Paroles d’un révolté/La question agraire

C. Marpon et E. Flammarion (p. 143-167).


LA QUESTION AGRAIRE




I


Une question immense se dresse en ce moment devant l’Europe. C’est la question agraire, la question de savoir quelle forme nouvelle de possession et de culture du sol un avenir prochain nous réserve. À qui appartiendra le sol ? Qui le cultivera et comment le cultivera-t-on ? Nul ne méconnaîtra la gravité du problème. Nul ne méconnaîtra non plus — s’il a suivi attentivement ce qui se produit en Irlande, en Angleterre, en Espagne, en Italie, dans certaines parties de l’Allemagne et en Russie — que cette question se dresse réellement, et en ce moment même, dans toute sa grandeur. Dans les misérables villages, au sein de cette classe de cultivateurs si méprisés jusqu’aujourd’hui, une immense révolution se prépare.

L’objection la plus forte que l’on ait faite jusqu’à présent au socialisme, consistait à dire que, si la question sociale intéresse les ouvriers des villes, elle n’a pas sa raison d’être pour les campagnes ; que si les ouvriers des villes acceptent volontiers les idées d’abolition de la propriété individuelle et se passionnent pour l’expropriation des fabricants et des usiniers, il n’en est pas de même pour les paysans ; ceux-ci, nous disait-on, se méfient des socialistes, et si, un jour, les ouvriers des villes essayaient de réaliser leurs plans, les paysans sauraient vite les mettre à la raison.

Nous avouons que, il y a trente ou quarante ans, cette objection avait quelque apparence de justesse, du moins pour certains pays. Une sorte de bien-être dans telle région, beaucoup de résignation dans telle autre faisaient que, en effet, les paysans ne manifestaient que peu ou point de mécontentement. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. La concentration des immeubles entre les mains des plus riches et le développement toujours croissant d’un prolétariat des campagnes, les lourds impôts dont les États écrasent l’agriculture, l’introduction dans l’agriculture de la grande production industrielle à la machine, la concurrence américaine et australienne, enfin l’échange plus rapide des idées qui pénètrent aujourd’hui jusque dans les hameaux les plus isolés — toutes ces circonstances ont fait que les conditions de la culture ont changé à vue d’œil depuis trente ans ; en ce moment l’Europe se trouve en présence d’un vaste mouvement agraire, qui va bientôt l’embraser en entier et donner à la prochaine révolution une portée bien autrement grande que celle qu’elle aurait eue si elle se limitait seulement aux grandes villes.

Qui ne lit les nouvelles d’Irlande, toujours les mêmes ? La moitié de ce pays est en révolte contre ses seigneurs. Les paysans ne paient plus la rente aux propriétaires du sol ; ceux même qui le voudraient ne l’osent plus, de peur d’avoir affaire à la Ligue Agraire — puissante organisation secrète qui étend ses ramifications dans les villages et punit ceux qui manquent à son mot d’ordre : « le refus des rentes ». Les propriétaires n’osent pas exiger le prix du fermage. S’ils voulaient faire rentrer les rentes qui leur sont dues en ce moment, ils devraient mettre sur pied cent mille hommes de police, et ils provoqueraient la révolte. Si tel propriétaire s’avise d’expulser un paysan qui ne paie pas, il doit lancer au moins une centaine de policiers, car alors il a affaire à la résistance, tantôt passive, tantôt armée, de plusieurs milliers de paysans voisins. S’il réussit, il ne trouve pas de fermier qui risque d’occuper la ferme. Enfin, s’il en trouve un, celui-ci sera bientôt forcé de décamper, car son bétail aura été exterminé, son blé brûlé, et lui-même condamné à mort par la Ligue ou par telle autre société secrète. La situation devient intenable pour les propriétaires eux-mêmes ; dans certains districts la valeur des terres a baissé des deux tiers ; dans d’autres, les seigneurs ne sont plus propriétaires que de nom ; ils n’osent même séjourner dans leurs terres que sous la protection d’une escouade de policemen campant à leurs portes dans des guérites de fer. Le sol reste en friche, et dans le courant de l’année 1879 l’espace des terres cultivées a diminué de 33.000 hectares ; la dépréciation des récoltes pour les propriétaires, d’après le Financial Reformer, n’est pas moindre de 250 millions de francs.

