Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Étienne Geoffroy Saint-Hilaire

IV. — Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. — Sa vie. — Ses travaux.


Il nous faut maintenant dire les services d’un autre bienfaiteur du Jardin des Plantes ; de l’homme qui a le plus fait dans ce temps-ci, avec Cuvier, pour l’éclat du Muséum d’histoire naturelle et pour les progrès de la science : nous avons nommé Geoffroy Saint-Hilaire[1].

L’Institut devait prononcer l’éloge du savant que la France a perdu en 1844 ; de déplorables rivalités ayant empêché, en haut lieu, l’examen impartial de ses travaux et l’histoire d’une si belle vie, nous nous trouvons heureux de lui consacrer ici quelques pages. Il devrait au moins y avoir place pour la vérité, aujourd’hui que cet homme si battu de son vivant, par l’injustice de ses confrères, n’est plus qu’une gloire et un souvenir.

Étienne Geoffroy Saint-Hilaire est né à Étampes, le 15 avril 1772. On connaît l’usage où étaient les familles de disposer selon leur choix de la vocation de leurs enfans. Celui-ci fut destiné à l’état ecclésiastique et vint de bonne heure à Paris pour suivre dans cette direction le cours de ses études. Le jeune Geoffroy, placé au collège de Navarre, où Brisson professait alors la physique, ne tarda pas à se dégoûter d’une théologie stérile et à suivre le penchant qui l’entraînait aux sciences naturelles. La révolution qui se préparait dans le pays ne fut pas étrangère à celle qui eut lieu, vers le même temps, dans cette jeune existence promise à l’église. Il nous racontait souvent ses inquiétudes morales et le bouillonnement intérieur de ses pensées, lorsque, se promenant seul le soir parmi les ruines de la Bastille, il suivait la trace visible des événemens sur ce terrain foulé par la colère du peuple. L’agitation de son âme répondait à l’agitation de la France. La voix de la philosophie du dernier siècle était venue le trouver dans le silence de ses études ; Étienne Geoffroy n’hésita pas à la suivre. Dès ce moment il se trouva porté dans le cercle de la science, mais non toutefois à la place où nos yeux sont accoutumés de le rencontrer : cet homme illustre, qui, d’après ses travaux et d’après le tour de son génie, semble né zoologiste, commença par se livrer à la minéralogie.

Une circonstance se présenta de montrer la noblesse et la chaleur de ses sentimens. Haüy, l’abbé Haüy, comme on disait alors, son premier maître dans les sciences naturelles, avait été incarcéré à la suite des événemens du mois d’aoùt 1792 ; la justice, dans les temps de révolution, est tellement ombrageuse et expéditive, qu’il y avait sujet de craindre pour les jours de ce savant, si une main, bien jeune encore, ne l’eût suivi dans son désastre. Frappé de cette nouvelle, Étienne Geoffroy s’alarme, et s’emploie avec tant d’ardeur pour son ami, qu’il réussit à le tirer de prison. On tremble pour le sort de ce maître distingué, et on en aime d’autant plus son jeune libérateur, quand on songe que les jours suivans étaient les 2 et 3 septembre.

Haüy sauvé, il restait encore au séminaire de Saint-Firmin plusieurs ecclésiastiques, attachés comme professeurs au collège de Navarre. Le courage, la bonté d’Étienne Geoffroy étaient infatigables : il tente de délivrer les prêtres qui avaient été ses anciens maîtres, parvient, au péril de sa vie, à s’introduire dans leur prison, et fait, le jour même, évader un des détenus. Sa générosité s’efforce de préparer à l’avance pour les autres des moyens de salut. Les massacres commencent : Étienne Geoffroy, qui aimait la révolution, mais qui aimait aussi l’humanité, se dévoue de nouveau pour épargner le sang. Demeurant dans le voisinage du lieu de l’exécution, il avait appuyé une échelle contre le mur extérieur de la cour et était descendu à plusieurs reprises pour arracher des victimes au sort qui les attendait. Ce noble stratagème est découvert ; un des septembriseurs couche en joue le téméraire jeune homme, et lui tire à bout portant un coup de fusil qui le manque. On frémit quand on songe que cette belle destinée pouvait finir là, et que tous les grands travaux qui resteront de ce naturaliste illustre étaient sur le point de descendre avec lui dans la tombe ; mais non, la main de la Providence, qui détourna le coup, le réservait à d’autres épreuves et à d’autres luttes.

La révolution, qui changea le monde, changea encore la position de Geoffroy Saint-Hilaire. À la demande du citoyen Lakanal, le Jardin des Plantes ayant été transformé, le 10 juin 1793, en un Muséum d’histoire naturelle ; douze chaires étant établies pour l’enseignement de la science, M. Geoffroy Saint. Hilaire qui n’avait encore que vingt-et-un ans, et qui n’était que sous-garde et démonstrateur du cabinet, se vit chargé d’un cours sur l’histoire naturelle des animaux vertébrés. Il hésitait ; une si grande tâche lui semblait au-dessus de ses forces : la voix de Danbenton fixa ses incertitudes : « J’ai sur vous, lui dit-il, l’autorité d’un père, et je prends sur moi la responsabilité de l’événement. Nul n’a encore enseigné à Paris la zoologie ; tout est à créer. Osez entreprendre, et faites que dans vingt ans on puisse dire : la zoologie est une science, et une science française. » Le jeune Geoffroy eut confiance dans la parole du vieillard, et se soumit à l’honneur imprévu qui lui ouvrait une nouvelle carrière.

Nous l’avons entendu plusieurs fois parler avec attendrissement du calme qui régnait alors au Jardin des Plantes, comparé avec l’agitation de la ville. Toutes les richesses minéralogiques et végétales que renfermait l’établissement furent épargnées. Cette main furieuse qui poursuivait les majestés de Saint-Denis sous leur chape de plomb et les trésors de nos églises jusque dans le sanctuaire, s’arrêta devant les frêles enveloppes de verre qui recouvraient les objets précieux de la nature : un arrêté de la commune avait déclaré mauvais citoyen celui qui attenterait au Jardin des Plantes. Temps singulier, où il suffisait d’un mot pour détruire et pour conserver, où Haüy emprisonné était rendu à l’Académie sur une note qui le réclamait comme utile aux sciences ; où un décret de la Convention improvisait en quelques jours une armée et un grand naturaliste !

Le jeune Geoffroy traversa ces années glorieuses et sinistres, calme, et les yeux fixés, avec sérénité, sur ce rayonnement de la science dont il fit le soleil de toute sa vie. La terre tremble, il marche toujours ; la France, en duel au-dehors avec l’Europe, se débat dans l’intérieur avec les factions ; il cherche, il médite, il interroge sans cesse cette éternelle nature dont l’immuable grandeur se montre au-dessus des convulsions de l’histoire. S’il descend à nos luttes et aux événemens du jour, c’est pour sympathiser avec ce qui est grand, pour protéger ce qui est faible. Ami de tous les proscrits célèbres, il cache dans sa maison le poète Boucher, et conserve quelque temps cette tête qui devait, hélas ! tomber sur l’échafaud. Étienne Geoffroy n’en servit pas moins pour cela la Convention, qui l’avait élevé à la place de professeur-administrateur du Muséum : c’était en effet une manière de servir cette assemblée grande et terrible que d’honorer par ses lumières la nouvelle organisation de la science.

