Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Projets d’agrandissemens et d’embellissemens du Muséum

VIII. — Projets d’agrandissemens et d’embellissemens du Muséum.


Nous avons indiqué l’état actuel du Muséum d’histoire naturelle sans prétendre avoir épuisé ce sujet vaste comme la création. Il nous reste à dire ses grandeurs dans l’avenir. Les destinées futures de l’établissement sont fixées d’avance par l’idée-mère qui présida, en 93, à sa renaissance. Le nouveau Jardin des Plantes doit être une représentation du globe et de ses habitans. S’avancer sans cesse vers ce but gigantesque, en réunissant dans son enceinte tous les peuples d’animaux qui habitent avec nous la terre, voilà le moyen de répondre aux intentions du décret qui lui donna naissance. Mais, pour recevoir ces êtres innombrables, il faut pouvoir les loger. Or, la nature se trouve de nouveau à l’étroit dans les bâtimens actuels destinés à lui donner l’hospitalité. Il reste une partie des serres à construire, ou pour mieux dire, à continuer. Le musée de zoologie doit aussi recevoir des accroissemens qui mettront à même de perfectionner les collections d’animaux empaillés. Ces nouvelles dépendances sont utiles sans doute et commandées par les besoins nouveaux de la science : mais le but de l’établissement est surtout de représenter la création à l’état de vie. La nature en herbier ou en momie n’est pas la nature. Il nous faut voir les animaux agir et se perpétuer sous nos yeux pour acquérir une idée de leurs mœurs. Un achat assez important de terrains vient d’être fait dernièrement par le Muséum dans l’intention d’agrandir la ménagerie. En proposant à la Convention d’établir des animaux vivans au Jardin des Plantes, le député Thibaudeau, auteur du rapport, faisait entendre le vœu que la nature n’y fût pas prisonnière. « Jusqu’à présent les plus belles ménageries, disait-il, n’étaient que des cachots où les animaux resserrés avaient la physionomie de la tristesse, perdaient une partie de leur robe, et restaient presque toujours dans une attitude qui attestait leur langueur. Pour les rendre utiles à l’instruction publique, les ménageries doivent être construites de manière que les animaux, de quelque espèce qu’ils soient, jouissent de toute la liberté qui s’accorde avec la sûreté des spectateurs, afin qu’on puisse étudier leurs mœurs, leurs habitudes, leur intelligence, et jouir de leur fierté naturelle dans tout son développement… Que tout reprenne ici une nouvelle vie par vos soins, et que les animaux destinés aux jouissances et à l’instruction du peuple ne portent pas sur leur front comme dans les ménageries construites par le faste des rois, la flétrissure de l’esclavage ; que l’on puisse admirer la force majestueuse du lion, l’agilité de la panthère, ou les élans de colère et de plaisir de tous les animaux. »

Ce programme d’une ménagerie libre, tracé le 21 frimaire an iii, par le génie républicain, n’avait guère été suivi d’exécution. Le lion, si majestueux dans sa démarche, ne présente encore, au fond de sa cage, que le spectacle attristant de la force enchaînée ; le tigre, le jaguar, la panthère, tous ces impétueux enfans de la sauvage nature, capables de franchir le désert en trois bonds, usent la couronne de leur noble tête contre le voile de fer qui comprime chez eux la puissance des mouvemens. La science paraît aujourd’hui touchée de la dure captivité de ses sujets. On a le projet de donner plus d’étendue aux loges des carnassiers. Il est même question d’établir des loges doubles qu’on réunirait par un espace libre, et dans lesquelles on recevrait des ménages de lions. Le mâle et la femelle de ces animaux, dits féroces, pourraient alors se promener ensemble au soleil. De tels mariages donneraient peut-être des naissances qui fourniraient à l’industrie humaine les moyens de s’emparer de la race. Il y aurait aussi une cour pour les chiens et les loups ; ces animaux qui n’existent pas maintenant à la ménagerie dans leurs variétés les plus curieuses, ou qui habitent des endroits interdits au public, se montreraient en grand nombre, maintenus par une chaîne dont le dernier anneau, glissant le long d’une barre de fer, leur permettrait de courir à volonté. Une nouvelle fosse serait creusée pour des ours, et une autre pour des sangliers ; ces pachydermes, faute d’emplacement convenable, n’ont pu être élevés jusqu’ici au Jardin des Plantes. Un terrain, voilé par un épais rideau de feuillage, serait destiné, de ce côté du jardin, à M. Flourens, pour ses expériences douloureuses de physiologie comparée.