La situation est si grave que M. Gladstone, avant d’arriver au pouvoir, avait pris vis-à-vis des représentants irlandais l’engagement formel de présenter un projet de loi, d’après lequel les grands propriétaires actuels du sol seraient expropriés pour cause d’utilité publique, et le sol, après avoir été déclaré propriété de la nation entière, vendu au peuple, en parcelles amortissables en vingt-cinq ans par annuités. Mais il est évident que jamais pareille loi ne sera votée par le parlement anglais, puisqu’elle porterait du même coup une atteinte mortelle au principe de la propriété foncière en Angleterre. Il n’y a donc pas lieu de prévoir que le conflit puisse se terminer d’une manière pacifique. Il se peut certainement qu’un soulèvement général des paysans puisse être conjuré encore une fois comme il le fut en 1846 ; mais, la situation restant la même, ou plutôt empirant, il est à prévoir que le jour n’est pas loin où le peuple irlandais sera enfin à bout de patience après tant de souffrances et de promesses manquées. Qu’il se présente une occasion propice à la suite d’une désorganisation momentanée du pouvoir en Angleterre, et le paysan irlandais, poussé par les sociétés secrètes, soutenu par la petite bourgeoisie villageoise qui aimerait bien mettre en scène, à son profit, un nouveau 1793, sortira enfin de son taudis pour faire ce que tant d’agitateurs lui conseillent de faire aujourd’hui : il promènera sa torche sur les châteaux, il engrangera pour son compte les blés des seigneurs et, expulsant leurs agents, démolissant les bornes, il s’emparera de ces terres qu’il convoite depuis tant d’années.



Si nous nous transportons à une autre extrémité du continent, en Espagne, nous y trouvons une situation analogue. D’une part, comme en Andalousie et dans la province de Valence, où la propriété foncière s’est concentrée en peu de mains, des légions de paysans affamés, ligués entre eux, font une guerilla sans trêve ni merci aux seigneurs. À la faveur d’une nuit sombre, les troupeaux du propriétaire sont exterminés, les plantations d’arbres brûlées sur des centaines d’hectares à la fois ; les granges flambent, et celui qui dénonce aux autorités les auteurs de ces actes, ainsi que l’alcalde qui ose les poursuivre, tombe sous les couteaux de la ligue. Dans la province de Valence, c’est la grève en permanence des petits fermiers pour le refus des rentes, et gare à celui qui oserait faire défaut à cet engagement mutuel ! Une forte organisation secrète, par des proclamations affichées de nuit sur les arbres, rappelle constamment aux conjurés que s’ils trahissaient la cause générale, ils seraient cruellement punis par l’extermination de leurs moissons et de leurs troupeaux, et souvent aussi par la mort.

Dans les pays où la propriété est plus morcelée, c’est l’État espagnol lui-même qui se charge de provoquer le mécontentement. Il écrase le petit propriétaire d’impôts, nationaux, provinciaux, municipaux, ordinaires et extraordinaires, si bien que c’est par dizaines de mille que se chiffre le nombre des petites fermes confisquées par l’État et mises aux enchères sans trouver d’acheteurs. La population des campagnes est complètement ruinée dans plus d’une province, et c’est la famine qui pousse des bandes de paysans à se rassembler et à se révolter contre les impôts.

Même situation en Italie. Dans mainte province l’agriculteur est complètement ruiné. Réduit à la misère par l’État, le petit propriétaire paysan ne paie plus les impôts de l’État saisit impitoyablement le lopin de terre du cultivateur. Dans le courant d’une seule année, 6.644 petites propriétés, de la valeur moyenne de 99 francs ont été saisies. Quoi d’étonnant si dans ces provinces la révolte s’installe en permanence ! Tantôt c’est un fanatique prêchant le communisme religieux, qui entraîne après lui des milliers de paysans, et ces sectaires ne se dispersent que sous les balles des soldats ; tantôt c’est un village qui vient en masse s’emparer des terres incultes de tel seigneur et les met en culture pour son compte ; tantôt enfin ce sont des bandes de villageois affamés qui se présentent devant la maison commune et demandent, sous menace de révolte, du pain et du travail.

Qu’on ne nous dise pas que ces faits sont isolés ! Les révoltes des paysans français jusqu’en mai 1789 étaient-elles plus fréquentes ? Moins nombreuses et moins conscientes au début, n’ont-elles pas été le canevas, le fond sur lequel a surgi plus tard la révolution des grandes villes !




Enfin, à l’extrémité orientale de l’Europe, en Russie, la question agraire se présente sous un aspect qui, à bien des égards, nous rappelle la situation de la France avant 1789. Le servage personnel y est aboli et chaque commune agricole se trouve en possession de terres ; mais elles sont pour la plupart si mauvaises ou en quantité si insuffisante, le taux du rachat ou de la redevance que la commune paie au seigneur est si disproportionné à la valeur des terres, et les impôts dont l’État écrase le cultivateur sont si lourds, que maintenant les trois quarts, au moins, des paysans se trouvent réduits à la plus affreuse misère. Le pain manque, et il suffit d’une seule mauvaise récolte pour que la famine sévisse dans de vastes régions et décime les populations.