À la création primitive des professeurs du Muséum manquait un nom qui s’est fait connaître plus tard dans la science ; on devine que nous parlons de Cuvier. Une double gloire était réservée à M. Geoffroy, celle de briller par lui-même et celle de révéler au monde un génie qui s’exerçait alors dans la solitude. Dans le fond de la Normandie, au milieu d’une plaine ombragée de pommiers, s’élève un petit village qu’on nomme Fiquenville : c’est là que Cuvier, instituteur attaché à une famille du pays, passait le temps orageux de la révolution. Il mettait à profit le voisinage de la mer pour se livrer à l’anatomie de certains mollusques qui sont assez communs sur ces côtes. Le hasard ayant conduit, sous le titre de médecin des armées, un agronome de mérite dans les environs de Fiquenville, Cuvier, qui était secrétaire d’une petite société savante, s’empresse à le connaître. Le jeune instituteur avait lu dans l’Encyclopédie méthodique quelques articles remarquables de M. Tessier : il le devine bientôt dans l’étranger qui cachait soigneusement son nom. Tessier, qui, ayant été revêtu du titre d’abbé, craignait les haines du moment contre son ancien état, s’alarme et demande grâce : Cuvier le rassure ; de bons rapports s’établissent entre eux. Cuvier communique alors à son ami quelques mémoires sur l’histoire naturelle, que celui-ci trouve fort de son goût : « J’ai découvert, écrit-il en style d’agriculteur à son collègue Parmentier, une perle dans le fumier de la Normandie. » Il en déclare autant à Lacépède, à Olivier, à de Grand-Maison, à Jussieu, à d’autres encore ; mais tout cela avançait peu les destinées du jeune naturaliste. Un seul s’intéressa à cette recommandation, ce fut M. Geoffroy ; il écrivit à Cuvier de lui envoyer quelques-uns de ses manuscrits ; frappé du tour élevé de ces travaux, qui n’étaient encore que des études, mais dans lesquels un œil exercé découvrait déjà les bases d’un esprit solide, il lui fit cette réponse : « Venez à Paris, venez jouer parmi nous le rôle d’un autre Linné, d’un autre législateur de l’histoire naturelle. »

On reconnaît dans cet élan d’enthousiasme le cœur noble et désintéressé du bon Geoffroy Saint-Hilaire ; il oblige un inconnu sans regarder ou plutôt en sachant que cet inconnu est un rival. Comment aussi ne pas rapprocher les deux sentences qui servent de point de départ à ces deux naturalistes célèbres ? Daubenton promet à Geoffroy qu’il sera le créateur d’une zoologie toute française, et M. Geoffroy écrit à Cuvier qu’il sera un autre Linné, un législateur de l’histoire naturelle. La tournure d’esprit de ces deux futurs collègues était dès-lors marquée en sens contraire ; l’un devait finir une ère de la science, et l’autre en commencer une nouvelle.

Bien de plus touchant que la confraternité qui s’établit entre Geoffroy et Cuvier à l’arrivée de celui-ci dans notre ville. On les voit partout ensemble ; leurs travaux sont communs, leurs écrits signés de leurs deux noms. M. Geoffroy partage avec son ami son toit, sa table, ses livres et tous les avantages que sa position lui donnait. Jamais Cuvier, pendant sa vie, ne chercha à déguiser la nature des services qu’il avait reçus de cette main hospitalière ; après sa mort, on crut devoir jeter un voile sur des souvenirs qui blessaient à tort l’amour-propre de sa famille. Ce silence monta bientôt jusqu’à l’Académie, où, dans un éloge de Cuvier, on ne fit aucunement mention de ces détails biographiques. M. Geoffroy était trop sensible pour ne pas montrer sa douleur : « l’ai cru remarquer, dit-il, le cœur gros d’amertume, que lundi dernier on avait atténué les services que j’ai rendus à mon vieil ami, lors de son entrée dans la carrière. » C’est pour consoler son ombre et pour satisfaire à la vérité que nous avons cru devoir insister sur ces détails.

Le jeune Geoffroy ne se borna pas à soutenir Cuvier dans ses débuts ; il le présenta dans les maisons où lui-même avait accès, et le produisit par tous les moyens sur le futur théâtre de sa gloire. C’est à la confraternité de ces travaux qu’il faut rapporter la classification actuelle des mammifères et l’ordre qui règne encore au Jardin des Plantes dans le cabinet de zoologie. Un instant on eût pu espérer que l’association de ces deux esprits si éminens et si bien d’accord, l’un porté vers les différences, et l’autre vers les analogies, aurait donné à la science des travaux complets ; mais, chose triste à dire ! cette union si heureuse ne pouvait, ne devait pas durer. Ne cherchons ni dans des faiblesses de caractère, ni dans les rivalités de l’amour-propre, les germes d’une rupture qui éclate peu-à-peu ; mieux vaut n’y voir qu’une suite regrettable, mais nécessaire, des contrastes de la nature. Ces deux intelligences d’élite s’étaient touchées un instant sur des points élevés ; mais il en devait être de leur association comme de deux grands chemins qui se joignent pendant quelque temps et qui se séparent, comme de deux branches qui se rencontrent et qui se divisent, comme de deux ruisseaux qui, après avoir coulé l’un près de l’autre, se quittent pour jamais : l’un gagne la plaine, l’autre descend écumeux dans la vallée. C’est une loi affligeante que celle de ces désunions morales : mais qu’y faire ? Le plus blessé des deux amis met trop souvent alors sur le compte de l’ingratitude le résultat inévitable de la divergence de leurs facultés.

Nous raconterons pourtant une petite anecdote qui peint les mœurs patriarcales de ces anciens de la science. Daubenton, surnommé, à cause de son grand âge et de son éloquence naïve, le Nestor des naturalistes, avait une préférence marquée pour son fils d’adoption, le jeune Geoffroy. Celui-ci reçoit un jour une invitation conçue en termes extraordinaires qui le prie à dîner pour le lendemain, et qui s’engage à s’y préparer. Geoffroy ne savait que penser de ce ton à effet ; il s’imagine que peut-être une réunion imposante l’attend sous le toit de son vieil ami : il s’habille en conséquence, et s’y rend à l’heure indiquée. Daubenton était seul avec sa femme. Alors madame Daubenton de le recevoir les fables de La Fontaine à la main, et de lui dire solennellement : « Jeune homme, prends et lis ! » En même temps elle lui présente le volume ouvert à la fable de la lice et sa compagne. Ces sages de la nature aimaient à envelopper leurs sentences sous les mœurs et sous le langage figuré des animaux. Du reste, l’intention était toute dans la morale de la fable :

Ce qu’on donne aux méchans, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre.
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

« C’est sur vous et non sur l’autre, ajouta le vieillard avec tristesse, que nous avons mis notre confiance. » Geoffroy résista à ces conseils, et conserva pour Cuvier la même amitié, les mêmes égards, la même admiration.

