Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/La ménagerie

Comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 182-216).

V. — Les temps modernes de la création. — La ménagerie.


Nous avons laissé le monde sous le coup de cette dernière catastrophe qui marque selon les naturalistes, le passage des temps anciens de la création aux temps modernes. Maintenant nous trouvons la terre repeuplée. Pour nous tenir dans les limites du Jardin des Plantes, qui a été si justement nommé par les savans une miniature du globe, nous voyons la nouvelle nature végétale représentée autour de nous à l’état de vie par ces arbres, ces plantes, ces fleurs demi-écloses, qui étalent librement dans les avenues ou en captivité sous leurs châteaux de verre les mille fantaisies de leur vêtement. Nous apercevons la nature animale des temps modernes derrière les barreaux de fer de la ménagerie, dans ces parcs ombragés d’arbres et tapissés de verdure, où le cerf, le daim, la gazelle et d’autres animaux ont déposé la vitesse de leur course, dans ces cages treillagées où l’aigle a laissé emprisonner son vol, dans cette rotonde massive où l’éléphant, la girafe, le buffle et quantité d’autres gros animaux ont reçu leur domicile ; dans cette fosse aux ours, si chère à la curiosité parisienne ; dans cette nouvelle construction, appelée, à cause de sa grandeur et de sa forme, le palais des singes ; enfin dans toutes les parties de ce petit univers, qui montre ici à chaque pas ses nouveaux produits et ses nouveaux habitans. À la vue de ce spectacle de vie et de régénération qui succède brusquement pour nous à des scènes de cataclysme, de dépopulation et de mort, il est naturel de se demander comment toutes ces choses ont pu se réformer dans l’intervalle d’un monde à l’autre. Ici la lutte recommence entre les naturalistes. La main du Créateur s’est-elle une seconde fois étendue pour repeupler ce globe que la tourmente des événemens avait fait sombrer ? Georges Cuvier dit oui, Geoffroy Saint-Hilaire, non. Mais que la nature renouvelée, dont l’aspect vivant récrée de toutes parts nos yeux fatigués par les ruines de l’ancien monde, que les plantes et les animaux dont nos regards s’étonnent, après la grande destruction dont nous avons suivi les traces, descendent de l’ancien état de choses, des animaux et des plantes antédiluviennes, ou qu’ils soient le produit d’une création nouvelle, nous ne nous trouvons pas moins en présence d’un changement considérable dont les effets ont retenti au loin sur tous les êtres organisés. Rien ou presque rien n’est resté dans le monde actuel sous la forme qu’il occupait dans l’ancien. Les divers habitans du globe ont suivi le mouvement universel et définitif qui devait donner à la création tout entière son achèvement par la présence de l’homme. La seconde partie du Muséum d’histoire naturelle qui nous reste à visiter présente donc vis-à-vis de la première un spectacle constamment nouveau ; il importe de le caractériser.

Aucun des agens que nous avons rencontrés dans la formation de l’ancien état de choses, tels que les changemens de l’atmosphère, les variations de la température, les soulèvemens de terre et les mouvemens des eaux, n’existent plus, du moins avec les mêmes forces, dans notre présent milieu ambiant, unique et à-peu-près fixé. Le monde est-il demeuré pour cela stationnaire depuis la naissance du genre humain ? La nature, après avoir cédé, durant les âges antédiluviens, à une loi évidente de progrès, s’est elle tout-à-coup immobilisée ? Non, il n’en a point été ainsi : l’espèce de sommeil que Moïse attribue au Créateur après la consommation de son œuvre n’existe qu’en image ; Dieu ne s’est pas reposé le septième jour, et la création continue. Seulement les conditions et les agens de son progrès ont changé. À l’action des forces aveugles, dirigées par la volonté secrète qui gouverne le monde, succède peu-à-peu l’action humaine. Le dernier né sur le globe devient de la sorte le mandataire de la puissance créatrice qui organise et remanie sans cesse la matière. L’avènement du genre humain ouvre pour le monde soumis à sa domination une ère inconnue. Le mouvement des causes brutales a cessé ; celui de la cause intelligente commence. Dans l’histoire des temps antédiluviens, exprimée par le musée de géologie, nous avons vu les plantes et les animaux sous la main de la nature ; dans tout le reste de l’établissement, qui représente les temps modernes, nous allons voir ces plantes et ces animaux sous la main de l’homme. Voilà tout d’abord deux mondes nettement marqués par le caractère des influences qui les gouvernent et par les changemens qui en résultent. Dans le premier se montre sans cesse la force matérielle avec tous ses ravages ; dans le second apparaît la force morale avec ses conquêtes pacifiques et ses établissemens éclairés. Cette action de l’homme sur le globe qu’il habite, sur les plantes et les animaux qu’il tient en sa dépendance, a tellement modifié les lois primitives de la vie, que nous entrons véritablement dans un état de choses imprévu. L’être raisonnable a repris en sous-œuvre toute la nature et lui a imprimé sa forme. Nous en rencontrons la preuve de toutes parts visible dans ces animaux domestiques qui ont changé leur caractère pour revêtir nos mœurs et nos habitudes ; nous la trouvons même dans ces animaux encore insoumis, mais domptés par la crainte, dont nous avons fait les esclaves de notre curiosité. Les obstacles les plus énergiques, tels que la force, l’instinct destructeur, la férocité native, l’énormité de la taille et du volume, tout s’est abaissé sous notre action envahissante. Le descendant de ces prodigieux mastodontes, de ces terribles éléphans antédiluviens qui portaient autour d’eux l’épouvante, est là dans son étroite enceinte, calme, docile, et, pour ainsi dire, lié au regard de son maître, dont il suit les ordres sans résistance. Qu’est devenu cet ancien ours à front bombé, ce solitaire des cavernes de la vieille Allemagne (ursus spelœarctus), ce roi de la destruction et du carnage, devant lequel tremblait toute la nature ? Vous pouvez voir ses descendans au fond de cette fosse basse, où ils traînent maintenant leur ennui et leur souveraineté déchue. Sous la main de son vainqueur, cet ancien tyran du Nord a même pris dans la captivité les vices et les bassesses de la servitude. Toutes ses actions portent l’empreinte d’un avilissement auquel il s’est formé lui-même pour plaire à ses maîtres et pour contenter sa gourmandise. La couronne de l’ancien monde est tombée de son front, qui montre à nu les flétrissures de l’esclavage. Où est sa vieille et sauvage majesté ? On lui dit de sauter, et il saute ; d’étendre la patte, et il l’étend ; de saluer, et il salue ; de monter à l’arbre, et il y monte. Nous le voyons étaler gauchement et de mille manières ses gentillesses d’ours, le tout pour un chétif morceau de pain ou de gâteau dont il console son appétit vorace. Devant la déchéance de cet antique dominateur du règne animal, si cruellement humilié par son vainqueur, on sent que la nature tout entière a changé de maître. La seconde moitié du Muséum d’histoire naturelle va nous montrer à chaque pas un monde nouveau en miniature, qui est le monde de l’homme.