Mais le paysan ne subit plus cette situation sans murmurer. Des idées nouvelles, des aspirations vers un avenir meilleur germent dans les campagnes mises en contact avec les grands centres par le réseau des voies ferrées. Le paysan attend d’un jour l’autre qu’un événement quelconque vienne abolir le rachat et la redevance, et le remette en possession de tout le sol qu’il considère comme lui appartenant de droit. Si un Arthur Young parcourait aujourd’hui la Russie, comme il parcourut la France à la veille de 1789, il aurait entendu ces mêmes vœux, ces mêmes mots d’espoir qu’il a notés dans son livre de Voyages. Dans certaines provinces une sourde agitation se manifeste par une guérilla contre les seigneurs, et il suffirait que des événements politiques jetassent la désorganisation dans le pouvoir et surexcitassent les passions, pour que les faméliques des villages, aidés et excités peut-être par la petite bourgeoisie campagnarde qui se constitue avec une rapidité prodigieuse, commencent une série de révoltes agraires. Alors, ces révoltes éclatant, sans plan préconçu et sans organisation sur toute la surface du territoire, mais se propageant de tous les côtés, s’entre-croisant, harassant les armées et le gouvernement, et traînant pendant des années, pourraient inaugurer et donneraient force à une immense révolution, avec toutes ses conséquences pour l’Europe entière.




Mais si la question agraire vient à se poser sous ces formes grandioses dans les pays que nous venons de nommer, si la vieille Europe se trouve un jour entourée, comme d’un cercle de feu, par ces émeutes de paysans, si l’expropriation des seigneurs s’effectue largement dans ces contrées, le centre de l’Europe, les pays soi-disant civilisés, n’en ressentiront-ils pas le contre-coup ? L’affirmation ne saurait être douteuse. Et lorsque nous aurons analysé dans un prochain chapitre la situation agraire en Angleterre, en France, en Allemagne, en Suisse, lorsque nous aurons étudié l’influence puissante d’un nouvel élément qui fait déjà pousser des cris d’alarme en Angleterre, l’intervention de la production du blé à la façon des grandes industries en Amérique et en Australie, lorsque nous aurons enfin jeté un coup d’œil sur les idées nouvelles qui envahissent le cerveau des paysans dans les pays qui se considèrent comme les places fortes de la civilisation, nous verrons alors que la question agraire se pose, quoique sous diverses formes, devant l’Europe entière, en Angleterre aussi bien qu’en Russie, en France aussi bien qu’en Italie. Nous verrons que la situation actuelle devient intenable et ne peut durer longtemps ; que le jour n’est pas loin, où la société devra se transformer jusque dans ses fondements et donner place à un nouvel ordre de choses : un ordre de choses où, le régime de la propriété et de la culture ayant subi une modification profonde, le cultivateur du sol ne sera plus, comme aujourd’hui, le paria de la société, où il viendra prendre sa place au banquet de la vie et du développement intellectuel, à côté de tous les autres, où le village, cessant d’être l’antre de l’ignorance, deviendra le centre d’où rayonneront sur le pays le bien être et la vie.


II


Dans le chapitre précédent nous avons vu dans quelle situation déplorable, ou plutôt épouvantable, se trouve le cultivateur du sol, le paysan, en Irlande, en Espagne, en Italie, en Russie. Il ne peut plus y avoir de doute à ce sujet : la révolte agraire est à l’ordre du jour dans ces pays. Mais, dans les pays qui se flattent d’être civilisés, comme l’Angleterre, l’Allemagne, la France, et même la Suisse, la situation de l’agriculteur devient aussi de plus en plus intenable.

Voici, par exemple, l’Angleterre. Il y a deux cents ans, c’était encore un pays où l’agriculteur, travaillant la terre qui lui appartenait, jouissait d’un certain bien-être. Aujourd’hui, c’est le pays des grands propriétaires, fabuleusement riches, et d’un prolétariat agricole, réduit à la misère.

Les quatre cinquièmes de tout le sol arable, soit 23,976,000 hectares, sont la propriété d’une poignée de 2,340 grands propriétaires ; 710 lords possèdent le tiers de l’Angleterre ; tel marquis fait des voyages de trente lieues sans quitter ses terres, tel comte possède toute une province ; tandis que le reste des propriétaires, comprenant un demi-million de familles doit se contenter de moins d’un tiers d’hectare chacune, c’est-à-dire, une maison et un petit jardin.

Deux mille trois cent quarante familles touchent des revenus fabuleux, de 100,000 francs et jusqu’à dix millions de francs par an ; le marquis de Westminster et le duc de Bedford touchent 25,000 francs par jour, c’est-à-dire plus de 1,000 francs par heure — plus qu’un ouvrier dans le cours d’une année —, tandis que des centaines de milliers de familles d’agriculteurs ne réussissent à gagner, pour prix de rudes labeurs, que 300 à 1,000 francs par an. L’agriculteur, celui qui fait que la terre produit, se croit heureux si, après des journées de 14 et de 16 heures de travail, il réussit à gagner de 12 à 15 francs par huitaine — juste de quoi ne pas mourir de faim.

Fortunes scandaleuses et dépenses insensées pour la part du fainéant. Misère perpétuelle pour le cultivateur.

Les faiseurs de livres vous diront certainement que, grâce à cette concentration de la propriété en peu de mains, l’Angleterre est devenue le pays de la culture la plus intense, la plus productive. Les grands lords, ne pouvant cultiver la terre eux-mêmes, la donnent en bail, sous forme de lots assez grands, à des fermiers, et ces fermiers — vous dira-t-on — ont fait de leurs fermes des modèles d’agriculture rationnelle.