La section des animaux doux et pacifiques serait également l’objet de nombreuses réformes domiciliaires. Un vieux bâtiment délabré où s’abritent assez mal, dans l’état actuel des choses, quelques autruches, doit être remplacé un jour par une grande oisellerie, logeant 1° autruches, casoars et autres échassiers ; 2° perroquets ; 3° faisans. Cette réunion d’oiseaux, curieux par la variété de leurs mœurs et de leur plumage, ferait aux yeux une peinture charmante. La faisanderie actuelle est destinée à devenir plus tard fauconnerie avec grande cage : l’étendue du local reconstruit permettrait de faire pour les vautours ce qu’on a fait déjà pour les singes. Ces oiseaux, habitués dans l’état libre à vivre par bande, ont des instincts de société tout formés par la nature. Une grande cage, treillissée en fil de fer, permettrait de rendre visibles au public le demi-vol et les mœurs familières de ces animaux rapaces. Les aigles, ces tyrans de l’espace, qui peuvent à peine étendre maintenant au Muséum, dans d’étroites cages, le volume désormais inutile et incommode de leurs ailes, recevraient des demeures plus dignes d’eux, où ces imposans captifs reprendraient du moins une partie de leur majesté. La fauconnerie actuelle deviendrait ménagerie des reptiles.

Plusieurs années se passeront sans doute avant que ce projet, jeté en quelques heures sur le papier, par le conseil des professeurs du Muséum, ne soit mis à l’étude. De tels développemens, qui semblent à cette heure hypothétiques, seront néanmoins jugés bien insuffisans un jour, lorsque la science aura étendu le domaine toujours croissant des collections et des faits. On déplore, en jetant les yeux sur cet avenir non éloigné, que le Jardin des Plantes se trouve maintenu, par sa position, dans des limites qui semblent à-peu-près infranchissables. Borné à l’ouest par la rue Cuvier, à l’est par la rue Buffon, il ne pourra guère s’étendre sans causer dans le voisinage des bouleversemens infinis. Une telle situation emprisonnée fait de plus en plus naître le regret que a ville de Paris n’ait point cédé, dans ces derniers temps, au Muséum d’histoire naturelle, le terrain de l’île Louviers, pour que la science y pût élever, dans des bassins, quelques poissons et des animaux amphibies. Annexe de la ménagerie, cette île agréable et déjà plantée d’arbres, se serait rejointe au jardin par une passerelle jetée entre les deux rives de la Seine. Aujourd’hui il n’y a guère d’espérance que ce projet avorté soit jamais repris, le terrain de l’île Louviers étant vendu à des entrepreneurs qui vont y bâtir des maisons.

Retournons au Jardin des Plantes : quelques essais moins ambitieux, mais d’une exécution plus facile, doivent améliorer très prochainement l’état de la ménagerie. La cage des singes va être vitrée : ces frileux habitans se trouveront ainsi préservés des pluies et vents du nord qui leur sont mortels, surtout pendant l’hiver. Le système actuel de treillage en bois qui a pour inconvénient de masquer la vue des animaux renfermés dans les parcs, sera remplacé bientôt par des barrières en treillis de fer, dont l’effet doit être nécessairement moins lourd et moins confus à l’œil. Il ne tiendra qu’au spectateur de croire les daims, les cerfs, les alpacas, les chèvres en liberté. Ces demi-captifs s’apercevront moins eux-mêmes des limites de leurs domaines, en découvrant autour d’eux un horizon de verdure plus étendu. Si simples et si modérés que soient ces embellissemens, l’administration du Muséum ne pourra les réaliser que peu-à-peu : l’argent manque. Le budget annuel, qui est de 480 000 fr., permet bien d’entretenir l’état présent du Muséum : mais il ne favorise guère les innovations. On sera donc obligé de s’adresser aux Chambres pour les grands travaux d’accroissement, et les Chambres épargnent fort, en pareil cas, la bourse des contribuables. Les améliorations pratiques ne devront point toutefois se borner aux bâtimens, ni aux loges d’animaux. Dans son rapport à la Convention, Lakanal disait : « Il viendra un temps sans doute où l’on élèvera au Jardin national les espèces de quadrupèdes, d’oiseaux et d’autres animaux étrangers, qui peuvent s’acclimater sur le sol de France, et lui procurer ainsi de nouvelles richesses. » Ce temps est-il arrivé ? Nous le croyons. La ménagerie du Jardin des Plantes ne devrait point être une simple exhibition d’animaux curieux envoyés par hasard des climats éloignés, qui se montrent, s’éteignent, et dont la dépouille, travaillée par les mains de l’art, s’en va orner le cabinet de zoologie, ce riche tombeau de la nature. Non, tel n’est point l’objet définitif de l’institution. Le Muséum nous semble fait pour prendre un rôle d’initiative : il a mission de préparer à l’industrie, au commerce, à l’économie publique une source véritable de bien-être. Conformément au vœu du rapporteur, des essais de naturalisation devraient être suivis au Jardin des Plantes ou dans une succursale du Muséum, située vers le midi de la France : le but de ces essais serait de doter le pays de nouvelles espèces d’animaux domestiques. Là ne s’arrête pas encore la nature des services que pourrait rendre à la civilisation un établissement pareil dirigé par des hommes éclairés et amis du progrès. Une école de perfectionnement devrait être instituée au Muséum pour les animaux domestiques, connus et élevés depuis long-temps sur notre sol, mais qui sont susceptibles de recevoir quelques nouveaux ornemens de forme ou d’instinct. C’est là du reste un terrain à-peu-près vierge, sur lequel nous transporterons plus loin le théâtre de nos études[1].