Ce Muséum n’est-il pas lui-même l’ouvrage du maître actuel de la création ? Cet établissement ingénieux, où les productions de la nature ancienne et nouvelle viennent se résumer comme les monumens de l’antiquité dans la villa d’Adrien, ne s’est-il point élevé par l’effort de cette même main qui a soumis et renouvelé la face du monde ? Nous avons cité déjà les principaux traits qui dans notre pensée, dessinent l’histoire du Jardin des Plantes. Il nous faut reprendre cette histoire à l’événement qui marqua pour l’établissement la création d’une ménagerie.

Tout le monde a visité cet endroit du jardin, où les sauvages représentans du désert ont abattu aux pieds de l’homme leur orgueil et leur férocité ; mais on ignore trop les circonstances singulières au milieu desquelles cette ménagerie a commencé. Le Jardin des Plantes venait d’être érigé par la Convention en Muséum d’histoire naturelle. C’était un titre, et les titres sont bons quand ils recouvrent une idée ; mais Dieu sait que la nature était alors bien pauvrement représentée dans l’établissement. Jamais animal féroce n’avait été vu vivant au Jardin des Plantes. « Ce fut, raconte M. Jean Reynaud, un coup de main du procureur de la commune qui devint l’origine de la ménagerie. Ce magistrat considérant que les exhibitions publiques d’animaux vivans ne devaient point être abandonnées à l’industrie particulière, attendu que ces ménageries foraines causaient non-seulement encombrement sur les places publiques, mais pouvaient même par suite de la négligence des gardiens à l’égard des bêtes féroces, devenir une cause de danger pour les citoyens, prit de lui-même et sans s’être entendu à ce sujet avec personne, un arrêté portant que les animaux stationnés sur les places de Paris seraient saisis sans délai par le ministère des officiers de police, et conduits au Jardin des Plantes, où après estimation de leur valeur et indemnité donnée aux propriétaires, on les établirait à demeure. Cependant les professeurs du Jardin des Plantes n’avaient reçu aucun avis. L’arrêté avait été exécuté aussitôt que signé, et la première nouvelle en fut portée au jardin par les animaux eux-mêmes, qui, avec leurs gardiens, y affluaient de toutes parts sous la conduite des commissaires de police et de la force armée. M. Geoffroy Saint-Hilaire, alors fort jeune, et chargé au Jardin des Plantes de la zoologie et de l’administration des matériaux zoologiques, était tranquillement occupé dans son cabinet, quand on vint le prévenir de l’arrivée des étranges visiteurs qui assiégeaient sa porte. La circonstance n’était pas seulement singulière, elle était réellement difficile. Il était évident que le procureur général de la commune avait dépassé ses pouvoirs en ordonnant que ces animaux seraient conduits et nourris au Jardin des Plantes ; car le Jardin des Plantes relevait de l’état et non de la commune. Ce n’était pas le tout que de recevoir ces nouveaux hôtes, il fallait les payer et les nourrir, et sur quels fonds cette dépense se ferait-elle ! Les animaux auraient fort bien pu demeurer long-temps dans la rue, s’il avait fallu attendre pour leur ouvrir les portes du jardin que cette question eût été convenablement discutée, et finalement adoptée par les pouvoirs compétens. Mais M. Geoffroy en homme vif et actif eut bientôt pris son parti. Il donna ordre d’ouvrir les portes à l’attroupement, d’installer les voitures et les cages qu’elles renfermaient dans la cour intérieure, et prenant provisoirement sur lui toute responsabilité, il se chargea jusqu’à la décision légale, de fournir à ses frais à l’entretien des animaux et de leurs gardiens… C’est ainsi que fut instituée révolutionnairement en date du 15 brumaire an II le premier noyau de la ménagerie. Parmi les animaux ainsi recrutés, se trouvèrent deux ours blancs, un léopard, un chat-tigre, une civette, un raton, un vautour, deux aigles, plusieurs singes, des agoutis. Ils furent évalués en somme à 33,000 francs. La classe des carnassiers était désormais représentée par quelques-uns de ses membres les plus importans. » Cependant près d’une année s’écoula avant que la Convention, entraînée par les instances de Lakanal, par les démarches assidues de M. Geoffroy Saint-Hilaire, par l’autorité du peuple qui se portait chaque jour devant ce nouveau spectacle étalé à ses yeux, décrétât enfin l’établissement sérieux et à jamais utile d’une ménagerie nationale.

Il s’en faut de beaucoup que cette ménagerie ait acquis tout de suite la consistance et la splendeur actuelles, dont les étrangers s’étonnent. Le bâtiment en a d’abord été renouvelé depuis une vingtaine d’années. Les animaux qui y figuraient ont été remplacés par d’autres animaux plus remarquables et en plus grand nombre. Quoique les fonds alloués à l’entretien si important de la ménagerie aient toujours été en augmentant, il est pourtant vrai de dire que cette exposition publique d’animaux rares et coûteux se recrute plutôt de dons que d’achats. En 1834, le crédit demandé pour réparer les pertes de la ménagerie n’était que de 4,000 francs, il s’élève maintenant à la somme encore insignifiante de 7,000 francs, qui ne saurait couvrir les désastres fréquens, ni remplir les vides que la mort fait chaque jour dans les cages habitées par ces frileux prisonniers. Quel spectacle pourtant plus capable de relever notre nature que celui de ces redoutables captifs auxquels nous avons imposé un séjour et une patrie si contraires à leurs mœurs ! Quelle entrée plus digne de notre sujet, pour nous introduire dans cette série d’événemens marqués par la main de l’homme, qui composent l’histoire moderne du globe terrestre ! Les animaux que l’homme n’a pu attirer à lui par la douceur, il s’en est emparé par la force. De ce nombre sont ces terribles carnassiers qui peuplent les cages de la ménagerie. Quoique ces espèces sanguinaires résistent plus que les autres à l’éducation, elles n’ont pas laissé que de déposer dans notre commerce une partie de leur sauvage nature. Parmi les animaux féroces soumis aux regards du public ; un grand nombre ont abdiqué cette cruauté native qui a servi à les désigner ; si quelques autres ont repoussé toute société humaine, n’acceptant pour ainsi dire que les fers de leur vainqueur, cela tient moins encore à leur caractère indomptable qu’au peu de soin qu’on a pris de les adoucir. Le gardien qui, vivant dans l’intimité de ses hôtes, connaît mieux que tout autre leur naturel et l’empire exercé sur eux par l’éducation, croit volontiers que ces animaux changeraient leurs mœurs, si l’on s’occupait à les familiariser. Nous avons eu, dans nos théâtres, de trop récens et de trop célèbres exemples de cette puissance de l’homme sur la nature, même sur la nature sauvage et carnivore, pour admettre le doute à cet égard. Il n’y a presque pas d’animal qui ne reçoive à la longue notre action ; et qui, après avoir courbé sa tête sous nos chaînes, ne plie ensuite son caractère sous notre volonté.