C’était vrai il y a quelque temps : ce n’est plus vrai aujourd’hui.

D’abord, d’immenses espaces de terre restent absolument incultes ou sont transformés en parcs, pour que, l’automne venu, le seigneur puisse y faire des chasses monstres avec ses invités. Des milliers d’hommes pourraient trouver leur nourriture sur ces terres ! Le propriétaire n’en a cure, lui : Il ne sait pas où dépenser sa fortune : il se donne le plaisir d’avoir un parc de plusieurs lieues carrées, et il enlève cette terre à la culture.

D’immenses espaces, jadis cultivés, ont été transformés en vastes prairies pour l’élève du bétail et des moutons. Des milliers et des milliers de cultivateurs ont été « évincés », chassés par les seigneurs ; et leurs champs, qui nourrissaient le peuple, ont été transformés en prairies qui servent aujourd’hui à produire des bœufs, c’est-à-dire la viande, la nourriture des riches. La quantité de terre ensemencée va toujours en diminuant. En 1866, en 1869, l’Angleterre ensemençait de froment 1,600,000 hectares ; ce n’est plus que 1,200,000 hectares qu’elle ensemence aujourd’hui[1]. Il y a quinze ans, elle produisait 26 hectolitres par hectare, aujourd’hui elle ne produit que 22 hectolitres par hectare[2].

Même les fermiers qui cultivent des espaces de 50 à 100 hectares et au-delà, ces petits bourgeois cherchant à devenir seigneurs à leur tour et à se faire la vie douce avec le travail d’autrui, ceux-là même se ruinent aujourd’hui. Écrasés de rentes par la rapacité des seigneurs, ils ne peuvent plus améliorer leurs cultures et tenir tête à la concurrence de l’Amérique et de l’Australie ; les journaux, en effet, sont encombrés d’annonces de vente aux enchères de ces fermes.

Ainsi se résume la situation agraire : La grande masse du peuple est chassée du sol et refoulée vers les grandes villes et les centres manufacturiers, où les faméliques se font une concurrence effrénée. Le sol est entre les mains d’une poignée de seigneurs qui touchent des revenus fabuleux et les dépensent à tort et à travers pour un luxe insensé, improductif. Les intermédiaires, les fermiers cherchent à se constituer en petits seigneurs, mais, ruinés par des rentes excessives, ils sont prêts à faire cause commune avec le peuple pour arracher la terre aux gros propriétaires. Toute la vie du pays se ressent de cette situation anormale de la propriété foncière.




Quoi d’étonnant que le cri de « Nationalisation du sol ! » devienne aujourd’hui le cri de ralliement de tous les mécontents ? La grande Ligue de la Terre et du Travail demandait, déjà en 1869, que toutes les terres des grands seigneurs fussent confisquées par la nation entière, et cette idée gagne chaque jour du terrain. La « Ligue des travailleurs des campagnes », forte de 150,000 membres, qui n’avait, il y a dix ans, qu’un seul but, celui d’élever, par la grève, les salaires, demande maintenant, elle aussi, la dépossession des seigneurs.

Enfin la Ligue de la Terre irlandaise commence à étendre ses ramifications sur l’Écosse et sur l’Angleterre, et partout elle trouve des sympathies. Or, on sait comment cette ligue procède. Elle commencera par déclarer que les rentes à payer aux grands propriétaires seront désormais réduites d’un quart, par décision de la Ligue. Elle empêchera, par toutes sortes de petits moyens, et par la force au besoin, d’expulser celui qui ne payera que les trois quarts de sa rente. Elle terrorisera ceux qui auront la lâcheté de payer toute la rente. Plus tard, lorsque les forces seront organisées, elle déclarera que l’on ne doit plus rien payer au seigneur, et elle armera le paysan pour mettre à exécution sa volonté. Le moment venu, elle fera comme ont fait les paysans français de 1789 à 1793 : elle forcera les seigneurs, par le fer et par le feu, à abdiquer leurs droits sur la terre.

Quelle sera la nouvelle forme de la propriété à l’issue de la révolution en Angleterre ? Il serait difficile de le prévoir dès aujourd’hui, car la portée de la révolution dépendra de la durée de l’époque révolutionnaire, et surtout de la force d’opposition que les idées révolutionnaires rencontreront de la part de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Une chose est certaine, c’est que l’Angleterre marche vers l’abolition de la propriété individuelle du sol, et que l’opposition rencontrée par cette idée, de la part des détenteurs de la terre, empêchera que cette transformation s’opère d’une manière pacifique : pour faire prévaloir sa volonté, le peuple anglais aura recours à la force.


