Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Philosophie des chemins de fer

II. — Philosophie des chemins de fer. — Les animaux et les machines.


À droite et à gauche de la route, les maisons, les arbres, les nappes de verdure fuyaient, fuyaient comme dans un songe. Au milieu d’un pré, j’avisai des chevaux broutant çà et là les brins de trèfle et de sainfoin que l’automne, ce faux printemps, avait fait renaître. Les paisibles animaux relevèrent leur tête au bruit de la locomotive qui passait, et suivirent d’un œil grave la longue file de wagons en mouvement. ment. Je ne sais si je prêtai alors ma pensée à ces créatures privées de raison ; mais il me sembla les voir toutes saluer dans le cheval de vapeur, qui glissait au galop sur le rail-way, l’instrument de leurs loisirs et de leur délivrance. Ces chevaux en liberté, tondant l’herbe d’un pré, cette locomotive qui haletait dans sa course furieuse, tout cela me fit songer. Je réfléchis, durant le reste du trajet, à la grande question de l’inflμence de la vapeur sur la nature vivante, et bientôt un monde nouveau s’ouvrit devant moi, un monde dont je n’étais séparé que par le temps, cette limite qui fuit chaque jour et qui s’efface. Mon esprit se tournait à ces réflexions, quand le bruit et l’ardeur de la locomotive se ralentirent. Le hardi conducteur lui avait passé le frein entre les dents, pour retenir la fougue de son coursier emporte. L’animal (comment donner un autre nom à cette machine chine qui marche, qui respire et qui vit ?) s’arrêta, tout suant et tout soufflant, comme un cheval rompu dans son galop, qui cherche à retrouver son haleine. — Nous étions à Corbeil.

Je me rendis à quelque distance de la ville, non sans visiter, sur mon chemin, la vieille Église surmontée d’un coq, la petite rivière où je m’étais déjà promené en bateau avec mon ami Léon Gozlan, ainsi que la bordure de saules et de peupliers, ceinture mouvante qui presse un groupe de joyeuses maisons. Il nest que la présence des toits de chaume, des verts pâturages et des champs recouverts d’une végétation puissante, pour rappeler aux travaux rustiques. Dans les grandes villes, l’homme se voit seul ; il se fait le centre de tous les intérêts du globe, et veut, pour ainsi dire, enfermer le monde dans son cercle. On est alors enclin à se préoccuper, outre mesure, de l’industrie et des richesses artificielles qu’elle engendre ; cette attention détourne l’économiste d’autres intérêts non moins sérieux. C’est au milieu des dures populations fixées à la terre, cette mère nourricière des sociétés, alma parens, qu’on sent le prix et l’importance de l’agriculture. Le séjour de la campagne dilate, en Outre, les liens et les affinités secrètes qui nous rattachent, comme créature, à l’univers terrestre. Là nous sommes avec tout, et tout est avec nous. La vue continuelle des grandes vaches au poil fauve, qui paissaient l’herbe sur le bord des ruisseaux ; quelques chèvres suspendues gaiment aux buissons épineux, un attelage de lourds chevaux qui tiraient péniblement de lourdes charrettes sur un terrain glaiseux et humide ; l’âne, ce frugal et utile auxiliaire, qui marchait d’un pas ferme sur les sentiers pierreux, entre les vignes, tout cela reporta bien vite mon intérêt vers les animaux domestiques. Je n’avais d’ailleurs pas encore perdu de vue le chemin de fer au-dessus duquel fumait, de temps en temps, le passage d’un convoi.

L’histoire de nos conquêtes sur la nature nous a montré l’homme primitif luttant d’abord seul et au moyen de ses puissances musculaires contre les distances, les lois de la pesanteur et les autres obstacles matériels du globe. C’est le premier âge. Avec le temps, nous l’avons vu essayer sur quelques animaux l’action de la domesticité, et mettre à profit leurs services pour se soustraire lui-même aux travaux les plus pénibles. C’est le second âge. Après avoir ajouté à ses propres forces les forces auxiliaires du règne animal, l’homme s’applique enfin à y joindre la force des agens physiques et des machines. C’est le troisième âge, c’est celui dans lequel nous entrons. Aujourd’hui notre système de déplacement consistera de plus en plus à mouvoir la matière par la matière. Ces masses inertes, vis-à-vis desquelles l’infériorité de nos organes est évidente, dont les animaux même venus à notre secours, ne sauraient vaincre tout-à-fait la résistance, ces masses s’ébranlent devant notre volonté unie à la puissance disciplinée des élémens. Non contens d’avoir cherché notre principal moteur dans la nature vivante, nous le cherchons à présent dans la nature inanimée. L’homme travaille ainsi à se faire des alliés parmi ces mêmes forces qui semblaient d’abord destinées à l’asservir. C’est de cette dernière tendance que la machine à vapeur est sortie. Dans tous les temps le rêve de la science a été d’animer la matière. Au moyen âge, l’alchimie, qui poursuivait plutôt le fantôme des choses que les choses mêmes, avait imaginé de donner la vie à des créations artificielles. La bonne foi populaire admit cet idéal pour une réalité. D’assez graves écrivains, entraînés sans doute par l’apparence des faits ou par la crédulité deleur siècle, ont avancé très sérieusement que le Grand-Albert, Raymond Lulle et quelques autres alchimistes avaient inventé, pour leur service particulier, des êtres vivans qui n’étaient point sortis du laboratoire ordinaire de la nature. Cette fable remonte dans les temps anciens jusqu’à Prométhée. Or, au fond du même mythe qui se reproduit ici sous différens traits, se cachait, sans aucun doute, un pressentiment, un vague instinct de la puissance réellement créatrice de l’industrie. Quand la science, arrivée à l’âge adulte, eut déserté la région des chimères pour le terrain positif et solide des faits, elle ramena les anciennes figures de la poésie aux proportions de la vérité. Regardons autour de nous, la main de l’homme, victorieuse de la matière, l’emprisonne aujourd’fini sous nos yeux dans une forme déterminée et lui donne ce qui ressemble de plus près à la vie, le mouvement. Comme Dieu qui, selon la Bible, amena en pieds d’Adam les divers animaux du globe, la science amène maintenant à nos pieds ces puissantes machines, organes de l’industrie, véritables créatures de Part, pour que l’homme leur donne un nom et domine sur elles.