Entrons plus avant dans cette ménagerie dont la bienveillance d’un professeur nous a ouvert la porte et les mystères. Le moment le plus curieux pour visiter cette sauvage demeure est celui ou les animaux prennent leur nourriture. Il est environ trois heures. Les préparatifs de cette scène brutale se font dans le long corridor où règnent les loges intérieures de la ménagerie. Ces loges sont vides, leurs hôtes étant occupés sur le devant à recevoir la visite du soleil et du public. Le gardien paraît : il voiture une brouette chargée de viande crue ; ce sont les débris dépécés d’une vache qu’on vient d’abattre dans la boucherie du Jardin des Plantes. La grille de chaque loge est ouverte à la clef : le gardien y dépose un quartier de chair dont la grosseur est mesurée sur l’appétit bien connu de ses hôtes. Cet appétit varie selon les individus ; il existe en ce moment une lionne qui consomme dix-neuf livres de viande par jour, tandis qu’une autre vit avec la moitié de cette ration. Un telle faim difficile à assouvir est pour ces animaux, dans l’état sauvage, comme pour les hommes dans certaines classes de la société, un don funeste qui les condamne à des privations immenses et à des fatigues inouïes en vue de se procurer leur subsistance. Une fois que le gardien a parcouru toutes les loges, distribuant à chacune la portion convenable, il introduit ses hôtes au festin qui leur est préparé. Quelques-uns font entendre, par des grognemens sourds, qu’ils sentent la présence de leur morceau et qu’ils veulent y mordre. L’ouverture de la loge se pratique au moyen d’une planche qu’on lève comme un rideau de théâtre. C’est alors que chaque acteur entre en scène et déploie son rôle de voracité. Nous n’avons rien de mieux à faire que de suivre le gardien dans l’ordre où il convie chacun de ses pensionnaires au repas du soir. D’abord, c’est la hyène qui vient plonger son museau sombre et fétide dans la chair sanglante. Cet animal a, du reste, été calomnié par les poètes qui en ont fait le symbole des passions fausses, haineuses et cruelles. Il n’y a pas au contraire de carnassier plus facile à l’apprivoisement que celui-là. Le premier venu peut sans danger lui passer la main sur le dos. La docilité de cet animal aux caresses de l’homme tient à ce que, son appétit le portant plutôt vers les proies mortes que vers les proies vivantes, la nature a jugé inutile de lui donner l’instinct de l’attaque et de la destruction. Mais si la hyène a été calomniée, c’est bien sa faute : pourquoi aussi est-elle si laide ? Il est impossible de voir ce train de derrière déprimé, ces poils raides, gris et sordides, cette physionomie ignoble, cette allure de croque-mort, sans éprouver devant un tel animal une répugnance invincible qui nous vient à coup sur de la bassesse de ses mœurs. Ce déterreur de cadavres nous dégoûte sans être méchant. Dans les animaux comme dans les hommes nous aimons encore mieux l’héroïsme sanguinaire que la douceur vile.

Passons : voici le lion qui se précipite la tête basse ; les habitudes de ce roi du désert ne se démentent jamais ; il est resté grand dans la captivité. On le voit dévorer bravement et superbement le quartier de viande qu’il tient fixé à terre sous sa puissante griffe. Le lion se laisse gagner aux avances de l’homme ; mais ce n’est point à l’heure du repas qu’il faut parler d’éducation : tous les animaux féroces sont dangereux quand ils mangent. La présence de la chair et l’odeur du sang réveillent les instincts destructeurs de leur farouche nature. Tout étranger, le gardien même, est dans ce moment-là un ennemi qui veut leur arracher leur proie : malheur à lui s’il approche ! — Pourquoi cette lionne ne dépèce-t-elle point la grande mâchoire de vache qui est jetée dans sa loge ? Cette lionne est une vieille prisonnière dont le séjour à la ménagerie n’a jamais pu adoucir le caractère intraitable. Il est à remarquer que cet animal (le seul de tous) garde sa ration pour la manger pendant la nuit. Y a-t-il une liaison secrète entre la férocité et l’amour des ténèbres ? À côté nous avons vu une jeune lionne fort douce qui était arrivée depuis quelques heures à la ménagerie. Son front, usé pendant le voyage au frottement des barreaux, portait dans la région sourcilière des traces pénibles et comme la marque récente de l’esclavage. Cet animal nous toucha. Nous lui trouvâmes l’air mélancolique et consterné des nouveaux détenus à leur entrée dans la prison. C’était triste à voir comme cette lionne pleurait et comme elle semblait regretter le sable absent de sa douce patrie, dulcem reminiscitur Argos. Sa ration de viande fraîche ne la tentait guère ; la douleur de l’exil et de la prison lui enlevait jusqu’à l’appétit. Cette lionne s’était pourtant décidée à attaquer faiblement son morceau de chair, quand les rugissements d’un jaguar, son voisin, frappèrent ses oreilles ; elle se retira effrayée dans le fond de sa cage. La malheureuse se croyait encore dans le desert, et s’attendait à la rencontre d’un adversaire supérieur en forces. Au reste, les combats de lion et de tigres, qui tiennent une si grande place dans les ouvrages des poètes, n’existent guère dans la nature. Ces deux genres d’animaux, étant cantonnés dans deux parties de la terre très séparées, ne pourraient se trouver en présence que sur l’extrême limite de leur mutuel empire. Il est donc très incertain qu’ils se soient jamais rencontrés.

Le jaguar a dans ses mouvemens la souplesse du chat ; il entre comme une ombre et se jette sur son repas avec une agilité avide qui tient plutôt à la gourmandise qu’à la faim. Sa langue lèche le sang. L’animal féroce est tout entier à l’acte de la nourriture ; ses griffes pèsent sur sa proie, ses yeux la dévorent, ses dents la déchirent. Apercevez-vous dans leurs loges ces sauvages panthères noires ? Farouches et comme effrayées de la lumière, elles se reculent dans un coin sombre pour décharner les os qu’elles tournent et retournent furieusement. Leur robe confond avec la nuit. On voit seulement luire leurs prunelles ardentes de joie à la vue des suites du carnage. Ces animaux sont rebelles à toute approche ; leur mauvais caractère s’associe à une merveilleuse beauté. Aristote comparait, pour les mœurs autant que pour la forme, le lion à l’homme et la panthère à la femme, Nous lui laissons la responsabilité de ce jugement. Cependant le gardien touche aux dernières cages de la ménagerie. Les deux individus qui les habitent sont d’un accès facile. Leur repas est mêlé de viande et de pain. L’ours tient par son organisation, et surtout par l’ampleur de son cerveau, le haut de l’échelle des carnassiers. Aussi le voyons-nous soulever de terre la nourriture avec ses pattes. C’est un degré vers le singe, qui se sert de ses mains pour porter les alimens jusqu’à sa bouche. Le repas de tous ces animaux est de courte durée ; on n’aperçoit bientôt plus dans leurs loges que de grands os rouges, léchés, rouges encore, sur lesquels de vastes dents ont laissé l’empreinte de l’appétit carnassier et de la force. Ces redoutables convives promènent encore long-temps leur large et rude langue autour de leur mâchoire vide, sur leurs lèvres ensanglantées. Puis, l’appétit étant satisfait, on voit tomber peu-à-peu de leur face crispée ce voile de férocité native ; tous ces animaux repus prennent l’attitude plus calme de la tristesse et de la résignation.