III


LA FRANCE


Mes lecteurs français de la campagne vont bien rire en entendant ce que l’on dit d’eux dans ces beaux livres que messieurs les députés et les économistes font imprimer dans les grandes villes. — On dit dans ces livres que les paysans français sont presque tous riches et parfaitement contents de leur sort ; qu’ils ont assez de terre assez de bétail, que la terre leur rapporte beaucoup d’argent ; qu’ils paient facilement les impôts, d’ailleurs assez légers, et que le prix de fermage de la terre n’est pas élevé ; qu’ils font chaque année des économies et ne cessent de s’enrichir.

Les paysans répondront, je pense, que ces discoureurs sont des imbéciles, et ils auront raison.

Examinons, en effet, de quels éléments se composent les vingt-trois à vingt-quatre millions de personnes qui habitent les campagnes, et voyons combien il y en a dans ce nombre qui ont lieu d’être contents de leur sort et qui voudraient que rien n’y fût changé.




Nous avons d’abord huit mille grands propriétaires (40,000 personnes environ, en y comprenant les familles) qui possèdent, surtout dans la Picardie, la Normandie, l’Anjou, des biens qui leur rapportent de dix mille à deux cent mille francs par an, et au-delà.

Ceux-là, certainement, n’ont pas à se plaindre. Après avoir passé quelques mois d’été dans leurs domaines, et après avoir encaissé la valeur de ce qu’ont produit les rudes efforts des travailleurs salariés, des petits fermiers ou des métayers, ils s’en vont dépenser cet argent dans les villes. Là ils boivent le champagne à plein verre avec des femmes auxquelles ils jettent l’argent à pleines mains, et ils dépensent en un jour dans leurs palais de quoi nourrir toute une famille pendant une demi-année. Oh ! ceux-là, en effet, n’ont pas de lamentations à faire ; s’ils se plaignent, c’est de ce que le paysan devient tous les jours moins maniable et refuse aujourd’hui de travailler pour rien.

De ceux-là, ne parlons pas. On leur dira un petit mot le jour de la révolution.




Les usuriers, les marchands de bétail, les « marchands de biens », ces vautours qui s’abattent aujourd’hui sur les villages et qui, arrivés de la ville avec un petit sac pour toute fortune, s’en retournent propriétaires et banquiers ; les notaires et avocats qui fomentent des procès ; les ingénieurs et la bande d’employés de toute sorte qui puisent largement dans les caisses de l’État et dans celles des communes lorsque celles-ci, poussées par des intéressés, s’endettent pour embellir le village autour de la maison de M. le maire, bref toute cette vermine qui considère la campagne comme un riche pays de sauvages bon à exploiter, toute cette gent-là non plus n’a pas raison d’être mécontente. Qu’on vienne leur parler de toucher à n’importe quoi, ils s’y opposeront de toutes leurs forces. Des paysans qui se ruinent en faisant des billets à ordre, des fermiers qui s’appauvrissent en procès, des Jacques-Bonhomme qui se laissent sucer par les araignées qui les entourent, c’est tout ce qu’il faut maintenant à tous ces usuriers. Des communes qui se laissent mener à la baguette par le maire, un État qui gaspille les fonds publics, c’est tout ce qu’il faut aux employés. Quand le paysan sera ruiné, ils iront faire la même chose en Hongrie, en Turquie s’il le faut, en Chine au besoin. L’usure n’a pas de patrie.

Ceux-là, évidemment, de ne plaignent pas. Mais combien sont-ils ? — Cinq cent mille ? Un million peut-être, les familles comprises ? Beaucoup trop pour ruiner en quelques années nos villages, mais peu de chose pour résister lorsque le paysan tournera sa fourche contre eux.




Puis, viennent ces propriétaires qui possèdent de 50 à 200 hectares. La plupart d’entre eux, certes, ne savent pas où le bât les blesse et, qu’on vienne leur parler de changer quelque chose, leur première idée sera de se demander s’ils ne vont pas perdre ce qu’ils possèdent. Ceux d’entre eux qui seraient momentanément dans la gêne, espèrent « réussir » un jour ; une spéculation heureuse, un emploi lucratif ajouté au métier d’agriculteur, un riche parent qui se suicidera un beau matin — et le bien-être reviendra. Généralement, la gêne leur est méconnue, le travail de même. Ce ne sont pas eux qui cultivent leurs terres : ils ont pour cela des valets de ferme payés 250 ou 300 francs par an, et auxquels on fait faire un travail qui en vaut mille.

Ceux-là, nous n’en doutons pas, seront les ennemis de la révolution ; ils sont déjà les ennemis de la liberté, les suppôts de l’inégalité, les piliers de l’exploitation. Ils constituent, il est vrai, un noyau assez considérable — peut-être 200,000 propriétaires, 800,000 personnes, familles comprises, et aujourd’hui, ils sont une force réelle dans les villages. L’État leur donne beaucoup d’importance, et leur aisance leur assure dans la commune une influence dont ils ne manquent pas de profiter. Mais, que deviendront-ils devant le flot de soulèvement populaire ? Certes, ce ne seront pas eux qui sauront y résister : rentrés prudemment chez eux ils attendront les résultats de la tourmente.