Cette nouvelle création d’êtres fantastiques, doués d’une force mille fois plus grande que celle de tous les autres animaux connus jusqu’ici, soumis et dociles comme eux, présage, sans aucun doute, des destinées singulières aux générations qui viendront après nous. Le monde touche a un de ces momens décisifs où la puissance humaine va développer sur le globe des travaux gigantesques. Cette puissance augmente, en effet, de toute la portée de ses moyens auxiliaires. Comme l’accession des animaux domestiques, en procurant à l’homme de nouvelles forces, a commencé pour les sociétés anciennes une ère d’affranchissement et de progrès, de même l’intervention des machines, mises en mouvement par la vapeur, doit marquer chez les sociétés modernes une époque de renouvellement. La vapeur, cette âme de l’industrie moderne, ressemble de bien près à la pensée qu’elle seconde dans ses projets d’action. C’est un souffle, et ce souffle remue le monde. Soit qu’elle donne, pour ainsi dire, des nageoires aux lourds bateaux qui sillonnent nos fleuves et nos mers, soit qu’elle attache un coursier idéal à nos voitures, elle agit partout avec ordre sur l’aveugle matière et lui impose sa loi. Nous n’avons compté jusqu’ici qu’avec la vapeur : que serait-ce si à cette force, déjà tellement imposante, venait s’en joindre ou s’en substituer une autre supérieure ? Les résultats s’accroîtraient en raison de l’intensité de la cause. Or, la découverte de Denys Papin est à nos yeux une de ces réformes entraînantes que d’autres inventions suivront peu-à-peu comme des satellites. Les nouveaux moteurs sur lesquels travaille dès maintenant l’esprit d’investigation n’existent, à la vérité, qu’en germe. L’eau comprimée engendre du mouvement, mais c’est une force lente. Les chemins de fer atmosphériques, quoique plus avancés en théorie, présentent à la circulation des obstacles que la mécanique n’a pas su vaincre, du moins jusqu’ici, sur une grande échelle. L’électricité n’a encore, produit que des essais. Tout porte cependant à croire que cette dernière force deviendra dans l’avenir l’agent universel du mouvement. C’est à elle qu’il est réservé de compléter un jour la figure de nos machines, de les faire vivre en quelque sorte, de leur communiquer une volonté, une âme. — Au reste, contentons-nous pour l’instant de la vapeur.

Les effets d’un tel moteur sont incalculables ; le temps seul en mesurera les développemens. Il nous semble qu’en histoire naturelle et en économie politique surtout, il ne faut pas s’arrêter à cet obstacle qui borne notre existence. Devancer la date de certains progrès, c’est exercer une des plus nobles facultés de l’homme, auquel il a été donné de juger et de prévoir. C’est par cette prévision que l’homme est à moitié Dieu, car il s’étend de la sorte dans une demi-éternité, dont rien ne trace la limite, si ce n’est la faiblesse de ses organes. Est-il possible que la domination présente de l’homme sur le règne animal change entièrement de nature et de caractère ? Pour répondre à cette question délicate, il est nécessaire de recourir à l’histoire scientifique : le passé éclairera l’avenir.

Un premier fait à constater, c’est que non-seulement la domesticité des animaux a avancé de siècle en siècle, en mesurant sa marche sur le mouvement même du genre humain, mais qu’encore notre action sur les espèces domestiques, quoique régulière et continue, a éprouvé des oscillations, des doutes ; qu’elle a souvent renouvelé les essais, changeant quelquefois brusquement de route, ou se détournant peu-à-peu de son premier dessein. C’est ainsi que des animaux domestiques, appliqués d’abord par l’homme à un genre de service, ont été écartés plus tard de cette destination, lorsque l’homme eut rencontré dans la conquête d’autres animaux, des forces mieux appropriées à la nature de ses entreprises. Une peinture égyptienne, antérieure, selon M. Champollion, de mille ans à Hérodote, représente des béliers employés aux travaux de l’agriculture. Ce monument porte à croire que l’homme a d’abord dompté les espèces plus faibles, et qu’il les a mises à contribution comme auxiliaires jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il eût conquis d’autres espèces plus robustes et plus capables de services.