Un sentiment de convenance a fait sans doute interdire au public la vue des animaux carnivores dans l’action de la nourriture. En dérobant aux yeux de la foule cette scène de barbarie, les administrateurs du Muséum se montrent bien éloignés de la politique romaine qui faisait déchirer les chrétiens condamnés à mort, sous les yeux de la multitude, par les bêtes du cirque. Nul n’ignore que la civilisation a fait d’immenses progrès ; mais, ce qui est peut-être digne de remarque, c’est que les animaux féroces participent eux-mêmes à cet adoucissement des mœurs. Nous croyons devoir rapporter à ce sujet les accidens dont le Jardin des Plantes a été le théâtre. On verra que non-seulement les individus mis à mort par les animaux sont en petit nombre, mais qu’encore ils ont tous été les auteurs imprudens ou volontaires de leur catastrophe. La plus ancienne anecdote tragique dont le souvenir soit à déplorer depuis la présence des bêtes féroces au Muséum d’histoire naturelle, est celle de ce vétéran qui, attiré (on se l’imagine du moins) par l’éclat d’un bouton semblable à un écu, descendit pendant la nuit avec une échelle dans la fosse aux ours. Ce malheureux, surpris par le réveil des formidables animaux dont il venait à cette heure ténébreuse violer le domicile, poussa des cris affreux qui emplirent tout le jardin et furent entendus jusque dans les geôles de Sainte-Pélagie. Il fut trouvé le lendemain étendu sur le dos et le ventre ouvert. Son imprudence pouvait entraîner d’autres malheurs, l’échelle qui lui avait servi à descendre étant demeurée fixée contre le mur de la fosse ; mais l’ours, content d’avoir fait justice de son visiteur audacieux, ne songea point à profiter de ce moyen d’évasion. — La seconde exécution a été commise par un éléphant fort doux. Un curieux, par des raisons ignorées, probablement par bravade, s’était introduit entre les poteaux qui limitent l’enceinte réservée aux gros animaux. L’éléphant, supposant à cet intrus de mauvaises intentions, se contenta de le fouler contre un mur avec toute sa masse, et passa. L’homme était mort. — Le troisième cas (c’est le dernier) présente les caractères du suicide. Un homme attaqué de monomanie spleenique avait essayé de tous les moyens de se détruire, et toujours sans succès. Alarmé par l’état mental de ce malheureux, sa famille lui avait donné un suivant chargé de veiller sur sa conservation. Le malheureux eut alors recours à la ruse pour tromper la vigilance du geôlier qui voulait l’enchaîner à la vie. Il feignit d’être revenu à un état plus raisonnable. Déjà l’on ne se méfiait plus de ses transports, quand, au milieu d’une promenade au Jardin des Plantes, au moment où la surveillance de son gardien était détournée par le spectacle de l’ours montant à l’arbre, notre monomane se précipita la tête en avant dans la fosse. Cette fois du moins, il dut être content, car il ne manqua pas la mort : les ours le tuèrent. Il est bon de réfléchir aux circonstances qui amenèrent dans les trois cas la destruction des individus mis à mort par ces animaux. On voit alors que cet acte doit être moins rapporté chez eux à un sentiment de férocité indélébile, qu’au droit de légitime défense : ces animaux voient dans l’étranger qui pénètre si inopinément en leur retraite un agresseur, et ils le combattent par toutes leurs armes. La preuve que ce sentiment et non un autre détermine alors leur conduite, c’est que la cruauté attribuée aux ours ne s’exerce pas sur les êtres plus faibles, dont la taille et le volume ne leur portent aucune menace. Le public parisien, guidé par ce reste odieux de barbarie qui conduisait les anciens aux combats d’animaux féroces, a plusieurs fois jeté des chats et de jeunes chiens dans les fosses occupées par les ours ; ces ours les regardent et ne leur font aucun mal : ce ne sont pas des ennemis dangereux. On voit donc que, pour ainsi dire, toute la nature s’humanise ; la barbarie des animaux eux-mêmes laisse tomber aux pieds de la civilisation son appétit féroce et ses joies sanguinaires.

Toutefois, il est juste de dire que cette victoire de l’homme sur le naturel destructeur des carnassiers est encore incomplète. Le petit nombre d’accidens arrivés au Jardin des Plantes deviendrait bientôt plus considérable, sans les précautions prises pour ôter à ces hôtes dangereux les moyens de sévir. On ne cite de mémoire de naturaliste qu’une seule évasion fameuse. Elle se rattache à des circonstances que nous croyons devoir rapporter. Le domestique annonça un jour à M. Geoffroy Saint-Hilaire la visite d’un lion accompagné de son gardien. Comme le savant était en train de se livrer à un détail de toilette, tondenti barba cadebat, son fils, aujourd’hui professeur de zoologie au Muséum, fut chargé de reconnaître l’envoi qui était fait. Ce lion était conduit, la corde au cou, par un inconnu qui, à son costume négligé, fut pris pour le valet de la bête. On proposa de transporter dans une cage le lion à la ménagerie. Cette précaution fut jugée inutile. L’inconnu répondit de la docilité de son élève. On marchait. Déjà l’escorte avait franchi la haie de treillage et de verdure qui sépare le jardin du naturaliste des ombrages de Jardin des Plantes, quand le lion se raidit et refusa d’avancer ; on eût dit qu’il flairait dans cette prison de la nature l’odeur de la captivité. Son guide, mécontent, le tira rudement par la corde ; le lion, impatienté, se jeta sur les assistans, M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, un domestique, le gardien, et les mordit. Cela fait, l’animal se coucha, fier de sa résistance, contre des arbustes. Cependant l’inconnu qui le conduisait ne voulut pas en avoir le démenti ; un homme, selon lui, ne devait pas céder à une bête. Il reprit le bout de la corde et entraîna le lion, qui suivi. À peine avait-il franchi la première porte du jardin que l’animal sauta contre son guide, lui fit une blessure à la main avec ses dents, et s’échappa. L’alarme ayant été donnée, on ferma toutes les issues. Le lion évadé bondit le long des avenues avec la joie d’un captif qui a recouvré sa liberté. Au bout de sa course insensée, il se laissa enfin reprendre dans des filets qui avaient été tendus par l’artifice des gardiens ; Le conducteur du lion, grièvement mordu, fut pansé chez M. Geoffroy Saint-Hilaire, par les mains délicate d’une jeune femme de la maison. Mais quel fut l’étonnement du grand naturaliste et des siens, en apprenant le lendemain que l’inconnu, pris à ses insignes pour un valet de bête féroce et soigné avec tant d’humanité, n’était autre qu’un avocat célèbre. On s’amusa fort de cette méprise. Par quelle fantaisie, l’éloquence avait-elle voulu se travestir en institutrice de lions ? Dans tous les cas, son coup d’essai ne fut pas heureux, et l’avocat dut s’en tenir désormais à apprivoiser les convictions de son auditoire.

