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Le Disque Vert, revue mensuelle de littérature (p. 43-44).

PARMI LES FEMMES

Asmodée prit la jeune fille par la main et la conduisit dans la ville. « Je t’ai remarquée, lui dit-il, un jour que tu sautas sur un tramway en marche. C’est ainsi qu’il faut prendre la vie. Ne rougis pas. Je ne regardai pas la forme de tes chevilles. Habitant en bas, j’aperçois tous les êtres par le dessous. Je te connais trop pour te demander quelque chose. Mais, regarde, toi qui n’hésitas pas à sauter sur un tramway en marche. Je veux te montrer où l’on va en sautant, afin que tu ouvres les yeux, car la vie ne porte pas d’écriteaux, comme les tramways. »

C’était le soir, à cette heure qui rassemble les hommes et les plaisirs, où se groupent les lumières et les femmes sur les trottoirs. Ils traversèrent une rue pleine de femmes qui marchaient en balançant les hanches. Leurs yeux prenaient les hommes au passage. Elles avaient le rire leste et glissant comme un tour de volant et des pieds audacieux comme le marteau.

Plus loin, ils s’arrêtèrent devant une maison à trois étages, dont les fenêtres éclairées brisaient la nuit. La maison, du haut en bas, tranchée par le milieu, se montra comme la coupe d’un corps humain sur une planche d’anatomie.

Au troisième étage, une femme travaillait le clavier d’une machine à écrire ; un homme, à côté d’elle, comptait les coups, car, sous les doigts légers, les mots tombaient l’un sur l’autre, avec un bruit de monnaie. Une femme, qui rentrait dans un compartiment voisin, disait à l’homme qui l’attendait : « Voici le produit de mes leçons : bientôt nous serons riches ! » Une autre déshabillait des malades pour les ausculter et recevait de l’argent. Une autre dessinait les muscles de l’écorché à côté d’un homme qui fumait la pipe sans rien faire ; elle disait : « Moi aussi, je veux être libre ! » Une autre faisait des comptes à haute voix et disait à un homme : « Je te dois autant, comme il est convenu. » Et toutes ces femmes portaient des vêtements pratiques, d’une teinte invulnérable, comme des housses.

Au deuxième, dans des cases juxtaposées, une femme allaitait un enfant ; une autre repassait du linge ; une troisième rangeait des confitures dans une armoire ; une quatrième récapitulait les dépenses de la journée ; une cinquième s’habillait pour aller au théâtre ; une sixième se faisait les ongles devant un livre ouvert, et bâillait. Il y avait beaucoup d’enfants, éveillés ou endormis ; des hommes aussi, qui entraient ou sortaient, en prononçant des paroles habituelles. Et toutes ces femmes portaient des vêtements trop lâches ou trop équilibrés.

À l’étage plus bas, il vint dans une chambre une femme étrangement vêtue, qui se déshabilla et se coucha. L’homme qui recevait de l’argent, tout en haut, descendit, entra dans le lit de la femme qui l’attendait, et la paya lorsqu’il eut fini. À côté, un homme quittait une femme en lui disant : « À demain ! » Il monta un étage, entra sans frapper dans la chambre de celle qui allaitait un enfant, et s’assit pour manger. Au premier, une femme nue versait du champagne à un homme qui balbutiait, dans son ivresse : « Ma femme a beaucoup d’esprit : elle a fait des études, elle gagne sa vie… » Un homme montait, embrassait une bonne dans l’ascenseur et entrait dans la chambre où une femme s’habillait pour aller au théâtre ; de son côté, il commençait à s’habiller, et aucun d’eux ne parlait.

Comme la soirée se passait, l’homme qui fumait la pipe, au troisième étage, se coucha le premier et s’endormit tout de suite. Plus loin, un couple se mit au lit en se plaignant de la fatigue et souffla la lumière. La dactylographe et son compagnon se joignirent sans conviction. Celle qui avait allaité un enfant se coucha dans le même lit que l’homme et attendit vainement ce qu’elle désirait. Celle qui bâillait devant un livre se coucha seule ; un homme rentra une demi-heure plus tard et la trouva endormie. Celle qui avait rangé des confitures dans une armoire s’endormit sur le coin d’une table et aucun homme ne vint la réveiller. Un homme frappa à la porte de celle qui avait récapitulé les dépenses de la journée ; elle alla lui ouvrir et ils s’embrassèrent avec lassitude. Le couple qui rentrait du théâtre se querella dans l’escalier ; la femme se coucha en disant : « Je ne suis pas fière d’être ta maîtresse ! » Celui qui avait bu en compagnie d’une femme nue se traîna sur l’escalier jusqu’au troisième étage et chercha longtemps le trou de la serrure.

Et tous ces hommes, toutes ces femmes, portaient des âges salis ou abîmés.

Le lendemain, Asmodée conduisit la jeune fille devant une autre maison. Ils en virent plusieurs de suite, mais le spectacle était à peine varié.

— Ma maison est-elle pareille à celles-là ? demanda-t-elle.

— Veux-tu que je te la fasse voir ?

— Non, répondit la jeune fille, car tu ne te gênerais pas pour enlaidir ma mère.

Tandis qu’ils rentraient une nuit, très tard, par les boulevards déserts, ils rencontrèrent quelques femmes arrêtées de loin en loin sur les trottoirs, pareilles à des réverbères éteints. La jeune fille demanda quelles étaient ces femmes et ce qu’elles attendaient dans l’obscurité ?

— Te souviens-tu de celles qui marchaient dans les lumières en accolant les hommes des mains et du regard ? celles-ci n’ont raccroché personne, elles attendent sans espoir.

La jeune fille entrevit, pour la première fois, les profondeurs de la pitié.

— Je ne voudrais être aucune de ces femmes que tu m’as montrées, dit-elle. Mais celles-ci, je peux les regarder sans répugnance.

— Elles sautèrent un soir dans un tramway en marche et se confièrent au hasard ; mais elles n’ont pas trouvé ce qu’elles attendaient et l’heure des tramways est passée !

Asmodée fit encore voir à la jeune fille bien d’autres choses qui ne sont visibles que la nuit. Vers le matin, le premier tramway de la journée passa devant eux. La jeune fille y sauta lestement et Asmodée l’aperçut sur la plateforme, riant et lui disant adieu de la main.

FRANZ HELLENS.