, pauvre autel, pauvres tableaux en des cadres piteux, et tout cela un peu humide de je ne sais quelles rosées, comme si les gens qui sont là répandaient en l’air les buées de leurs vêtements mouillés un jour de pluie.

Mais comme ils sont de belle tenue, les gens du port, les pêcheurs de poissons, les marins, les portefaix, les soldats et les pauvres femmes égrenant leur gros chapelet du même geste que leurs voisins les hommes aux rudes et bonnes figures !

Ce n’est pas la paroisse aristocratique, tant mieux ; on vient ici pour prier. Et de tous les fidèles je suis le seul à tourner la tête, distrait, tandis qu’eux, dans leur confiante simplicité, s’agenouillent à même les dalles, comme en Espagne, sur un coin déplié de leur mouchoir blanc des dimanches, devant la Madone et le Sauveur en croix à qui, pour deux sous sévèrement prélevés sur le tabac ou les petites douceurs quotidiennes, ils viennent, tendres et confiants, offrir l’humble cire dont la flamme suspend dans l’air obscur des chapelles une étoile d’or… Je n’ai même pas envie de sourire quand les chantres, gamins des rues bruns et rieurs dans leur robe rouge trop courte et leurs blanches aubes, si drôlement, de toute leur âme, chantent, avec l’ineffable assent, les liturgies sacrées.

Par la porte grande ouverte, après la messe, le vent s’engouffre et chasse devant lui, dans l’église, des flots de clartés blondes. Dehors, le balancement ininterrompu des bateaux me fait souvenir de Marseille, que j’avais presque oubliée, rêveur pendant l’office. Vraiment je ne m’imaginais pas qu’il pût y avoir quelque part une telle intensité de lumière, une telle orgie de grand et de beau jour étincelant ; j’étais, à la minute encore, perdu dans le rêve grisâtre des petites chapelles et des petites gens, et les petits cierges de deux sous me semblaient des étoiles réunies en constellations ; tout cela vient de s’évanouir devant le spectacle du ciel et de la mer.

Le grand air vivifiant accourt du large, donne cette sensation de vie intense, de pleine liberté, fait très lointaine la vie monotone et trop régulière de chaque jour, transforme l’être qui se dépouille et, chrysalide, devient papillon au contact des choses et des horizons nouveaux.

Là-bas, au bout du quai, en tournant à droite vers la Joliette et la cathédrale neuve, quel immense espace d’air pur et de limpidité ! De très loin arrivent, se gonflent, les lignes moutonneuses des vagues creusant derrière elles de profonds sillons où tombent du ciel et germent, spontanément épanouies, des semences de lumières. Et la mer, depuis l’horizon immobile jusqu’aux lourdes vagues brisées sans cesse sur les rocs, devant nous, est une mouvante et féerique coulée de diamants.

Comme s’il m’était nécessaire d’associer au tumulte grandiose de cette mer que j’aime avec passion, quelque autre chose d’infini dont elle ne serait que le reflet blafard, l’image d’une extrême ténuité, mes yeux s’élèvent au-dessus des vieilles pierres des citadelles et des forts, sur la colline où tend ses petites mains l’Enfant infiniment grand, entre les bras de sa Mère… Le soleil illumine les vitraux de Notre-Dame-de-la-Garde, et la statue colossale au sommet de sa haute tour éparpille dans l’espace des rayons dorés.

Marseille est très belle vue ainsi, retranchée derrière ses bassins immenses enclos de forteresses aux créneaux béants par lesquels bâillent, noires, les gueules des canons.

La cathédrale moderne est trop moderne, et ses marbres, et ses mosaïques, et sa splendeur demi-byzantine ne parviennent pas à m’émouvoir, moins, en tout cas, beaucoup moins que ses voisines les murailles banales de l’esplanade, écorchées par la tempête et soutenant avec peine les hauts chemins dominant la Joliette ; elles sont prêtes à crouler sous la poussée des terres, et laissent pendre, secouées par le mistral, les minces chevelures de plantes sauvages dont la délicatesse jette une envolée de poésie sur ces délabrements.

Des ruelles inextricables, enchevêtrées de constructions branlantes, penchées, étayées, forment un côté de ce vieux quartier de Marseille, dont l’autre débouche sur le quai du port en rues étroites, escarpées, étranglées entre de hautes maisons ; c’est un commencement des taudis italiens, où grouille un peuple audacieusement mélangé de toutes les races du monde arrêtées contre cette formidable pierre d’achoppement, Marseille, où viennent échouer tant d’errants et de vagabonds de tous les continents.