Il serait intéressant de connaître les moyens employés par certains dompteurs de bêtes féroces pour venir à bout de leurs terribles élèves. On a reconnu que le caractère des âpres habitans de la ménagerie s’accommode plus ou moins aux individus qui les fréquentent. Le gardien nous a fait voir un lion fort doux entre ses mains qui se montre intraitable envers son collègue. De tels faits ne sont pas rares. Nous avons examiné la tête de ce gardien familier aux animaux, et nous y avons trouvé, malgré une très grande bonhomie, les principaux traits qui dessinent la configuration de la tête chez les carnassiers. Faut-il attribuer à cette organisation particulière les succès qu’il obtient sur la nature ombrageuse et indocile de ses hôtes ? Nous le croyons. Il déclare lui-même que son collègue, chez lequel nous n’avons pas rencontré les mêmes caractères, est très bon pour les animaux, et que leur antipathie ne peut être attribuée à aucun mauvais traitement. Il faut donc alors en chercher la cause dans ces attractions mystérieuses de la nature, dont les animaux entre eux nous présentent l’image. Un lion de la ménagerie habite présentement avec un jeune chien, pour lequel il témoigne un vif attachement. Nous avons vu nous-même ce chien, à son entrée dans la loge, être reçu par son fauve compagnon avec de tendres caresses et tous les signes d’affection qui succèdent chez des amis aux ennuis de l’absence. Le même lion ne peut souffrir les animaux, et entre en fureur quand seulement les autres chiens de la ménagerie passent devant sa loge. Ces liaisons se sont déjà présentées plusieurs fois. Il y a quelques années, une lionne et un chien vivaient familièrement à la ménagerie dans la même cage. Le chien vint à mourir. La lionne entra dans une douleur tempétueuse et refusa toute consolation. Dans la crainte de la perdre, on imagina de chercher un chien tout semblable au défunt et de l’introduire dans la loge pendant le sommeil de la lionne. À son réveil, elle trouva l’étranger et le tua. On renouvela l’expérience jusqu’à cinq fois. la lionne se montrait impitoyable dans son chagrin, lorsque, un sixième individu ayant été amené, elle l’adopta et se dépouilla dans son commerce de la grande désolation qui l’avait saisie. Qu’avait ce dernier chien pour complaire à la lionne mieux que les cinq autres ? Nul ne le sait. Cette prédilection des animaux les uns envers les autres aurait-elle sa source dans le caractère que chacun d’eux exprime par ses traits extérieurs ? Ceux qui vivent dans la société intime des hôtes de la ménagerie ne seraient pas éloignés de le croire. Ayant vu le gardien caresser un lion qui venait d’arriver pendant la matinée au Muséum, nous lui en témoignâmes notre étonnement. « On juge tout de suite, nous répondit-il, à la physionomie ceux qui sont méchans ou ceux qui ne le sont pas. » Il y aurait donc une science de Gall et de Lavater à étendre aux animaux. Le trait suivant nous a été rapporté par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui a reçu de la naissance la mission difficile de continuer son père, et toutes les facultés heureuses pour la remplir : un dogue de très grande taille alarmait les surveillans de la ménagerie par sa férocité ; on avait résolu, au nom de la sécurité publique, de le détruire ; mais, avant d’en venir à cette extrémité, on chercha encore s’il n’y avait pas un moyen d’utiliser ce dangereux animal. En ce temps-là, vivait à la ménagerie un lion fort doux. Il fut décidé qu’on consolerait sa solitude en lui donnant ce chien pour compagnon de fers. Le lion, à sa vue, entra en fureur. Il devint clair que ces deux hôtes ne se convenaient pas, et l’on se hâta de les séparer. Dans une autre loge habitait au contraire un lion indomptable. On imagina de réunir ces deux naturels féroces et assortis par la méchanceté. L’entrée du chien dans cette seconde loge eut plus de succès que dans la première ; le lion demeura paisible ; déjà même les liens d’une connaissance durable paraissaient se former entre les deux individus ; lorsque le chien, emporté par son penchant insurmontable, mordit son compagnon jusqu’au sang. Le lion l’abattit d’un coup de griffe. Ce commencement de société, si malheureusement interrompue par la rébellion du plus faible, ne semblerait-il pas nous indiquer que parmi les animaux comme parmi les hommes la conformité de caractère est la base de toutes les liaisons.

De tous les moyens employés par l’homme pour l’éducation des carnassiers, le premier est l’asservissement. Après s’être rendu maître de la liberté de ces animaux dangereux et avoir comprimé leurs forces de destruction, il commence à les civiliser. Parmi les agens auxquels il a recours, les uns sont tout matériels, comme les coups, la diète, la privation de sommeil. On a même imaginé d’entrer dans la loge de ces terribles animaux en tenant à la main une barre de fer rougie par l’extrémité : le lion ou le tigre, éprouvant la brûlure de cette arme, se retire effrayé et grondant devant une puissance qu’il ignorait. Les moyens qui appartiennent à l’ordre moral et dont l’influence n’est pas moins grande, sont l’empire du regard, le rayonnement du visage humain sur la nature inférieure, le magnétisme du geste et la domination de la volonté. Le docteur Gall était d’avis que l’homme soumettait les animaux au moyen des facultés que la nature lui avait données en plus et dont les organes couronnaient le devant de la tête. Les carnassiers les plus féroces ne sont pas non plus insensibles à la beauté. La faiblesse unie à la grâce parait les toucher surtout dans les enfans. Des industriels forains montraient, il y a quelques années, un lion dans la cage duquel entrait un enfant armé d’un fouet ; cette petite créature, ignorante du danger et taquine comme on l’est à cet âge, frappait le lion à la face, de manière à le faire visiblement souffrir. L’animal rugissait et secouait sa crinière avec transport, sans toucher à ce frêle ennemi, qui, enhardi par sa victoire, redoublait les coups et les insultes. Cette douce bête féroce montrait une patience que n’eût certes déployée ni le cheval, ni le bœuf, ni aucun de nos animaux domestiques. Mais à défaut de ces exemples isolés, l’état constant du guépard, ce tigre que les Indiens ont dressé comme nos chiens de chasse à rapporter humblement sa proie, nous enseigne que toute la nature est susceptible, avec le temps et l’emploi de la force morale, de se ranger aux lois de l’homme. Le mauvais emplacement de la ménagerie ne permet guère de montrer au public cet animal si doux, gardé par un simple treillage et un filet, dans un parc de verdure, comme les cerfs et les gazelles[1]. Soit que l’organisation du guépard, la forme de son cerveau, plus élevé que celui du tigre, la position de ses griffes moins redoutables que celles des autres carnassiers, l’ait destiné par les mains de la nature à un genre de vie particulier ; soit que l’éducation ait créé elle-même tous ces caractères, il est certain que l’homme à entrepris ou au moins achevé la conquête de ce précieux auxiliaire. Le premier obstacle à de grands succès qu’on rencontre ici, est dans le peu de séjour que les animaux féroces font à la ménagerie. Les ennuis de la captivité, le changement de climat, la privation d’air et de mouvement les condamne presque tous à une mort prématurée. On cite comme prodige une lionne qui vécut vingt-sept ans dans son étroite loge. Les autres individus se renouvellent si fréquemment qu’on n’a vraiment pas le temps de suivre sur eux des essais complets d’éducation. On a observé que les animaux féroces, appartenant à des industriels forains, quoique enfermés dans des cages encore plus étroites et soumis à une moins bonne nourriture, vivaient plus long-temps que ceux de la ménagerie royale. À défaut de locomotion libre et personnelle, c’est déjà une raison de santé pour ces remuans captifs, que de renouveler leur milieu ambiant et pour ainsi dire leur colonne d’air. La figure différente des lieux et le changement d’horizon contribuent en outre à les distraire pendant le voyage. Le second obstacle réside ici dans les difficultés qui s’opposent, les conditions actuelles étant données, à la reproduction de ces sauvages espèces de carnassiers. On a obtenu, à la ménagerie, des naissances de lions : mais ces faits rares, isolés, ne constituent pas encore un progrès rendu fixe par l’habitude. Il est néanmoins déjà possible d’entrevoir, à l’aide des résultats connus, un jour où le travail de l’homme s’étant étendu avec le temps et les moyens nécessaires sur les animaux féroces, notre vanité, satisfaite par de plus grandes conquêtes, n’ira plus visiter dans les individus de la ménagerie des esclaves, mais des sujets.

