Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 83-89).

§ 6.

Mariage.

Chez les Républicains de l’an 2000, de même que chez tous les autres peuples, l’institution du mariage est le fondement même de la Société.

Les jeunes Socialistes n’ont pas la permission de contracter le lien conjugal avant leur majorité, qui a lieu chez les deux sexes à dix-huit ans. Mais, dès qu’ils ont atteint cet âge, ils peuvent se marier sans le consentement de leurs parents, et même sans les avoir consultés. Dans une affaire de cette importance, le Gouvernement a voulu que les intéressés fussent seuls à délibérer, et qu’on n’exerçât sur eux aucune pression, aucune contrainte, alors même que ce serait dans les meilleures intentions.

En général, les garçons ne se marient que fort tard, à l’âge de trente ou quarante ans, lorsqu’ils ont acquis une position en rapport avec leurs capacités, qu’ils ont l’expérience de la vie, et que, revenus des plaisirs et des folies de la jeunesse, ils ne demandent qu’à se reposer et à trouver dans l’intimité d’une femme affectueuse le bonheur tranquille du foyer conjugal.

Les demoiselles, au contraire, se marient le plus tôt qu’elles peuvent, et souvent même dès le lendemain de leur majorité. Quand elles arrivent à vingt-cinq ans sans avoir trouvé un mari, elles sont désolées et se croient déjà condamnées à un célibat perpétuel. Mais, lorsqu’elles atteignent la trentaine, elles perdent tout à fait la tête, elles veulent se marier à tout prix et se jettent dans les bras du premier qui se présente. Du reste, il est fort rare que les jeunes filles arrivent à cette extrémité, et le plus souvent elles sont établies de très-bonne heure, de dix-huit à vingt ans au plus tard.

Les Socialistes des deux sexes se marient extrêmement vite, à première vue, sans s’étudier, sans se connaître, et sans savoir par conséquent s’ils ont l’un pour l’autre une sincère sympathie.

Les hommes ne demandent à leur future que d’être jeune et jolie, de bien porter une toilette élégante, et de faire honneur au cavalier qui leur donne le bras. Les demoiselles de leur côté veulent que leur mari ait une bonne tournure, et qu’il occupe un certain rang dans la société. À ce prix-là, elles lui pardonnent d’être un peu mûr, un peu fatigué, d’avoir quelques cheveux blancs, et même d’être légèrement chauve.

Quand on reproche aux Français de l’an 2000 l’insouciance vraiment incroyable avec laquelle ils se marient, ils répondent que c’est là une nécessité impérieuse du mariage, et que si l’on devait connaître à fond la personne qu’on va épouser, on n’en voudrait plus, et tout le monde resterait célibataire.

Naturellement des unions contractées si légèrement ne sauraient être ni bien heureuses, ni bien durables. Aussi arrive-t-il trop souvent que les époux ne peuvent vivre ensemble et réclament leur séparation. Celle-ci s’obtient avec la plus grande facilité. Il suffit qu’un des conjoints écrive aux magistrats une lettre où il demande à être séparé pour cause d’incompatibilité d’humeur, et le mariage est aussitôt rompu, alors même que l’autre époux y est opposé et voudrait rester unis.

Le Gouvernement socialiste a même eu l’aimable prévenance de faire faire des demandes en séparation tout imprimées, où il n’y a plus qu’à remplir les noms, à dater et à signer. On les jette ensuite à la poste, et, sans avoir besoin de se déranger autrement, on reçoit l’autorisation voulue par le courrier du lendemain. Du reste, bien souvent, à peine les époux séparés se sont-ils quittés quelques jours qu’ils se remettent à vivre ensemble, et font alors un excellent ménage que la mort seule vient désunir.

Maintes fois on a proposé au Gouvernement de rétablir le divorce, mais il s’y est constamment refusé. À son avis, il est parfaitement inutile de remarier des gens qui font si peu de cas du mariage, et, si la légèreté du caractère français ne permet pas de rendre les liens conjugaux indissolubles, il ne faut pas non plus en faire l’accompagnement banal des unions les plus fugitives, et légitimer le dérèglement des mœurs en lui donnant l’approbation des magistrats de la République.

D’un autre côté, dans tout ménage séparé, un des époux au moins, sinon tous les deux, sont absolument insociables et seront toujours les bourreaux de leurs conjoints. Or, divorcer ces bourreaux, leur permettre de se marier encore et de torturer de nouvelles victimes, ce serait déchaîner sur la nation le pire des fléaux et travailler sciemment à faire des malheureux.

Du reste, les personnes séparées, quoique ne pouvant pas se remarier, ne sont pas bien à plaindre. La société a pour elles la plus grande indulgence et ferme les yeux sur leur conduite. En fait, on les considère comme des veufs parfaitement libres, et, quand il leur arrive de vivre maritalement avec quelqu’un, tout le monde les traite comme si elles étaient légitimement mariées.

Dans la République de l’an 2,000, les enfants nés pendant le mariage appartiennent à la mère seule, qui leur donne son nom et veille à leurs besoins. Cependant, le mari, s’il en fait la demande, peut obtenir la permission d’adopter les enfants de son épouse, de leur donner son nom et de les considérer comme siens. C’est ce qui a toujours lieu dans la pratique. Mais cette adoption par le père de famille est tout honorifique ; elle ne donne à celui-ci aucun droit réel sur les enfants de sa femme, qui reste toujours maîtresse absolue de sa progéniture, et notamment l’emmène avec elle dans le cas de séparation.

Cette consécration des droits de la mère au détriment de ceux du père n’a pas été établie sans des réclamations violentes de la part des maris, qui se plaignaient de se voir enlever la tutelle de leurs enfants. Mais le Gouvernement leur répondit simplement qu’ils eussent à prouver authentiquement la paternité dont ils réclamaient les droits, et, comme cette preuve est impossible à donner, ils durent se contenter de la tutelle honoraire qu’on voulait bien leur laisser.

Chez les Socialistes, les mères ne s’occupent de leurs enfants que pour les embrasser, les habiller, les promener, les gorger de friandises, et les gâter horriblement en se soumettant à tous leurs caprices. Les pères agissent exactement de même, et sont, s’il se peut, encore plus faibles et plus débonnaires. Quant à instruire l’enfant, à le diriger dans ses études ou dans le choix d’une profession, ni le père ni la mère n’y songent, et ce soin est entièrement laissé aux professeurs et aux directeurs des établissements d’instruction publique.


Dans la République de l’an 2000, la prostitution n’existe pas, chaque femme trouvant une occupation lucrative si elle peut travailler, et des secours si elle est incapable de gagner sa vie. Mais si parmi les Socialistes, on ne peut pas rencontrer une seule prostituée proprement dite, par contre on y voit nombre de femmes, dites légères, qui ne se piquent ni de vertu ni de constance, et qui sont aussi faciles à séduire que difficiles à conserver fidèles. Ces sortes de femmes semblent avoir pris à tâche de lutter de mauvaises mœurs et de coquineries avec les hommes qui les courtisent, et on doit leur rendre cette justice qu’en ce genre de combat leur supériorité est éclatante.

Cependant, au bout d’un certain temps, elles se fatiguent de cette vie de désordre ; elles se mettent alors à vivre avec leur dernier amant, à qui elles sont très-fidèles, et, quand ces unions irrégulières durent déjà depuis plusieurs années, la société, pleine d’indulgence, oublie le passé de ces malheureuses et les traite comme si elles avaient toujours marché droit dans le sentier de la vertu.