Parnasse des dames/Tome 03/Madame Behn

Traduction par Fatné de Morville.
Parnasse des dames, Texte établi par Edme-Louis Billardon de SauvignyRuault3 (p. 194-197).

MADAME BEHN.

On ne donnera point ici la notice de cette Dame Anglaiſe, Auteur de pluſieurs Romans, Tragédies, Comédies, traductions eſtimées. Voyez le Volume qui contient le Théâtre Anglais.

ÉLÉGIE.

Palais brillant, ouvrage de l’art, gloire, honneurs, jamais votre aſpect n’adoucira mes ennuis. De quel prix pouvez-vous être pour une ame tendre qui ne reſpire que l’amour ? Séjour délicieux pour celui que l’ambition conſume, tu n’es à mes yeux qu’un objet de douleurs. Seule au milieu d’une foule nombreuſe, mes regards errent envain, je n’apperçois pas mon Amant : il n’oſe approcher de ces lieux ! mon oreille n’eſt plus, ne ſera plus frappée de ces ſons enchanteurs qui pénétroient mon ame ſatisfaite ! enchaînée ici, accablée ſous le poids du chagrin, mon cœur ſemble ſortir de ſa priſon pour s’élancer vers le ſien. Alors j’éprouve un frémiſſement… Je crois goûter encore le bonheur d’être aimée. Bientôt le preſtige ſe diſſipe, & mes larmes coulent. Si, pour écarter des idées cruelles, je prends l’équerre & le compas, l’Amour, l’impérieux Amour paroît & s’indigne : auſſi-tôt l’équerre & le compas s’échappent de mes mains. Amour ſe venge en redoublant mes tourmens. Toi, qui les cauſe ces tourmens chers & cruels ; le cri de l’Amour déſolé ſe fait-il entendre au fond de ton cœur ? Viens donc m’arracher à des travaux brillans ; mais qui ne peuvent qu’abréger mes jours malheureux, puiſqu’ils nous ſéparent à jamais.

Je n’ai qu’un eſpoir : ces hommes de néant, qu’une Déité aveugle a rendus arbitres du ſort d’un peuple libre, fait pour l’être, ces hommes portent envie à mes foibles talens. Les traits envenimés qu’ils me lancent, charment mon amne. Que l’envie, la calomnie choiſiſſent les plus acérés d’entre leurs dards ; que toutes les Furies y joignent leurs torches ardentes, environnées de ſerpens, je volerai au-devant de leurs atteintes meurtrières ; la mort que je recevrai ſera le commencement d’une exiſtence, toute entière à l’amour. Mon dernier inſtant te ſera conſacré.

Cher Amant, laiſſe-moi te rappeller ce jour affreux, ce jour de mort, où des ordres ſuprêmes nous ſéparèrent. Aſſis l’un près de l’autre ſur un gazon émaillé de mille fleurs, trône de l’amour heureux, nos ſoupirs brûlans, des regards enflammés mais triſtes, ſembloient nous préſager le malheur qui alloit interrompre… Que dis-je ? faire diſparoître notre félicité. L’excès d’un ſentiment douloureux, & juſqu’alors inconnu, nous fit répandre des larmes. Notre langue glacée ſe refuſa à l’expreſſion de nos cœurs… Alors te ſerrant dans mes bras, mes larmes t’inondèrent, & les tiennes baignèrent ce ſein palpitant qu’enflammoient tes baiſers. Bientôt le plaiſir fit difparoître la triſteſſe. À peine revenus de notre ivreſſe, au moment où nous faiſions ſuccéder un paiſible entretien à la violence des deſirs ; on accourt… On m’entraîne !

Talens, autrefois ſi chers à mon cœur, talens à qui je dois mon Amant, vous faites à préſent mon ſupplice. Que m’importe à moi la ſûreté de ces hommes durs qui blâment les mouvemens de mon cœur, s’il faut que je verſe des larmes ſur mes ſuccès, ſi mes veilles fréquentes ne ſont pas récompenſées par le plaiſir de regner dans ton cœur, de lire ton amour dans tes yeux, de t’exprimer le mien ! Pourquoi m’a-t-on choiſie… Ma lyre ne ſoupiroit que l’amour, ma plume ne traçoit que le ſentiment… Toi que j’adore ! entends mes cris. Écoute mes accens plaintifs & déſeſpérés : réponds-y, ou je ceſſe de vivre.