Cependant de nouveaux événemens allaient séparer la fortune des deux amis. Une armée de savans s’enrôlait à la suite de l’armée de soldats qui marchaient à la conquête de l’Égypte : Geoffroy Saint-Hilaire, Hilaire, toujours enthousiaste pour ce qui était grand, séduit par les souvenirs de Thèbes et de Memphis, s’engagea l’un des premiers dans cette entreprise aventureuse : Cuvier, plus froid, plus prévoyant, demeura. La campagne d’Égypte fut pour le jeune naturaliste un magnifique théâtre d’observations : nous l’avons entendu plusieurs fois parler avec ravissement de la majesté de cette terre foulée par des races antiques et disparues. Ses travaux contribuèrent puissamment au succès scientifique de cette expédition mémorable. M. Geoffroy se trouva mêlé à Monge et à Berthollet. Le général en chef de l’armée d’Orient honorait ces soldats de la science qui s’étaient élancés sur les traces du sabre à la conquête de l’inconnu. Dans un discours qu’il leur adressa et dont M. Geoffroy nous récitait avec chaleur les passages frappans, Bonaparte commença ainsi : « Messieurs, ou plutôt permettez-moi de vous appeler du mot de César, cummilitones car nous avons chacun ici notre champ de bataille. » Une conversation de ce même Bonaparte, au moment de quitter le Caire pour revenir en France avait laissé des traces dans l’esprit du naturaliste : « Le métier des armes est devenu ma profession, disait-il à Monge ; ce ne fut pas de mon choix, et je m’y trouvai engagé du fait des circonstances. Jeune, je m’étais mis dans l’esprit de devenir un inventeur, un Newton. » M. Geoffroy se souvenait encore de cette parole remarquable : « Le monde des détails reste à chercher. » C’est ce monde dont le savant que nous venons de perdre tenta plus tard la découverte dans un mémoire intitulé : Loi d’attraction de soi pour soi.

Cette antique terre d’Égypte, où la nature s’est conservée dans les grandes proportions des premiers âges, fournit à Geoffroy Saint-Hilaire des sujets d’étude précieux sur les crocodiles et autres animaux qui ne se rencontrent plus vivans dans nos contrées. Le savant se livrait un jour, sur la place d’Alexandrie, à la contemplation de deux poissons électriques nageant dans un baquet, au moment où une pluie de bombes tombait sur la ville. Distrait de la vue et du fracas du siège par ce fait naturel et par les idées qui s’en dégageaient dans son esprit, le jeune Geoffroy, tout entier sous le charme des scènes d’électricité dont il était le témoin, n’entendit rien de ce qui se passait devant ses yeux ; l’agitation de son âme surmontait dans ce moment-là tous les événemens militaires, et le jet des bombes, et les incendies locaux, et les surprises des assiégeans, et les cris plaintifs des victimes succombant dans la lutte. Il ne connut ce qui s’était passé et le danger qu’il avait couru que par les récits du lendemain. Cette fièvre de travail et de découvertes lui dura même plusieurs semaines, tant l’impression des objets soumis à ses regards avait été vive. Au milieu de ces ardentes préoccupations, à trouva néanmoins le temps et la force de rendre service à son pays. Abandonnée par son général, la commission scientifique allait tomber avec toutes ses richesses au pouvoir des Anglais. Un antiquaire, M. Hamilton, convoitant pour lui et pour sa nation les portefeuilles qui contenaient le fruit de tant de peines et de travaux, insistait pour que la remise en fût faite entre ses mains. Les membres de la commission, intimidés par cet ordre et par les événemens, ne voyant d’ailleurs aucun moyen de résistance à la force, allaient peut-être céder, quand l’impétueux Geoffroy, trouvant dans son cœur des éclats de noble indignation et des paroles à la hauteur de la circonstance, répliqua à l’Anglais : « Hamilton, vos baïonnettes n’entreront que dans deux jours dans la place ; dans deux jours, nous vous livrerons nos personnes ; mais, d’ici là, ce que vous demandez sera détruit. Notre sacrifice va si accomplir. Nous brûlerons nous-mêmes nos richesses. C’est de la célébrité que vous voulez ? Eh bien ! comptez sur les souvenirs de l’histoire ; vous aussi, vous aurez brûlé une bibliothèque dans Alexandrie ! » Les Anglais rougirent, et les matériaux destinés au grand ouvrage français sur l’Égypte furent sauvés.

M. Geoffroy revint à Paris, où il retrouva son camarade d’expédition, le jeune Bonaparte, qui commençait sa fortune et celle de la France : l’un avait recueilli en Orient les modestes conquêtes de la science sur la nature, l’autre était allé saisir cette redoutable épée qui devait bientôt ramasser à terre la couronne du monde. M. Geoffroy rapporta des manuscrits qui ont été imprimés dans un ouvrage durable, des échantillons précieux qui ont orné nos galeries, et des travaux qu’il a continués : si la gloire scientifique est moins brillante que la gloire militaire, ses œuvres sont peut-être en revanche plus solides : l’épée a été brisée ; l’empereur et l’empire ont disparu, mais on voit encore les souvenirs de l’expédition d’Égypte inscrits sur les cases du Muséum d’histoire naturelle. Un rapport officiel constate « qu’aucun voyageur, depuis le célèbre Dombay, n’avait autant enrichi les collections que M. Geoffroy Saint-Hilaire. »

En 1807, il est élu membre de l’Institut. Bonaparte, qui se connaissait en hommes, appréciait le caractère et le mérite de notre jeune naturaliste, qu’il avait distingué en Égypte. Dans l’année 1808, il l’envoie pour organiser l’instruction publique en Espagne et en Portugal. M. Geoffroy part, et, toujours fidèle aux intérêts de la science, réunit sur les lieux une fort précieuse collection, qui, par suite d’un traité d’évacuation du Portugal, se trouve, comme celle d’Égypte, en présence des Anglais. Le zélé naturaliste sauve une seconde fois des mains de l’ennemi les caisses qui contenaient un bien loyalement acquis à son pays, en laissant à leur place quatre coffres remplis d’effets qui lui étaient propres, Cette généreuse supercherie n’était pas sans danger, mais elle eut tout le succès qu’on en pouvait attendre. Après les désastres de 1815, un ministre de la restauration, M. de Richelieu, allant de lui-même au-devant de la honte, écrivit au ministre du Portugal qu’il était prêt à lui restituer la collection apportée par M. Geoffroy Saint-Hilaire : l’étranger refusa ; il était dit que les ennemis du dedans devaient recevoir des ennemis du dehors une leçon, après tant d’autres, de justice et de dignité. Les motifs de ce refus étaient tous à l’honneur du savant français : on se souvenait que, loin d’user du droit de la guerre pour s’emparer des riches collections brésiliennes d’Ajuda, M. Geoffroy Saint-Hilaire avait procédé par voie d’échanges, et qu’au lieu de choisir des objets uniques, il avait seulement demandé des doubles. Lorsqu’il visitait la vaste bibliothèque du couvent de Saint-Vincent, les moines, effrayés, lui dirent : « Prenez tout, si vous voulez. » Alors Geoffroy, avec dignité : « Je suis venu pour organiser les études, et non pour les désorganiser. »

N’est-il pas beau de voir ce modeste savant traçant à la suite de la victoire, et près du fossé sanglant des batailles, le sillon lumineux de la civilisation ? Lié à Napoléon, comme Aristote à Alexandre, il sème les idées et la connaissance de la nature sur ces champs labourés par les boulets. Le premier consul, étonné témoigna ses sentimens à M. Geoffroy par des offres brillantes que celui-ci, fidèle au culte exclusif de la science, refusa constamment. À Sainte-Hélène, l’homme qui avait été l’empereur conservait la même opinion de M. Geoffroy et en parlait avec estime. Celui qui avait remué le monde sous sa main de fer pour le réduire à l’unité, devait sympathiser avec ce naturaliste ardent, qui combattit un demi-siècle pour mettre cette même unité dans la zoologie.