Le petit nombre de loges extérieures ne permet pas même dans l’état actuel l’exhibition publique de certains animaux auxquels se rattache un grand intérêt. Nous ne parlerons ni des paradoxures, ni des civettes, ni des servals, ni du chat d’Égypte, dont la comparaison avec notre chat domestique offre de curieux enseignemens. Mais il est dans cette âpre et sauvage famille des carnassiers deux individus bien remarquables par leur descendance : ce sont le loup et le chacal, d’où l’homme a tiré le chien. L’état de la science permet de regarder le chien comme notre ouvrage. Cet animal, dont une expérience suivie pendant des siècles à complètement assujetti les mœurs en les modelant sur les nôtres, est un exemple magnifique et sans cesse présent de notre action sur la nature. L’homme crée dans la création. À l’aide des élémens de la vie qu’il modifie sans cesse pour les ployer à ses caprices ou à ses besoins, il grave avec le temps dans les organes des animaux soumis à sa domination les caractères de sa volonté. On regrette de ne pas voir figurer en plus grand nombre à la ménagerie le chien lui-même, ce monument des âges modernes de la création, ce produit de la main de l’homme. Un travail dont les bases sont arrêtées, permet d’entrevoir dans l’avenir l’établissement d’une cour extérieure, où les chiens des nations civilisées, des peuples sauvages ou demi-sauvages, seraient réunis sous les yeux du public. Une telle exhibition d’animaux différens par leurs formes et par leurs instincts ne serait pas seulement un spectacle intéressant pour la science ; ce serait encore un cours d’histoire. Un très curieux mémoire de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a démontré que l’état d’éducation du chien correspond toujours étroitement à l’état de civilisation du peuple ou de la race humaine à laquelle cet animal appartient. La distance que le loup et le chacal ont dû parcourir dans la suite des siècles pour revêtir les caractères de notre chien domestique serait par ce moyen rendue visible. On suivrait d’un individu à l’autre la marche de cette seconde création qui a eu comme la première ses âges et ses degrés. L’humanité, agissant sur les animaux avec la somme de ses moyens toujours croissans, n’a pas dû exercer à toutes les époques les mêmes influences ni obtenir les mêmes conquêtes. Si nous effaçons de notre esprit l’image du monde actuel, tel que l’ont fait sept ou huit mille ans de travail et d’efforts continus, nous remonterons sans peine à un temps où l’homme n’étendait sur les animaux et en particulier sur le chien qu’une très faible domination. L’état sauvage nous présente le même caractère. Nous verrions de la sorte dans le chien arraché aux peuplades errantes de l’Afrique par nos voyagers, un sauvage lui-même, un demi-chacal, à peine associé aux premiers travaux de l’homme. Plus loin, nous l’apercevrions, se dépouillant par degrés de son état originel, sortir de la nature sous l’action de son maître, et marcher d’un pas égal au sien vers une domesticité, ou, si l’on aime mieux, vers une civilisation plus grande. Enfin, apparaîtrait ce même animal dans l’état de nos sociétés modernes, le premier de la maison après l’homme, l’auxiliaire de la puissance humaine sur les autres animaux. Dans chacun de ces états se montrerait une organisation conforme à ses instincts. Nous verrions les individus provenant de peuplades sauvages ou demi-civilisées ne dessiner encore que l’ébauche du chien, semblable dans leur configuration douteuse à ces êtres antédiluviens dont l’image fossile présente comme l’essai des animaux aujourd’hui vivant à la surface du globe. Peu-à-peu cette esquisse se dégagerait, et en suivant ce travail l’œil verrait se former par degrés, dans un espace de temps resseré par la main de l’homme, les progrès que la durée des siècles a créés très anciennement chez tous les peuples de la terre. Ces changemens, contractés par l’habitude dans les mœurs des animaux sauvages, deviennent si sensibles à la longue, que les naturalistes constatent sur la tête du chien moderne, comparée à celle de son ancêtre, une élévation très considérable du crâne et un raccourcissement du museau. En présence de ces faits, tous deux d’un si haut intérêt physiologique, l’homme peut se considérer comme imprimant la forme de sa tête aux animaux qu’il s’adjoint dans l’uvre de la conquête du monde : il en fait, s’il est permis de parler ainsi, des autres lui-même, des ministres de son action, comme il est à son tour, dans tout ce qui regarde la fin et le gouvernement de sa planète, l’intendant du très haut.

L’existence du chien démontre que l’homme pourrait appeler à son service d’autres individus parmi cette sauvage famille des carnassiers, sortis, l’écume et le sang à la bouche, des mains primitives de la nature. Le règne animal tout entier doit subir bien d’autres évolutions. Encore éloignée de son terme la création n’est pas plus arrêtée qu’elle ne l’était dans les âges qui ont précédé le déluge. Le progrès a été refusé aux animaux, et c’est la limite essentielle qui les sépare à jamais de l’homme, si par progrès on entend un développement libre et spontané qui naisse de leur propre impulsion. À part quelques légers changemens apportés dans leurs organes par leur position géographique à la surface du globe, les espèces sauvages n’ont guère varié depuis la dernière révolution de la nature. Leurs mœurs sont partout restées les mêmes, uniformes, immobiles. Mais si l’animal n’a pas le progrès en lui-même, il est capable de le recevoir. Son rôle est de participer sans cesse au développement de l’homme et des sociétés. Selon, en effet, que l’être intelligent se montre plus ou moins avancé, il imprime sur les animaux domestiques qui l’entourent la marque et pour ainsi dire le degré de son élévation morale. Nous voyons alors ces anciens hôtes des forêts, devenus les hôtes et les compagnons de la demeure de l’homme, ajouter leurs forces auxiliaires aux forces de leur maître, jusqu’à se faire au besoin les instrumens de la captivité de leur race.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que des carnassiers, mais le chien n’est pas le seul ouvrage de l’homme. Si nous élargissons le théâtre de nos observations, si de l’enceinte de la ménagerie, nous rayonnons sur les parcs de verdure qui donnent l’hospitalité à un autre genre de captifs, aux animaux doux et herbivores, nous verrons surgir bien d’autres monumens de notre industrie sur la nature animale.