Ceux qui possèdent de 10 à 50 hectares sont plus nombreux que la classe précédente. À eux seuls, ils sont plus de 250,000 propriétaires, près de 1,200,000 personnes, familles comprises. Ils possèdent près du quart de la surface arable de la France.

Ce noyau constitue une force considérable par son influence dans les campagnes et par son activité. Tandis que les précédents habitent souvent la ville, ceux-ci travaillent eux-mêmes à leurs champs ; ils n’ont pas rompu avec le village, et jusqu’à présent, ils sont encore restés paysans. Eh bien, c’est sur leur esprit conservateur que comptent surtout les réactionnaires.

Certes, il y eut un temps, dans la première moitié de ce siècle, où cette catégorie de cultivateurs jouissait d’une certaine aisance, et il était naturel que cette classe, issue de la grande Révolution et tenant avant tout à conserver ce qu’elle avait gagné dans la Révolution, refusât obstinément tout changement, craignant de perdre ce qu’elle avait gagné. Mais, depuis quelque temps, les conditions ont bien changé. Tandis que, dans certaines parties de la France (le Sud-Ouest, par exemple), les cultivateurs de cette catégorie jouissent encore d’un certain bien-être, dans le reste du pays ils se plaignent déjà de la gêne. Ils ne font plus d’économies, et il leur devient difficile d’agrandir leurs propriétés, qui se morcellent continuellement à la suite des partages. En même temps, ils ne trouvent plus de parcelles à louer à des conditions aussi avantageuses qu’auparavant : il leur faut payer aujourd’hui des prix fous pour la location de la terre.

Possédant de petites parcelles disséminées aux quatre coins de la commune, ils ne peuvent pas rendre la culture assez profitable pour subvenir aux charges qui pèsent sur le cultivateur. Le blé rapporte peu de chose, et l’élève du bétail ne laisse qu’un maigre profit.

L’État les écrase d’impôts et la Commune ne les épargne pas non plus : char, cheval, batteuse, engrais, tout est imposé ; les centimes additionnels se chiffrent par des francs, et la liste des impôts devient aussi longue que sous la défunte royauté. Le paysan est redevenu la bête de somme de l’État.

Les usuriers les ruinent, le billet à ordre les ravage ; l’hypothèque les écrase ; le manufacturier de la ville les exploite, en faisant payer le moindre outil trois, quatre fois son prix de revient. Ils s’imaginent être encore propriétaires de leurs champs, mais au fond ils n’en sont que les parrains : le travail qu’ils font, c’est pour engraisser l’usurier, pour nourrir l’employé, pour acheter des robes de soie et des attelages à la femme du fabricant, pour rendre la vie agréable à tous les oisifs de la ville.

Croyez-vous qu’ils ne le comprennent pas ! Allons ! Ils le comprennent à merveille, et dès qu’ils s’en sentiront la force, il ne manqueront pas l’occasion de secouer une bonne fois ces messieurs qui vivent à leurs frais.




Avec tout cela, nous n’avons cependant que le dixième des habitants des campagnes. — Et le reste ?

Le reste, ce sont près de 4 millions de chefs de familles (près de 18,000,000 de personnes), qui possèdent des propriétés de cinq, de trois hectares par famille, souvent un hectare ou même un dixième d’hectare, et très souvent, qui ne possèdent rien. Et sur ce nombre, 8 millions de personnes ont toutes les peines du monde à joindre les deux bouts, en cultivant deux ou trois hectares, si bien que chaque année ils doivent envoyer des dizaines de mille de leurs garçons et de leurs filles gagner péniblement leur pain à la ville ; 7 millions n’ont, pour toute propriété, que de misérables lopins — la maison et un petit jardin —, ou bien, ne possèdent rien et gagnent leur vie, évidemment très dure, comme salariés ; enfin, un million se compose tout bonnement de faméliques, de crève-de-faim, qui vivotent au jour le jour, en se nourrissant de pain sec, ou de pommes de terre… quand il y en a. — Voilà les gros bataillons des campagnes françaises.[3]

Cette grande masse ne compte pour rien dans les calculs des économistes. Pour nous, elle est tout. C’est elle qui fait le village ; le reste, ce ne sont que des accessoires : des champignons parasites s’accrochant à un vieux tronc de chêne.

Eh bien, c’est de ces paysans qu’on vient dire qu’ils sont riches, absolument contents de leur sort, qu’ils ne veulent rien changer, qu’ils tourneront le dos aux socialistes !




Constatons d’abord que chaque fois que nous avons parlé aux paysans en disant toute notre pensée et dans un langage compréhensible, ils ne nous ont pas tourné le dos. Il est vrai que nous ne leur avons pas parlé de nous nommer, soit à la place de député, soit même à celle de garde champêtre ; nous ne leur avons pas fait de longues théories de socialisme soi-disant scientifique ; nous ne leur avons pas parlé non plus d’envoyer leurs fils à Paris, pour y coudoyer les avocats de la Chambre ; encore moins leur avons-nous conseillé de remettre leurs lopins entre les mains d’un État qui distribuerait le sol à qui bon lui semblerait, selon la fantaisie d’une armée d’employés. Si nous eussions dit ces bêtises, en effet, ils nous auraient tourné le dos, et ils auraient eu raison.