M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, dans son cours public et dans ses remarquables Essais de zoologie générale, cite un exemple analogue. Avant l’arrivée des conquérans du Nouveau Monde, le lama jouait un rôle très important en Amérique comme bête de transport. Grégoire de Bolivar ne craint pas de porter à trois cent mille (chiffre sans doute exagéré) le nombre des individus de cette espèce qui travaillaient à la seule exploitation des mines du Potose. Lorsque les Européens eurent pénétré dans le nouveau monde, ils y transportèrent les animaux domestiques mes tiques *de l’ancien continent. Le résultat de ce déplacement fut une révolution complète dans les destinées du lama. « Aujourd’hui, le cheval, l’âne et le mulet ont remplacé le lama dans plusieurs localités, dit M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, et dans quelques-unes de celles où il est encore élevé en assez grand nombre, c’est presque uniquement comme animal de boucherie. » Ce fait est grave : voilà donc une bête de somme dont la destination a été changée par suite de l’envie qu’il prit un-jour à Christophe Colomb de courir les mers. Les animaux domestiques participent donc, eux aussi, aux événemens de l’histoire et aux découvertes de la science.

L’éléphant qui figurait dans l’antiquité, chez les peuples de l’Inde et du nord de l’Afrique, comme une machine de guerre animée, n’est guère plus employé a ce genre de service depuis que l’invention de la poudre à canon et les modernes progrès de l’art stratégique ont rendu son usage à-peu-près inutile. Qu’avons-nous d’ailleurs besoin de nous transporter dans la vieille Égypte, dans l’Asie ou dans le Nouveau Monde ? La race bovine a subi, en France, presque sous nos yeux, une réforme analogue. On connaît ces vers de Boileau :

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque îndolent.

Aujourd’hui, le cheval a remplacé le bœuf dans le service des chariots et des voitures de luxe, service qui, peu d’années avant la révolution de 89, était encoree fait, dans le bas Berry et dans toutes les provinces éloignées du centre, par des bêtes à cornes. Le bœuf n’est plus guère employé que pour le transport des récoltes et pour le labour ; encore, les populations agricoles des provinces riches aiment-elles mieux à présent se servir du cheval pour ces différens usages. Ici, ce n’est point la force qui manquait, mais la vitesse. L’industrie rurale a trouvé à propos de remplacer un animal aux mouvemens lourds, par un autre animal plus leste, plus docile et plus facile à conduire. Le temps n’est sans doute pas éloigné où le bœuf se confondra en France, comme le lama en Amérique, parmi les espèces seulement alimentaires, après avoir tenu un rang distingué parmi les auxiliaires de l’homme.

Les faits exposés ci-dessus nous conduisent naturellement à rechercher si la vapeur n’amènera pas à l’avenir, pour l’économie rurale et domestique, une révolution qui aura son point d’appui dans la nature. La locomotive ne remplacera-t-elle pas avec le temps les forces animales par une force artificielle plus grande et moins coûteuse ? Il n’est pas impossible que la tractions vapeur s’étende plus tard à nos divers instrumens de transport. Rien ne prouve que les voitures ordinaires et les charrettes ne s’agiteront pas un jour dans nos rues, au moyen d’appareils locomoteurs dont le secret n’est pas encore trouvé. Tout porte, au contraire, à croire que la science et l’industrie ne s’arrêteront pas à moitié chemin. Les machines ambulantes de nos chemins de fer ont déposé le germe d’un mouvement qui se continuera, sans aucun doute. et s’étendra à d’autres véhicules. Quittons, au reste, cette région spéculative pour nous en tenir aux faits présentement connus. Nous ne faisons que d’entrer dans l’âge des machines, et voila que déjà une partie des auxiliaires que nous cherchions jusqu’ici dans le règne animal se trouvent réformes. Le service d’une seule mine de cuivre de Cornouaille, comprise dans les Consolidated-Mines, nous disait, il y a quelques années M. Arago, exige une machine à vapeur de la force de plus de trois cents chevaux constamment attelés, et réalise, chaque vingt-quatre heures, le travail d’un millier de chevaux. Les mêmes calculs ont été faits pour le remplacement des bêtes de transport par les locomotives. Quoique ces calculs ne soient pas aussi concluans, à cause de l’établissement des nouvelles voitures sur les chemins vicinaux qui correspondent avec les chemins de fer, on peut déjà prévoir le jour où les lignes nouvelles, étant pourvues d’embranchements suffisans, le nombre des chevaux employés aux voitures publiques se trouvera très sérieusement réduit. Il y aura, sous ce rapport pour nos races chevalines, une répétition de ce qui a déjà en lien en Égypte pour le bélier, en Asie pour l’éléphant, en Amérique pour le lama, en France pour le bœuf, c’est-à-dire que l’homme, ayant découvert dans la nature une nouvelle force plus puissante et plus étendue, diminuera l’emploi des anciennes forces animales.