Les accroissemens matériels du Jardin des Plantes ne sont rien encore auprès des grandeurs morales qui attendent cette fondation dans l’avenir. À côté, ou pour mieux dire, dans le sein même du Muséum, s’élève un autre monument non moins précieux à la science. Nous voulons parler d’une publication collective dans laquelle les professeurs de l’établissement déposent tour-à-tour le fruit de leurs recherches. Cet ouvrage périodique a reçu, depuis bientôt un demi siècle, sous le nom d’Annales du Muséum d’histoire naturelle, la consécration de tous les maîtres de la science. Cuvier y fit paraître la plupart de ses mémoires sur les ossemens fossiles, et M. Geoffroy ses divers écrits sur l’anatomie philosophique. M. Serres prépare en ce moment pour ce recueil un travail très considérable sur l’embryogénie. On peut prendre dans ces Annales une connaissance approfondie de l’état de l’histoire naturelle, au moment où nous sommes. Ce qui manque, selon nous, à des travaux si utiles et si méritoires, c’est un lien : le corps enseignant du Muséum manque de l’éclat que jette sur une association d’hommes l’unité de doctrines. La spécialité est excellente sans doute : mais encore faudrait-il qu’elle se rattachât à un mouvement général d’idées. Ce qui s’oppose aujourd’hui au progrès des sciences naturelles, c’est leur isolement.

Dans un tel état de choses, nous croyons qu’une alliance de l’histoire naturelle et de la littérature perfectionnerait à cette heure la philosophie naissante du Muséum. La langue n’a rien orné en science depuis Buffon. Les poètes de leur côté aiment la nature : mais ils ne la connaissent pas. Ce reproche remonte très haut : on regrette que M. de Chateaubriand ait consacré les plus éloquentes pages de son Génie du Christianisme à décrire des merveilles de la création qui n’ont jamais existé. Bernardin de Saint-Pierre habita de son temps le Jardin des Plantes ; il y prit aux fleurs, aux arbres, aux brises parfumées, cette fraîcheur et cette ambroisie de style qu’on retrouve dans ses Études, malheureusement trop peu étudiées. Le moment est venu de renouer cette alliance du savant et de l’écrivain sous des conditions plus sévères. L’historien de la nature devrait unir la rigueur consciencieuse du géomètre à l’imagination souriante du poète. Jusqu’ici la plupart des ouvrages spéciaux sur l’histoire naturelle sont d’une sécheresse et d’une aridité qui rebutent. Ô savans ! à quoi bon avoir semé d’épines et d’arguties le champ de la science ? Pourquoi donc avoir fait des livres si maussades sur cet autre grand livre de choses qui se déploie, feuillet par feuillet, grandement et magnifiquement. Le xvie siècle a introduit le naturalisme dans les arts et le xviiie dans la philosophie ; le nôtre devra le porter dans la littérature. Au moyen âge, l’Église qui n’aimait pas les spectacles, avait jeté le voile de l’interdit jusque sur le théâtre de la création : la renaissance a soulevé ce voile ; la science l’a déchiré. Le moment est venu de voir face à face l’œuvre de Dieu : moment solennel où l’esprit humain doit recueillir toutes ses forces, et les mettre en commun, s’il veut pénétrer dans la raison dernière des faits, rerum cognoscere causas. La poésie ne se montre pas étrangère à cette recherche des causes enveloppées : elle ne serait donc pas de trop dans le concert de toutes les sciences réunies au Muséum pour célébrer les grandeurs de la nature. Un jour l’art aura lui-même dans ces lieux droit de cité. Ce jardin n’est-il pas déjà l’ouvrage des successeurs de Lenôtre ? Cet établissement ingénieux, où tous les monumens de la nature viennent se résumer, avec les productions anciennes ou nouvelles du globe, comme les monumens de l’art dans le musée du Louvre, ne s’est-il point élevé par l’effort de ces mêmes mains qui ont orné la ville de chefs-d’œuvre ? Un statuaire, un architecte, des peintres devront donc être attachés par la suite des temps au Jardin des Plantes.

