Paroisse Saint-Michel de Bordeaux. Restauration de la tour isolée


PAROISSE SAINT-MICHEL
DE BORDEAUX.

RESTAURATION
DE LA TOUR ISOLÉE.


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Aperçu sur la Tour de Saint-Michel.


La tour de Saint-Michel de Bordeaux, comme tous les monuments qui sont un des points saillants et caractéristiques d’une ville, a eu ses historiens, qui ont retrouvé la date de sa construction ; une certaine quantité de documents, parmi lesquels des mémoires de travaux, des notes de sommes payées pour la confection des ouvrages, des procès-verbaux en idiome national sur les altérations et restaurations qu’a pu subir le monument. Ils ont constaté (et le fait s’est conservé par tradition dans la mémoire des habitants de Bordeaux) qu’à la suite d’une sédition, la démolition de cette tour fut ordonnée par Louis XIV, ce qui consterna la ville entière, et particulièrement la paroisse de Saint-Michel, qui était en réalité la véritable ville de Bordeaux d’alors ; elle résista, elle pria, et le fatal arrêt ne fut pas exécuté.

C’est surtout par ce dernier fait que la tour de Saint-Michel est inséparable de l’histoire de la ville de Bordeaux. Elle en est le palladium, et c’est encore autour de sa base que se trouve le véritable type national, soit comme race, soit comme usages, soit comme idiome.

Comme monument, elle est le phare qui, du plus loin, annonce la ville et en caractérise le plus l’aspect.

Supprimez la tour de Saint-Michel, et Bordeaux devient aussi méconnaissable de loin que la ville de Saint-Denis l’est devenue par la perte du clocher de sa cathédrale. Saint-Denis n’existe plus pour le voyageur, depuis que sa flèche a disparu. Le voyageur ne reconnaîtrait plus Bordeaux, si l’on supprimait la tour de Saint-Michel. Pour qui approche de Bordeaux, c’est l’édifice principal ; il domine tout, il attire à lui seul toute l’attention.

Quel effet saisissant, immense, devait produire cette tour isolée, lorsqu’elle possédait encore sa flèche terminée par une croix élevée à 320 pieds au-dessus du sol, et qui n’était guère dépassée en hauteur que par la flèche de Strasbourg !

Quel majestueux aspect elle présente encore, quand, vue de la rive droite de la Garonne, elle reflète son énorme masse dans les eaux de la rivière !

Mais ce reste magnifique, menacé d’une destruction qui s’accomplit lentement, doit infailliblement disparaître, victime d’un abandon traditionnel et déplorable.

Déjà son étage supérieur est une véritable ruine, sans lignes, sans formes, et plus semblable à un rocher percé à jour qu’à un monument destiné à l’embellissement d’une grande ville.

L’œuvre de sa restauration paraît si grande, qu’on ose à peine la concevoir. C’est un malade condamné depuis longtemps, et qu’on laisse mourir, parce qu’on ne croit plus utile ou possible de le soigner. Mais par suite de cette erreur funeste, il faudra avant peu détruire volontairement ce qui menacera de tomber. Puis avec le temps, la même cause subsistant, la même situation reviendra pour l’étage inférieur, qu’on détruira à son tour, et d’étage en étage, on enlèvera jusqu’à sa dernière voûte, aujourd’hui célèbre, en réservant toutefois avec soin les restes de sa base, que l’on conservera pour la plus grande beauté d’un jardin anglais, qui consolera de la perte d’un des plus remarquables monuments de la province.

La tour de Saint-Michel appartient par son style à l’art du XVe siècle. La date connue de sa construction est parfaitement d’accord avec celle qu’indique le caractère de son architecture.

Commencée en 1472, elle fut achevée en 1492, après une longue suspension des travaux amenée par la répugnance des ouvriers à travailler à une semblable hauteur.

Cette répugnance, péniblement vaincue, fut cause d’une négligence extrême dans l’exécution de la flèche, qui, mal construite, fut renversée par la foudre peu de temps après son achèvement.

De la part des puristes en l’art du moyen âge, cette tour a été l’objet d’un dédain nettement exprimé : sa sculpture manque de grâce ; elle est bien loin de la perfection et de l’art qui a présidé à l’exécution de la sculpture du XIIIe siècle.