L’établissement de ces pachydermes, de ces ruminans, de ces solipèdes sur le terrain du Jardin des Plantes, doit, comme la ménagerie, son origine à un acte révolutionnaire. C’est du sein des forêts confisquées au profit de l’État, notamment du Rainci, domaine appartenant au duc d’Orléans, et saisi après sa mort, que sortirent, pour le Jardin des plantes, les premiers représentans des familles herbivores et pacifiques[2]. Ces animaux, dont les uns n’ont point ou presque point changé de caractères, tandis que d’autres se sont entièrement modifiés, mettent sous nos yeux un grand spectacle. L’homme a, pour ainsi dire, inventé la chèvre, le porc, la brebis ; la nature n’avait prévu que le bouquetin, le sanglier, le mouflon. Ce progrès passif dont les animaux sont capables sous notre influence s’est étendu déjà à quarante espèces civilisées, parmi lesquelles il ne faut pas oublier le cheval, cette noble conquête ; seulement les transitions nous manquent. Posséder, comme cela se réali- sera sans doute dans l’avenir, les individus intermédiaires entre les espèces sauvages et les espèces actuelles, ce serait rétablir les anneaux de cette grande chaîne d’événemens qui s’étend entre l’état de nature et l’état de domesticité, entre la première création et la création de l’homme.

Comme en géologie on compare entre eux des fossiles pour déterminer les âges auxquels ces monumens anciens se rapportent, de même on pourra plus tard évaluer aux degrés d’instincts, et aux formes des animaux privés s’éloignant toujours plus de l’état sauvage, l’ensemble de la civilisation qu’ils expriment. L’homme est si bien l’auteur des changemens survenus dans le monde depuis son arrivée, que, s’il venait à disparaître, la nature retournerait à sa barbarie, et les animaux formés par lui, à leurs types originels. Toute cette création factice rentrerait à l’instant même dans le néant. D’authentiques calculs permettent d’affirmer que le porc, par exemple, rendu aux forêts d’où la force et la ruse l’ont violemment arraché, reprendrait par degrés les caractères du sanglier, perdus également par degrés sous notre joug. Ce nouveau monde animal est donc suspendu à la main de l’homme comme l’univers à celle de son auteur. À la vue de tels résultats, dont les preuves vivantes sont déjà devant nos regards, quoique incomplètes et détachées, on pourrait s’élever vers de hautes destinées à venir : on verrait l’homme, avançant toujours, entraîner dans son mouvement toute la nature. Sans admettre les êtres créés par l’imagination d’un célèbre écrivain socialiste, il serait permis de croire logiquement que des animaux inconnus maintenant se montreront plus tard à la surface de la terre : les premiers peuples sauvages ne se doutaient pas du chien, tel qu’il existe à cette heure dans nos pays civilisés. Le mouvement futur des sociétés pourrait amener de même à l’existence de nouveaux habitans du globe, qui seraient les anciens transformés par la main de l’homme. L’anti-lion et l’anti-girafe de Ch. Fourier ne seraient ainsi que des images exagérées de notre puissance créatrice sur les animaux pour les soumettre à nos caprices et à nos besoins.

Un seul animal, placé tout à côté de l’homme par son instinct supérieur, semble avoir jusqu’ici résisté aux services qu’on serait en droit d’en attendre. Le singe n’a pas voulu reconnaître les titres de ce nouveau chef du règne animal, qui l’a, pour ainsi dire, dépossédé. Réduit en captivité sous notre main, il se soumet, mais il n’obéit pas. S’il cède à la force, c’est toujours avec l’arrière-pensée de vaincre plus tard, et de se venger alors de son tyran. Ces mêmes individus, humbles et caressans tant qu’on les tient en laisse, reprennent leur caractère inflexible dès qu’ils sont lâchés. L’établissement des singes au Muséum d’histoire naturelle étale aux yeux du public diverti par ces scènes animées le tableau de leurs mœurs. La méchanceté, qui fait le fond de leur nature, s’étend même entre eux aux individus les plus faibles ou les plus bornés. Ce qu’il y a de plus curieux dans ce gouvernement des singes, c’est l’éducation qui précède leur entrée dans la cour. Lorsqu’un individu a été donné au Muséum, on le met pendant plusieurs jours dans une cage isolée. Assez souvent, c’est un enfant gâté de bonne maison ; le traitement provisoire auquel on le soumet a pour but de lui faire oublier les soins particuliers et les friandises dont il a été comblé chez ses anciens maîtres. Après ce noviciat, on amène dans sa cage un des plus gros singes de l’établissement, puis deux, puis trois, afin de jeter entre les anciens et le nouveau venu les bases d’une connaissance amicale. Ce premier essai ne réussit pas toujours ; la présence du gardien comprime alors les rixes trop fréquentes qui pourraient s’élever entre ses pensionnaires mutins. Quand ils ont pris l’habitude de vivre ensemble, on ouvre la cage. Le nouveau venu fait alors son entrée dans la grande rotonde où se tient, pendant le jour, l’assemblée des singes. Malgré toutes les précautions usitées, malgré l’engagement que les trois ou quatre camarades avec lesquels il a fraternisé ont pour ainsi dire pris de le défendre, c’est toujours un moment critique et solennel. Il se fait parmi les singes un grand mouvement. Le malheureux, ébloui, fasciné, étourdi par le nombre des condisciples au milieu desquels il se trouve subitement jeté, éprouve l’embarras commun à tous les adolescens qui entrent pour la première fois, à l’heure de la récréation, dans la cour d’un collége. Souvent ce nouveau venu est immédiatement assailli ; D’autres fois, s’il s’annonce par des dehors vigoureux, on tient conseil, on parlemente. L’un des plus adroits et des plus anciens est député vers l’étranger pour le reconnaître. Il s’approche de lui avec des airs de bienveillance hypocrite et le caresse doucement sur le dos. Le pauvre diable n’y entend pas malice ; il se laisse faire avec l’ingénuité de ces écoliers naïfs que nous avons tous connus au collège, si nous n’en avons pas été nous-mêmes. Mais toute cette flatterie n’est qu’une ruse abominable. Au moment où l’innocent se prête à ces avances, l’espion du conseil, l’Omodei de la bande ; lui entr’ouvre les lèvres avec ses ongles et examine l’état de ses dents. Ceci vu, il se retire et va faire son rapport. Les singes échangent entre eux leurs pensées au moyen d’une pantomime brève et saccadée. Si l’étranger est reconnu pour un vigoureux adversaire, on temporise. Il est convenu qu’on attendra une occasion favorable pour l’attaquer par derrière. Cette occasion ne manque jamais. La queue, étant le côté faible de ces animaux, c’est toujours par là qu’ils se trouvent surtout en butte aux agressions. Si nous consultons nos souvenirs, nous trouverons que le sentiment auquel obéissent les singes entre eux est le même qui anime, dans les pensions, les anciens écoliers contre les nouveaux. Ils veulent, comme ils disent, par cette première leçon leur apprend à vivre, c’est-à-dire à se soumettre. Cette épreuve, cette bienvenue, se renouvelle trois ou quatre fois ; c’est le baptême. Quand le nouveau (style d’écolier) est jugé suffisamment averti, on l’admet comme les autres au droit de compagnonnage. Cette république de singes se compose du reste de plusieurs classes, dont les membres se fréquentent entre eux selon leur ordre de dignité. Le degré d’instinct et la force décident du rang que chaque individu doit tenir dans cette société inégale. Les sapajous, qui sont les plus élevés par leur organisation, font la loi aux singes inférieure ; ceux-ci s’en vengent à leur tour sur les coatis, les ratons, les marmottes et autres animaux qui vivent dans la même enceinte. On remarque alors que ces parias se coalisent pour réprimer les excès de leurs maîtres ; mais ils ont beau faire, les grands du royaume ne les réduisent pas moins au rôle de souffre-douleurs. Le droit de la force, le privilège, l’ancienneté, l’esprit de castes, tout ce qui constitue la base de l’aristocratie et de la démocratie parmi les hommes, existe donc parmi les animaux à l’état de nature.