Les résultats d’une telle réforme pour le bien-être matériel du pays ne sont pas indifférens. Les provinces de France les plus pauvres sont toujours celles où j’ai rencontré les bêtes de somme les plus chétives, les moins capables par conséquent de soulager l’homme dans ses durs travaux[1]. Le perfectionnement, de quelques unes de nos races domestiques, toutes si utiles, serait un des plus grands bienfaits que la science économique pourrait répandre sur nos campagnes. Tout le monde est d’accord maintenant sur ce point qu’il faut rendre les travaux moins pénibles et les subsistances plus assurées à la classe laborieuse. Les bêtes de somme ou de trait, étant les auxiliaires naturels de l’ouvrier agricole, et le plus souvent sa seule richesse, il s’ensuit que l’amélioration de ces mêmes espèces domestiques adoucirait le sort des dures populations attachées à la glèbe. Plus un animal est robuste, plus il travaille, et plus il épargne de sueur à son maître ; or les races domestiques s’améliorent en raison du soin qu’on prend d’en limiter la reproduction. Les machines à vapeur ne supprimeront pas sans doute les bêtes de somme, mais elles en restreindront l’usage. Elles restitueront de la sorte à l’agriculture les forces animales qu’employaient l’industrie et la circulation. Enfin elles augmenteront ces mêmes forces, car la consommation moins grande rendra la race moins nombreuse, et étant moins nombreuse, elle deviendra plus robuste : tous les progrès s’enchaînent.

Le développement des animaux auxiliaires est lié en outre à la nourriture et à la nature des travaux qu’on leur impose. Les individus de la race chevaline, qui appartiennent aux classes pauvres, sont laids, chétifs, mal venus. Cette infériorité est non seulement constante pour la forme de ces animaux, mais encore pour leurs mœurs. Les pauvres bêtes travaillant tout le jour sous les coups et ne recevant en échange de leurs services qu’une nourriture mauvaise ou insuffisante, présentent en général, dans leurs instincts, une sorte de rudesse sauvage et bornée. Les traitemens bons ou mauvais exercent, sur le caractère des animaux domestiques comme sur celui des hommes, des influences délicates. Quels sont à cette heure les chevaux les plus intelligens ? Ce sont, sans contredit, ceux qui, appartenant aux classes riches, se trouvent mieux nourris, mieux soignés, et moins surcharges de travaux[2]. La nature même de ces travaux n’est point étrangère au degré de développement des animaux domestiques. Consultez l’état actuel des bêtes de somme dans les sociétés civilisées, vous verrez les traits de la domesticité grandir chez les individus de la race chevaline dont les forces sont employées à des services plus variés ; vous verrez au contraire ces mêmes traits décroître chez les animaux soumis à une tâche rude, uniforme, éternelle. Les chevaux de charrettes, les chevaux de peine, finissent par s’assimiler en quelque sorte sous nos yeux, aux instrumens inertes dont ils agitent la pesanteur. Simples rouages d’un mouvement aveugle, toujours le même, ils obéissent à la main du charretier comme la locomotive à celle du mécanicien. Quelle distance de cet animal-machine au cheval de guerre ! Vivant dans la compagnie de son maître, qui en fait, pour ainsi dire, son frère d’armes, associé aux plus nobles intérêts du genre humain, rompu chaque jour à des exercices multipliés, le cheval militaire prend dans ce commerce familier les habitudes de l’homme, ses passions, son courage.

Les poëtes anciens ont revêtu ces faits d’un langage figuré. Tantôt ils nous représentent le caractère du cheval guerrier sous les traits d’un combattant qui attend le signal de la mêlée ; au son bruyant de la trompette, il dit : « Vah ! Vah ! » Il flaire de loin la bataille, le tonnerre des chefs, et le cri du triomphe. Job s’arrête à ces traits, qui sont en rapport avec les mœurs farouches d’un peuple errant et belliqueux, c’est le portrait du cheval arabe. Fils d’une civilisation plus avancée, Virgile va plus loin encore ; il prête à ce noble animal le sentiment ; ému, il l’associe au deuil et à l’émotion générale de l’armée !

Post bellator equus, positis insignibus, Œthon
It lacrymaux, guttisque humectat grandibus ora.

C’est de la poésie, dira-t-on ; — soit, mais cette poésie ne fait ici que retracer le dessein constant que l’homme s’est proposé dans éducation des animaux domestiques ; il a voulu leur communiquer, autant qu’il était en lui, ses idées, ses sentimens, ses mœurs ; en faire, pour ainsi dire, des images de sa nature. L’idéal de l’industrie est au fond le même que l’idéal de la poésie : seulement la poésie rêve, l’industrie réalise.

Il existe à Rome, sur la place de Monte-Cavallo, un groupe antique. Ce groupe représente deux esclaves conduisant deux chevaux sans bride. Comment l’homme contiendra-t-il ce fier animal libre du frein et du mors ? Il le regarde. Ce groupe n’est pas seulement à mes yeux un chef-d’œuvre d’art, c’est une révélation du but même que l’homme poursuit dans sa conquête sur la nature. Tant que l’homme règne sur les animaux, par la crainte, par la menace, et au moyen d’instruments accessoires, son empire est encore borné ; il possède à moitié ses sujets. L’idéal de la domesticité est de transmettre notre volonté aux animaux auxiliaires par les yeux, par le geste, par la voix. Il faut les rattacher de si près à notre existence, qu’ils deviennent, pour ainsi dire, des satellites de notre puissance, et comme des annexes de nos mouvemens. Ce rêve (si l’on veut que ce soit un rêve), la poésie l’a écrit dans des pages immortelles ; l’art l’a fixé sur le marbre : mais encore une fois l’art et la poésie sont de l’histoire dans l’avenir.