Mais, lorsque nous leur avons dit ce que nous entendons par révolution, ils nous ont toujours donné raison ; ils répondaient que nos idées sont précisément les leurs.




Eh bien, voici ce que nous avons dit aux paysans, et ce que nous ne cesserons de leur dire :

« Autrefois, le sol appartenait aux Communes, composées de ceux qui cultivaient la terre eux-mêmes, de leurs bras. Mais, par toutes sortes de fraudes, la force, l’usure, la tromperie, les spéculateurs ont réussi à s’en emparer. Toutes ces terres qui appartiennent maintenant à monsieur un tel et à madame une telle, étaient autrefois terres communales. Aujourd’hui, le paysan en a besoin pour les cultiver et pour se nourrir, lui et sa famille, tandis que le riche ne les cultive pas lui-même et en abuse pour se vautrer dans le luxe. Il faut donc que les paysans, organisés en Communes, reprennent ces terres, pour les mettre à la disposition de ceux qui voudront les cultiver eux-mêmes.

» Les hypothèques sont une iniquité. Pour vous avoir prêté de l’argent, personne n’a le droit de s’approprier la terre, puisqu’elle n’a de valeur que grâce au travail accompli par vos pères lorsqu’ils l’ont défrichée, lorsqu’ils ont bâti les villages, fait les routes, desséché les marais ; elle ne produit que grâce à votre travail. L’International des paysans se fera donc un devoir de brûler les titres d’hypothèques et d’abolir à jamais cette institution odieuse.

» Les impôts qui vous écrasent sont dévorés par des bandes d’employés, non seulement inutiles, mais absolument nuisibles. Donc, supprimez-les. Proclamez votre indépendance absolue, et déclarez que vous savez faire vos affaires bien mieux que les messieurs gantés de Paris.

« Vous faut-il une route ? — eh bien, que les habitants les communes voisines s’entendent entre eux, et ils la feront mieux que le ministère des travaux publics. — Un chemin de fer ? Les communes intéressées d’une région entière le feront encore mieux que les entrepreneurs, qui amassent des millions en faisant de mauvaises routes. — Vous faut-il des écoles ? vous les ferez vous-mêmes tout aussi bien, et mieux, que les messieurs de Paris. — L’État n’a rien à voir dans tout cela ; écoles, routes, canaux seront mieux faits par vous-mêmes et avec moins de frais.

« Vous faudra-t-il vous défendre contre des envahisseurs étrangers ? Sachez avant tout vous défendre vous-mêmes et ne confiez jamais ce soin à des généraux qui, certainement, vous trahiront. Sachez que jamais une armée n’a su arrêter un envahisseur et que, par contre, le peuple, le paysan, lorsqu’il avait intérêt à conserver son indépendance, a eu raison des armées les plus formidables.

« Vous faudra-t-il des outils, des machines ? Vous vous entendrez avec les ouvriers des villes qui vous les enverront en échange de vos produits, au prix de revient, sans passer par l’intermédiaire d’un patron qui s’enrichit en volant et l’ouvrier qui fait l’outil, et le paysan qui l’achète.

« Ne craignez pas la force du gouvernement. Ces gouvernements, qui semblent si formidables, croulent sous les premiers chocs du peuple insurgé : on en a assez vu dégringoler en quelques heures, et il est à prévoir que dans quelques années, des révolutions vont éclater en Europe et ébranler l’autorité. Profitez de ce moment pour renverser le gouvernement — mais surtout pour faire votre révolution, c’est-à-dire, pour chasser les grands propriétaires et déclarer leurs biens propriété commune, pour démolir les usuriers, abolir les hypothèques et proclamer votre indépendance absolue, tandis que les ouvriers des villes feront le même chose dans les cités. Alors, organisez-vous en vous fédérant librement par communes et par régions. Mais, prenez garde, ne vous laissez pas escamoter la révolution par toutes sortes de gens qui viendront se poser en bienfaiteurs du paysan : faites vous-mêmes, sans attendre rien de personne. »




Voilà ce que nous avons dit aux paysans. Et la seule objection qu’ils nous aient faite ne touchait pas le fond de nos idées, elle concernait seulement la possibilité de les mettre à exécution.

« — Très bien, nous répondait-on ; tout cela serait excellent, si seulement les paysans pouvaient s’entendre entre eux ! »

Eh bien, travaillons à ce qu’ils puissent s’entendre ! Propageons nos idées, semons à pleines mains des écrits qui les exposent, travaillons à établir les liens qui manquent encore entre les villages et, le jour de la Révolution venu, sachons combattre avec eux, pour eux !