Les poètes et les artistes sont des révélateurs. Voici l’idée d’un monument que nous proposons et qui s’élevera un jour, si nos prévisions ne nous abusent, au milieu du jardin. Une colonne raconte déjà dans la ville de Paris la grande épopée militaire de l’Empire ; une autre dit l’héroïque victoire du peuple en 1830, il en faut une troisième qui célèbre les dernières conquêtes de la science. Le règne minéral, représenté par une assise de granit, formera la base de cette colonne. Sur la partie inférieure la flore et la faune primitive étendront çà et là leurs végétations puissantes. À ces plantes, aujourd’hui inconnues dans la nature ; viendront se superposer d’autres plantes, de grands madrépores, des mollusques, des crustacés, des poissons, revêtus d’écailles solides et de formes singulières ; apparaîtra ensuite l’ère des reptiles. La nature a eu, relativement à nos idées, son âge fantastique ; c’est là que l’imagination de l’artiste pourra se donner carrière, tout en restant dans les limites du vrai. Les mammifères, annoncés par des animaux de transition, iront, l’un après l’autre, se succédant sur les flancs de la colonne. Pourvus d’abord de formes colossales, qui révèlent l’existence, dans ces temps anciens, d’une atmosphère favorable à l’accroissement des volumes, ces animaux, de plus en plus semblables aux nôtres, perdront peu-à-peu leur grande taille, à mesure qu’ils s’avanceront vers le faîte du monument. Les nouveaux pachydermes, les carnassiers, le singe, se montreront, à l’extrémité de la colonne, sous les traits des animaux aujourd’hui vivans. Enfin de toute cette nature, en voie de croissance, sortira, comme couronnement, un dernier être attendu et préparé de longue main : l’homme. — Un tel monument élevé à la création, serait, de la part du ministre qui le ferait construire, un acte scientifique et un acte religieux ; ce travail revient de droit à M. Auguste Préault.

Il y aura aussi à compléter, un jour, l’enseignement du Muséum[2]. À mesure qu’avance l’esprit humain, de nouvelles branches de connaissances se superposent aux anciennes ; on éprouve le besoin croissant de joindre ensemble les différens ordres de faits par le lien des démonstrations philosophiques : de ce travail d’accroissement et de liaison résulte le dédoublement des anciennes parties de la science et la découverte de rapports qu’on n’entrevoyait pas. Ainsi se transformera tôt ou tard, moralement et matériellement, cette institution qui n’eut jamais de modèle dans le monde, et qui défie même l’esprit imitateur des étrangers. Accru d’un côté par les progrès de la pensée humaine et de l’enseignement, de l’autre par les constructions de plus en plus vastes, le Jardin des Plantes s’élèvera sans cesse davantage vers la hauteur philosophique d’un temple de la nature, d’un congrès où tous les êtres de la création auront leurs représentans. Cette réduction du globe, avec ses divers habitans, montrera à la postérité l’univers de l’homme, comme le ciel qui encadre le Jardin des Plantes étalera l’univers de Dieu. Il est des heures où la lune, faiblement indiquée dans le ciel bleu, élève en plein jour, au-dessus du musée de géologie, son orbe triste et décoloré ; les pâles clartés de cet astre, qu’on est libre de prendre pour un monde détruit ou pour un monde à naître, ne conviennent-elles point aux ruines des âges primitifs de notre globe ? Si nous nous tournons d’un autre côté, nous voyons le soleil verser ses flots de vie et de lumière sur le cèdre du Liban, sur la ménagerie et ses hôtes rugissans, sur éléphant, la gazelle, la girafe et toute cette fauve nature d’Afrique, transportée comme par miracle dans cette enceinte unique où l’univers s’est donné rendez-vous. À la vue de cet accord merveilleux de tous les ouvrages de l’homme et de son auteur, à la vue de notre monde représenté sur un coin de la terre, et se trouvant par hasard en face des autres mondes astronomiques, on ne saurait trop admirer ici la grande pensée qui dicta à nos pères l’établissement du Muséum d’histoire naturelle.

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  1. Voir le chapitre intitulé : Avenir des animaux.
  2. Nous avons suivi depuis douze années les cours de l’établissement et tout en rendant justice aux professeurs actuels, qui sont des hommes très capables, il reste, selon nous, plus d’une lacune à combler. Citer les Chevreul, les Gay-Lussac, les Becquerel, les Brongniart, c’est écrire avec des noms tout un âge de la science. Si la chimie, la physique, la minéralogie sont admirablement représentées au Muséum, on peut en dire autant de la botanique et de l’histoire naturelle des animaux. Ce qui manque encore, c’est un cours où l’on rattache l’enseignement du Jardin des Plantes aux leçons de la Sorbonne et du Collège de France. Une chaire est à créer pour remplir cet objet. Son programme serait ainsi tracé : Cours des sciences naturelles appliquées à la philosophie de l’histoire et à l’économie politique. Notre conviction est que celle chaire se formera dans l’avenir.