Devant nous passe un triste ménage de Levantins, Égyptiens ou Turcs ; ils ont fui, pourquoi ? leurs palmiers et leurs minarets du Caire, de Damas ou de Salonique, et les douces mélopées des muezzins ; ils viennent de débarquer il y a peu d’instants, et traînent, vers quel bouge ? sur un misérable véhicule, leur mobilier navrant. Transis, les fils suivent, à peine vêtus, des fez crasseux posés sur les boucles brunes de leurs cheveux. Ils sont trois, de sept à onze ans ; pauvres gamins ! ils iront se joindre demain au grand troupeau des gavroches marseillais, petits coureurs, petits cireurs qui portent dans leurs clairs regards toutes les mélancolies de l’Orient, tous les embrasements des côtes méditerranéennes ; ces jolis petits cireurs des rues, loqueteux et misérables, dont les voix se font un moment nasillardes et traînantes pour offrir aux passants les menus services de leurs brosses et reprennent ensuite, joyeux comme des violes et des castagnettes, le superbe langage des idiomes barbares.

Ils jouent aux billes, près de la cathédrale, sur le grand parvis délaissé où personne ne vient ; c’est leur dimanche à eux aussi ; et, dédaigneux du sou qui les fait vivre, ils se livrent aux jeux tranquilles des enfants.

Là, devant eux, contre les formidables paquebots endormis, les vagues se heurtent, rageuses et surprises de leur impuissance, et bavent une écume blanche le long des flancs inertes.

Ils sont gigantesques vus de près, ces mondes de ferraille et de charpentes dont la grande mer, au large, ne sent même pas le poids et diminue jusqu’à l’infinitésimale poussière la stature de colosses.

Ils vont frôler les quais de toutes les villes étranges dressées au front des caps, étalées au fond des baies ; ils passent toujours semblables à ce qu’ils sont ici, dans les vents ouatés d’odeurs affolantes, là-bas, à travers les îles océaniennes si lointaines qu’elles semblent d’improbables pays de rêves ; ils glissent sur des mers splendides comme des apothéoses, où s’allument, par des soirs fantastiques, des ciels embrasés de flammes de bengale, sans souffle, lourds de pesants parfums, dans les blêmes phosphorescences de la nuit soudaine, parmi les récifs, les bancs de coraux, les algues géantes et les poissons volants qui sautillent, phosphorescents aussi, comme des feux follets en ballade sur le Grand-Cimetière où les rangées de tombes sont les lignes infinies des vagues…

Ils vont, les paquebots immenses, dans les haleines chaudes et mouillées de l’extrême Orient où sommeillent des fièvres affreuses ; ils vont, écrasés entre les détroits du Sud et du Nord ; ils se balancent mollement sur les flots de la Corne-d’Or, devant les palais et les mosquées de Byzance méchante, découpée toute blanche sur le fond du ciel bleu ; à travers les Cyclades ils songent à Délos, aux mystères d’Apollon ; ils rêvent de Cépros, aux rites de Vénus ; leur proue déchire les lapis de la mer Ionienne ; ils se penchent vers Zante, la fleur du Levant, et vers Corfou, et tressaillent peut-être dans leur âme d’acier en voyant les beautés qui s’enfuient sous leur vent…

Puis ils reviennent ici, s’appesantissent sur les ancres, traînant encore dans leur sillage à peine refermé les ruissellements de tous les soleils — des clartés âpres et glaciales des terres arctiques aux sanglants crépuscules entrevus sur le seuil des déserts terrifiants, quand le jour expire entre les hauts palmiers dont les cimes s’empourprent…

Ils ne pensent pas à tout cela, les gamins ; ils jouent aux billes. Leur petite caisse, dans laquelle sont venues de si loin de belles mandarines rouges comme le soleil couchant dans les palmiers, est auprès d’eux, posée à terre, avec, dedans, des petites brosses très bon marché, pleines de cirage. C’est là tout leur avoir ; il est bien chétif auprès du paquebot aux machines ronflantes prêtes à mâcher les vagues de leurs hélices prodigieuses ! Je voudrais être parmi eux, pourtant, gamin joueur et insouciant, toujours, plutôt que de penser à tant de choses écrasantes et fatigantes comme des cauchemars, en regardant la mer tellement grande et les énormes bateaux du port… et la vie inquiète où je retombe tout de suite, dans le saut douloureux du rêve à la réalité…


Pour aller à Notre-Dame-de-la-Garde, gravi, après midi, les avenues larges et silencieuses, si différentes des pauvres quartiers du port, avec leurs bordures de riches hôtels enfouis sous les branches effeuillées de vieux arbres.