En 1809, M. Geoffroy est nommé professeur à la Faculté des Sciences. Cette date marque le point de départ de ses efforts vers l’anatomie philosophique. Un nouveau théâtre étant ouvert pour un enseignement plus large et plus élevé encore que celui du Muséum, le jeune professeur s’y élança avec un succès qui changea la marche de la science. De 1793 à 1808, il s’était montré zoologiste pénétrant et sagace, le digne assesseur de Cuvier dans un ordre de travaux qui demandaient un coup-d’œil sûr, un jugement fin, un esprit d’observation exacte. De 1809 jusqu’au terme de sa longue et laborieuse carrière, Geoffroy remue l’histoire de la nature pour la poser sur une base nouvelle ; il crée, selon l’oracle de Daubenton, une zoologie qui n’existait pas ; là où la science n’avait poursuivi avant lui que des rapports de classification, il cherche à fixer les lois de l’organisation animale.

Cependant le sol des événemens s’ébranle de nouveau sous les pas de ce fervent naturaliste qui avait donné toute sa vie à l’étude. Napoléon était tombé et avec lui la révolution dont il portait les principes autour du monde sur les ailes de ses armées. Étienne Geoffroy n’était pas si absorbé dans la science qu’il ne sentît les maux et les humiliations de son pays. Arrivent les Cent-Jours : l’homme de l’île d’Elbe avait apparu une nuit dans un coin de la France ; on annonce au son du tambour que Napoléon est retrouvé ; à ce bruit, la royauté, endormie dans les murs du Louvre, se réveille en sursaut et fuit. Geoffroy sort alors de la science, comme un prêtre de son église dans les temps d’orage. En 1815, il est élu membre de la chambre des représentans, mais il n’y figure qu’un instant. L’empire disparaît de nouveau comme il était venu, et au moment où la France, à la suite des déchiremens de l’invasion, se courbe sous un gouvernement imposé, Geoffroy rentre, la tête haute, dans cette liberté de l’étude qui le console un peu de l’abaissement et de la servitude de son pays.

Arrêtons-nous un instant à cette date fatale, qui se dresse dans la carrière du naturaliste comme une colonne d’airain, et sur laquelle on pourrait inscrire ces mémorables paroles, adressées en 1831 aux électeurs du collège d’Étampes, ses anciens commettans de 1815 : « Je ne pouvais me plaire et me tenir aux fonctions de député que pendant la lutte, et tant qu’il était question d’organiser la France pour la liberté, de défendre l’indépendance nationale. »

Nous avons un instant abandonné le fil des relations entre Geoffroy et Cuvier : nous allons le reprendre à dater des événemens de 1815. L’âge, loin de réunir par degrés deux caractères opposés dans leur direction, prononce chaque jour entre eux des différences qui doivent les séparer à jamais. Au retour de la campagne d’Égypte et de son voyage en Portugal, notre jeune savant ne retrouva plus au Jardin des Plantes l’ami qu’il avait laissé ; Cuvier était devenu, selon l’oracle de Geoffroy lui-même, le législateur de l’histoire naturelle. Une dignité froide avait fait place à ces relations cordiales des premiers ans. La vérité est que les deux confrères ne s’entendaient presque plus sur aucun point de la science ni sur la position à prendre dans la société. Geoffroy Saint-Hilaire mettait à fuir les dignités publiques l’ardeur que Cuvier mettait à les rechercher. Pendant les Cent-Jours, Geoffroy figura, comme nous l’avons dit, à la chambre des représentans ; mais il ne fit sous la restauration aucun effort pour y reparaître. Si la gravité des circonstances put le faire sortir un instant de ses occupations favorites, il y retourna dès que l’orage se fut calmé. Persuadé qu’un progrès, qu’une liberté conquise dans la science ne tarde pas à passer dans l’ordre moral, et devient avec le temps une liberté, un progrès dans l’ordre politique, il crut servir son pays en servant l’histoire de la nature. C’était prendre la question de plus haut, ce n’était pas la négliger. L’esprit humain n’avance pas seulement pas les agitations des États, mais par les lumières de toute sorte qui viennent éclairer sa marche. Ses vues religieuses ne différaient pas moins des idées de son collègue : Cuvier rattachait les déductions scientifiques aux anciennes traditions du genre humain ; Geoffroy essayait au contraire de percer par l’étude de la nature des voies et des échappées nouvelles dans le champ de la philosophie. Son cours fut jugé sous la restauration d’une grande audace. Attaqué à plusieurs reprises par les feuilles du parti-prêtre, l’esprit de ses leçons n’échappa sans doute à l’interdit que par les ténèbres dont ces sortes d’étude étaient alors enveloppées. Du reste, M. Geoffroy Saint-Hilaire ne se montra jamais en lutte ouverte avec les croyances et les institutions établies ; retiré dans la contemplation et l’étude, il menait, comme nous le trouvons écrit dans ses notes, une vie de dévoûment extatique à la science.

Il n’entre ni dans notre pensée, ni dans les convenances de ce livre, d’établir ici un parallèle entre Cuvier et Geoffroy : nous pouvons seulement dire que les deux adversaires avaient reçu de la nature les facultés les plus propres à faire avancer la science par leur opposition. Cuvier était né avec un esprit singulièrement lucide, une mémoire infatigable ; un jugement sûr et difficiles à contenter. Geoffroy trouvait une sorte de béatitude infinie dans la découverte des lois de la nature ; cloué d’une merveilleuse finesse d’intuition, il poursuivait les causes et les rapports au moyen de cette seconde vue de l’intelligence qui va plus loin que les faits. C’était l’homme des aperçus hardis, des idées générales et des enchaînemens lumineux. Nous savons que dans les régions étroites d’une certaine caste de la science on traite ces esprits-là de rêveurs ; mais c’étaient des rêveurs aussi dans leur temps que ce Galilée, que ce Kepler, que ce Newton, dont à cette heure les proportions surhumaines nous étonnent. Cuvier s’était beaucoup appliqué aux classifications : Geoffroy refusa de s’y arrêter pour suivre le penchant qui l’entraînait vers les vues à distance et les révélations soudaines.

Une nuit qu’il s’était mis an lit, triste et préoccupé d’un grand travail sur les insectes, il lui arrive ce qui s’est présenté à d’autres inventeurs : pendant un sommeil calme et non interrompu, toutes ses idées de la veille se coordonnent dans sa tête ; il découvre et voit nettement des yeux de l’esprit tous les rapports analogiques des des séries animales. À son réveil, qui est subit, ses bras s’agitent violemment, et au même instant il jette ce cri, ce même cri qu’Archimède : J’ai trouvé ! Tout le monde se réveille autour de lui ; on s’effraie de cette émotion dont on ne tarde pas à connaître le motif rassurant. Ce seul trait peut servir à dessiner la nature de cet esprit orageux, qui procédait en quelque sorte par éclairs et par surprises.