Les poneys norvégiens ont pris habitude d’obéir à la voix et au coup-d’œil de leur maître. S’il faut en croire le témoignage des maquignons, il serait aujourd’hui impossible de soumettre ces animaux au mors. On voit par ce fait que devant les progrès du temps et de l’action humaine, le langage le plus anciennement figuré, le rêve le plus idéal de la statuaire, finissent par perdre toute exagération. De semblables progrès pourraient, sans aucun doute, être étendus dans les autres pays à toute la race chevaline. Il est déjà permis de rêver un monde meilleur, où remplacé par le mouvement des machines, délivré peu-à-peu des plus rudes travaux, mieux instruit et mieux traite, le cheval verrait tomber peu-à-peu dans la poussière le frein par lequel nous morigénons, à cette heure, sa bouche impatiente. Le fouet même, ce dernier instrument de la servitude, ce sceptre brutal que nous étendons sur les bêtes de somme, le fouet serait brisé. Que faudrait-il pour cela ? Il faudrait que ; non content de conquérir la force et les grossiers instincts du cheval, l’homme formât avec cet utile auxiliaire un pacte moral qui lui gagnât l’animal tout entier. Il faudrait en un mot régler sa volonté par la douceur, au lieu de régner sur ses mouvemens par la crainte. La vapeur vient, encore une fois, en aide à cette œuvre comme agent matériel de la délivrance du règne animal, traité jusqu’ici en esclave, et qui plus est en esclave de guerre. Aussi, quand je rencontre sur mon chemin des chevaux suant, peinant et soufflant par centaine à voiturer dans de lourds tombereaux les matériaux nécessaires à la construction de nos lignes de fer, je ne puis me défendre de voir en eux les instrumens, et si j’osais ainsi parler, les martyrs de l’affranchissement de leur race.

Je viens de dire que la vapeur me semblait un des plus puissans auxiliaires du développement de l’instinct chez les animaux domestiques et surtout chez les bêtes de somme. Ce n’est point ici un résultat en l’air ; c’est une opinion basée sur des faits. On n’exagère rien en portant à deux millions par an le nombre de chevaux qu’il serait nécessaire d’employer pour les transports et les travaux qui se font maintenant en Angleterre, en France et en Belgique par les machines ; c’est même rester bien au-dessous du chiffre réel. Cet état de choses tend de plus en plus à s’établir et à s’accroître. Le seul obstacle qui s’oppose encore à l’envoi des marchandises par le chemin de fer, réside dans les dépenses et les retards qu’occasionnent les transchargemens. Croirait-on, par exemple, que les mareyeurs ne se servent pas encore de la traction à vapeur sur la route de Rouen ? La nécessite de conduire le poisson au lieu de départ du chemin de fer et de le faire reprendre au débarcadère de Paris, entraînerait des frais, des changemens de voitures et d’autres inconvéniens qui ne se trouvent point suffisamment compensés par la célérité du voyage. Cette difficulté existe pour un grand nombre de transports. On cherche en ce moment un moyen d’obvier aux vices de l’état de choses actuel, soit par l’établissement d’un chemin de fer circulaire chargé de relier entre elles toutes les lignes qui convergent vers Paris, soit par la création de plusieurs grands centres d’industrie, situés sur le passage des convois et destinés à transmettre ou à recevoir des marchandises. Ces dispositions nouvelles ne présentent, il est vrai, qu’une efficacité incomplète ; mais il, faut tout attendre des progrès ultérieurs de la science économique.

Au milieu des améliorations qui se préparent et qui tendent toutes à remplacer les forces vitales par l’emploi des forces mécaniques, il est naturel de se demander ce que deviendra le cheval. Après avoir servi durant des siècles aux travaux et aux transports de l’homme ; finira-t-il un jour par être rayé du nombre de ses auxiliaires ? Ce résultat est peu probable. Les essais tentés dans ces derniers temps par la société des hippophages pour convertir le cheval en animal alimentaire n’ont pas été jusqu’ici très heureux. Rien ne porte à croire en outre que l’éducation du cheval comme serviteur de l’homme soit jamais abandonnée. Il aurait une perte réelle pour les sociétes à venir dans l’absence d’une espèce si éminemment utile. L’homme, après avoir négligé cette conquête toute faite, se verrait peut-être obligé dans mille ans d’ici, d’inventer le cheval domestique. Heureusement, ce danger n’est pas sérieux. La conséquence du mouvement des machines, qui commence, sous nos yeux, ne sera ni la suppression du cheval comme animal auxiliaire, ni même son remplacement comme bête de somme, ce sera le perfectionnement de ses instincts. Délivré des services les plus durs, déchargé des des fardeaux les plus pénibles, mieux soigné et mieux nourri, parce qu’il sera moins nombreux, ce noble serviteur, qui a si long-temps ployé sous nos transports, manifestera sous un régime meilleur des aptitudes plus variées. L’homme possède dans les animaux ce qu’il y cherche. Ne veut-il qu’un instrument, qu’un levier, le cheval est là pour le lui fournir. Que l’homme lui demande d’autres services, en rapport avec d’autres instincts de cet animal perfectionné, et nous croyons qu’il les obtiendra de même. L’éducation du cheval continuée et agrandie en vue de besoins nouveaux aura pour résultat de le transformer. Ce mot n’a rien d’excessif. Si nous comparons les chevaux des peuples demi-sauvages à ceux de notre continent, nous trouverons que les premiers n’ont ni les formes, ni les habitudes, ni les mœurs de nos chevaux domestiques ; ce sont à peine les mêmes animaux. La civilisation ne change guère d’époques ou de degrés de latitude sur le globe, que tout ne change aussitôt dans la nature.