La ville se dévoile peu à peu, à mesure que montent les chemins, et soudain se découvre tout entière. Même devant la mer vivante, elle reste très exacte, cette comparaison faite souvent des villes étendues à nos pieds, mouvantes et houleuses comme des vagues pressées l’une contre l’autre et tout à coup pétrifiées par la magie des fées inconnues. Elle apparaît ainsi l’antique cité phocéenne, estompée sous les transparences d’une brume légère, devant les résilles des mâts et des cordages dessinés nets et noirs sur le fond miroitant des bassins. Les phares tout blancs, comme de grands cierges éteints, ce soir s’allumeront pour guider les marins ; mais il me plaît de croire que leur flamme pieusement vacille au bord de la mer immense pour l’éternelle veillée des morts à qui personne ne songe plus jamais !

Vertigineuse, la montée du funiculaire escaladant à pic les rocs é entrés d’où, superbe, jaillit la basilique de Notre-Dame-de-la-Garde, souveraine des océans où s’en vont, les yeux humides malgré leur vaillance mâle, les jeunes hommes qui se raidissent devant les regards douloureux de la mère, de la pauvre vieille décidée à les accompagner jusqu’au bout, et qui partirait bien avec eux si les grands bateaux voulaient des mamans ! Ils l’apercevront encore au retour, la Vierge accueillante ; sa couronne d’or pointe d’abord au loin avant même que, très indécise, se tende sur l’horizon cette ligne minuscule, ce rien qui m’arracherait à moi des larmes que je ne saurais contenir : la terre de France !…

Les hou… hou… terribles du vent se brisent sur les murailles épaisses de la basilique dont le calme intérieur paraît presque formidable de silence et de paix, après les secousses acharnées du dehors. La basilique est petite et parée comme une châsse ; l’autel est caparaçonné d’or ; de lourdes orfèvreries retiennent, en des cercles d’émaux, des reflets pâles d’améthystes et de turquoises, de saphirs blêmes et d’opales troubles aux transparences orangées. Des flambeaux massifs écrasent sur les degrés de l’autel leurs larges pieds composés d’hiératiques animaux, écaillés aussi de gemmes et de métaux ciselés où reposent des lueurs bleues de clairs de lune ; et la Vierge, sous un dais fait de larges ornementations d’or épanouies en pierreries, regarde, sereine, la nef sombre où luisent, sur les murs hauts et resserrés, des suintements de mosaïques d’or parmi les marbres des ex-voto.

Si terrible est la poussée du dehors que je m’étonne de voir immobile cette chapelle, fragile en somme ; immobile aussi la veilleuse qui navigue lentement sur l’huile et promène sa flamme paisible autour du gobelet de cristal.

La tempête devient intolérable ; le ciel est couleur d’ardoise ; les montagnes lointaines, éclaboussées de neige par places, sont lugubres ; il faut nous tenir très solidement pour n’être pas renversés ; le vent s’accroche et se déchire à toutes les balustrades, beugle contre tous les obstacles et nous tient haletants, suspendus sur un abîme de vide.

La Notre-Dame d’or paraît extraordinairement puissante, là-haut sur la tour où rien ne bouge, pas même les petites mains de l’Enfant Jésus qui continuent de bénir, étendues sur la mer.


Un soir glacial naît sous les rafales violentes, un soir brutal, gris, bas, maussade, à fleur de mer, tombé sans les timidités rougissantes du crépuscule poudré d’or. La seule poussière des embruns voltige sur la route de la Corniche que nous suivons quand même, malgré le mauvais temps, jusqu’au Prado, dont l’avenue interminable débouche en hémicycle face à la mer.

Le Prado est désert ; des arbres bas, au tronc noueux, se recroquevillent vers la terre comme des vieux las qui tremblent et ramassent sous eux leurs membres fatigués ; cela est très triste ; à la fin, on ne les voit plus guère, mais on les sent tout près et souffrants, — les arbres souffrent peut-être aussi dans le vent lugubre, — et l’on passe vite, vite, car la nuit est épaisse ; aucune lumière ne luit, aucun bruit ne résonne plus, hors les sanglots de l’air agité, les pas du cheval et le roulement sourd de la voiture sur le sable détrempé des avenues. Un verglas très fin se colle aux glaces du coupé et s’arrange en arborescences figées par le gel, semblables à des coraux blancs, illuminés quand paraît au travers la devanture éclatante d’un magasin de la ville où nous rentrons enfin, las et transis dans l’âme et dans le corps, après les visions grises de Notre-Dame-de-la-Garde, de la Corniche et du Prado.