Nous touchons cependant à une lutte qui eut trop d’éclat pour être passée sous silence, et qui tient à des causes trop philosophiques pour que le récit des événemens suffise à en reproduire le caractère. Depuis long-temps, le dissentiment des deux princes de la science couvait dans l’ombre, lorsqu’une séance de l’Académie le fit éclater. À ceux qui parlaient de la doctrine des analogues, Cuvier répondait : « Je la ferai taire. » Ce fut le 12 décembre 1829 que la lecture d’un mémoire ouvrit le champ de bataille. Cependant les chances étaient inégales : Geoffroy défendait un terrain entièrement neuf, tandis que Cuvier, soutenu par ses travaux et par ceux de ses ancêtres dans la science, affermissait pour ainsi dire ses pas sur les traces de plus de trente siècles. Si nous ajoutons à ces avantages un vrai talent oratoire, une prestesse et une clarté d’esprit sans égales, une autorité sur l’académie dès long-temps acquise, nous jugerons que Cuvier avait tout ce qu’il fallait pour s’assurer la victoire. Cependant le monde qui pense resta partagé entre Cuvier et Geoffroy. Quoi qu’il en soit du succès, ce fut toujours un grand spectacle que celui de ces deux forts athlètes de la science s’avançant l’un contre l’autre et se rencontrant sur un des points les plus élevés de la philosophie naturelle. L’Allemagne, la grande Allemagne était attentive à ces débats : déjà la voix de l’Isis s’était fait entendre de l’autre côté du Rhin pour crier à Cuvier : « Reste à la politique ; tu es débordé en zoologie ! » Derrière ce conflit d’opinions, ce tumulte d’amours propres et cet orage académique, se leva encore la tête calme et sévère de Gœthe, qui prit parti pour la doctrine soutenue en France par M. Geoffroy, et dans laquelle il s’était lui-même exercé. L’intervention de Goethe pourra sembler singulière à ceux qui ne voient dans ce grand esprit que l’auteur de Faust ; mais, après tout, la poésie ne gâte rien aux autres dons de la nature, et de nombreux mémoires sur la science, naguère traduits et publiés en France par le docteur Martins, montrent que Goethe était très loin d’être étranger aux études anatomiques. Ce n’en est pas moins un beau sujet d’orgueil pour notre pays que celui du premier génie de l’Allemagne abaissant son sceptre d’or devant les vues philosophiques d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, et proclamant dans le monde selon l’oracle de Daubenton, la zoologie une science française. Que sont les conquêtes de la force devant la pensée infatigable de ce naturaliste, allant rencontrer à l’étranger celle de Goethe, et soumettant par la conviction cette vieille Germanie que le glaive de César et de Bonaparte avait mal vaincue ?

En France, Geoffroy fut encouragé dans sa lutte contre Cuvier par les hommes d’avenir. Tous saluaient dans ce génie précurseur le noble et fécond avènement d’un principe pour lequel la révolution a combattu plus d’un demi-siècle, pour lequel nous combattons encore en philosophie, en religion, en politique, et qu’il s’efforçait d’introduire dans la science, l’unité. En vain lui faisait-on un crime, dans ces discussions publiques et animées, de ne pas suivre le chemin ordinaire ; l’élite de la forte et courageuse jeunesse souhaitait que ce novateur eût raison, et que les vues qu’il prêtait à la nature fussent justifiées par l’expérience. Selon d’autres, à la tête desquels se plaçait son sévère contradicteur, M. Geoffroy se laissait égarer par son imagination. Ce reproche, dont le savant s’affligea peut-être à tort, était calculé sur les mœurs des anciens naturalistes, qui s’attachaient plutôt à la lettre qu’à l’esprit de la nature. De l’imagination ! Mais n’en faut-il pas pour suivre la création dans ses lois et ses caprices ? N’en faut-il donc pas pour entrer avec puissance dans les desseins de Dieu, et saisir leur trace sur la forme des êtres organisés ?

Cuvier, voulant humilier son adversaire, lui jeta enfin dédaigneusement ce titre de poète de la nature, qui, dans sa bouche et dans son intention, était la plus mortelle offense pour un naturaliste. Nous en sommes encore à nous demander si l’injure n’était pas un éloge. Il en est de même du reproche d’enthousiasme qu’on lui adressait alors ; nous croyons que M. Geoffroy s’est donné une peine inutile pour repousser ces traits de la malveillance qui tournent au contraire à son honneur. Oui, le savant qui, non content d’être l’historien des faits de la nature, a voulu en saisir les lois, et qui, entraîné par la magie des rapports de la création, a voulu renouer les anneaux de cette chaîne immense que tous nos zoologistes avaient brisée ; le savant qui, non content d’étudier dans les froides collections et sur les pièces mortes, cherchait en lui-même et dans la nature vivante les inspirations du génie ; ce savant était poète ; mais nous ne voyons pas en quoi cette faculté de divination a pu nuire à ses travaux sur l’histoire naturelle. Il faut d’ailleurs bien s’entendre : tout en critiquant cette école timide qui borne ses ambitions à nommer, à décrire et à enregistrer les faits de la science ; tout en blâmant la marche stationnaire de ces zootomistes qui, dans leur frayeur de la nouveauté, se contentent de promener vaguement le scalpel sur les organes du monde animal, Geoffroy, comme Goethe lui-même, était d’avis qu’il fallait apporter dans l’observation des détails de la nature l’exactitude sévère du géomètre. En 1835, George Sand, dans l’esprit duquel les débats scientifiques de 1829 avaient laissé trace, vint proposer à M. Geoffroy de servir ses idées devant le public ; le savant écarta avec politesse la main qui lui était offerte, dans la crainte que ce brillant auxiliaire ne compromît, par ses inventions, le succès d’une cause grave qui voulait être défendue avant tout par de fortes études. Geoffroy voyait la nature en poète, mais en poète instruit des faits qui composent son histoire.

Nous glissons sur les détails et sur les incidens de ce grand duel scientifique dont l’Allemagne s’émut, dont les journaux du temps ont méconnu en France la véritable portée. Le dissentiment d’idées qui agitait les deux adversaires, malgré l’aigreur et l’extrême violence de la lutte, n’alla point jusqu’au cœur. M. Geoffroy ayant perdu, quelques années plus tard, une fille charmante et aimée, Cuvier vint assister aux funérailles, et par un serrement de main bien senti prouva à son ancien ami qu’il partageait toute l’étendue de son malheur. On sait que Cuvier avait été lui-même frappé dans une fille de vingt-deux ans, belle et unique ; il comprenait la douleur de son confrère par la sienne propre : non ignara mali.