Quels seront les caractères de cette transformation ? A quels ouvrages nouveaux le cheval pourra-t-il être employé ? Nous n’aventurerons pas nos conjectures dans les ténèbres d’un monde qui reste pour nous inconnu. Il y aurait une sorte de témérité puérile à vouloir préciser d’avance la figure de certains progrès du règne animal, laissons-les donc enveloppes dans les voiles du mystère. Contentons-nous de prévoir scientifiquement l’avenir de nos bêtes de somme sur une donnée générale. Tant que l’homme a senti la nécessité d’une force vivante pour remuer la nature animée, il a pris cette force dans les animaux domestiques ; aujourd’hui qu’il commence à trouver et qu’il trouvera de jour en jour son plus puissant mobile dans la matière même, organisée par les mains de l’art, il abandonnera peu-à-peu l’usage de ces animaux comme instrumens de trait et de transport, et tournera leurs facultés vers un autre ordre de services plus compliqués. L’éducation de ces animaux se développant leur utilité s’accroîtra.

La domesticité doit avoir en vue d’augmenter non seulement les forces physiques des animaux auxiliaires, mais encore leurs forces morales, c’est-à-dire leurs instincts. Les bénéfices que la classe laborieuse retirerait de ce dernier perfectionnement sont innombrables. Nul au monde n’ignore que la puissance productive s’accroît en raison du nombre et surtout de la capacité des travailleurs. Cela est non-seulement vrai des hommes, mais aussi des animaux que l’homme s’est associés dans ses travaux les plus pénibles. La domesticité des espèces auxiliaires considérée comme moyen d’amélioration du sort des classes industrielles, est une des plus graves questions d’économie pratique. Il n’y a pas une seule race domestique en France dont le perfectionnement ne contribuerait à étendre la liberté humaine pour l’ouvrier de nos campagnes. Tel animal, dressé à certains emplois, affranchirait le travailleur agricole d’une tâche pénible, malsaine ou fastidieuse. En l’absence de cet animal auxiliaire, l’homme prend les forces nécessaires à un tel travail dans sa propre espèce, souvent même dans sa famille. Sans accroître le nombre des races domestiques (ce qui serait d’ailleurs un autre genre de bienfaits), le seul développement de l’instinct et des forces physiques chez nos animaux actuellement soumis, constituerait, pour l’industrie agricole, une somme considérable de bien-être. Nous pouvons en juger par les avantages que la liberté humaine recueille déjà de l’éducation des animaux domestiques, avantages toujours proportionnés au degré d’instinct de ces animaux et à la civilisation des peuples qui les possèdent. Quelle distance du chien sauvage, sorte de chacal borné et vorace, ou même du chien des Esquimaux, propre seulement à mouvoir des traîneaux sur la glace, au chien des sociétés plus parfaites. La domesticité en faisant de cet animal le compagnon de l’homme, lui a, pour ainsi dire, communiqué une seconde nature. La science constate que le chien sauvage n’aboie pas ; l’aboiement est, chez le chien domestique, si utile à nos basses cours, une habitude acquise, une sorte d’imitation de la voix humaine, transmise héréditairement d’individu à individu, et qui devient comme naturelle dans notre commerce. C’est pourtant à cette faculté artificielle que le chien doit d’être le gardien de la demeure de l’homme, de ses richesses, de sa vie. Plus une nation est industrieuse, plus elle compte d’espèces domestiques, et plus aussi elle les applique à destinations utiles. Dans les États-Unis, par exemple, on se sert du chien de la maison pour battre le beurre. Cette tâche n’est pas très pénible, sans doute, mais elle est monotone ; il résulte de l’emploi des forces animales à cet usage presque journalier un véritable soulagement pour les maîtres ou pour les serviteurs de la maison.