Cela peut être vrai ; mais qu’importe le détail, quand la masse est grande et sublime ? C’est la masse qui fait le monument, et non le détail. Est-ce par le détail que les Pyramides ont excité l’admiration des siècles passés, et étonnent encore les générations présentes ?

D’ailleurs, enlevons par la pensée tous les fleurons mal taillés, supprimons toutes les fenêtres à forme bizarre des pans de la flèche, et leur ornementation inhabile et insignifiante, que restera-t-il ? Un édifice identiquement le même, comme effet, que celui qui existe ; une tour d’une construction magnifique, bien entendue, bien exécutée ; une flèche qui ne diffère de celles du XIIIe siècle que par sa dimension svelte et audacieuse. Si la restauration ne devait être une reproduction fidèle de ce qui était, rien ne serait plus facile que de donner à cette tour l’aspect qui fait la beauté des édifices du XIIIe siècle, parce que sa masse est identiquement semblable à celle des tours de cette époque.

Examinons maintenant si la tour de Saint-Michel, parce qu’elle est d’un style généralement peu goûté par les archéologues puristes, ne doit pas exciter la sollicitude des amis des arts, du Gouvernement et de la ville de Bordeaux.

La Guyenne ne possède aucun édifice important du XIIIe siècle ; on n’y rencontre ce style que par fragments ; encore n’y est-il le plus souvent que du Roman élancé, avec une certaine modification dans le galbe de ses chapiteaux, quelquefois aussi dans l’esprit de son ornementation ; mais la transformation n’a jamais été complète. Le XIVe siècle n’y a laissé que des traces quelquefois importantes, mais toujours peu remarquables.

À quoi cela peut-il être attribué ? Est-ce à la solidité des édifices romans construits avant et pendant le XIIe siècle, époque romane par excellence ? C’est possible ; et l’on conçoit alors que ces édifices ayant en eux de grandes conditions de durée, n’aient pas dû être remplacés de longtemps.

Mais une autre cause apparaît avec quelque probabilité.

Les Anglais, auxquels par erreur on a attribué longtemps la construction des plus magnifiques monuments qu’on admire dans la Guyenne et dans quelques provinces limitrophes, n’ont jamais pris part au mouvement qui s’est fait dans l’art au XIIIe siècle, dans ce qui était alors la France, c’est-à-dire le domaine royal. Peu artistes par nature, ils pratiquaient en Angleterre l’art roman que les Normands y avaient porté.

Maîtres de la Guyenne, de 1137 à 1453, ils y avaient trouvé des monuments à peu près semblables aux leurs ; ils s’en contentèrent ; ils purent en augmenter le nombre, mais ils les imitèrent seulement, et ne firent rien de grand, n’inventèrent rien.

La même marche s’observe en Angleterre, où l’art n’a pris un caractère de nationalité qu’au XVe siècle. Tous leurs grands édifices antérieurs à cette époque, et qui appartiennent à la bonne période de l’art gothique, ont été élevés par des artistes français.

Après leur départ, le génie national rendu à lui-même, on voit s’élever dans la Guyenne une quantité assez considérable de monuments. Mais où va-t-on chercher alors des inspirations ? Là où l’art avait été créé, à la fin du XIe siècle ; où il s’était développé, au XIIIe et au XIVe siècles ; mais où il dégénérait, au XVe siècle. Aussi, tous les grands édifices de cette province portent-ils le caractère de cet art déjà vieilli, et ils ne trouvent grâce devant nous que par la grandeur de leur conception, qui en est le seul et véritable mérite.

Cela est vrai ; mais il serait injuste et inhabile de ne pas reconnaître que ce mérite de grandeur et de conception, joint à celui d’une construction puissante, fait la première beauté de l’architecture. Aussi, le clocher de Saint-Michel présentant au plus haut degré la réunion de ces qualités essentielles, fondamentales, peut à juste titre être réputé le plus beau, le plus intéressant des clochers de l’ancienne Guyenne ; le type le plus caractéristique de l’architecture ogivale du XVe siècle, telle qu’elle a été pratiquée dans cette province ; la seule qu’on y rencontre généralement.