L’événement de 1830 passa sur la tête des deux terribles champions et sur leurs querelles incessantes. M. Geoffroy, quoique éloigné, comme nous l’avons dit, du mouvement politique, n’en salua pas moins avec ardeur une révolution qui semblait devoir continuer dans le monde les progrès de son aînée ; il pensait, avec raison, que chaque pas vers la liberté est un pas vers la science. Nous devons rapporter ici un fait qui honore son caractère. On se souvient que dans le premier enivrement de la lutte la colère du peuple se porta sur le palais de l’archevêque de Paris. D’imprudentes paroles adressées au roi Charles X, quelques jours auparavant, sous les voûtes solennelles de Notre-Dame, faisaient regarder, à tort ou à raison, l’archevêque comme l’auteur voilé de ces fatales ordonnances qui soulevaient d’indignation toute la ville. De farouches menaces avaient été proférées dans les groupes ; la vie de M. de Quélen était en danger : surpris par ces grandes eaux de la révolte qui débordent tout-à-coup comme l’océan, il n’avait eu que le temps de gagner en hâte l’hospice de la Pitié, où il s’était caché parmi les malades. M. Geoffroy, demeurant dans le voisinage, est instruit par M. Serres de l’arrivée de M. de Quélen dans l’hospice, de l’infortune de ce prélat, et du danger qui menaçait ses jours. Il court auprès de M. de Quélen, qu’il connaissait, et, touché par son état de détresse, lui offre un asile dans le Jardin des Plantes. L’archevêque de Paris accepte l’hospitalité qui lui est si dignement offerte ; dès que le soleil est couché, il traverse, au bras de M. Geoffroy, la rue Saint-Victor, sous un déguisement, et se rend chez le généreux naturaliste, où sa présence est entourée du plus impénétrable mystère. C’était faire un noble usage de cette retraite du Jardin des Plantes, où la révolution de 93 l’avait établi, que d’en étendre les ombres et les feuillages sur la tête proscrite d’un prince de l’église. Jusqu’à ce que l’ordre fût ramené dans la ville, M. Geoffroy ne cessa de prodiguer les soins, les ménagemens, les égards à cet étranger, dont il était très loin de partager les opinions rétrogrades. Du reste, le séjour de M. de Quélen dans la maison de la famille Geoffroy a peut-être eu sur les destinées de l’église en France une action considérable qu’on ignore. C’est de chez M. Geoffroy Saint-Hilaire, et en grande partie sous son influence et celle de M. Serres, que l’archevêque se détermina à se rendre au Palais-Royal, et à faire partir pour Rome un envoyé dont la mission, dans ces premiers temps de la révolution de juillet, a pu être politiquement fort utile.

Au moment où la France renaissait au sentiment de la liberté, le cœur du reconnaissant Geoffroy Saint-Hilaire se tourna vers un exilé de 1815. Dans l’Amérique du Nord, sur les bords de la Mobile, vivait depuis dix-neuf ans, dans une humble métairie, un homme que les orages politiques de son pays avaient frappé. Cet homme était Lakanal. Geoffroy, toujours dévoué, se souvient de ce député secourable aux sciences en 1793 ; il propose à l’Institut de le réintégrer dans son sein, et a le bonheur d’obtenir un fauteuil académique pour ce vieux conventionnel, qui avait attaché son influence et son nom à l’une des plus belles fondations du génie moderne. Lakanal, flatté de cet honneur, plus flatté encore de ce souvenir d’amitié, revint, malgré son grand âge, sur cette terre sillonnée par tant d’événemens : une révolution l’avait enlevé, une révolution le ramenait. L’entrevue des deux amis fut pathétique ; le savant et l’exilé se retrouvaient, après de mauvais jours, dans ce même Muséum d’histoire naturelle que la Convention avait créé, et dont le jeune professeur de 93 avait mûri et fécondé le germe précieux en organisant, presque à ses frais et par ses propres forces, la Ménagerie.

La lutte scientifique résista aux événemens et contribua peut-être à épuiser la force des deux rivaux. Cependant les agressions devenaient moins fréquentes, quoique l’esprit d’antagonisme fût resté le même ; cela tenait à la position nouvelle que Cuvier avait prise dans le gouvernement. Lié aux affaires publiques, il avait de la peine, dans les derniers temps, à suivre tous les pas de son adversaire sur le terrain d’une discussion que Geoffroy ne déserta jamais. Cuvier ployait sous les charges étrangères à la science : maître des requêtes, conseiller d’État, pair de France, il était tout cela et autre chose encore, quand, le 13 mai 1832, il mourut. Les rivalités de l’intelligence font trève devant la pierre du tombeau ; Geoffroy s’avança sur le bord de cette fosse qu’une si grande dépouille allait remplir, et retrouvant dans son cœur toute son affection d’autrefois pour son vieil ami et son émule, il dit : « En ce moment d’un dernier adieu que notre illustre confrère n’a pu, hélas ! entendre de ma bouche, comment ma pensée ne se reporterait-elle pas sur cette vie à deux de nos jeunes ans, sur ces relations si intimes et si dévouées, sur cette communauté de travaux si douce à tous deux ! » Ces paroles touchantes prennent un intérêt d’à-propos, aujourd’hui que les deux confrères sont de nouveau réunis.

Le nom de Geoffroy est moins populaire en France que celui de Cuvier : nous dirons seulement que les hommes de science se font plus connaître au public par des ouvrages élémentaires que par des travaux de philosophie transcendante. M. Geoffroy, à cause de la tournure de son esprit, s’est toujours tenu dans des régions inabordables et solitaires. Une certaine obscurité dans le style, obscurité dont il se plaignait lui-même, et dont il ne put jamais dissiper les ténèbres, contribuait encore à voiler sa pensée. On a tant abusé dans ces derniers temps du mot incompris, qu’on ose à peine s’en servir ; ce serait pourtant à Geoffroy qu’il s’appliquerait avec le plus de raison. Ce défaut de lucidité fit le supplice de ses derniers jours. Notre grand naturaliste eut une vieillesse amère : « J’ai le cœur percé, écrivait-il ; je suis triste jusqu’à mourir. » Certaines injustices qu’il eut, hélas ! à subir de la part de ses confrères, mirent le comble à sa susceptibilité. Un instant il songea à quitter la France, et à chercher sur un autre théâtre que celui de ses travaux une considération qui lui était refusée dans son pays. Il souffrit et finit par se résigner. Ce savant trouva d’ailleurs sa consolation dans l’objet éternel de ses études et de ses amours. « Je me décidai, nous dit-il, à quitter Paris pour une vie solitaire à la campagne. Je m’y rendis sans livres. Un seul était sous mes yeux, le livre de la nature, où je voyais apparaître toutes les créations du printemps en plantes et en animaux. » On voit que le poète, tant critiqué par l’école positive, n’avait pas choisi la plus mauvaise part en se décidant pour la vie de contemplation et d’extase.

Ces tribulations n’altérèrent jamais la bienveillance de son commerce. C’est vers ce temps que nous l’avons connu ; nous conservons encore un souvenir ineffaçable de ces bonnes soirées du dimanche, auxquelles sa présence donnait un caractère particulier. Dans l’ancienne rue de Seine-Saint-Victor, aujourd’hui rue Cuvier, s’élève une maison abritée comme un nid par la solitude et les branches d’arbres ; c’est là que le patriarche de la science, le philosophe de la nature, demeurait depuis longues années. Le salon était rempli de savans, de littérateurs et d’artistes. L’été on descendait dans le jardin de la maison qui se rejoignait par un trait-d’union de verdure aux massifs du Jardin-des-Plantes. Les amis du vieillard s’asseyaient en cercle sur des sièges de bois et causaient gravement à la clarté des étoiles. Paris avait éteint son bruit au seuil de cette habitation reculée ; on n’entendait que le rugissement lointain des bêtes fauves, excitées dans les temps de pluie par les senteurs résineuses du cèdre du Liban. L’âme fatiguée de la vie remuante et inquiète de notre ville se reposait avec un calme indicible sur ces réunions touchantes, sur ce silence de la nature et des passions, sur ce savant vénérable, tout chargé d’années glorieuses, sur ces femmes charmantes et sévères, sur deux joyeux enfans à tête blonde. Une larme embaumée montait alors silencieusement au bord des yeux ; on croyait à la famille, au repos du cœur, à l’amitié, aux mœurs dorées des premiers âges, et l’on se disait tout bas : Il fait bon ici, bonum est nos hic esse.