S’il faut en croire des récits plus ou moins merveilleux, l’ours dans quelques contrées du Nord, l’orang-outaug entre les tropiques, rendent déjà dans l’intérieur des habitations, quelques services. Des ours civilisés, racontent les mêmes voyageurs, deviennent les compagnons et, pour ainsi dire, les amis des pâtres qui conduisent leurs troupeaux ; un peu plus, ils garderaient eux-mêmes les moutons, en jouant du chalumeau comme les bergers de Virgile. On connaît les exercices auxquels « les seigneurs indiens dressent le guépar, ce tigre devenu chien sous la main de l’homme. Tous ces faits, auxquels on pourrait en ajouter d’autres, montrent que la nature des animaux est susceptible de variations infinies. La domesticité des animaux, même les plus entièrement soumis, n’est pas une œuvre terminée. L’action des sociétés change avec le temps les espèces sauvages en de nouvelles espèces, dont elle remanie sans cesse les facultés naturelles, les mœurs et jusqu’à la figure. Il existe dans les contes et les traditions de l’Orient, mille récits qui ne sont que des symboles de la domination possible de l’homme sur la nature inférieure. Un voyageur me racontait avoir vu dans un temple de la Perse une riche tenture représentant un maître de maison qui se fait servir par des singes et par d’autres animaux domestiques. Tous ces êtres privés de raison, versent à boire, ferment les portes, couvrent la table, remplissent, en un mot, sur la tenture les diverses fonctions du ménage. L’esclave se trouve ainsi supprimé par le ministère de ces nouveaux serviteurs. Une telle fantaisie charmante n’es telle pas, comme tant d’autres monumens de l’art, une image exagérée sans doute et comme un pressentiment confus de l’état auquel une éducation suivie pourrait amener les facultés des animaux ? Qui empêche en effet de croire que ces derniers ne puissent devenir par la suite, dans certaines limites fixées par la nature, les vrais domestiques et, pour tout dire, les familiers de l’homme. — L’antiquité nous révèle des faits semblables, surtout quand on s’approche de l’Inde, ce berceau de la civilisation des peuples. Orphée, Bacchus, avaient, dit-on, adouci les tigres, au point de les atteler à leurs chars, comme des animaux domestiques. Bacchus leur servait du vin dans des coupes ; la musique, le chant, les sons de la lyre achevaient leur éducation. Faut-il voir dans ces fables de simples jeux d’imagination poétique, ou l’histoire, plus ou moins ornée, d’essais très anciens de domesticité, entrepris sur des animaux féroces ? De telles expériences sont à refaire aujourd’hui ; je m’étonne qu’on n’ait encore soumis les tigres et les lions du Jardin des Plantes à aucun traitement utile ; peut-être existe-t-il, en effet, dans certaines liqueurs enivrantes, dans les sons combinés d’une musique tendre et amollie, des vertus efficaces pour adoucir le naturel farouche des animaux eux-mêmes ? Ce qui a lieu dans certains cas de délire furieux me le donne à penser. L’action de la domesticité répandra peut-être, un jour, une sorte d’ivresse sur les monstres enchantés par elle et soumis.

Mais tenons-nous au présent et à la réalité. L’instinct des animaux domestiques étendu par l’éducation et combiné avec l’art des machines, nous rendrait d’ici à peu de temps des services que nous ne soupçonnons pas encore. Jusqu’ici l’agriculture n’a recueilli du travail des bêtes de somme que des avantages médiocres, comparés à ceux qu’elle aurait pu tirer du concours de ces animaux perfectionnés. Nous pouvons en juger par un seul exemple. Croirait-on, en vérité, que la charrette, cet instrument si imparfait, soit une invention toute moderne, dont l’emploi ne s’étend pas même encore à un tiers du monde habité ? Comment calculer la somme de bien-être que cette mécanique si simple, en s’adaptant à de nouveaux veaux instincts du cheval, a procuré aux sociétés modernes de notre continent ! Substituer la force des animaux domestiques à celle de l’homme, et mieux encore, unir la force des machines à celle des animaux, c’est marcher sur les conditions mêmes du progrès matériel et moral des peuples civilisés. L’économie politique doit tendre à reposer de plus en plus les bras des classes industrielles et agricoles, afin de leur ménager le temps et les moyens d’exercer les facultés de l’intelligence. L’agriculture, en effet, comme tous les arts utiles, ne se perfectionne pas moins parle travail de l’esprit que par le travail des mains. Plus l’ouvrier des champs sera instruit, et plus il : sera le roi de la terre sur laquelle il exerce ses forces physiques. Chez les anciens, Apollon présidait en même temps à l’agriculture et aux arts libéraux.

Résumons-nous : les animaux domestiques soulagent l’homme ; les machines soulagent l’homme et les animaux. — Entrez dans cette usine, dont le fourneau toujours ardent rougit à l’horizon comme un œil de Cyclope. Quel travail ! Ces machines, comme elles gémissent ces dents de fer, comme elles grincent ! La sueur dégoutte le long de ces membres d’acier, qui se soulèvent et retombent avec un bruit pesant. La vapeur est un soupir ; c’est un cri ! toujours la douleur, mais la douleur physique, la douleur insensible, si lion ose ainsi dire. L’homme s’avise enfin de rejeter sur les élémens la fatigue et le poids du travail. Prométhée ne pouvant tuer le vautour éternel a imaginé de mettre une autre victime à sa place. Il a d’abord mis le règne animal. Maintenant il dit à la vapeur : Ronge ce roc ! mords ce fer ! tourmente cette roue ! — Tandis que la matière se déchaîne ainsi contre la matière, le règne animal respire ; l’homme surtout brise peu-à-peu les liens de la nécessité qui le fixaient au dur rivage, et retire son flanc meurtri. Une nouvelle ère commence pour les sociétés et pour la nature.