On a accusé les singes de copier l’homme ; il est juste de dire que l’homme le leur a quelquefois rendu. On se souvient de l’acteur qui attira autrefois la foule à la Porte-Saint-Martin, dans le personnage de Jocko. Mazurier avait demandé la permission d’étudier son rôle sur les modèles du Jardin des Plantes. L’ancienne singerie était riche d’un assez grand nombre d’individus sauvages qui pouvaient servir à former son éducation : mais l’artiste s’attacha de préférence à un singe qui dansait à faire rire. Durant les répétitions, Mazurier s’escrima pour rapporter tous ses mouvemens à ceux de l’animal grotesque. Il joua cette danse sur la scène, et toute la ville d’applaudir. On trouva qu’il jouait le singe au naturel. Mais Mazurier et le public ignoraient que ce singe avait lui-même été dressé à cette danse par des bateleurs. L’acteur imitait de la sorte, dans son modèle, une imitation de l’homme.

Il n’est pas dit pourtant que le singe, jusqu’ici rebelle, ne s’emploiera pas dans la suite à des services utiles. L’œuvre de la domination de l’homme la nature animale, quoique ancienne, est à peine ébauchée. Sans égarer notre vue troublée dans cet avenir confus, nous pouvons déjà admirer autour de nous les commencements de notre industrie. Non contents de ravir à l’Afrique les libres habitants de ses forêts, nous les avons transportés dans notre éternel hiver, sous ce ciel inconnu où le beau temps n’est jamais qu’un rayon de soleil entre deux nuages. Le Muséum d’histoire naturelle possède en ce moment deux girafes[3]. Comment ne pas rapprocher le succès qu’obtint en 1828 le premier de ces individus, de l’indifférence qui accueillit récemment le dernier envoi de Clot-Bey ? L’ancienne girafe fit événement. La mode s’empara de ses couleurs et de son nom pour les imposer à la toilette des femmes. Le portrait de cet animal au long cou, demeuré sur les enseignes de nos barrières, est un monument encore visible de l’effet qu’il produisit. Si l’on cherche la raison de ce contraste, on voit que la nouvelle girafe a eu le tort de ne pas venir à temps. Pour les animaux comme pour l’homme, qu’est-ce donc alors que la gloire ? — C’est une date.

  1. Cet enclos est occupé maintenant par une jeune lionne qui se montre aussi peu dangereuse que le guépard.
  2. Laissons encore parler sur la fondation de cette seconde ménagerie, M. Jean Reynaud : « Après la mort du duc d’Orléans, le Rainci avait été confisqué comme propriété nationale, et la chasse du parc avait été adjugée aux enchères à Merlin de Thionville et au marquis de Livry. Mais Cassous, qui exerçait les fonctions proconsulaires dans le département de Seine-et-Oise, cassant le marché, décida que le district de Gonesse ferait saisir dans le parc les bêtes fauves qui s’y trouveraient, pour les mettre à la disposition des administrateurs du Jardin des Plantes. En même temps donnant avis à ceux-ci de son arrêté, il les invita à déléguer quelqu’un au Rainci pour recevoir ce tribut. Ce fut encore Geoffroy Saint-Hilaire qui, à raison de ses fonctions, fut chargé de ce soin. Nous avons un jour entendu raconter à l’illustre vieillard la visite qu’il fit a nette occasion au Rainci avec Lamarck, cette autre gloire, alors naissante aussi, de la zoologie française. Merlin de Thionville, qui n’avait point encore connaissance de l’arrêté proconsulaire, était en pleine chasse quand on vint l’avertir que deux jeunes gens arrivés au château demandaient qu’on leur remit les précieux habitans de la forêt. Que l’on se fasse une idée de la surprise et de la colère du terrible conventionnel ainsi menacé dans ses plaisirs. M. Geoffroy n’était pas du tout rassuré, et ce fut bien timidement que, pour toute réponse, il présenta au furieux chasseur l’arrêté dont il était porteur, et qui faisait connaître, avec sa qualité, au nom de quel pouvoir il venait. L’effet de ce nom, de cette décision prise dans l’intérêt du peuple, fut comme un coup magique : l’emportement contre les importuns visiteurs fit place au désir empressé de les servir ; on se remit en chasse, non plus pour le divertissement de tuer des animaux, mais pour une poursuite toute philosophique, destinée à les mettre dans les filets, et par suite à la disposition des deux délégués de la ménagerie nationale. Merlin de Thionville conduisit lui-même le convoi, et aux animaux confisqués au Rainci, il ajouta même plus tard, en échange d’animaux empaillés, divers animaux précieux dont il était possesseur. Ainsi prirent place au Jardin des Plantes, à côté des tigres et des ours, des cerfs et des biches, des daims fauves et blancs, des chevreuils, un chameau. Deux dromadaires confisqués au château du Bel-Air, appartenant au prince de Ligne, furent joints à cette troupe paisible ; et la seconde section de la ménagerie, entretenue de fourrages comme la première de débris de boucherie, fut installée, en attendant décision, sous les grands arbres qui existaient alors près de la rue Buffon. »
  3. Depuis que ces lignes ont été écrites, la ménagerie a perdu l’un de ces deux animaux rares.