À ces derniers titres, il mérite d’être conservé à l’art, dont il est un des spécimens.

Comme objet d’art, il n’appartient pas exclusivement à la ville de Bordeaux ; il est à la France ; il témoigne de la grandeur et de la variété de son génie.

Il serait contraire à tout principe d’équité et de saine raison de laisser périr les édifices remarquables d’une province, sans égard pour leur beauté particulière, et sous le prétexte fort discutable qu’ils ne sont pas de pur style du XIIIe siècle.

La conséquence d’un principe aussi déplorable dans son application serait la destruction successive, par chaque génération, de tous les monuments qui ne se trouveraient pas du goût de la génération présente.

Une dernière remarque sur la tour de Saint-Michel, remarque assez importante pour attirer l’attention de S. Ex. M. le Ministre d’État : c’est que toutes les populations du nord de la France et de l’Europe, qui chaque année visitent les Pyrénées, l’Espagne et les côtes de la Méditerranée, saluent en passant cette tour placée sur la ligne du chemin de fer, comme une borne gigantesque qui dit au voyageur que là est une grande cité.

7 novembre 1857.


P. Abadie.


TRAVAUX À FAIRE
pour
LA RESTAURATION DE LA TOUR DE SAINT-MICHEL
et
pour la reconstruction de sa flèche[1].

Le premier soin de la restauration sera de reprendre la base de la tour, déchaussée par de récents nivellements ; d’établir au pourtour de son pied un trottoir élevé d’un mètre au-dessus du sol et bordé d’une grille ; l’édifice étant isolé de l’église, les angles formés par les contreforts seraient des dépôts d’immondices.

2o  Il faudra reprendre en sous-œuvre le pied des six contreforts saillants, refaire le perron et les marches de l’escalier qui conduit au caveau du rez-de-chaussée, situé à 3 mètres à peu près au-dessus du sol extérieur.

C’est ce caveau qui contient les corps conservés ; ce caveau est en bon état.

3o  On reprendra les parements des murs de la tour, dans les parties où ils sont détériorés ou enlevés ; la même opération sera faite aux contreforts, dont une partie devra être démolie et reconstruite à neuf.

4o  Les corniches et balustrades du milieu et du sommet de la tour devront être remplacées, vu leur état de dégradation.

5o  Les fenêtres détruites seront garnies de meneaux neufs et des sculptures qui les ornaient autrefois.

6o  Au sommet de la tour hexagone, les grandes pyramides qui ornaient les grands contreforts et leur donnaient en les chargeant la résistance nécessaire contre l’effet des pans inclinés de la flèche, seront refaites et munies des arcs-boutants qui s’appuient sur la souche de la grande pyramide décagone.

7o  La souche de la grande pyramide ou flèche sera dérasée et reconstruite entièrement à neuf, un peu élargie à son pied, soit pour offrir une plus grande surface à la charge de la flèche, soit pour diminuer l’espace un peu trop considérable qui reste entre cette souche et la balustrade de couronnement. À part cette modification, dont la raison est dans une augmentation de résistance au poids de la flèche et dans la nécessité de diviser l’effet de ce poids, rien ne sera changé à la disposition ancienne, soit comme configuration, soit comme ornementation.

8o  Sur cette souche élevée de 5 mètres, on construira en parpaings une flèche de 45 mètres de hauteur, conformément au dessin donné par une gravure connue du temps où cette flèche existait encore, et qui la montre à peu près pareille, mais moins grêle que celle de la cathédrale.

9o  Avant de construire la souche, une solide enrayure en fer forgé sera placée sur la dernière assise de la tour hexagone, et pareille armature sera répétée à la naissance de la déclivité des pans de la grande pyramide.

Ce travail peut être fait en deux années.

Paris, ce 7 novembre 1857.


P. Abadie
Architecte diocésain attaché à la commission des
Monuments historiques.




Bordeaux. — Typ. Gounouilhou, pl. Puy-Paulin, 1.
  1. D’après le devis de M. Abadie, la restauration de la tour et la reconstruction de la flèche coûteront 192,211 fr. 66 c., en y comprenant les frais imprévus, les honoraires de l’architecte et ceux d’un inspecteur des travaux.