L’homme a reçu de la nature l’instinct et l’intelligence. Quand on y réfléchit, on trouve que ces deux conditions étaient nécessaires pour établir son règne sur les animaux. Si l’homme jouissait uniquement de l’instinct, n’ayant rien reçu de plus que les autres créatures, il n’eût jamais pu les soumettre ; d’un autre côté, s’il au joui seulement de l’intelligence, il n’aurait compris ni les besoins des êtres inférieurs, ni leurs penchans, et il aurait manqué des moyens élémentaires pour communiquer avec eux. Il fallait que l’homme eût ses racines dans l’animalité ; il fallait qu’il fût animal lui-même, pour qu’il existât un lien primitif de société entre sa nature et celle des autres êtres vivans. Les derniers travaux de la science embryologique, auxquels se rattachent d’une manière si éclatante les noms de Geoffroy-Saint-Hilaire et de M. Serres, donnent à cette vue générale une force de démonstration nouvelle. L’organisation de l’homme répète successivement celle de tous les êtres inférieurs : il a passé, durant la vie intra-utérine, par tous les principaux états de la création, par toutes les grandes formes de la série animale ; il a non-seulement en lui-même de la bête, comme on l’a dit, mais de toutes les bêtes, etic’est par là qu’il tient à l’universalité des habitans du globe. Il a de plus l’âme, — une âme faite à l’image du créateur, et c’est d’elle qu’il tire sa supériorité.

Après avoir cherché son utilité dans la possession des animaux domestiques, le maître doit ensuite consulter le bien-être de ses serviteurs. Dieu ne veut pas que la nature souffre ; Dieu veut que la nature soit heureuse sousla main de l’homme. Ce sont nos passions égoïstes qui s’opposent aux volontés de l’Éternel. Pour ce spéculateur effréné, pour ce riche avare, la création n’existe pas, où elle n’existe que comme un moyen de fortune. Il affaiblira les races domestiques par le manque de nourriture et par une fécondité débilitante : que lui importe ? À la place de ces êtres, sortis de la main du créateur dans tout le luxe de l’abondance et de la force, il fait des fantômes, il fait des monstres. L’obligation du jeûne qu’il ne veut plus recevoir de la part de l’Église, il l’impose aux animaux par économie ; il en fait les anachorètes de sa cupidité. Il est temps que l’opinion publique se soulève contre ces froids calculs qui enrichissent quelques individus, mais qui appauvrissant la création et la société. Les animaux sont nos convives au grand festin de la nature : place, place pour tous !

La lutte avec les animaux a été nécessaire ; elle ne l’est plus. Le but de la domesticité nest pas d’entretenir à la surface du globe une conquête violente qui ressemble toujours aux suites d’une guerre ; c’est d’y établir la paix. La présence de l’homme doit communiquer des sentimens plus doux aux animaux eux-mêmes et humaniser en quelque sorte toute la nature. Nous en avons déjà des exemples sous nos yeux dans l’association produite par notre commerce entre des espèces hostiles, qui, dans l’état sauvage, ne se rencontraient que pour se fuir ou pour s’attaquer. L’homme est le lien moral de toute la création ; c’est en lui et par lui que les mille rayons de la vie arriveront un jour à l’unité.

À mesure que l’intelligence s’élève le cœur s’élargit ; l’individu a d’abord limité ses affections à la famille, ensuite à la patrie, et enfin par un dernier effort, à l’humanité. Il’économie politique est destinée à étendre non-seulement la charité sur l’espèce humaine, mais encore sur les espèces inférieures. Le maître s’habituera avec le temps à ne plus voir seulement dans les animaux auxiliaires des instrumens, mais des ouvriers. Il y a de merveilleuses jouissances attachées à cette dilatation de nos sentimens. Voici bientôt deux mille ans qu’un poète comique fit réciter sur le théâtre de Rome ce vers fameux, devant lequel la conscience païenne tressaillit, et salua par des applaudissemens l’aurore du christianisme :

Homo sum : nihil humani a me alienum puto.

Le moment est venu d’élargir encore le pressentiment si noble, par lequel le poëte affranchi, préludait sans le savoir à une nouvelle ère. L’homme n’est pas fait pour entrer seulement en communion avec les autres hommes ; il est fait pour participer en outre à toute la nature. Nous pouvons déjà nous écrier, après Térence : « Je suis créature : rien de ce qui appartient à la création ne m’est étranger ! »

La domesticité des animaux n’est pas uniquement une œuvre économique, c’est uneœuvre religieuse. Le culte des animaux et de tous les êtres privés de raison, c’est de se faire connaître à l’homme et de servir par leur entremise à lui faire connaître son auteur. Tant qu’ils demeurent à l’état sauvage, le ministère de ces êtres bruts est encore incomplet. Auteur du perfectionnement de l’état de nature, la domesticité approche sans cesse par l’éducation les êtres inférieurs de l’idéal divin dont ils dérivent ; elle les crée une dernière fois, elle les achève, et dans cette œuvre d’intelligence, qui est en même temps une œuvre de foi, elle seconde la puissance éternelle qui a formé l’univers. L’homme attire à lui toutes les créatures ; Dieu attire l’homme : ainsi va le monde.

  1. On peut citer surtout le département des Hautes-Alpes, qui est le plus misérable de tous ; c’est aussi celui où les races des animaux auxiliaires se montrent les plus dégradées.
  2. Ceci devient surtout sensible dans nos grandes villas où l’inégalité des conditions parmi les hommes en crée une toute semblable parmi les animaux. Qui n’a vu d’anciens chevaux de bonne maison attelé maintenant à des fiacres ou même à de tristes charrettes, porter encore, sous l’affront de leur décrépitude, les manières reconnaissables d’un gentilhomme ruiné ?