Geoffroy Saint-Hilaire acheva et mit au jour, postérieurement à Cuvier, plusieurs grands travaux dont nous regrettons, dans l’intérêt de la discussion, que ce dernier n’ait pas eu connaissance. La science ne pouvait que gagner à ces solennels débats, que la mort d’un des deux adversaires vint malheureusement interrompre. Geoffroy reprit dans les derniers temps, du point de vue philosophique, les recherches de Cuvier sur les ossemens fossiles et sur la marche de la nature durant les premiers âges du globe. Ce grand esprit était préoccupé, avant de mourir, de la genèse des choses ; sa pensée remontait au berceau de la création du monde au moment où le déclin de ses forces l’attirait vers la tombe.

L’étude de la nature avait dévoré cette organisation puissante. Peut-être la lutte de 1829 avait-elle aussi blessé mortellement les deux combattans ; des hommes comme Cuvier et Geoffroy ne pouvaient guère marcher l’un contre l’autre sans que le choc fût fatal à tous deux. Geoffroy avait comme le pressentiment de cette décadence prochaine : « Ce n’est pas de moi, écrivait-il dans un de ses derniers mémoires, ce n’est pas de moi, qu’un souffle d’automne emportera bientôt, qu’il doit s’agir. » Hélas ! il disait vrai, le souffle d’automne l’a emporté.

Depuis quatre ans le savant vieillard expiait par la cécité le crime d’avoir porté ses regards trop haut dans les secrets et les mystères de la nature ; cette Isis irritée jeta son voile sur les yeux téméraires qui voulaient tout pénétrer. Geoffroy supporta cette cruelle infirmité avec le calme et la résignation du sage. Aveugle comme Homère, comme Milton, comme Galilée, il ouvrit plus grands les yeux de l’âme, il vit le monde au dedans de soi ; ne pouvant plus observer, il médita. Au milieu des ténèbres dont il était entouré, il s’éleva par la pensée vers ce mystérieux et lointain rayonnement de la lumière qui ne meurt pas. Un indigne écrit avait osé mettre en doute, dans ces derniers temps, les principes religieux de M. Geoffroy touchant l’auteur des mondes ; il en fut vivement blessé. Le grand naturaliste qui avait passé sa vie dans la contemplation de la nature ne pouvait pas nier le principe de l’ordre. « En définitive, écrivait-il au terme de ses investigations philosophiques, la cause des faits phénoménaux de l’univers, c’est le principe de l’attraction conçue d’après le principe de l’affinité de soi pour soi ; mais, par-delà incontestablement, la cause des causes, c’est Dieu. »

Geoffroy était mort pour la science : la voix de la prudence et de ses amis lui avait conseillé d’éteindre sa lampe ; il souffla lui-même avec une résignation sublime cette flamme qui ne devait plus se rallumer qu’ailleurs. Au milieu du sommeil et de l’engourdissement de ses forces morales, il conserva cependant pour sa famille de tendres et lumineux épanchemens. Honneur aux nobles femmes qui ont entouré de soins cette touchante vieillesse ! Une des consolations de ce patriarche de la science fut de laisser en mourant un fils digne de continuer son œuvre « Nunc dimittis servum tuum in pace, s’écria-t-il. Oui, je m’en vais en paix ; car mon fils sera le sauveur de mes idées, de ces idées que j’ai souvent obscurcies malgré moi par ma faute. » Un fidèle et ancien ami, M. Serres, dont le nom demeurera attaché aux plus mémorables découvertes de ce temps-ci, ne cessa de surveiller les progrès de cette longue et douloureuse maladie que la médecine était impuissante à guérir. La mort seule pouvait y mettre un terme ; la main de Dieu étendit de plus en plus son ombre sur cette existence affaiblie par la pensée, et bientôt tout fut dit. Au chevet de ce lit de douleurs, près de cette grande vie à son déclin, se tenait encore jour et nuit un jeune homme, le docteur Pucheran, qui cherchait à recueillir les dernières paroles sur ces lèvres inspirées, comme les disciples de Socrate sur la bouche mourante de leur maître.

Nous assistions aux derniers honneurs rendus par la science à cette pure et glorieuse existence de naturaliste, qui ne s’est point mêlée au flot politique. L’esprit de parti n’entrait donc pour rien dans les éloges qu’on laissait tomber sur sa fosse ouverte. M. Duméril, son vieux confrère ; M. Chevreul, directeur du Muséum ; M. Dumas, au nom de la faculté des sciences ; M. Serres, au nom de son amitié et de la noble conformité de ses travaux ; M. Edgar Quinet, au nom de la génération nouvelle, ont fait entendre tour-à-tour des paroles scientifiques, religieuses, éclatantes. Quelque chose aurait manqué à cette cérémonie funèbre, si Lakanal n’y eût été : ce vieillard plus qu’octogénaire s’est avancé à son tour sur cette tombe qui allait se fermer pour jamais. Tout le monde a senti un frémissement de cœur en voyant un des derniers membres survivans de la Convention ouvrir la bouche pour rappeler, en termes d’une simplicité antique, qu’il y avait eu cinquante ans, ce même mois de juin, que, sur son rapport, le jeune Geoffroy, alors âgé de vingt-et-un ans, avait été nommé professeur au Muséum d’histoire naturelle. Le vieillard, dans ce moment-là, n’était même plus un homme ; c’était la Convention elle-même, cette sombre et grande assemblée dont l’histoire nous fait pâlir, qui venait assister aux obsèques d’un de ses enfans dans la science, et lui dire au couronnement de ses travaux : « Je suis contente de toi ! »

Quand un homme comme Geoffroy Saint-Hilaire meurt, l’imagination a besoin de se porter sur la partie immortelle de ses œuvres. Ce célèbre naturaliste laisse un grand nombre de mémoires sur l’anatomie philosophique, plus ou moins réunis en volumes, une histoire naturelle des mammifères, et d’autres ouvrages considérables : il y a sans doute dans ces écrits des travaux qui ne sont point achevés, des vues confuses et enveloppées que l’avenir dégagera ; mais, tels qu’ils sont, ils se soutiennent majestueusement devant la postérité par des proportions grandes et hardies. Ce n’est point dans l’exécution des détails qu’il faut chercher le talent de Geoffroy ; plus architecte que sculpteur, il jette en bloc les pensées, sans se soucier de les tailler ni de les polir : son œuvre ressemble, pour l’effet général, à une ville en construction ; çà et là des édifices pendent interrompus, des murs gigantesques se dressent sans appuis et sans couronnement ; mais à travers tout ce désordre, on est frappé par le caractère de l’ensemble, et l’on croit assister, avec le poète latin, à la naissance d’une de ces cités futures qui domineront le monde. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire nous semble appelé, par la nature à-la-fois élevée et sévère de son esprit, à interpréter, à recueillir et à fixer les travaux de son père dans une édition complète qui sera le plus beau monument élevé à la mémoire de celui que nous venons de perdre[2].