Ce jour est beaucoup plus proche qu’on ne le pense généralement.



  1. Écrit en 1880.
  2. Voyez les chiffres donnés par le Times du 15 octobre 1880.
  3. Vu les différences très notables que l’on constate, concernant les chiffres sur la propriété en France, nous reproduisons ici quelques passages d’un article de M. Eugène Simon, publié en 1885 dans un numéro de propagande de la République radicale :

    « Laissant de côté la surface occupée par les propriétés bâties et par les jardins qui, pour un million d’hectares, compte huit millions de propriétaires, le territoire agricole de la France, en dépit de l’opinion courante et des clichés habituels, appartient à un nombre d’individus beaucoup plus restreint qu’on ne le pense. D’après M. Sanguet, — président de la Société de topographie parcellaire qui a bien voulu faire pour nous des recherches qui, croyons-nous, n’avaient pas encore été faites, sur les 8,547,285 propriétaires que l’on compte en France, 4,392,500 ne paient qu’une cote au-dessous de 5 francs, très souvent irrécouvrable et ne jouissent pas ensemble de 5,1 % du total du revenu foncier. Autant vaut n’en pas parler.

    « Puis vient une série de 2,993,450 propriétaires payant une cote de 5 à 30 francs, soit une moyenne de 13 francs et se partageant 22,5 % du revenu territorial ; ce qui représente des propriétés tellement petites que ceux qui les possèdent peuvent souvent accoler à leur titre celui de prolétaire. — Une troisième catégorie compte 1,095,850 propriétaires payant des cotes de 30 à 300 francs, jouissant de 47 % du revenu total Soit pour chacun d’eux une moyenne de 1730 francs.

    « Une quatrième et dernière classe comprend enfin 65, 525 propriétaires payant des cotes de 300 francs et au-dessus et jouissant à eux seuls de 25,4 % du revenu foncier, soit pour chacun d’eux une moyenne de 15,700 francs. C’est la grande propriété. Or, comme les terres qui constituent la grande propriété que forêts, landes, pacages, etc., rapportent beaucoup moins que les autres, on peut dire que ces 65,525 propriétaires, bien que ne jouissant que du quart du revenu total, possèdent en réalité plus de la moitié du territoire. C’est ce qui résulte également d’une étude des plus intéressantes sur la statistique internationale de 1873, publiée par M. Toubeau dans la Revue positive de juillet-août de 1882. D’après ce publiciste, près de quarante millions d’hectares sont entre les mains de propriétaires grands et moyens étrangers à l’agriculture. Des 10 millions restants 2 millions divisés en grandes fermes de 200 hectares en moyenne chacune, sont cultivés directement par ceux qui les possèdent, et 4 millions d’hectares se trouvent repartis entre 2 millions environ de paysans…

    « Mais c’est au-dessous de 5 hectares, de 2 surtout et même de 1 hectare que le morcellement s’accentue, se multiplie et qu’il prend ces proportions presque effrayantes. Les parcelles ne sont plus alors que des loques et des haillons, difficiles, sinon impossibles à cultiver, et qui appauvrissent ceux qui les possèdent plus qu’ils les enrichissent. De ces loques sortent, chaque année, par des licitations, quinze à dix-sept mille hectares, dont les prix de vente ne suffisent pas à couvrir les frais…

    « En fait sur nos 50 millions d’hectares, il n’y en a pas plus de 7, y compris 10,000 grandes fermes de 200 hectares chacune et les loques dont je parlais tout à l’heure, qui appartiennent à ceux qui les font valoir directement. Pour tout le reste, on peut dire qu’il n’a qu’un seul maître : l’oisif, le rentier, l’étranger.

    « Désastreuse pour l’agriculture, cette situation ne l’est pas moins pour la population : sur les 7 à 8 millions de travailleurs qui peuplent nos campagnes, déduction faite de 11 millions d’enfants et d’invalides, il n’y en a pas plus de 1,751,914 qui cultivent eux-mêmes et ne cultivent que leurs biens, c’est-à-dire qui possèdent assez pour vivre, sans être obligés de travailler sur d’autres terres que les leurs. — Pour tout le reste, fermiers, métayers ou journaliers, fussent-ils même propriétaires de quelques haillons, on peut dire qu’ils s’appellent du même nom : les prolétaires ; puisque leurs moyens d’existence ne dépendent que du caprice et de la cupidité du rentier et qu’ils sont obligés d’émigrer, ou de se soumettre à ses volontés.

    « Il est impossible d’imaginer un état de choses plus détestable et plus funeste.

    « Plus de quarante millions d’hectares, on ne saurait trop le répéter, sont aux mains de personnes étrangères à l’agriculture. « Il en résulte, dit M. Toubeau, qu’une grande partie de cette surface est systématiquement condamnée au chômage, soit total, soit partiel. — Les grands propriétaires, ayant d’autres richesses que leurs domaines et n’étant point dans la nécessité de les faire valoir, usent du droit de les laisser chômer. »

    (Ed.)