Nous sentons que nous devrions indiquer, en finissant, les points principaux sur lesquels porta ce grand duel académique entre Geoffroy et Cuvier, ce combat dont le bruit retentit encore après le silence des combattans ; mais ici notre embarras redouble. Comment introduire en quelques lignes nos lecteurs dans le sein d’une discussion qui exigerait de longues études et des développemens infinis ? Nous avons parlé déjà de la doctrine des analogues, c’est ainsi que Cuvier définissait, en 1829, les idées de M. Geoffroy. Cet esprit synthétique avait en effet lutté toute sa vie pour établir en zoologie cette grande loi d’unité de composition organique, en vertu de laquelle tous les animaux peuvent être ramenés à un seul animal. Déjà sa pensée avait surnagé dans la plupart des livres de zoologie moderne, où les formes diverses des êtres vivants n’étaient plus considérées que comme des accidens jetés sur une échelle immense, et dont tous les degrés tiennent les uns aux autres par des rapports naturels. Cuvier n’admettait pas cette unité dans la variété. Esprit analytique, il limitait chaque être organisé dans une forme éternellement invariable et absolue, dont la science devait se borner à décrire isolément les caractères. — Méthode des premiers âges ! s’écriait Geoffroy ; ayez donc le courage de faire un pas en avant ; la nature est une : elle emploie les mêmes matériaux en les transformant sans cesse sous sa féconde main, sans s’écarter jamais d’un plan général d’organisation. — Rêves de poète ! reprenait Cuvier. — Historien de ce qui est, continuait Geoffroy, j’ai cherché mes observations dans l’univers terrestre ; au-dessus de toutes les variétés qui résultent chez les êtres vivans du milieu dans lequel ils sont plongés, je vois planer constamment et partout autour de moi des rapports immuables.

C’est sur ce point que la mêlée s’engagea : mais le terrain de la science est si vaste, que l’arène s’élargissait chaque jour, devant les attaques des deux lutteurs. Le débat se plaça bientôt sur les ruines des mondes antédiluviens. Cuvier ne voyait dans ces créations retrouvées sous la terre que des faits soudains, isolés, apparus et disparus, que des émissions d’êtres engloutis dans des révolutions fortuites du globe, et auxquels d’autres êtres avaient succédé. Abandonnant ce système de cataclysmes et de bouleversemens, Geoffroy déroule l’histoire de la création sur un plan nouveau, à-la-fois plus calme et plus harmonieux. A ses yeux, il n’existe dans les époques anciennes et modernes qu’un règne animal ; mais ce règne animal, soumis à l’action des causes environnantes, aux milieux ambians et à tous les agens modificateurs du globe, a dû changer avec les changemens survenus dans la masse. L’ensemble, en se transformant, a entraîné le détail. Ce principe qui lie la création actuelle à la création antérieure, qui noue par des anneaux intermédiaires la chaîne des animaux vivans à celle des animaux détruits, est sans doute dans l’état actuel de la science d’une démonstration difficile. Arrivera-t-on un jour à retrouver parmi toutes ces variétés de formes, un seul animal, comme au fond il n’existe qu’un créateur et qu’un monde ?

La vaste intelligence de Geoffroy s’exerça encore contradictoirement à Cuvier sur la question des monstruosités. L’école de Cuvier se servait depuis long-temps de ces anomalies apparentes pour ébranler la croyance à la fixité des lois de la nature. Geoffroy arriva d’aplomb sur la difficulté : c’est au milieu du désordre le plus choquant des principes de l’organisation qu’il fit surgira notion de l’ordre et qu’il montra la nature toujours d’accord avec elle-même, sibi conscia. Son esprit généralisateur sut ramener les formes, en apparence excentriques, de ces êtres d’exception au maintien des règles éternelles. Là où l’école de Cuvier voyait avec M. de Châteaubriand un exemple de ce que devient la nature sans le doigt de Dieu, Geoffroy admire avec Montaigne la persistance d’une unité inflexible et toujours présente, à laquelle rien réchappe, pas même le monstre. Cuvier se réfugiait dans la doctrine des anomalies. — Tout dans le monde, reprenait Geoffroy, est anomalie et prodige (’monstrum’) pour celui qui s’approche des faits avec ignorance : mais tout est d’une composition uniforme et constante pour celui qui s’élève au-dessus des détails, à la hauteur des vues du créateur et des rapports généraux de la création.

Ce qui restera surtout de Geoffroy Saint-Hilaire, c’est une direction. Il a ouvert, dans les sciences de la nature, une voie nouvelle qu’il est loin sans doute d’avoir parcourue tout entière, mais dans laquelle il est glorieux d’avoir fait les premiers pas. Ce sage vieillard ne s’aveuglait pas lui-même à cet égard sur la valeur de ses travaux : il se disait bien qu’en agitant la science pendant plus d’un demi-siècle, il n’avait jamais atteint le terme de ses efforts : arriver à la connaissance, même incomplète, des premières lois de la nature n’est pas l’œuvre d’un homme, c’est celle de l’humanité.

Une grande signification reste attachée à l’événement final de ces deux puissans chefs d’école : Cuvier qui meurt, c’est tout un passé de la science qui s’en va ; Geoffroy qui retourne à Dieu, c’est un avenir qui vient. L’un a mis dans l’histoire naturelle l’élément de résistance, l’autre celui de progrès. Ces deux principes se sont attaqués avec ardeur et se mesurent encore : peut-être le moment d’un traité de paix est-il arrivé. Les travaux de l’auteur du Règne animal étaient nécessaires pour terminer glorieusement et splendidement les époques d’analyse ; ceux du créateur de l’anatomie philosophique en France ne sont pas moins utiles pour préparer l’avènement des idées générales dans la science. Les esprits exacts qui aiment par-dessus tout la netteté, l’ordre, la précision mettront l’homme dont nous venons d’écrire la vie au second rang ; ceux au contraire qui tiennent plutôt compte des déductions brillantes et du pressentiment intuitif des choses lui donneront la préférence sur son rival. Le révélateur, le poète, le devin de la science au commencement du XIXe siècle, vates, ce n’est pas Cuvier, si admirable d’ailleurs, c’est Geoffroy. Leurs mémoires, voilées de deuil, s’élèvent toutes deux entre l’âge des classifications qui finit et l’âge de la recherche des lois de la nature qui commence : quand les anciens voulaient fixer les limites intermédiaires de deux régions, ils y plaçaient des tombeaux.

  1. Nous nous servirons, pour nous guider dans cette courte biographie, de quelques notes que la main illustre et bienveillante du savant nous traça elle-même sur le papier, avant que la mort ne l’eût glacée.
  2. Au moment de mettre sous-presse, j’apprends que M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire termine un livre sur la vie, les ouvrages et les doctrines de son père.